I L'utilité des constitutions écrites est d'assurer la paisible transmission des pouvoirs. La Constitution du 4 novembre 1848 paraissait rédigée dans un but contraire. Nos législateurs, comme s'ils eussent craint une tranquillité trop profonde, semblaient s'être appliqués à préparer des troubles ; et ils avaient dépensé, dans cette partie de leur œuvre, toute l'habileté ingénieuse qu'ils avaient économisée pour le reste. Aux termes de l'article 31 du pacte fondamental, les élections pour la nouvelle Assemblée législative devaient, si aucune loi n'intervenait, avoir lieu de plein droit le 29 avril 1852 : cette nouvelle Assemblée devait être installée le 28 mai. D'un autre côté, les articles 46 et 116 de la Constitution, combinés avec la loi du 28 octobre 1848, fixaient au deuxième dimanche du mois de mai de la même année l'élection du président de la République. Les deux pouvoirs se renouvelant à des époques presque simultanées, il était facile de deviner les agitations que cet immense branle-bas électoral entrainerait. Ce qui aggravait le péril, c'était que cette période troublée, où le soin de la sécurité publique exigerait tant de vigilance, serait aussi celle où l'autorité flotterait indécise entre divers pouvoirs, les uns déjà nés, mais non encore légalement institués, les autres encore en fonction, niais déjà frappés de déchéance morale. La nouvelle Assemblée serait élue le 29 avril 1852, mais l'ancienne continuerait à siéger jusqu'au 28 niai. Quel serait le crédit de cette Assemblée encore vivante aux veux de la loi, déjà morte aux yeux de l'opinion, délibérant en face de successeurs avides d'exercer à leur tour leur mandat ? Quant au pouvoir exécutif, il serait encore plus fragile que le pouvoir législatif. Le deuxième dimanche de mai, les fonctions du président expireraient. Jusqu'à ce que l'élection de son successeur fût validée, où trouverait-on une véritable autorité capable de contenir les factions ? On se heurterait à des pouvoirs multiples, les uns déjà jaloux de s'affirmer, les autres non encore résignés à disparaître, une nouvelle représentation nationale forte de son investiture récente et encore non instituée, un ancien président à peine sorti de l'Élysée, un nouveau président prêt à y entrer. Cette anarchie était annoncée, que dis-je ? voulue par la loi, et les factieux étaient prévenus d'avance afin qu'ils pussent s'y préparer et en tirer profit. Tout était combiné pour amonceler les obscurités sur cette période critique. L'article 45 de la Constitution déclarait non rééligible le président sortant de charge. Mais qui pourrait empêcher les masses ignorantes ou illettrées de voter de nouveau pour Louis-Napoléon, le seul nom qu'elles connussent et qui les attirât ? Si le prince, encore un pied à l'Élysée, apprenait tout à coup cette nouvelle investiture, pousserait-il le scrupule jusqu'à en décliner le bénéfice ? S'il acceptait ce nouveau mandat, la Constitution, violée en un point, ne s'écroulerait-elle pas tout entière ? Si, par un désintéressement peu vraisemblable, il rentrait dans la vie privée, le président qu'on nommerait à sa place ne serait il point absorbé dans l'ombre même de sa popularité ? et la fiction légale qui aurait donné à ce nouveau chef le pouvoir serait-elle assez forte pour le lui conserver ? La loi du 31 mai compliquait encore la crise. On savait que l'exécution de cette loi avait retranché des listes plus de deux millions huit cent mille électeurs, et ce résultat avait surpris même les partisans les plus décidés de cette réforme fameuse. Au jour de l'élection présidentielle, quelle force écarterait des urnes les masses exclues du droit de suffrage ? Le vote universel ne serait-il pas une arme aux mains des factieux ? La révolution, contenue jusque-là, ne se servirait-elle pas de cette arme pour faire irruption de nouveau ? Dès 1850, on commença à s'entretenir de cette redoutable éventualité ; avec l'année 1851, les préoccupations devinrent plus vives : bientôt la crise prochaine, la crise de 1852, ainsi qu'on disait alors, impressionna les esprits au point de compromettre la renaissance des affaires ou du crédit public. De là, la pensée de réviser l'œuvre de la Constituante. — Mais ici apparaissait l'embarras d'une solution légale. Les hommes de 1848 avaient traité leur création si imparfaite comme on eût fait d'une chose intangible et sacrée. Tout vœu en faveur de la révision ne pouvait être transformé en résolution définitive qu'à trois conditions : la première, c'est qu'il serait présenté dans la dernière année de la législature ; la deuxième, c'est qu'il subirait l'épreuve de trois délibérations consécutives à un mois d'intervalle ; la troisième, c'est qu'il rallierait les trois quarts au moins des suffrages exprimés. Alors, mais alors seulement, il devrait être procédé à la nomination d'une Assemblée de révision. Ainsi le voulait l'article 111 de la constitution du 4 novembre. — Certes, il y avait là de quoi décourager les bonnes volontés les plus robustes. Si étroite que fût cette issue, c'en était cependant une, et la seule qui s'offrit. II Cette révision, Louis-Napoléon la désirait. Si la Constitution subsistait, il était emprisonné dans l'article 45 qui interdisait sa réélection, et il lui fallait par suite quitter le pouvoir à l'époque marquée ou courir les chances d'un coup d'État. Quitter le pouvoir, il n'y songeait pas ! Essayer un coup d'État ne déplaisait point à sa nature aventureuse. Mais s'il lui était possible d'obtenir que l'article 45 fût rapporté, de demeurer à l'Élysée sans sortir des voies régulières, cette solution qui conciliait toutes choses avait toutes ses préférences. Tout compte fait, il jugeait plus sûr de se perpétuer dans une sorte de consulat que de poursuivre par un acte d'audace la conquête d'un titre plus élevé. Tous les sentiments honnêtes et modérés du prince le confirmaient dans ces vues. A cette combinaison, il voyait l'avantage de ne point rompre avec le Parlement, de ne point rejeter dans une opposition violente plusieurs de ses meilleurs amis. Il se disait enfin que si un coup d'État devenait nécessaire, il le tenterait avec plus de chance de succès s'il avait au préalable prouvé, par une tentative de révision régulière, la loyauté de ses intentions. C'est dans cet esprit que l'idée de la prorogation des pouvoirs présidentiels fut soutenue dans l'entourage du prince et dans les journaux de l'Élysée : elle le fut surtout par le Constitutionnel, qui, dès le mois d'avril 1850, avait proposé la suppression de l'article 45 et demandé la réélection de Louis-Napoléon[1]. Pour que ce dessein fût praticable, il fallait que le président se rapprochât de l'Assemblée, et rompit avec la politique provocante pratiquée depuis quelque temps. Il fallait surtout qu'il choisit des conseillers dont les sentiments constitutionnels fussent une sûreté pour le Parlement. A ce prix seul, il pouvait espérer que les représentants plieraient la Constitution à ses vues personnelles et lui ôteraient ainsi tout intérêt à la violer. Cette chance était bien faible, à cause du chiffre exorbitant des suffrages exigés. Telle quelle, il convenait de la tenter. Le président songea d'abord à faire de M. Odilon Barrot son répondant auprès de l'Assemblée. Le choix était heureux, M. Barrot, par son honnêteté incontestée, était le plus respectable des garants, et, en flattant sa vanité qui était fort susceptible, on pouvait le conquérir tout à fait à la cause de la prorogation. Déjà au mois de janvier, le prince avait fait appel à son concours, avait songé à lui confier la formation d'un ministère, avait même proposé de lui adjoindre M. Billault, puis, sur son refus d'accepter la collaboration de celui-ci, avait projeté de lui donner pour collègue M. Léon Faucher. Pendant le mois de mars, quelques pourparlers avaient été repris dans le même but. Un soir, vers le commencement d'avril, M. Barrot reçut une nouvelle invitation à se rendre à l'Élysée. Quoique un peu découragé par l'échec des dernières tentatives, il n'hésita pas à répondre à la convocation. Dans une entrevue précédente, il avait interrogé avec beaucoup de franchise Louis-Napoléon sur la limite de ses ambitions. Une prorogation de vos pouvoirs vous suffit-elle ? lui avait-il demandé. Le prince avait réfléchi un instant. Oui, avait-il répondu, cela me suffit ; mes désirs ne vont point au delà. Cette question préliminaire ayant déjà été tranchée, on put aborder sans retard les questions de personnes. Les négociations furent poussées fort loin. Dans le cabinet dont M. Barrot serait le chef, M. de Tocqueville fut désigné pour les affaires étrangères. M. Abbatucci qui assistait à l'entrevue devait, ainsi que M. Quentin-Bauchart, entrer dans le ministère. Il restait à disposer du portefeuille de l'intérieur, le plus important de tous. M. Barrot avait songé d'abord à M. Dufaure : mais ses derniers votes hostiles le rendaient désagréable au président de la République, et celui-ci ne cacha pas ses répugnances. A défaut de M. Dufaure, on proposa M. de Malleville, que Louis-Napoléon agréa. La combinaison paraissait en si bonne voie que le président insistait pour la rédaction immédiate des décrets et leur envoi au Moniteur. Le lendemain, les choses changèrent. M. de Malleville, sur l'avis de M. Thiers, de M. de Rémusat, de Duvergier de Hauranne, refusa son adhésion. Faute de ministre de l'intérieur, la tentative échoua[2]. M. Léon Faucher fut alors appelé. Les grands rôles ne l'effrayaient pas. Il en avait le courage et s'en attribuait volontiers les aptitudes. Le cri général me désigne comme le seul homme capable de conduire la résistance, disait-il dès le mois de mars 1850... L'Assemblée, écrivait-il le 29 janvier 1851, me connaissait comme orateur ; elle semble maintenant m'apprécier comme leader[3]. Dans cette disposition d'esprit, il accepta les ouvertures de Louis-Napoléon. Ce choix avait tout ensemble un avantage et un inconvénient : un avantage, car la loyauté de M. Léon Faucher était propre à rassurer l'Assemblée contre toute tentative illégale ; un inconvénient, car ce personnage, par son caractère acerbe, s'était créé, même au sein de la droite, de nombreux ennemis. Le 10 avril, dans la soirée, un supplément du Moniteur annonça au public la nomination des ministres. M. Baroche était appelé aux affaires étrangères, M. Rouher à la justice, M. Chasseloup-Laubat à la marine, M. Buffet à l'agriculture et au commerce, M. de Crouseilhes à l'instruction publique. Le général Randon et M. Magne conservaient, le premier le portefeuille de la guerre, le second celui des travaux publics. Quant à M. Faucher, véritable président du conseil, il se réserva le portefeuille de l'intérieur. Comme on le voit, c'étaient toujours à peu près les mêmes hommes qui arrivaient aux affaires, s'éloignaient un instant, puis reprenaient le pouvoir. Dès le lendemain, le représentant Sainte-Beuve proposa à l'Assemblée un ordre du jour de défiance contre le nouveau ministère qui lui paraissait une réédition presque impertinente du cabinet récemment renversé. M. Léon Faucher repoussa cette attaque avec beaucoup de vigueur. Il protesta surtout avec solennité contre toute idée de coup d'État : S'il pouvait entrer dans notre pensée de porter la moindre atteinte à la puissance parlementaire dont nous sommes nue humble émanation, cette tribune s'écroulerait plutôt pour nous ensevelir sous ses ruines. L'ordre du jour pur et simple fut voté. Si le cabinet n'était pas nouveau par les personnages qui le composaient, il l'était par le dessein qu'il se proposait de remplir. Il devait être le ministère de la révision, ou, dans un sens plus étroit, le ministère de la prorogation des pouvoirs présidentiels. III La révision que le prince souhaitait pour se perpétuer au pouvoir, le pays la désirait comme lui et de la même façon que lui. Il ne songeait guère à remonter jusqu'à la monarchie, grande entreprise dont il ne se sentait pas la force, et que la persistance des préjugés non moins que l'échec de la fusion rendait presque impraticable. Ce qu'il voulait, c'était conjurer la crise de 1852, c'était mettre en sûreté les biens qui lui étaient chers, l'ordre, la propriété, les libertés civiles ; et, pour les mettre en sûreté, il n'imaginait rien de mieux que de les confier à Louis-Napoléon, de le réélire, de lui conférer, par une série de mandats renouvelés, un consulat prolongé, peut-être viager. La prévoyance générale n'allait pas au delà. Au mois d'avril 1850, les assemblées départementales s'étaient rendues les interprètes de la pensée publique. Sur quatre-vingt-cinq conseils généraux, cinquante-deux avaient formulé un vœu en faveur de la révision, et quatre d'entre eux avaient même spécifié qu'ils réclamaient spécialement la rééligibilité du président. Deux départements, le Vaucluse et le Var, s'étaient seuls prononcés avec netteté pour le maintien de la Constitution. A mesure qu'on s'était approché de la dernière année de la législature, le mouvement avait grandi. En mars 1851, on avait commencé à parler de pétitions qui pèseraient sur les volontés de l'Assemblée. Un comité composé, non d'hommes politiques, mais surtout de gens d'affaires, se forma à Paris dans le but de provoquer les pétitions, de les centraliser, de les porter jusqu'au Parlement : ce comité était présidé par M. Pépin-Lehalleur, ancien président du tribunal de commerce. Le cabinet du 10 avril n'eut donc qu'à favoriser un courant déjà établi. M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur, apporta à cette œuvre l'ardeur qu'il mettait à toutes choses. Dès le mois d'avril, les pétitions se répandirent dans les villes et se propagèrent jusque dans les campagnes les plus éloignées. Les unes avaient été rédigées par la presse ou les comités locaux, les autres avaient été envoyées directement de Paris. Sauf une seule exception, elles furent toutes conçues en ternies respectueux pour le Parlement. Elles ne formulaient le plus souvent que le vœu d'une révision légale. Toutefois on en signala plusieurs, en particulier dans le département de la Marne, qui demandaient que l'Assemblée prorogent elle-même les pouvoirs du président : d'autres émettaient l'avis que la révision fût prononcée à la majorité simple : enfin, sur quelques exemplaires, le mot légalement fut rayé et remplacé par le mot immédiatement. Les feuilles ne tardèrent pas à se couvrir de signatures. Bourgeois, ouvriers, paysans donnèrent leur adhésion. Comme il était inévitable, il arriva assez souvent qu'un zèle mal entendu altéra le caractère de ces manifestations tout à fait spontanées à l'origine. Parfois les pétitions furent transmises par la voie administrative. Certains maires, en les renvoyant à leurs chers hiérarchiques, louèrent le zèle de leurs administrés ou, ce qui est plus grave, signalèrent les noms des récalcitrants : d'autres, comme s'il se fût agi d'un devoir de leur charge, s'excusaient de n'avoir pas mieux réussi et s'évertuaient à assurer que ce n'était pas de leur faute. On vit quelques juges de paix dénoncer les maires ; on en vit même qui offraient de se rendre dans les campagnes pour réchauffer les tièdes ou ramener les douteux. Ailleurs, aux feuilles de pétitions étaient ajoutées toutes sortes d'apostilles : c'étaient des demandes de secours pour les églises, de subventions pour les écoles, voire même des demandes de croix d'honneur. Dans quelques villages, l'instituteur et le garde champêtre allèrent de maison en maison recueillir les signatures ; dans quelques autres, les habitants furent convoqués à la mairie pour signer. L'administration supérieure fut plus réservée, mais non inactive : il y eut même à Avignon et à Tulle des réunions de préfets qui n'avaient d'autre but que d'aviser aux moyens de propager le pétitionnement[4]. Ces abus partiels n'ôtaient pas à l'ensemble des manifestations leur portée et leur sincérité. Ces manifestations, Je ministère les désirait, les favorisait, mais il ne les commandait pas. Le mouvement était né avant lui, et il se fût développé sans lui. — C'est dans les départements de la Meuse, de la Charente, de la Charente-Inférieure, que les adhésions furent le plus nombreuses. C'est dans les départements du Morbihan, du Finistère, de la Vendée, que la propagande eut le moins de succès[5]. Cependant on n'était encore qu'au mois de mai, et l'agitation continuait : non seulement elle continuait, mais elle gagnait en activité. Six semaines plus tard, le 1er juillet, le chiffre des signatures dépassait onze cent vingt-trois mille[6]. IV Dès les premiers jours de niai, on vit, à l'ouverture de chaque séance, les députés de la droite et surtout du centre se diriger vers le bureau et y déposer les pétitions révisionnistes que leurs commettants leur envoyaient. Dès ce moment aussi, les représentants durent arrêter leurs résolutions. Dans l'Assemblée, deux partis étaient nettement opposés à toute révision : c'était d'un côté le groupe nombreux des républicains de toute nuance ; c'était de l'autre le petit groupe des orléanistes purs. Les républicains n'étaient pas éloignés de croire au droit divin de la République. La République, ils ne la gouvernaient pas, mais ils la possédaient au moins de nom. En essayant de l'améliorer, ils étaient assurés de ne pas la gouverner davantage et couraient de plus la chance de la perdre tout à fait. La révision servirait, selon toute vraisemblance, les ambitions de Louis-Napoléon : peut-être aussi, malgré les apparences contraires, favoriserait-elle les monarchistes ; or, dans l'une et l'autre hypothèse, les dernières traces du régime de Février disparaitraient. Était-il possible d'ailleurs d'élire une Assemblée de révision sous l'empire de la loi du 31 mai, et ne fallait-il pas tout d'abord que le suffrage universel tilt rétabli ? — Ainsi pensaient les républicains de la gauche modérée et aussi ceux de l'extrême gauche. A la vérité, eu parlant de la sorte, ils s'attiraient les anathèmes de Ledru-Rollin, de Delescluze et des autres Montagnards exilés à Londres. Ceux-ci voulaient, à leur manière, réviser la Constitution qu'ils jugeaient antidémocratique. Ils voulaient la suppression de la présidence ; ils voulaient la transformation des représentants en de simples délégués chargés de préparer les lois que la nation entière voterait : ils appelaient cela le gouvernement du peuple par le peuple[7]. Mais qu'importaient, aux yeux des politiques de la gauche qui se piquaient de sagesse ou de prévoyance, ces vaines spéculations, fruit des rêveries ou de l'oisiveté de l'exil ? Les orléanistes purs — on entendait par là les orléanistes fidèles au programme de 1830 et hostiles à la fusion —, les orléanistes purs répugnaient à perpétuer au pouvoir Louis-Napoléon, qu'ils n'étaient pas éloignés de considérer comme leur pire ennemi. Si d'aventure la révision profitait à la monarchie, ce serait à la monarchie légitime qui leur inspirait peu de goût, surtout peu de confiance. Dans cet état d'esprit, ils préféraient, eux aussi, maintenir le statu quo, qui laissait, du moins, quelque chance ouverte à leur fortune. Ces chances dont ils se gardaient de parler, mais qu'ils calculaient dans le secret de leur âme, c'était l'élection possible de quelqu'un des leurs à la présidence, par exemple de M. Thiers, ou mieux encore, celle du général Changarnier, très agréable en ce temps-là aux royalistes des deux branches. L'un des fils de Louis-Philippe ne pourrait-il pas même être appelé à la première magistrature de la République, et cette élection, si elle se réalisait, ne serait-elle pas, pour la famille d'Orléans, un signe éclatant de la faveur publique, peut-être un acheminement vers le trône ? Dans le reste de l'Assemblée, l'intérêt ou le patriotisme portait à désirer la révision. Le parti de l'Élysée, comme on l'a vu, la souhaitait vivement. Il semble même que, dans le dessein de conquérir des adhésions, les amis du prince aient fait de sérieuses avances à ceux des membres de la majorité les plus hostiles à Louis-Napoléon. On ne peut guère interpréter autrement une démarche que M. de Persigny fit en ce temps-là auprès du général Changarnier et qui, rapportée presque aussitôt par les journaux, excita vivement la curiosité publique. Le général, depuis sa disgrâce, occupait un fort modeste appartement à l'entrée du faubourg Saint-Honoré. Quelle tristesse, dit en entrant M. de Persigny, quelle tristesse de voir dans un si petit réduit un homme qui tient une si grande place dans le pays ! — Oh ! c'est que j'ai besoin d'un petit cadre pour paraître grand, reprit avec à-propos Changarnier. Arrivant alors à l'objet de sa visite : Le triomphe de Louis-Napoléon, dit M. de Persigny, est certain : il pourrait, à la rigueur, se passer du concours de l'Assemblée ; mais il aime mieux agir par les voies légales. On serait donc reconnaissant à Changarnier si, dans le débat sur la révision, il consentait à monter à la tribune et à engager ses amis à voter pour le président. M. de Persigny ne négligea pas d'insinuer que de hautes récompenses seraient le prix de cet utile concours. Cependant le général, d'abord surpris, resta sourd à ces ouvertures ou n'y répondit que par des banalités polies. Le visiteur, un peu décontenancé, se retira. Cette entrevue eut-elle lieu à l'insu de Louis-Napoléon ? M. de Persigny l'affirma[8], et l'on n'a aucune raison de clouter de sa parole. De quelque façon que l'on apprécie cette démarche, elle demeure comme un curieux témoignage des sentiments qui régnaient alors dans l'entourage du président. Les légitimistes avaient coutume, en ce temps-là, de se
réunir rue de Rivoli pour y concerter leurs résolutions. Quelques membres de
la réunion, tels que M. de Laboulie et M. Vesin, étaient peu favorables à la
révision. L'Assemblée de révision,
disaient-ils, élue sous la double pression des
fonctionnaires de Louis-Napoléon et des émissaires socialistes, ne donnera
que des bonapartistes ou des rouges. Cette opinion, quoique assez
plausible, fut presque unanimement rejetée. Les royalistes,
répondait-on, ont assez attendu : il faut qu'ils
tentent la fortune et mettent leur principe en pleine lumière : une plus
longue patience ressemblerait à une abdication : ce qu'il faut, c'est, non la
révision partielle qui ne serait qu'un expédient, mais la révision totale qui
ouvrira la porte à la monarchie. Ainsi parla M. Berryer ; ainsi parla
surtout M. de Falloux, qui revenait de Venise, où il s'était entretenu avec
le comte de Chambord, et qui semblait le dépositaire des plus récentes
instructions de ce prince. Le petit groupe des députés fusionnistes, qui se rassemblaient rue de l'Université et qui obéissaient volontiers à l'influence de M. Molé, inclinait aussi à la révision et était disposé à la voter. Entre les familiers de Louis-Napoléon et les royalistes, à distance presque égale des uns et des autres, était enfin un groupe nombreux qu'on appelait, à cause du lieu de ses réunions, le groupe de la rue des Pyramides. Cette importante fraction de la majorité se composait d'hommes venus de points très divers : gens ambitieux qui se ménageaient pour l'avenir, et âmes patriotes qui songeaient surtout au pays ; légitimistes fidèles encore, mais trop peu confiants pour accepter la discipline de leur parti ; orléanistes respectueux pour leurs princes, niais ennemis des solutions extrêmes ; ministres ou anciens ministres du président, prêts sans doute A le suivre, mais non jusqu'à un coup d'État. Là, on souhaitait la révision, on la souhaitait avec ardeur, non par espoir d'un retour monarchique, non par attachement pour Louis-Napoléon, mais parce qu'on croyait que, de tous les provisoires, celui que l'on avait était le moins mauvais. Le personnage le plus éminent de ce groupe était le duc de Broglie. Avec la haute autorité qui s'attachait à son nom et à ses services, il s'était prononcé pour la révision. A la même époque, son fils, le prince Albert de Broglie, très jeune encore, mais d'une maturité précoce, publiait dans la Revue des Deux Mondes un remarquable travail où il démontrait l'urgence de modifier et de refondre l'œuvre si imparfaite de 1848[9]. Telle était la distribution des partis. Ccs dispositions laissaient-elles quelque chance de rallier le chiffre exorbitant des trois quarts des voix ? A juger l'avenir d'après le passé, on ne pouvait guère y prétendre. Même aux jours de la plus étroite union, l'ancienne majorité n'avait jamais atteint une telle proportion. Elle avait été, pour les crédits de l'expédition romaine, de 470 voix ; pour la loi d'enseignement, de 399 voix ; pour la loi du 31 mai, de 433 voix. En dépit de ces pronostics, on ne pouvait déterminer avec une absolue certitude quelles seraient les influences de la dernière heure. Peut-être les orléanistes dissidents fléchiraient-ils ; peut-être un assez grand nombre de républicains se détacheraient-ils du gros de leurs amis. En tout cas, si l'on approchait sans y atteindre du chiffre des trois quarts, il se formerait un courant d'opinion tel, que la révision, vaincue une première fois, triompherait plus tard à une seconde épreuve. Sans doute on n'espérait Guère, mais on ne voulait point encore désespérer tout à fait. V Avec Louis-Napoléon, tout était plein de surprises. Au moment même où la perspective de la révision conviait les deux pouvoirs à l'union, un nouvel éclat du président déconcerta les laborieux efforts de ses ministres et produisit sur tous les esprits modérés une impression aussi pénible qu'inattendue. Le 1er juin était le jour fixé pour l'ouverture de la section du chemin de fer de Tonnerre à Dijon. Louis-Napoléon aimait ces sortes de solennités. Dans la capitale, en face de l'Assemblée, il était presque relégué au second rang. Dans les provinces, le prestige de son nom lui permettait les allures d'un souverain. Le 31 mai, il quitta Paris, alla coucher à Sens et arriva le lendemain à Dijon. Plusieurs importants personnages l'avaient accompagné dans cette excursion : c'étaient le vice-président de la République, M. Boulay de la Meurthe, le président et les vice-présidents de l'Assemblée, le ministre de l'intérieur, M. Léon Faucher. Le général Castellane, qui commandait à Lyon, était venu de cette ville pour saluer le prince. Le soir, un banquet avait été préparé dans l'ancienne salle des États. A l'issue du festin, le président prit la parole. Rien ne laissait présager un éclat. Bien au contraire, la présence du bureau de l'Assemblée, l'approche des débats sur la révision, tout invitait à la réserve. Quel ne fut pas l'étonnement quand on entendit Louis-Napoléon se répandre en paroles amères contre la représentation nationale ! L'Assemblée, dit-il en substance, l'avait soutenu dans toutes les mesures de compression : il n'en avait pas été de même dans toutes ses tentatives pour améliorer le sort des classes populaires. Le président ajoutait qu'il était dédommagé de cette mauvaise volonté par les sympathies des populations ; qu'il saurait résister aux vieux partis ; que la France ne périrait pas entre ses mains. — On rapporte que, dans la salle même du banquet, l'un des membres du bureau de l'Assemblée protesta du geste ou même par une interruption contre ce langage inconvenant et surtout injuste. Cette étrange allocution, commentée avec une extrême vivacité, fut l'objet de tous les entretiens de la soirée. Le plus affligé de tous fut le ministre de l'intérieur, M. Léon Faucher. Il fallait à tout prix prévenir ou tempérer l'effet de cette incartade. Le discours fut aussitôt remanié, adouci dans ses parties les plus imprudentes. A minuit, M. Léon Faucher repartit pour Paris par un train spécial, et, de peur de surprise, porta lui-même au Moniteur la harangue présidentielle revue et expurgée par ses soins[10]. Malgré cet empressement, on connut le vrai texte du discours de Dijon, et, les commentaires allant leur train, on ajouta même aux paroles du prince. L'Assemblée chercha une occasion de revanche : elle ne tarda pas à la trouver. On se souvient des héroïques soldats du 14e de ligne qui, le 24 février 1848, avaient défendu le poste du Château-d'Eau. Au mois de janvier 1851, sept des survivants de cette valeureuse troupe avaient été décorés : deux d'entre eux avaient déjà quitté l'armée et, par suite, n'avaient pas droit à l'indemnité que la loi accorde aux croix militaires. Un projet ayant été déposé pour allouer le traitement de légionnaire à tous les gardes républicains décorés pour leur conduite pendant l'émeute de Juin, quelle que fût d'ailleurs la date de leur promotion, le général Gourgaud proposa d'étendre la même faveur aux deux soldats du Me de ligne nominés chevaliers de la Légion d'honneur depuis leur rentrée dans leurs foyers. Cet amendement rappelant d'irritants souvenirs, la discussion s'égara. On vint à parler de l'obéissance passive due par les troupes, et de leur attitude probable en cas de coup d'État. Aux proportions que prit tout de suite le débat, on sentit que les menaces du discours de Dijon pesaient sur toutes les âmes. C'est ce moment que choisit le général Changarnier pour porter à la tribune la protestation du Parlement. ... A en croire certains hommes, dit-il, l'armée serait prête, dans un moment d'enthousiasme, à porter la main sur les lois du pays et à changer la forme de son gouvernement. Pour vous rassurer, il me suffirait peut-être de vous demander où est le prétexte à l'enthousiasme. (Rires et approbations. Bravo !) J'ajouterai que l'armée, profondément pénétrée du sentiment de ses devoirs, du sentiment de sa propre dignité, ne désire pas plus que vous de voir les hontes et les misères des gouvernements des Césars, alternativement proclamés ou changés par des prétoriens en débauche. Le soldat entendra toujours la voix de ses chefs. Mais personne n'obligera les soldats à marcher contre le droit, à marcher contre cette Assemblée. Dans cette voie fatale, on n'entraînerait pas un bataillon, pas une compagnie, pas une escouade, et l'on trouverait devant soi les chefs que la France est accoutumée à suivre dans la voie du devoir et de l'honneur. Mandataires de la France, délibérez en pair. A cette leçon indirecte, mais fort transparente, s'ajouta, avant la fin de la séance, une interpellation présentée par M. Desmousseaux de Givré. Placé dans la délicate alternative de désavouer le chef de l'État ou de briser avec le Parlement, M. Léon Faucher se tira d'embarras par une réponse concise qui ne laissait place à aucune insistance. Le discours de M. le président, dit-il, a été inséré au Moniteur. Ce texte est officiel : le gouvernement n'en reconnaît pas d'autre. Sur cette déclaration, l'ordre du jour pur et simple fut voté. VI Cependant on venait d'atteindre la date du 28 mai. Ce jour-là, commençait la dernière année de la législature. C'est à partir de ce moment que la question de révision pouvait être légalement posée devant l'Assemblée. Aux pétitions qui affluaient de tous les points de la France, se joignaient les projets émanés de l'initiative des députés. Il y avait la proposition Larabit, qui limitait la révision à la rééligibilité du président et qui déférait la solution de cette question non à une nouvelle Assemblée constituante, mais au peuple. — Il y avait la proposition Payer, qui, tout en concluant à la révision, stipulait que le principe du gouvernement républicain demeurerait hors de toute atteinte. — Il y eut un peu plus tard la proposition Boulier de l'Écluse, qui tendait à la révision totale, c'est-à-dire à la nomination d'une Assemblée qui déciderait du gouvernement de la France. — Il y eut aussi la proposition Creton, qui était conçue dans les mêmes termes que la proposition Boulier de l'Écluse, mais voulait, en outre, que les institutions républicaines, si on les maintenait, fussent améliorées et refondues. — Enfin, il y avait une proposition de M. de Broglie et de ses amis, qui demandait en termes très brefs et sans commentaires que l'Assemblée émît un vœu en faveur de la révision. Cette proposition était signée des 233 membres de la réunion des Pyramides : ces 233 représentants formaient le véritable noyau du parti révisionniste. L'Assemblée, pour éviter la multiplicité des débats, résolut de renvoyer à une commission unique toutes les pétitions ou tous les projets, et elle se retira dans les bureaux pour nommer cette commission. La discussion s'étant ouverte dans les bureaux, l'abondance même des vues montra l'étendue des divergences. Les républicains invoquèrent pour le maintien du statu quo toutes les raisons qu'ils avaient déjà fait valoir, l'intérêt supérieur de la République, les entraves de la loi du 31 mai, les ambitions de Bonaparte. Les orléanistes exclusifs, comme M. Piscatory et M. de Mornay, jugèrent peu sérieuse et surtout peu sincère l'œuvre qu'on méditait. Ce qu'on veut, c'est écarter le danger de 1852 et faire un peu de monarchie sans chercher querelle à la République ; mais cela, c'est le consulat à vie sans la gloire, sans les services, sans le génie nécessaire pour porter une accablante responsabilité. — Quant aux amis de la révision, ils étaient nombreux, mais combien différents étaient leurs desseins ! Les plus ardents parmi les royalistes voulaient que la question se posât entre la République et la monarchie. Les familiers de l'Élysée ne songeaient qu'à la réélection du président, seule chose, disaient-ils, dont le pays se souciât. Les politiques, comme le duc de Broglie, se prêtaient sans beaucoup d'entrain à la prorogation des pouvoirs présidentiels, ne croyaient guère à la monarchie, songeaient à entourer la République d'institutions parlementaires, à la garantir contre l'anarchie, à la rendre, en un mot, raisonnable, puisque, décidément, on n'en pouvait sortir. — Dans ces conférences à huis clos apparaissaient mieux que dans les débats publics les sentiments intimes. Il y avait les découragés, comme M. de Rémusat et M. de Tocqueville, qui voyaient presque autant de dangers à réviser qu'à ne pas réviser. Il y avait les systématiques, comme M. de la Rochejaquelein, qui ne manquaient pas l'occasion de prôner la doctrine de l'appel au peuple. Il y avait les amis de la légalité, comme M. Berryer et M de Corcelles, qui estimaient que si la révision n'était pas votée, il faudrait observer fidèlement la constitution : d'autres, au contraire, laissaient clairement entendre que si la majorité simple était obtenue, il serait cruel d'emprisonner le pays dans les liens d'une loi impraticable. — Au milieu de toutes ces impressions, un sentiment très Général dominait, c'était le dédain ou même une sorte d'irritation vis-à-vis du prince. On se souvenait du récent discours de Dijon, et M. de Falloux s'en plaignit, dit-on, très amèrement à M. Léon Faucher. Même parmi les partisans de la prorogation, beaucoup se défendaient de toute sympathie pour Louis-Napoléon et tenaient à établir qu'ils ne le soutenaient que faute de mieux. On prêta à M. de Broglie le propos suivant : Je ne connais pas le président, je ne le connais que pour avoir contribué à l'envoyer à Ham ; mais si on ne le nomme pas, on choisira quelque démagogue en blouse, et tout ira de mal en pis. — Ce mélange de bons offices et de persiflage était plus hautain que politique. Quand, loin de pouvoir détruire ses adversaires, on est contraint de les consolider, il faut se garder de les rendre implacables en les humiliant. En agissant ainsi qu'on le faisait, on déliait d'avance Louis-Napoléon des liens de la reconnaissance ; on le rejetait violemment vers cet entourage intime de l'Élysée qui, dès cette époque, le circonvenait et le sollicitait à un coup de main ; on lui inspirait enfin une tentation fort naturelle, sinon légitime, celle de confondre à son tour ces dédaigneux protecteurs qui le froissaient plus encore qu'ils ne le servaient. La commission fut nommée : tous les partis y étaient représentés : elle contenait des républicains, MM. Charras, Cavaignac, Favre, Charamaule ; des orléanistes, M. Baze et M. de Mornay ; des légitimistes, M. Berryer et M. de Melun (du Nord). MM. de Tocqueville, de Corcelles, de Broglie, Moulin, Dufour, Barrot incarnaient en eux les nuances intermédiaires du parti conservateur. M. de Montalembert enfin était membre de la commission, et quant à lui, on ne savait, en ce temps-là, à quel groupe le rattacher : suspect aux monarchistes, exécré des républicains, champion du président dans l'affaire de la dotation, niais sans attaches avec l'Élysée et trop dédaigneux au fond pour en contracter, soucieux avant tout des questions religieuses et voyant parfois les catholiques s'éloigner de lui, tel était alors cet éminent personnage ; nature indépendante autant que droite, trop hautaine pour poursuivre la popularité, trop courageuse pour redouter les inimitiés ; sorte de tirailleur d'avant-garde un peu dépaysé dans le terre à terre des intrigues parlementaires ; orateur incomparable, à qui convenait la tribune, non la politique. Par neuf voix contre six, la commission se prononça pour la révision pure et simple. On procéda à la nomination du rapporteur. Plusieurs des commissaires auraient souhaité M. de Broglie. La voix amie de M. de Corcelles fit pencher la balance en faveur de M. de Tocqueville[11], qui fut élu par huit voix contre sept. Le choix de M. de Tocqueville n'était pas très heureux.
Cette question de la révision était abordée avec plus de résignation que
d'entrain. Il aurait fallu, au début de cette campagne, ranimer les courages,
voiler la défaite probable, grossir les faibles chances de succès. Or, M. de
Tocqueville, esprit éminent entre tous, était, de tous les hommes, le moins
propre à réconforter les autres. Il était trop clairvoyant pour n'être pas
triste et trop sincère pour dissimuler ses tristesses. Les gouvernants sont des aveugles qui conduisent au milieu
des fondrières une société qui n'y voit goutte. Ainsi parlait-il dès
la fin de 1849[12].
Sa mauvaise santé qui assombrissait encore son humeur l'avait forcé à passer
en Italie l'hiver de 1850 à 1851, et, de là, il avait envoyé à ses amis les
plus désolants pronostics : Je suis bien noir pour
l'avenir... Je crois que nous luttons en
vain, et que la nation nous entraine hors de la liberté[13]. J'aurais vu sans peine, écrivait-il un peu plus
tard, Louis-Napoléon devenir notre chef permanent :
mais il est aussi impénétrable aux idées constitutionnelles que le roi Charles
X. Il a sa légitimité à sa manière, et il croit aux constitutions de l'Empire
comme l'autre au droit divin[14]. Ses travaux de
publiciste et d'historien l'avaient accoutumé à observer avec une sorte
d'impartialité sereine les sociétés modernes, disposition excellente pour la
critique, insuffisante et parfois dangereuse pour la vie active. Ces
dispositions, il les porta dans son rapport. II étudia la société française
comme il avait étudié la société américaine : c'était dans l'une et l'autre
peinture la même fidélité de description, la même précision de langage, la
même rigueur de procédés, la même habileté à montrer le mal et, hélas ! aussi
la même impuissance à le conjurer. A cette heure de crise, la France malade
croyait peu à sa guérison par les voies légales : le médecin qu'on lui
envoyait semblait y croire moins encore. Le 8 juillet, M. de Tocqueville monta à la tribune pour lire son travail. L'Assemblée écouta cet attristant chef-d'œuvre avec le recueillement attentif que méritaient à la fois le renom de l'auteur et la gravité du sujet. M. de Tocqueville traçait d'abord un tableau frappant des vices de la Constitution : Une Chambre chargée seule de faire la loi, un homme chargé seul de présider à l'application de toutes les lois et à la direction de toutes les affaires, tous deux élus de même directement par l'universalité des citoyens ; l'Assemblée toute-puissante dans le cercle de la Constitution ; le président obligé de lui obéir dans la même limite, mais tenant de son élection une force morale qui permet d'imaginer la résistance et qui rend la soumission malaisée ; pourvu d'ailleurs de toutes les prérogatives que possède le chef du pouvoir exécutif dans un pays où l'administration publique, partout répandue et mêlée à tout, a été faite par la monarchie et pour elle : ces deux grands pouvoirs égaux par l'origine, inégaux par le droit, condamnés par la loi à la gêne, conviés en quelque sorte par elle aux soupçons, aux jalousies, à la lutte ; obligés pourtant de vivre, resserrés l'un contre l'autre, dans un tête-à-tête éternel, sans rencontrer un intermédiaire ou un arbitre qui puisse les concilier ou les contenir, ce ne sont pas là les conditions d'un gouvernement régulier et fort. Le rapporteur invoquait le vœu de l'opinion : On a tort sans doute de céder trop aisément au courant de l'opinion publique ; mais il n'est pas toujours sage ni patriotique de a lui résister. Les règles de la conduite des hommes d'État en cette matière varient suivant l'esprit des temps et la forme des institutions. Dans les pays libres, et surtout dans les pays de démocratie, où le bien comme le mal ne peuvent s'accomplir qu'à l'aide des masses, il faut avant tout conserver leur affection et leur confiance. Lorsqu'elles sont inquiètes, troublées, souffrantes, et qu'elles réclament un remède, leur refuser ce remède parce qu'on le juge moins efficace qu'elles ne l'imaginent, c'est les désespérer, c'est les pousser à prendre, avec d'autres conducteurs, une autre conduite et d'autres maximes politiques. Il faut à tout prix, continuait M. de Tocqueville, éviter la crise de 1852. Par l'effet accidentel de la loi du 28 octobre 1848, loi rappelée par l'article 116 de la Constitution, le président a été élu le 10 décembre 1848, et sera néanmoins arrivé au terme de sa magistrature dans le courant de mai prochain. Ainsi, dans le même mois et à quelques jours de distance, le pouvoir exécutif et la puissance législative changeront de mains. Assurément jamais un grand peuple encore mal préparé à l'usage de la liberté républicaine n'aura été jeté tout à coup par la loi même dans un tel hasard, jamais constitution naissante n'aura été soumise à une si rude épreuve. Et dans quelle contrée de la terre, messieurs, cette éclipse prévue et totale du pouvoir doit-elle se faire remarquer ? Chez le peuple du monde qui, bien qu'il ait renversé plus souvent qu'un autre son gouvernement, a le plus l'habitude et sent plus qu'aucun autre peut-être le besoin d'être gouverné. Le seul moyen d'empêcher cette crise, c'est de remettre momentanément tous les pouvoirs entre les mains d'une Assemblée constituante qui aura pour elle l'autorité de la nation même et la force de la jeunesse. La crainte d'une élection inconstitutionnelle n'impressionnait pas moins le rapporteur. Si par suite de cette anxiété publique, dans l'absence de tout autre candidat connu, peut-être par suite de l'action illégitime des partis ou du pouvoir lui-même, une élection inconstitutionnelle avait lieu, qu'arriverait-il ? Croit-on que l'unique conséquence d'un pareil fait fût l'abolition d'un article de la Constitution ? Est-ce que, quand un peuple a brisé de ses propres mains une partie de sa loi fondamentale, il n'a pas virtuellement aboli tout le reste ? Non : la Constitution tout entière serait renversée, renversée par une impulsion soudaine, par un effort irréfléchi, sans qu'il restât debout aucun pouvoir légitime qui eût le droit de rien édifier à sa place. Et qu'est-ce que la Constitution, messieurs, quelque imparfaite qu'on la suppose ? Avons-nous besoin de le dire ? c'est la légalité, c'est le droit. La Constitution non pas légalement changée, mais violée et renversée, tout est permis, tout peut être essayé, tout est possible. Le droit politique n'est plus nulle part ; la seule et dernière image qui nous en restait a disparu. La France est de nouveau livrée aux caprices de la foule et aux hasards de la force. Le rapporteur conseillait donc la révision. Le statu quo actuel, disait-il en condensant sa pensée, doit aboutir presque nécessairement, soit à l'usurpation, soit à l'anarchie, en tout cas, à la ruine de la République et peut-être de la liberté. Rien ne semblait plus net. Cependant, il eût été imprudent de louer trop vite la netteté de ces conclusions, M. de Tocqueville laissait clairement entendre que son avis ne prévaudrait pas. Pour ce cas trop probable, il recommandait avec insistance l'observation de ce statu quo constitutionnel qui conduisait, selon ses propres expressions, à l'usurpation et à l'anarchie. Chemin faisant, il effleurait les arguments de la majorité de la commission, et ces arguments, éclairés d'une demi-lumière, laissaient entrevoir les périls mêmes de la révision. VII La délibération publique fut fixée au 14 juillet. Avant de l'ouvrir, M. Dupin engagea ses collègues à la modération. Faisant allusion à l'objet du débat : Tous les partis, dit-il finement, ont intérêt à se montrer par leurs qualités et non par leurs défauts. Contre la coutume, cet avis fut entendu. L'espoir caressé un instant de conquérir à la révision de nouveaux adhérents s'était presque évanoui : aussi le résultat était-il trop prévu pour qu'on se passionnât beaucoup. La discussion s'éleva d'ailleurs à des hauteurs telles que les arguments avaient peine à se rencontrer et par conséquent à se combattre. On eût dit une série de discours isolés et magnifiques sur les mérites respectifs de la République et de la monarchie. L'Assemblée, silencieuse et recueillie, écoutait ces généralisations superbes qui n'avançaient guère la politique, mais qui enrichissaient l'art de nouveaux chefs-d'œuvre : après tout, ce bénéfice n'était pas lui-même méprisable, et il n'est pas sans intérêt de raconter cette dernière fête de la tribune, bientôt muette et brisée ! M. de Falloux, qui parla dès la première séance, annonça nettement qu'il demandait non une révision partielle, mais la révision totale pour arriver à la monarchie. Il déploya les qualités qui lui étaient ordinaires, la mesure, la précision, une dignité aisée, une sincérité qui n'excluait point l'habileté, la courtoise politesse d'un homme du monde, et, avec cela, la fermeté de vues d'un homme d'État. Dans son discours étaient mêlées les craintes et les espérances. La France, disait-il, est assez malade pour avoir besoin d'âtre sauvée ; elle est assez forte pour retrouver son énergie. En terminant, il se tourna vers ses amis : Hâtez-vous, leur dit-il, et unissez-vous. Cavaignac, qui succéda à M. de Falloux, repoussa toute révision. A ses yeux, un gouvernement était perdu le jour où il laissait discuter son principe. Cela n'empêchait pas l'honorable général de rendre hommage à la souveraineté du peuple. Seulement il l'entendait avec une restriction : le peuple était souverain quand il s'agissait d'entrer dans la République, et ne l'était plus quand il voulait en sortir. Telle est la thèse que développa avec sa gravité ordinaire, dans un langage un peu pénible et à grands renforts de subtilités, l'ancien chef du pouvoir exécutif. Michel de Bourges élargit encore le cadre déjà si agrandi. Depuis la fuite de Ledru-Rollin, il était le principal orateur de la Montagne, et cette occasion lui apparut de consolider sa renommée. Dans un discours long, souvent éloquent, interrompu par les applaudissements enthousiastes de l'extrême gauche, il entreprit le procès de la monarchie et la glorification de la République. L'état du pays prouvait, à ses veux, l'irrésistible puissance du mouvement républicain. Vous êtes 500, nous 200 : vous avez les fonctionnaires, l'armée, toutes les forces matérielles, et pourtant vous ne nous renversez pas ! Et pourtant la République vit ! Voilà ce qui atteste notre force et ce qui fait notre espérance. Si brillante qu'eût été cette joute oratoire, il sembla, lorsqu'on entendit Berryer, qu'on n'avait assisté jusque-là qu'A la préface de la discussion. Ce grand débat presque sans limites plaisait à son éloquence qui aimait à se développer à l'aise comme un fleuve non contenu par des dignes. En maintes conjonctures, il avait célébré la royauté qui lui était chère, mais il n'avait pu le faire qu'en brisant le cadre où l'ordre du jour l'emprisonnait. Pour la première fois, il lui était permis de tracer sans contrainte son programme. Tout contribuait à l'élever à des hauteurs qu'il n'avait point encore atteintes. Il succédait A Michel de Bourges, qui venait de glorifier la République, et la contradiction d'un rival, inégal sans doute à lui-même, mais non indigne d'être réfuté, ajoutait à sa généreuse ardeur un stimulant nouveau. Il commença par rappeler que les royalistes n'avaient point pris l'initiative de la révision. Mais, cette question une fois posée, pouvions-nous ne pas adhérer ? Que seraient devenus notre honneur, notre loyauté, notre sincérité, si, quand on demandait d'appeler le pays à réviser la constitution républicaine, nous nous étions refusés à cet appel ? A la suite de Michel de Bourges, Berryer raconta les destinées de la République en France. Il le fit tantôt avec une véhémence indignée, tantôt avec une modération plus accablante que la véhémence même. Parlant des hommes de la Révolution : Ces hommes qu'on appelle superbes, s'écria-t-il, ont commis en quatorze mois dans cette malheureuse France plus de crimes que toutes les passions, toutes les ambitions toutes les ignorances n'en ont peut-être fait compter pendant quatorze siècles. (Applaudissements prolongés.) Michel de Bourges avait osé appeler l'histoire de la Convention l'Iliade du peuple. En parlant de la sorte, avez-vous pensé qu'il y avait ici des fils, des neveux, des proches des victimes ? Avez-vous songé que c'était à la nation la plus impétueuse sans dont de la terre, mais aussi, quand elle est dans le calme de sa vraie nature, la plus humaine, la plus loyale, la plus généreuse... (vifs applaudissements), avez-vous songé que c'est à cette nation que vous avez dit en parlant de ces temps horribles : Peuple, voilà ton Iliade ! (Explosion de bravos et applaudissements répétés à droite et sur divers bancs du fond de la salle.) Vous êtes du peuple, dites-vous ; vous êtes le fil de vos œuvres. Je le suis des miennes ; je suis plébéien comme vous ; je suis mêlé au peuple comme vous ; je ne le sers pas moins que vous ; je l'approche, je le secours, je le plains autant que vous ! (Bravos répétés et applaudissements prolongé sur les bancs de la majorité.) Je le connais, ce peuple, il ne cédera pas à ces excitations funestes ; il recueillera ses souvenirs — il en a de récents ! — ; il interrogera les souvenirs de ses pères, il comptera ce qu'il a eu de misère, ce qu'il a et de souffrance, ce qu'il a eu d'égarement, de honte, quant vous avez été ses maîtres, quand il a obéi à la voix de ces enfants du doute qui prétendent être la raison elle-même ! (Explosion d'applaudissements.) Michel de Bourges avait revendiqué pour la République les réformes de 1789. Ah ! quel souvenir avez-vous donc d'une histoire bien récente, et quel orgueil vous anime de venir confondre dans une même pensée la République et 1789 ! Mais la République a égorgé les plus nobles fondateurs de la liberté de 1789 ! (Nouveaux applaudissements à droite et au fond de la salle.) Et vos amis, et Thouret, et Bailly, et Chapelier, et tant d'autres que je pourrais citer, qui ont fondé les institutions de 1789, ils sont tombés sur l'échafaud de la République. (Sensation vive et prolongée.) Cette grande œuvre de 1789, elle a été provoquée par le plus vertueux des rois ; elle reposait avant tout sur le principe d'hérédité monarchique. Berryer traça alors des grandeurs de la monarchie un tableau qui est resté gravé en traits inoubliables dans la mémoire de tous les contemporains. Il la montra justicière avec saint Louis, paternelle avec Louis XII, héroïque avec François I", pacificatrice avec Henri IV, glorieuse avec Louis XIV, réformatrice avec Louis XVI. Arrivant aux jours heureux de la Restauration, il en parla comme en parlera l'histoire. Il la dépeignit économe des deniers publics, zélée à développer la richesse du pays, jalouse de liquider toutes les charges du passé, soucieuse avant tout de l'honneur national et tombant au bruit même de la conquête qui venait de donner Alger à la France... Pendant que Berryer s'exprimait de la sorte, l'Assemblée offrait un spectacle inouï jusque-là. Le silence régnait, coupé seulement par les battements de mains ou les acclamations de la droite et des centres. La gauche aussi applaudissait parfois, invinciblement attirée par le charme souverain de l'éloquence. Dans les tribunes, l'admiration se contenait à peine. La Montagne elle-même avait cessé d'interrompre, semblable en cela à ces chœurs de théâtre qui, à la fin d'un solo, oublient parfois de reprendre, tant la contagion de l'enthousiasme les a gagnés. Il n'y avait dans le langage de Berryer rien qui sentit l'artifice littéraire ou la plaidoirie, mais, au contraire, quelque chose de familier, de brusque, d'impréparé. Avec lui, on assistait à l'enfantement même de la pensée. Cette pensée était le plus souvent audacieuse et superbe, puis, à certains moments, elle devenait laborieuse et obscure jusqu'à ce que de nouveau elle perçât ses voiles, comme le soleil se dégage des nues. Ces alternatives prêtaient à cette éloquence un charme incomparable de spontanéité. — Sentant le courant sympathique qui allait de lui à l'auditoire et de l'auditoire à lui : Messieurs, dit-il avec un redoublement de sincérité communicative, voulez-vous que je vous fasse ma confession ?..... Dans mon existence, j'ai traversé quatre grandes formes de gouvernement. Arrivé à l'adolescence sous ce grand établissement de l'Empire, mon imagination, ma jeune ardeur furent enthousiasmées de cette situation qui portait si loin et si haut la grandeur du nom de la nation au milieu de laquelle j'étais né. Ah ! cela m'a séduit ; j'étais bien impérialiste à dix-huit ans ; j'étais bien impérialiste à vingt ans encore. Oh ! la gloire de l'Empire ! Mais je suis sorti du collège au bruit du canon d'Iéna, et quelle tête n'en pas été enivrée alors ? Mais j'ai vu ; j'étudiais alors... J'ai commencé à comprendre, j'ai senti le despotisme, et il m'a été odieux. Je n'ai pas attendu sa chute ; j'ai ici de mes amis d'enfance, ils savent qu'avant la chute de l'Empire, je leur disais : Vous ne vous rendez pas compte de notre gouvernement ; il est odieux, il est intolérable ! La gloire ne couvre pas cela ! Tu m'es témoin ! — A ce moment, Berryer, entrainé par la magique puissance de ses souvenirs, se tournait vers un de ses compagnons de jeunesse, M. de Granville. L'Assemblée tressaillit, comme si la démonstration fuit rendue plus vivante encore par cette subite évocation du passé. Messieurs, reprend Berryer, je vous demande pardon de la familiarité de mon langage. (Non ! non ! Très bien ! applaudissements.) Eh bien ! oui, j'ai senti le despotisme, et il a gâté la gloire pour moi. (Sensation.) Et puis j'ai vu l'infidélité de la victoire, j'ai vu l'étranger amener nos revers jusqu'ici ; j'ai vu tout un grand gouvernement, une immense puissance qui reposait sur un seul homme, disparaitre, disparaitre en un jour, parce que son épée était abattue, et qu'un jour il n'était pas triomphant : plus de gouvernement, plus de lois ; tout s'anéantissait, tout partait avec un seul homme ! Oh ! alors j'ai compris que malheur aux nations dont l'existence repose tour à tour sur la mobilité des passions populaires ou sur la tête d'un seul homme ! Ah ! j'ai compris alors la nécessité d'un principe. (Vive approbation et applaudissements à droite.) Oui, j'ai voué ma vie à cette conviction que j'ai embrassée dans ma jeune expérience ; oui, j'ai en foi dans la puissance d'un principe pour conserver, maintenir, développer, rendre puissante la société humaine, non pas la puissance des rois... Ils sont rares, ces grands génies que la succession amène sur le trône, ils sont rares, trop rares ; il peut y avoir dans leur sang, par un bienfait du ciel, une transmission de qualités bienveillantes et paternelles... (murmures à gauche), d'amour du pays, de jalousie du pays dans lequel ils sont nés ; cela est ordinaire, cela est traditionnel ; mais enfin les grands rois qui se font par eux-mêmes ne sont pas nombreux. Un principe, au contraire, qui assure la stabilité du pouvoir, qui, par conséquent, assure la liberté et la hardiesse d'un grand peuple, sous cet ordre sérieusement et fortement établi et non contesté, oh ! je comprends sa puissance, non pas pour l'intérêt de la personne du Roi, mais pour l'intérêt du peuple. C'est ainsi que j'ai compris le principe, que je m'y suis attaché, que je m'y suis voué. J'ai été royaliste alors, royaliste de principe, royaliste national, royaliste — passez-moi le mot, ne riez pas, car vous blesseriez par des rires le plus vrai, le plus profond, le plus sincère de mes sentiments —, royaliste parce que je suis patriote, très bon patriote. (Applaudissements et bravos prolongés à droite.) Ainsi parlait Berryer, soutenu et comme soulevé par les acclamations de ses amis, entraîné par la vision de cette royauté nationale qu'il ne devait point connaître et que nous attendons encore. — Comme il arrivait à la fin de son discours, son âme, un instant transportée sur les hautes cimes, revint à la triste réalité, et il se trouva que cette harangue fameuse, pleine d'ardeur et débordant d'espérances, eut une conclusion morue et découragée. Berryer, comme M. de Tocqueville et tous les chefs du Parlement, voyait de toutes parts les écueils et n'apercevait guère les moyens d'y échapper. Réviser la Constitution était le plus sage, quoique ce parti le plus sage fût lui-même plein de périls : mais déjà il était presque certain que l'on n'obtiendrait pas la majorité des trois quarts. Or, ne pas réviser, c'était courir au-devant de la crise de 1852, s'exposer à une réélection inconstitutionnelle du président... à moins qu'un coup d'État, survenant d'ici là, n'reportât la Constitution, le Parlement et la liberté elle-même. Triste temps où les meilleurs citoyens étaient réduits à un quasi-aveu d'impuissance ! — Si, comme il est probable, dit Berryer en finissant, la révision n'obtenait qu'une majorité numérique et non la majorité constitutionnelle, attachons-nous à la loi : avoir une loi, même médiocre, vaut mieux que n'en pas avoir du tout. — Les dernières paroles de l'orateur étaient un prévoyant et patriotique appel à l'union de la majorité : Mes amis, messieurs de la majorité, soyons inséparables dans l'ordre légal, soyons inséparables devant les dangers de la sédition et de l'ambition : rappelez-vous comment nous avons traversé les mauvais jours : que ce souvenir douloureux soit une leçon puissante pour nous rendre forts en face des périls qui s'avancent. Le lendemain, la salle retentissait encore des admirables
paroles de Berryer, lorsque Victor Hugo monta à la tribune. Avec lui, le
débat, si élevé la veille, descendit aux personnalités. Victor Hugo, nouveau
venu dans le camp de la Montagne, déployait le zèle ordinaire aux transfuges
: comme beaucoup d'hommes de lettres, il se piquait surtout d'aptitudes
politiques, et il s'indignait que la majorité de l'Assemblée et
Louis-Napoléon ne l'appréciassent pas comme il se jugeait lui-même. Son
discours ne mériterait aucune mention si l'on n'y trouvait en raccourci tous
les anathèmes que les républicains, après le coup d'État, déversèrent contre
Louis-Napoléon. La révision apparaissait à Victor Hugo comme un moyen de
ressusciter le consulat, de tenter une sorte de contrefaçon du premier Empire.
Quoi ! s'écriait-il, parce
qu'il y a eu un homme qui a gagné la bataille de Marengo et que vous avez
gagné la bataille de Satory... Quoi ! parce
qu'il y a eu un homme qui, après mille ans, a ramassé le glaive et le sceptre
de Charlemagne, vous voudriez à votre tour prendre ce glaive et ce sceptre
dans vos petites mains ! Quoi ! après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que
nous avons eu Napoléon le Grand, nous aurions Napoléon le Petit !... Jusque-là, les discours avaient tous mérité un reproche commun. Ils parlaient de la République et de la monarchie comme si déjà la révision eût été autorisée et comme si l'on se fût trouvé devant une Assemblée constituante. Vers la fin des débats, deux orateurs revinrent à l'objet précis de la discussion, ce fut M. Dufaure qui combattit la révision, et ce fut M. Barrot qui la défendit. La Constitution de 1848, disait M. Dufaure, a écarté toutes les théories dangereuses : le droit au travail, la séparation de l'Église et de l'État, l'impôt progressif. Elle a maintenu toutes les garanties que les amis de l'ordre réclamaient. A quoi bon la détruire aujourd'hui ? — On objecte la crise de 1852 et l'élection présidentielle. Au début de la Restauration, on redoutait aussi les élections législatives, et l'on s'y est accoutumé : il en sera de même du renouvellement périodique du Pouvoir exécutif. — Dans quel but voudrait-on réviser ? Pour faire la monarchie ? Ce serait la guerre civile. Pour proroger le président ? Ce serait altérer subrepticement les institutions républicaines. — On craint une réélection inconstitutionnelle. Contre ce danger, il y a une double garantie, la sagesse du peuple qui respectera la légalité, la loyauté du président qui ne tolérera pas sa candidature. Nos lois civiles, ajoutait M. Dufaure, avec plus d'honnêteté que de clairvoyance, ont une admirable pudeur que je veux imiter : elles appellent impossible non seulement ce qui est matériellement impossible, mais aussi ce qui est contraire aux lois et à la morale. L'élection inconstitutionnelle faite en 1852 serait contraire à la loi ; je la déclare impossible. M. Barrot fut plus prévoyant. Il ne croyait ni à la vertu de la Constitution, ni à la sagesse du peuple, ni à l'abnégation du président. Il signala les vices du pacte fondamental : une Chambre unique, deux pouvoirs issus de la même source et pour ainsi dire armés l'un contre l'autre. Il laissa clairement entendre qu'il y avait quelque chose de plus redoutable qu'une prorogation des pouvoirs présidentiels, c'était un coup d'État. Il conjura ses collègues de céder à l'opinion qui voyait dans la révision son salut et qui ne pardonnerait pas à ceux qui méconnaîtraient sa volonté. Avec une sorte de pressentiment de l'avenir, il protesta que, quant à lui, il ne séparerait jamais sa cause de celle du Parlement. Il fut, contre son ordinaire, net, énergique, concis, pressant, et il eût gagné sa cause, si elle eût pu être gagnée. Le 19 juillet, après six jours de débats, le scrutin s'ouvrit. La gauche et l'extrême gauche se prononcèrent en masse contre la révision. Il en fut de même des orléanistes exclusifs, MM. Thiers, Rémusat, de Mornay, Roger du Nord, Piscatory, Jules de Lasteyrie, Creton, Desmousseaux de Givré. Trois ou quatre légitimistes se séparèrent aussi de leurs amis, ne voulant être à aucun prix les instruments des ambitions bonapartistes. On remarqua enfin que tous les généraux d'Afrique sans distinction d'opinion, Bedeau, Changarnier, Lamoricière, Cavaignac, Leflô, repoussèrent une solution qui eût sans doute perpétué Louis-Napoléon au pouvoir. A part ces défections, l'ancien parti de l'ordre se reforma tout entier pour voter la révision. Comme on le prévoyait, on eut la majorité numérique, non la majorité constitutionnelle. La cause de la révision réunit 446 suffrages contre 270. La majorité des trois quarts étant de 543 voix, il manquait 97 voix pour que le chiffre légal fût atteint. Ce grand débat une fois terminé, l'Assemblée et le président s'empressèrent de reprendre leurs querelles ordinaires comme on reprend un jeu interrompu. L'Assemblée vota un ordre du jour de blâme contre le cabinet, qui avait, disait-on, usé de son influence pour propager les pétitions révisionnistes. Le président, de son côté, se garda bien de congédier son ministère, que le Parlement venait de mettre en échec. Après ces témoignages réciproques de malveillance, les représentants songèrent à prendre un repos que neuf mois de travaux et de luttes continus rendaient nécessaire. Ils élurent une commission de permanence et se séparèrent le 9 août pour ne plus se réunir que le 4 novembre. C'est sous des impressions bien différentes qu'ils regagnèrent leurs provinces. Les républicains répétaient avec affectation qu'ils n'accorderaient à Louis-Napoléon ni un écu ni une heure de pouvoir, et se réjouissaient comme au lendemain d'un triomphe. Les conservateurs bienveillants et optimistes nourrissaient encore l'espoir qu'à la rentrée du Parlement, un nouveau projet de révision serait déposé et que, la réflexion provoquant de salutaires retours, on atteindrait cette fois le chiffre légal des trois quarts. Quant aux membres les plus clairvoyants de la majorité, ils ne dissimulaient ni leurs inquiétudes ni leur affliction : ils raillaient surtout sans pitié la joie inintelligente et la dangereuse sécurité de leurs collègues de la gauche : Vous avez raison, leur disaient-ils, la Constitution ne sera pas révisée : mais déjà l'on peut affirmer qu'elle est morte. Ils ne se trompaient pas. |
[1] Voir le Constitutionnel, n° des 15, 17, 21, 23 avril, 2 et 10 mai 1850.
[2] BARROT, Mémoires, t. IV, p. 106-112.
[3] Lettre à M. Henry Reeve. (Léon FAUCHER, Correspondance, t. II, p. 263 et 281.)
[4] Rapport de M. de Melun (du Nord). (Séance parlementaire du 8 juillet 1851.)
[5] Tableau annexé au rapport de M. de Melun. (Moniteur de 1851, p. 2097.)
[6] Rapport de M. de Melun.
[7] LEDRU-ROLLIN, Plus de président, plus de représentants.
[8] Lettre de M. de Persigny au journal la Patrie. (La Patrie, 2 mai 1851.) Voir, en outre, l'Indépendance belge, 29 avril 1851 ; l'Ordre, 27 et 30 avril 1851, et l'Opinion publique, 29 avril 1851.
[9] 1852 et la révision de la Constitution, par le prince Albert DE BROGLIE. (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1851.)
[10] Plus tard, dans la publication des Œuvres de Napoléon III, on rétablit le texte à peu près exact du discours de Dijon. Voici le principal passage que M. Léon Faucher avait cru devoir supprimer : Depuis trois ans, ou a pu remarquer que j'ai toujours été secondé lorsqu'il s'est agi de combattre le désordre par des mesures de compression. Mais lorsque j'ai voulu faire le bien, fonder le Crédit foncier, prendre des mesures pour améliorer le sort des populations, je n'ai rencontré que l'inertie... (Œuvres de Napoléon III, t. III, p. 211.)
[11] BARROT, t. IV, p. 137.
[12] Lettre du 22 décembre 1859. (Nouvelle Correspondance, p. 251.)
[13] Lettre du 31 janvier 1851. (Nouvelle Correspondance, p. 267.)
[14] Nouvelle Correspondance, p. 271.