HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME SECOND

 

LIVRE DIX-SEPTIÈME. — LE CONFLIT.

 

 

I

Il arrive parfois dans les relations humaines que le moment de l'union la plus étroite est aussi celui où se préparent les désaccords et les méfiances. Il en fut ainsi entre l'Assemblée et le président. La loi du 31 mai, qui était leur œuvre commune, paraissait les rattacher pour toujours l'un à l'autre. Également compromis aux yeux de la démagogie, il ne leur restait, semblait-il, d'autre ressource que la ligue pour la défense sociale. Cette prévision fut trompée, et l'apparente intimité des deux pouvoirs ne rendit que plus éclatante la séparation qui suivit.

A vrai dire, depuis le message du 31 octobre, on avait pu reconnaître à de nombreux symptômes l'existence de deux politiques distinctes, l'une pratiquée dans le Parlement, l'antre favorisée ouvertement ou en secret par le prince. — Au mois de janvier 1850 avait été fondé le Napoléon, journal officieux de la présidence, qui raillait volontiers les vieilles routines constitutionnelles et se plaignait de la mobilité du régime comme pour convier les âmes à un état plus stable. De son côté, l'Assemblée n'épargnait pas les sarcasmes au cabinet du 31 octobre qui devait, suivant les promesses du message, inaugurer la politique d'action. — Les incidents de la vie parlementaire avaient plus d'une fois mis en lumière l'esprit d'envahissement du pouvoir et les susceptibilités de la représentation nationale. Le ministre de la guerre ayant présenté un projet de loi qui élevait de vingt centimes par jour la solde des sous-officiers, l'Assemblée avait vu dans cette motion le désir de capter la faveur de l'armée : aussi la commission nommée par elle s'était-elle empressée d'absorber le projet ministériel dans un contreprojet qui étendait le bénéfice de l'augmentation de paye non seulement aux sous-officiers, mais aussi aux caporaux et soldats rengagés. — La présentation d'une proposition de loi qui assignait l'Algérie comme séjour aux transportés de Juin avait aussi montré l'esprit de contention réciproque. Au moment même où il présentait cette proposition, le président venait, par des grâces individuelles, de réduire à cinq cents le nombre dei transportés : il était évident que le prince voulait rejeter sur le Parlement la responsabilité des rigueurs et se donner le facile mérite de l'indulgence. Les représentants tinrent à prouver qu'ils voyaient le piège. Un amendement du général Lamoricière demanda que les mesures de clémence, en ce qui concernait les insurgés de Juin, fussent soumises à la ratification de l'Assemblée. L'un des députés, M. de Kerdrel, s'approcha même du banc ministériel, et s'adressant au ministre de l'intérieur : J'espère bien, dit-il, qu'après le vote, le président, par des grâces accordées, ne voudra pas faire de la popularité au détriment de l'Assemblée[1]. — Vers le même temps, Louis-Napoléon avait songé à centraliser plus étroitement l'administration entre ses mains : de là un projet de loi sur les maires. Depuis 1848, les maires des communes de moins de six mille âmes étaient élus par les conseils municipaux : les autres seuls étaient nominés par le pouvoir. La proposition nouvelle avait pour but de faire revivre la loi de 1831 et de conférer au gouvernement le choix de tous les magistrats municipaux sans distinction. L'Assemblée ne se prêta point à cet accroissement d'attributions, et, à quelque temps de là, refusa de mettre à l'ordre du jour le projet ministériel.

Malgré cet échange de procédés peu amicaux, il y avait relâchement dans l'alliance, non hostilité. Continent la loi du 31 mai qui semblait marquer l'oubli des dissentiments passés et qui paraissait pour l'avenir un gage d'étroite union devint-elle, au contraire, le point de départ de la rupture ?... Ce qui est certain, c'est que, désormais et nonobstant de passagères ententes, la séparation sera complète. Dans les rapports de l'Élysée et du Palais-Bourbon, on avait pu jusqu'ici distinguer deux périodes.

Dans la première période, qui avait duré jusqu'à la chute du ministère Odilon Barrot, le prince avait gouverné avec l'aide d'un ministère parlementaire et s'était subordonné au Parlement. Dans la seconde période, qui durait depuis le 31 octobre, Louis-Napoléon avait choisi un ministère personnel ; mais tout en distinguant sa cause de celle de l'Assemblée, il avait maintenu l'accord avec elle, au moins dans les grandes lignes de sa politique. Une troisième période s'ouvre maintenant, c'est la période des conflits. Nous allons voir le président développer ses vrais desseins : d'abord, par des voyages d'apparat ou des revues tapageuses, il se fera connaître au peuple et à l'année ; puis il désarmera le Parlement en lui enlevant le général de son choix. Ce premier résultat atteint, il s'appliquera à diviser par d'artificieuses propositions le faisceau de la majorité : pour mieux assurer son œuvre, il discréditera la représentation nationale en évoquant contre elle cette même loi du 31 mai qu'il vient de promulguer : l'Assemblée elle-même, pour tout dire, ne se prêtera que trop bien par ses fautes à son propre asservissement. Enfin, toutes choses étant préparées, il ne restera plus au prince qu'à abattre par un coup de force le pouvoir rival, et il le fera aux yeux du peuple trompé ou stupéfait, approbateur ou indifférent. C'est cette triste période de récriminations et de luttes qu'il nous reste maintenant à retracer.

 

II

C'est sur une mesquine querelle d'argent que la bataille s'engagea.

La Constitution avait fixé à six cent mille francs la dotation annuelle du président de la République. Un décret du 12 mars 1849 lui avait en outre alloué une somme égale pour frais de représentation. Dans un pays accoutumé aux mœurs républicaines, ce traitement total de douze cent mille francs eût dû paraître suffisant : il l'était d'autant plus que le budget avait généreusement pourvu à l'appropriation du palais de l'Élysée et à l'organisation des services civils et militaires de la présidence : il l'était surtout si l'on songe que le ministre de l'intérieur acquittait sans difficultés les bons délivrés par Louis Bonaparte pour certaines œuvres de bienfaisance et avait, depuis un an, dépensé de ce chef cent cinquante mille francs. Mais, en adoptant les institutions républicaines, la France avait conservé les traditions monarchiques, et le chef de l'État lui apparaissait toujours comme le dispensateur de tous les clous. Louis-Napoléon était plus enclin à accréditer ces habitudes qu'à les décourager. Sa générosité naturelle le portait volontiers aux libéralités excessives. Le souci de son nom, son désir de popularité, ses aspirations contenues, mais persistantes, vers le pouvoir suprême, tout le conviait à agir en prince bien plus qu'en magistrat électif et temporaire. Simple et peu exigeant pour lui-même, il était d'ailleurs environné d'un cortège d'amis besogneux, jouisseurs, avides de fortune, amis dont il tolérait, par indulgence ou faiblesse autant que par calcul, les prodigalités et les écarts. Avec de telles dispositions, avec un tel entourage surtout, les allocations inscrites au budget s'épuisèrent bientôt. Dans cet embarras, on résolut de mettre à l'épreuve le bon vouloir de l'Assemblée. Le 4 juin, le ministre des finances, M. Fould, déposa un projet de loi qui augmentait de deux millions quatre cent mille francs les frais de représentation précédemment alloués et portait par suite à trois millions six cent mille francs le chiffre total de la dotation présidentielle.

On s'attendait à des objections. Elles se formulèrent aussitôt avec une vivacité extrême. Les plus méfiants craignaient qu'on ne voulût rétablir une quasi-monarchie, et qu'une demande de prorogation de pouvoir ne suivît de près la demande de crédits. Les plus prévoyants rappelaient combien les débats sur les dotations avaient affaibli le gouvernement du roi Louis-Philippe. Ceux des représentants qui inclinaient à un vote favorable expliquaient leur adhésion par des motifs plus offensants qu'un refus. Il convenait de venir en aide à la détresse du prince : il ne fallait pas que les portes de la maison de Clichy se refermassent sur l'élu du 10 décembre. On nous reproche, ajoutait-on ironiquement, notre indifférence pour les questions économiques et les misères sociales : cette fois du moins nous allons faire une loi d'assistance[2]. C'est sous cette impression que la commission fut nommée pour l'examen du projet.

Dans la commission, ces appréciations se reproduisirent en s'accentuant. Adhérer à la proposition semblait un excès de condescendance : la rejeter paraissait dangereux. Dans cette perplexité, on s'arrêta au parti le plus impolitique. Il fallait intimider le prince par un refus ou tenter son cœur par une générosité sans réserve. On n'osa ni l'un ni l'autre. Une transaction fut adoptée : elle consistait à accorder, non les 2.400.000 francs demandés, mais 1.600.000 francs seulement, et à les allouer à titre d'indemnité pour les prétendues dépenses d'installation de Louis Bonaparte. C'était signifier au président qu'on consentait à payer ses dettes, mais qu'il ne fallait plus que pareille exigence se renouvelât. Le ministère refusa de souscrire à cet humiliant compromis. M. de Mornay et M. Creton déclinèrent les fonctions de rapporteur. M. Flandin se sacrifia à cette ingrate mission.

Le rapport aggrava encore la maladresse de la résolution elle-même. Il insistait avec une préméditation blessante sur l'étrangeté de la demande de crédits. Il rappelait que le chef de l'État, dans une république, ne doit pas se considérer comme une seconde Providence. Il mentionnait avec affectation les nombreux bons de secours acquittés par le ministère de l'intérieur. Tout contribua à aigrir le débat et à le rapetisser. La gauche assistait avec un plaisir mal dissimulé à ces premières divisions de la majorité et mettait tous ses soins à les aviver. Il ne faut pas que le prince soit le grand aumônier du peuple, disait M. Mathieu de la Drôme... Voter le crédit, ajoutait-il, c'est porter des munitions à l'ennemi. Ce langage de la Montagne était écouté sans déplaisir par une portion de la droite, et la plus grande incertitude régnait sur l'issue du débat.

Heureusement pour la dignité commune du président et de l'Assemblée, il surgit entre les deux pouvoirs un arbitre inattendu, c'était le général Changarnier. Comme beaucoup de ses collègues, le général était ému de ces dissentiments, prélude de plus graves discordes. Sous le coup de ces inquiétudes, il s'était rendu chez M. Barrot et, à la suite d'une longue conférence avec lui, avait résolu de s'interposer entre Louis Bonaparte et la représentation nationale[3]. Un amendement rédigé par M. Lefèvre-Duruflé proposait d'allouer 2.160.000 francs : en ajoutant à cette somme 240.000 francs déjà votés au chapitre des travaux publics pour réparations à l'Élysée, on retrouvait le chiffre demandé par le cabinet. Le ministère s'était hâté de se rallier à l'amendement. C'est à ce moment que Changarnier monta à la tribune.

Je comprends, dit-il, les méfiances des partis : mais, quand le gouvernement a tout fait pour les calmer, je ne comprends pas de simples difficultés de forme. Si la discussion devait se borner à une chicane de mots, elle lasserait bientôt l'Assemblée et me causerait un profond dégoût. Si vous voulez donner, ne marchandez pas. J'adjure l'Assemblée d'abréger ce débat et de se rallier à l'amendement accepté par le ministère.

Cette voix, d'autant plus puissante qu'elle se faisait plus rarement entendre, fut écoutée. La proposition ministérielle, modifiée comme on vient de le dire, fut votée : elle ne le fut toutefois que par 354 voix contre 303 : ce qui indiquait l'obstination de certaines méfiances. Dans ce différend, préface du long duel qui commençait, l'Assemblée s'était montrée telle qu'elle sera durant tout le conflit, honnête toujours et presque toujours sincère, mais dédaigneuse et impuissante à la fois, cédant souvent, mais de mauvaise grâce, assez hostile pour irriter son adversaire, pas assez résolue pour le réduire. Le président sortit de cette première escarmouche avec tous les avantages : d'abord il avait l'argent ; et, de plus, on le lui donnait avec tant de mauvaise humeur qu'il n'avait même pas l'embarras de la gratitude. Quant à Changarnier, il devait bientôt apprendre qu'il y a quelque chose de plus dangereux que de combattre les princes, c'est de les protéger.

L'Assemblée reprit son ordre du jour, c'est-à-dire ces mesures de défense et de répression sociale auxquelles elle se consacrait avec une ardeur voisine de la passion. Elle prorogea d'une année la loi de 1849 qui conférait au pouvoir le droit d'interdire les clubs, et étendit cette interdiction aux réunions électorales qui seraient de nature à compromettre la sécurité publique. — Elle fixa le lien et les conditions de la déportation. — S'affermissant de plus en plus contre l'esprit révolutionnaire, elle repoussa toute demande de pension pour les combattants de Février : en revanche, elle alloua des secours aux familles des défenseurs de l'ordre morts pendant l'insurrection de Juin. — Elle vota enfin une loi plus importante, ce fut la loi du 16 juillet 1850 sur la presse. Cette loi renfermait trois sortes de dispositions distinctes. En premier lieu, elle rétablissait le cautionnement[4]. En outre, elle rétablissait le timbre et l'étendait aux écrits non périodiques sur les matières d'économie politique et sociale qui ne dépassaient pas trois feuilles d'impression : les romans-feuilletons furent eux-mêmes assujettis à un timbre d'un centime. En troisième lieu, l'obligation de la signature était imposée à tous les auteurs d'articles politiques, philosophiques ou religieux : cette dernière prescription, tout à fait nouvelle et non moins grave que nouvelle, avait été introduite dans le projet par un amendement de MM. de Laboulie et de Tinguy ; elle avait pour but de démasquer les aventuriers de plume qui diffamaient sous le voile de l'anonyme : mais, de l'aveu de tous les hommes qui avaient l'expérience du journalisme, elle était plus gênante qu'efficace. Cette loi, comme la loi du 31 mai, fut votée d'urgence, tant était grande alors l'ardeur pour la répression !

Ces questions, malgré leur importance, ne faisaient pas oublier le conflit que le débat sur la dotation avait inauguré. L'animosité subsistait. A la vérité, dans les régions officielles, elle se déguisait sous des formes courtoises ; de part et d'autre, on se défendait même de toute malveillance. Mais le langage de la presse bonapartiste donnait à ces apparences un démenti. Les journaux de l'Élysée reprochaient sans cesse à l'Assemblée ses versatilités, ses turbulences, par-dessus tout son indifférence pour les problèmes économiques. Le 15 juillet, l'un de ces journaux, le Pouvoir, dépassa toute mesure dans l'attaque.

L'Assemblée, disait-il, compromet l'ordre plutôt qu'elle ne le défend : elle est aussi étrangère à l'esprit politique qu'à l'esprit des affaires... On se demande même si la France, a tant qu'elle dépendra des assemblées, n'est pas fatalement condamnée aux révolutions... Il y a beaucoup plus d'ordre et de calme dans le pays que dans le sanctuaire législatif. Quelle est la province, quelle est la ville où l'on s'attaque comme au Palais-Bourbon ? On croyait que la Constituante avait atteint en tombant la dernière limite du discrédit. L'Assemblée actuelle semble destinée à franchir cette limite... Tout parait annoncer sa fin prochaine : car tous ses actes sont autant de démissions.

 

A la lecture de ces invectives, on s'émut fort au Palais-Bourbon. M. Baze, l'un des questeurs et, dès cette époque, l'un des plus bouillants adversaires de l'Élysée, monta à la tribune et demanda que le Parlement, usant du droit que lui conférait la loi de 1822, appelât à sa barre le gérant du journal. De son côté, le colonel Charras, qui était, de tous les républicains, l'un des plus clairvoyants, signala avec beaucoup de netteté la lutte sourde engagée entre le chef de l'État et la représentation nationale : il s'étonna surtout que le privilège de la vente sur la voie publique fût maintenu aux propagateurs de telles attaques. Comme on pouvait s'y attendre, les ministres de l'intérieur et de la justice, M. Baroche et M. Rouher, s'empressèrent de désavoue, l'article, protestèrent qu'ils en avaient ignoré la publication, affectèrent de s'associer à l'irritation générale. En cela, ils étaient plus sincères qu'on ne pense : car le prince, dès cette époque, avait déjà deux politiques : la politique officielle de ses ministres et la politique officielle de ses anus personnels ; souvent même, il en avait une troisième, la sienne propre, qui cheminait tortueusement entre les deux autres et parfois les contrecarrait toutes deux. L'Assemblée, très surexcitée, vota les poursuites. Le 18 juillet, le gérant du Pouvoir comparut devant elle, et, malgré une plaidoirie de M. Chaix-d'Est-Ange, fut condamné à 5.000 francs d'amende. Louis-Napoléon paya, assure-t-on[5], l'amende et, de plus, l'avocat.

Cet incident était à peine vidé qu'un nouveau sujet de brouille survint. L'Assemblée, ayant résolu de se proroger du 11 août au 11 novembre, eut à désigner une commission de permanence. Elle saisit cette occasion pour exercer à son tour ses représailles. La commission de permanence, composée de vingt-cinq membres et formée après plusieurs scrutins successifs, ne contint que des partisans de la politique parlementaire, tels que MM. Odilon Barrot, Berryer, Molé, Jules de Lasteyrie, de Saint-Priest, Chambolle, Changarnier : certains personnages très hostiles au président furent élus, entre autres le général Lamoricière et M. de Mornay : en revanche, aucun des amis particuliers du prince ne fut nommé. C'était, non une liste de provocation comme on se plut à le répéter, mais une liste de méfiance et d'appréhension.

L'un des journaux de l'Élysée, le Moniteur du soir, ne manqua pas de relever ce qu'il affectait de considérer comme un défi :

Ce choix de montagnards et de légitimistes est une attaque au président... Qui pourrait le blâmer si, ressentant l'injure, il faisait un éclat ? Ce qui irrite les légitimistes, c'est la popularité du président. Eux, ils courent après la popularité sans pouvoir l'atteindre... Si vous croyez, ajoutait insolemment le Moniteur du soir, que le pays est avec vous, vous vous trompez. Que répondraient les électeurs si on leur disait demain : Entre l'Assemblée et le président, choisissez[6].

Les animosités s'accentuant de part et d'autre, les représentants tinrent à protester contre ces nouveaux outrages. Un membre de la gauche, M. Dupont de Bussac, dénonça le Moniteur du soir ; il demanda la comparution du gérant devant l'Assemblée ; il proposa même une enquête parlementaire pour rechercher l'auteur de l'article. A ces attaques de la Montagne, M. Baroche répondit d'abord avec une hauteur un peu dédaigneuse : mais M. Baze à son tour vint sommer le ministère de prendre souci de la dignité du Parlement : le ministre remonta alors à la tribune et, avec une extrême véhémence, protesta contre toute pensée de coup d'État. Sur ces assurances, on passa à l'ordre du jour, mais sans que les méfiances fussent apaisées.

C'egt dans ces dispositions que les représentants se séparèrent le 11 août. Il arriva alors ce qui devait fatalement arriver. L'accord n'existant plus, on renonça dans la majorité à cette sorte de trêve des partis qu'on avait observée l'année précédente. Chacun, se croyant libre, alla où l'appelaient ses préférences. Les légitimistes regardèrent vers les bords du Rhin, où était alors leur prince ; les orléanistes se retournèrent vers Claremont. Quant à Louis-Napoléon, tout en dissimulant encore ses desseins, il entreprit de se mettre en communication avec l'opinion publique et de franchir une nouvelle étape dans In voie de sa fortune. Ces pourparlers, ces compétitions, ces voyages, ces intrigues remplirent le temps de la prorogation.

 

III

Par la double abdication de Charles X, son aïeul, et le duc d'Angoulême, son oncle, Henri Dieudonné, duc de Bordeaux, s'était trouvé, dès 1830, le représentant héréditaire du droit monarchique. II avait alors dix ans il peine. Le jour de son avènement avait été celui de son départ pour l'exil. En voyant passer à travers leurs campagnes l'enfant fugitif, les paysans de la Normandie s'étaient émus d'une si précoce infortune : Quoi ! si jeune, disaient-ils, et déjà voué au malheur ![7] La famille royale s'embarqua à Cherbourg. Le château d'Holyrood en Écosse reçut d'abord les proscrits : plus tard les hasards de leur vie errante les portèrent tour à tour à Prague, à Goritz, où mourut Charles X, puis à Frohsdorf, village des environs de Vienne. C'est là qu'ils formèrent leur établissement définitif, autant du moins que peut être stable la demeure des exilés.

Pendant ces pérégrinations, le duc de Bordeaux avait grandi et était arrivé à l'âge d'homme. Quelques-uns de ses amis, comme si déjà il eût régné, l'appelaient Henri V : quant à lui, il prit bientôt le nom de comte de Chambord, en souvenir du splendide domaine qu'une souscription nationale avait offert à son berceau. Son âme s'était imprégnée des impressions salutaires qui avaient nourri sa jeunesse. Charles X lui avait enseigné la loyauté, le duc d'Angoulême la piété et la modestie ; la duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI, lui avait appris la patience et la soumission aux volontés divines. Sa vie recueillie un peu solitaire, lui laissait de longs loisirs, et il les avait utilement remplis. Avec une application consciencieuse, il avait étudié les lettres, la politique et surtout les questions sociales. Son intelligence était élevée, assouplie par le travail, un peu spéculative, comme il arrive à ceux qui se sont instruits par les livres plus que par les hommes. Ni les précoces tristesses de l'exil, ni les pratiques d'une dévotion presque austère n'avaient éteint en lui les vivacités d'un esprit original, alerte, prompt aux saillies : à certaines gaietés toutes françaises, à certains mots heureux, on reconnaissait la race de Henri IV. Les séjours de Frohsdorf étaient coupés par de longs voyages, ces distractions ordinaires des proscrits. Dans les cours de l'Europe, on remarqua la bonne grâce du prince, sa loyale physionomie éclairée par un beau et lumineux regard, sa contenance pleine de dignité et qu'une légère claudication altérait à peine : on n'était pas moins frappé de la solidité de ses connaissances, de sa maturité d'esprit et surtout de l'aisance modeste et fière avec laquelle il portait le grand nom de Bourbon. En 1843, le comte de Chambord avait voulu entrer en communication plus directe avec la France. Il était venu à Londres et y avait reçu ses fidèles. On se souvient encore des incidents tumultueux qui éclatèrent au sein du Parlement quand la Chambre des députés, par une inspiration malheureuse, crut devoir flétrir les pèlerins de Belgrave-Square.

Cependant l'apparente solidité du trône de Juillet déconcertait les plus robustes illusions. Les années s'écoulaient sans qu'aucun signe d'espérance apparût aux exilés. En 1846, le comte de Chambord épousa Marie-Thérèse d'Este, princesse de Modène, et, à cette occasion, quelques amis vinrent encore le saluer. Mais, sauf quelques rares manifestations, les royalistes se réfugiaient dans une sorte de résignation un peu hautaine qui était é la fois leur dignité et leur faiblesse. De toutes les habitudes, celle de l'oisiveté est la plus aisée à prendre, et on la prend sans scrupules quand la paresse revêt le masque de la fidélité. A Paris ou dans les champs paternels, les légitimistes s'écartèrent des affaires et de la politique. A la vérité, leur parti avait deux représentants illustres entre tous, Chateaubriand et Berryer. Mais Chateaubriand, vieilli et attristé, était plus propre à abattre les courages qu'à les relever ; Berryer, parole brillante et superbe, était une décoration plutôt qu'une force.

Le coup de foudre du 24 février secoua les âmes déjà à demi engourdies. Les royalistes, en France, représentent l'élément social le plus stable, c'est-à-dire la propriété territoriale : de là vient qu'aux heures de péril, l'opinion se retourne vers eux, quitte à les abandonner quand le danger est passé. Les légitimistes furent nombreux à la Constituante, plus nombreux à la Législative. L'espérance revint, et avec elle l'activité. A Ems, en 1849, des Français en assez grand nombre vinrent saluer le prétendant. La République apparaissant comme un régime provisoire, on songea à en faire sortir la royauté.

La même crise qui avait arraché à sa torpeur le parti légitimiste avait jeté le roi Louis-Philippe sur la terre étrangère. C'est au château de Claremont, propriété du roi des Belges, situé non loin de Londres, que le monarque déchu s'était réfugié. Là, toutes les douleurs assaillirent à la fois la famille royale. Ou s'était flatté que l'exil ne serait pas définitif : cette espérance dura peu le 26 mai 1848, un décret de l'Assemblée constituante frappa de bannissement les Bourbons d'Orléans. A cette privation de la patrie se joignirent de véritables embarras matériels, les propriétés du Roi ayant été placées sous le séquestre. Pour ajouter à ces épreuves, des maladies survinrent : on craignit même un instant pour l'existence de la reine Marie-Amélie, et, lorsque ces inquiétudes se calmèrent, on connut les premiers symptômes du mal qui devait, deux ans plus tard, emporter la reine des Belges. Avec cela, les jeunes princes, habitués au mouvement de la vie militaire, se consumaient dans une inaction insupportable à leur humeur plus encore qu'à leur âge. Les proscrits n'avaient même pas ces illusions qui adoucissent d'ordinaire les tristesses des bannis. Non seulement Louis-Philippe n'entrevoyait aucun retour de fortune pour lui-même, mais il doutait que les chances de l'avenir fussent jamais propices à ses enfants. A ceux qui cherchaient à relever ses espérances : Tout est possible en France, répondait-il, le comte de Paris comme le comte de Chambord, le comte de Chambord comme les Bonaparte : mais rien ne durera, parce que le respect n'existe plus[8]. Peut-être, en parlant de la sorte, regrettait-il, dans le secret de son âme, de n'avoir pas toujours sauvegardé ce principe d'autorité dont l'affaiblissement était si fatal à son pays. Les seules consolations des exilés, c'étaient les réunions de famille, les progrès des enfants qui grandissaient, les visites des Français qui, en 1849, vinrent offrir leurs hommages au monarque déchu. Vers le milieu de cette même année, la duchesse d'Orléans, qui, depuis le 24 février, vivait retirée à Eisenach, arriva en Angleterre avec ses deux fils, et ce fut une grande joie au milieu de si amères disgrâces.

Le malheur a de féconds enseignements. Une combinaison surgit, inspirée par le patriotisme le plus pur, difficile à réaliser, bien digne d'être tentée. Les hôtes de Frohsdorf et ceux de Claremont, victimes à dix-huit années d'intervalle des mêmes coups du sort, appartenaient à la même race royale. La révolution de Juillet les avait violemment séparés. Mais chez les uns et chez les autres régnait le même amour de la France, le même souci de sa grandeur et de ses légitimes libertés. Le comte de Chambord, marié depuis plusieurs années, n'avait pas d'enfants. La communauté des épreuves ne rapprocherait-elle point des princes si dignes de s'unir et de se comprendre ? A cette réconciliation, le comte de Chambord gagnerait la seule chose qui lui manquât, des héritiers jeunes et populaires capables de perpétuer sa maison. En rendant hommage au chef de leur race, les princes d'Orléans renoueraient à leur profit la tradition monarchique un instant troublée ou méconnue. Quant il la France, l'union de toute la famille royale lui offrirait une chance inespérée de revenir, si Dieu y aidait, à la monarchie représentative, libérale et nationale. On désigna sous le nom de fusion ces essais de rapprochement.

Dès l'automne de 1849, un ancien ministre de la monarchie de Juillet, M. de Salvandy, se fit auprès de Louis-Philippe l'avocat de la fusion. Le vieux roi accueillit ces ouvertures avec un double sentiment de bienveillance sincère et d'incrédulité attristée. Mon rôle est fini en ce monde, répondit-il, la chose ne peut regarder que mes fils. A mon avis, ils doivent toujours être prêts à la réunion ; mais, à mon avis encore, elle ne s'accomplira jamais, parce que, de l'autre côté, l'on ne fera rien de ce qui la rendrait possible[9]. Au printemps suivant, M. Guizot, s'étant rendu en Angleterre pour y porter les mêmes vœux, trouva le monarque dans des dispositions à peu près semblables, mais un peu moins découragées. Il n'y a pas en France, disait-il, de quoi faire deux monarchies, et pour en refaire une, ce n'est pas trop des deux partis monarchiques réunis en un seul. Mon petit-fils ne peut être roi légitime que par l'abdication ou la mort du duc de Bordeaux. Il ajoutait en même temps que l'heure de l'action n'était point encore arrivée, que ni le président ni la République n'étaient encore usés, qu'il n'y avait qu'il attendre et à préparer peu à peu l'avenir[10]. La reine Marie-Amélie souhaitait vivement la réconciliation, tant par sympathie pour le jeune comte de Chambord que par déférence pour la duchesse d'Angoulême ; mais elle n'avait, elle aussi, qu'une médiocre confiance dans l'efficacité de ces honnêtes tentatives. La duchesse d'Orléans se tenait dans une réserve plus hostile que favorable : il lui répugnait de prendre aucun engagement qui pût compromettre les droits et l'avenir de ses enfants. La reine des Belges était contraire à la fusion. Il en était de même de M. Thiers, qui estimait que la branche aînée des Bourbons était frappée d'une irrémédiable impopularité.

A Frohsdorf, la situation était, non pas moins délicate, mais plus simple. En sa qualité de chef de la maison de Bourbon, le comte de Chambord n'avait qu'à attendre les démarches qui seraient faites auprès de lui. Tout ce qui lui était permis, c'était d'exprimer des sentiments propres à hâter ces démarches ou à les faciliter. On ne pouvait douter à cet égard de ses dispositions personnelles. Si l'on fait un pas vers moi, j'en ferai dix, tel était le propos qu'on lui prêtait. Sans doute, il ne songeait ni à s'effacer, ni surtout à abdiquer. On abdique des droits, non des devoirs, avait-il répondu en 1849 à M. de la Rochejaquelein, qui faisait allusion à certains bruits qui avaient couru[11]. Cette part faite à sa dignité, le prince désirait une réconciliation : il la désirait par patriotisme, par esprit de famille, par esprit chrétien. Il ne parlait de ses parents qu'avec la plus parfaite courtoisie, et, en cela, il imitait son aïeul Charles X, toujours indulgent et bon, même dans sa disgrâce. Par malheur, le parti légitimiste ne se conformait pas toujours à cette équitable et politique réserve.

On atteignit ainsi l'été de 1850. Avant même que l'heure de la prorogation eût sonné, les légitimistes, ainsi qu'on l'a dit, songèrent à se diriger vers l'Allemagne, les orléanistes vers l'Angleterre.

Le comte de Chambord avait quitté Frohsdorf au mois de juillet. Il passa par Vienne, Berlin, Hanovre, Cologne. Le 10 août, il arriva à Wiesbaden, où il se proposait de demeurer trois semaines et où il reçut aussitôt ses amis de France. Ceux-ci arrivèrent assez nombreux : c'étaient des paysans vendéens ou bretons portant le costume traditionnel de leur province, des ouvriers de Paris qui offraient au prétendant les produits de leur industrie, des négociants de Lille et de Roubaix, avec cela des gentilshommes et quelques prêtres. Les représentants étaient au nombre de trente-six : parmi eux étaient MM. Berryer, Benoist-d'Azy, Vatimesnil, la Rochejaquelein : l'un des visiteurs les plus remarqués fut Ni. Vésin, membre de l'Assemblée législative et attaché à la dynastie d'Orléans. On évalua à un millier environ le nombre des pèlerins de l'exil : c'était peu pour la France, mais c'était assez pour animer la ville de Wiesbaden et surtout pour donner au prince l'illusion de la popularité.

Ces réunions autour des prétendants exilés donnent aux dévouements l'occasion de s'affirmer : il est rare qu'elles soient fécondes en résultats politiques. M. de Salvandy était venu à Wiesbaden : il eut avec le comte de Chambord une longue entrevue où les chances de la fusion furent sans doute discutées. Entre le prince et ses amis, la doctrine de l'appel au peuple fut le principal objet débattu. L'un des membres de l'Assemblée, M. de la Rochejaquelein, avait naguère émis l'avis qu'il fallait remettre à la nation le soin de prononcer entre la légitimité et la République. Ce système, il l'avait proposé au Parlement[12], l'avait développé dans la presse, et il apportait à le soutenir l'ardeur opiniâtre et indisciplinée qui lui était familière. Le comte de Chambord n'hésita pus à condamner cette politique. Le 31 août, il réunit une dernière fois ses partisans, leur recommanda avec beaucoup de sagesse la fermeté dans les principes, la modération vis-à-vis des personnes : puis il les congédia et regagna Frohsdorf.

Claremont eut aussi ses hôtes, peu nombreux, mais bien fidèles. Le 20 juillet 1850, la première communion du jeune comte de Paris réunit à la chapelle française de Londres quelques-uns des plus dévoués amis de la famille proscrite : c'était la fête de l'enfance, de la religion et de l'exil : à tous ces titres, elle fut particulièrement touchante. Les regards se portaient surtout avec un respect attendri sur le vieux roi, dont le visage altéré et la démarche chancelante annonçaient la fin prochaine. Ces prévisions, hélas ! devaient bientôt se réaliser. Depuis plusieurs mois, les forces du monarque déclinaient avec une effrayante rapidité. Le 25 août, le mal empira à tel point qu'on perdit tout espoir de retarder le fatal dénouement ; Louis-Philippe, entouré de tous les siens, reçut les derniers sacrements : le lendemain, il expira. — A cette nouvelle, les familiers de la maison d'Orléans, les anciens serviteurs de la monarchie déchue tinrent à honneur de rendre les derniers devoirs au prince qu'ils avaient connu dans les jours de prospérité. Ils firent le pèlerinage de Claremont, mus par l'affection plus encore que par la politique. Le 2 septembre, la dépouille mortelle du Roi reçut la sépulture dans la chapelle de Weybridge.

Au milieu de ces voyages et de ces émotions, une question demeurait pendante, celle de la fusion. Il parut tout d'abord que la mort du vieux roi serait une occasion de réconciliation. Lorsque Louis-Philippe mourut, le comte de Chambord était encore à Wiesbaden. La nouvelle parvint dans cette ville d'abord par une lettre d'Angleterre, puis par le Journal de Francfort. Aussitôt le chef de la maison de Bourbon ordonna un service pour le monarque : il y convia tous les Français rassemblés auprès de lui et y assista, non avec l'affectation d'une fausse douleur, mais avec un recueillement attristé. Il confia de plus à M. de Salvandy le soin de porter à la Reine ses condoléances. Dans le parti orléaniste, on apprécia comme il convenait une si noble conduite. Ce pieux empressement, disait le Journal des Débats, servira mieux que tous les plans à la cause de la fusion[13]. Il arriva, en outre, que Louis-Philippe, tant calomnié durant sa vie, trouva après sa mort un commencement de justice. La France daigna enfin se souvenir de ce prince qu'elle n'avait su ni défendre ni conserver. Ou rappela l'Algérie conquise, Versailles embelli, la paix maintenue, le pays enrichi, les libertés publiques sauvegardées. On sut que ce monarque, tant accusé d'avarice, avait été aussi généreux qu'aucun souverain quand l'intérêt général l'exigeait. On contempla avec une tristesse voisine du remords cette tombe élevée en terre étrangère, seule récompense de tant de sagesse. On compara aux jours heureux de la monarchie constitutionnelle toutes les anxiétés qui avaient suivi, les rues ensanglantées, les passions ranimées, l'Europe troublée, le présent précaire, l'avenir incertain. Tout ce qu'il y avait en France de sensé et de généreux s'associa à ces regrets. Les légitimistes ne furent pas les derniers à rendre hommage au roi qu'ils avaient tant combattu. On put espérer que ces dispositions plus équitables faciliteraient la paix entre les princes, et que la paix entre les princes serait à son tour le gage de la paix dans le pays.

Un regrettable incident troubla bientôt cet espoir. On a vu que le comte de Chambord à Wiesbaden avait condamné la doctrine de l'appel au peuple, préconisée par M. de la Rochejaquelein. Une circulaire, signée par M. de Barthélemy, secrétaire du comité légitimiste de la rue de la Sourdière, fut presque aussitôt adressée aux comités de province pour leur notifier cette désapprobation et pour désigner en même temps cinq mandataires, qui seraient désormais les seuls organes officiels du prétendant. Ces cinq interprètes attitrés étaient : MM. le duc de Lévis, le général de Saint-Priest, Berryer, le marquis de Pastoret, le duc des Cars. Ce document, âpre et absolu dans la forme, insistait sur la nécessité de la discipline, seule capable de relever le principe d'autorité. Il rappelait qu'aucune individualité, en dehors du comte de Chambord et de ses cinq représentants, n'avait mission pour personnifier la politique royaliste — Ce fut souvent le sort du parti légitimiste de compromettre par des maladresses de langage ses meilleures chances de succès. La circulaire de M. de Barthélemy n'eût guère entraîné de conséquences, si elle fût restée confidentielle. Une indiscrétion la livra aux journaux qui, le 9.0 septembre, la publièrent. Les commentaires de la presse soulignèrent les expressions malheureuses de la lettre et en outrèrent les tendances au point de la dénaturer. On niait le droit national, disait-on : que restait-il, sinon le droit divin ? La désignation exclusive de cinq personnages, chargés de traduire les instructions royales, semblait, en outre, une marque de défiance pour le reste du parti. M. de la Rochejaquelein, dont les doctrines étaient durement. condamnées, se plaignit amèrement, et, si hasardé que fût son système, peut-être les souvenirs attachés à son nom réclamaient-ils un désaveu plus adouci. Cette malheureuse circulaire, regardée — à tort sans doute — comme l'indice d'une politique rétrograde, ajouta un nouvel obstacle à l'œuvre si difficile de la fusion.

Les chefs du parti légitimiste furent consternés. Ils croyaient toucher au port, et voici qu'ils étaient rejetés en pleine mer. C'est notre Waterloo, disait avec quelque exagération de paroles M. de Vatimesnil à M. de Larcy[14]. L'essentiel était de réparer au plus vite la déplorable faute. Le 24 septembre, dans une lettre adressée à l'Union, le général de Saint-Priest, l'un des mandataires de Frohsdorf, répudia avec beaucoup de netteté les doctrines absolutistes. — Peu de jours après, la reine des Belges étant morte, les légitimistes prièrent pour elle, comme naguère pour son père. — Au mois de novembre, le plus illustre des serviteurs de la monarchie de Juillet, M. Guizot, communiqua, par l'intermédiaire du duc de Noailles, au comte de Chambord une note sur la fusion[15], et celui-ci n'hésita pas à l'approuver[16]. — Comme pour mieux effacer le souvenir de la circulaire Barthélemy, Berryer, deux mois plus tard, proclama, du haut de la tribune, son attachement aux principes de la société moderne.

C'est dans cet esprit et en conformité de ces principes, dit-il, que nous avons été saluer à Wiesbaden celui qui ne peut poser le pied sur le sol de cette France que ses aïeux ont conquise, agrandie, constituée, sans être le premier des Français, le Roi[17].

Dans une lettre datée de Venise, le comte de Chambord félicita le grand orateur :

Que je suis heureux que vous ayez si bien exprimé cette politique de conciliation qui est la mienne ! La monarchie ne répondrait pas à tous les besoins de la France, si elle n'était en harmonie avec son état social, ses mœurs, ses intérêts... Je respecte mon pays autant que je l'aime. Les maximes qu'il a si fortement à cœur, l'égalité devant la loi, la liberté de conscience, le libre accès de tous aux emplois publics, tous ces grands principes d'une société éclairée et chrétienne me sont chers et sacrés comme à vous. Fonder un gouvernement régulier et stable sur la base de l'hérédité monarchique et sous la garde des libertés publiques, tel serait l'unique objet de mon ambition. J'ose espérer qu'avec l'aide de tous les bons citoyens de tous les membres de ma famille, je ne manquerai ni de courage, ni de persévérance pour accomplir cette œuvre de restauration nationale[18].

Ainsi s'exprimait, le 23 janvier 1851, le comte de Chambord. Comme si une véritable fatalité eût pesé sur ces patriotiques desseins, une nouvelle cause de séparation survint entre les deux branches de la famille royale. Un représentant, M. Creton, avait déposé une proposition qui rouvrait aux membres de la dynastie de Bourbon les portes de la patrie. Les légitimistes voyaient cette motion avec indifférence, estimant que leur chef ne pouvait rentrer en son pays qu'en souverain. Quant aux princes d'Orléans, ils enduraient impatiemment l'exil. La proposition Creton, ajournée deux fois, vint à l'ordre du jour le 1er mars 1851. Un nouvel ajournement fut demandé et voté avec le concours des amis de Henri V. Les fils de Louis-Philippe ressentirent vivement ce nouveau coup du sort. Les journaux de leur parti accentuèrent leur plainte : la presse légitimiste répondit avec aigreur, et l'abîme qui allait peut-être se combler se creusa de nouveau.

Le malheur des dissentiments de famille, c'est qu'ils survivent presque toujours à ceux qui les ont vus naître et se développer. De part et d'autre, le respect des parents, le désir de voiler leurs torts, la crainte de paraître avouer leurs erreurs ou leurs fautes, tout conspire pour accroître les susceptibilités et pour leur imprimer une sorte de caractère sacré. Plus les âmes sont droites et pénétrées du culte des aïeux, plus elles subissent ces sentiments et sont accessibles à ces répugnances. Pendant toute l'année 1851, on devait encore parler de la réconciliation des deux branches royales. Cette réconciliation fut, à Paris, la causerie quotidienne des salons : tantôt on l'annonçait, tantôt on la démentait, puis on l'annonçait de nouveau. La fusion, toujours poursuivie, jamais accomplie, un peu raillée par les sceptiques, finit par passer à l'état de ces projets dont on ne cesse de s'entretenir, qu'on ne veut point rompre et qu'on n'ose cependant réaliser.

 

IV

Ce que les partis monarchiques tentaient pour leur cause, Napoléon le faisait pour lui-même, et avec plus d'efficacité. Dès le lendemain de la prorogation, il quitta Paris, désireux de se rendre dans les provinces et de s'y montrer dans l'appareil d'un chef d'État.

L'itinéraire même de ces excursions décela une sage habileté. Le président de la République aurait pu céder à la tentation de visiter d'abord les départements les plus favorables à la cause de l'ordre et de s'y faire acclamer. Il n'eut garde d'agir de la sorte. Il avait le courage et l'esprit d'à-propos, deux qualités précieuses chez un prétendant : il excellait en outre à saisir l'opinion par une apparente franchise qui allait au-devant des préventions pour les désarmer. Il résolut de partir pour Lyon en traversant la Bourgogne, de remonter de là vers la Franche-Comté, de gagner ensuite l'Alsace et Strasbourg, puis de revenir à Paris. C'étaient bien les provinces les plus hostiles, les plus infectées par les doctrines socialistes. Cette opportune hardiesse ôtait à ce premier voyage ce caractère de banalité commun à presque tous les voyages princiers.

A Melun, Louis-Napoléon fit une première halte et passa en revue les troupes de la garnison. Dans le département de l'Yonne, l'un de ceux qui, en 1848, avaient élu le prince, l'accueil fut favorable. Le président de la République s'entretint avec de vieux soldats de l'Empire, distribua des décorations pour actes de dévouement pendant la dernière épidémie cholérique, reçut d'anciens employés et surtout d'anciens militaires qui avaient à faire valoir de longs services restés sans récompense. A Montbard, les ouvriers embrigadés pour les travaux du chemin de fer poussèrent des cris hostiles. A l'arrivée à Dijon, des bandes de gens en blouses se pressèrent autour de l'escorte, et, se portant d'une extrémité à l'autre du cortège, essayèrent d'organiser une manifestation tumultueuse : le lendemain, toutefois, la réception fut convenable, sympathique même, et digne de cette ville hospitalière, élégante et polie. Le département de Saône-et-Loire, plus encore que le reste de la Bourgogne, était troublé par les passions socialistes, et ces contrées étaient devenues le quartier général de la démagogie. En même temps, par un assez étrange contraste, il se trouvait qu'aucune région en France n'avait conservé plus fidèlement le culte de la légende impériale. Nulle part on ne détestait plus énergiquement l'ancien régime, la Sainte-Alliance, le drapeau blanc. C'est dans ces campagnes que Napoléon Ier, au retour de l'île d'Elbe, avait soulevé les plus frénétiques acclamations. Tous ces instincts se mêlaient un peu confusément dans cette robuste population de mariniers et de flotteurs, d'ouvriers d'usines et de vignerons. De là des impressions contradictoires, quoique faciles à expliquer. A Châlon, à Mâcon, l'hostilité l'emporta : ailleurs les aines s'émurent nu seul souvenir de Bonaparte, et une curiosité respectueuse accueillit l'héritier de ce grand nom. C'est ainsi qu'on arriva à Lyon.

Lyon, ville vouée à l'industrie de luxe, est intéressée plus que toute autre cité à l'éclat du pouvoir et au maintien de la paix. Depuis le 24 février, la voix de la passion avait souvent étouffé la voix de l'intérêt ; et Louis-Napoléon put surprendre encore les symptômes des agitations qui avaient régné. Étant monté à la Croix-Rousse, il fut entouré d'une foule tumultueuse qui le poursuivit de ses clameurs : en outre, le conseil municipal de la Guillotière avait refusé d'aller au-devant du premier magistrat de la République. Malgré de tels indices de malveillance, il fut bientôt visible que ces actes d'hostilité n'étaient que les derniers restes d'ardeurs qui s'éteignaient. Non seulement au sein de la bourgeoisie, mais dans la meilleure partie de la population ouvrière, l'accueil fut bon, somptueux même, comme il convenait à une si riche cité. Réceptions, bals, illuminations, festins, fêtes nautiques, rien ne manqua. Un banquet lui ayant été offert à l'Hôtel de ville, Louis-Napoléon profita de cette occasion pour prononcer un de ces discours d'apparat auxquels il excellait : Je ne suis pas venu, disait modestement le prince, dans ces contrées où l'Empereur, mon oncle, a laissé de si profondes traces, afin de recueillir seulement des ovations et de passer des revues ; le but de mon voyage est, par ma présence, d'encourager les bons, de ramener les esprits égarés, de juger par moi-même des sentiments et des besoins du pays. Jaloux de bien marquer la différence entre les monarchistes et lui, le président ne manquait pas de rendre hommage à la souveraineté nationale : Je suis, non le représentant d'un parti, mais le représentant des deux grandes manifestations nationales qui, en 1804 comme en 1848, ont voulu sauver par l'ordre les grands principes de la Révolution française. Fier de mon origine et de mon drapeau, je leur resterai fidèle ; je serai tout entier au pays, quelque chose qu'il exige de moi, abnégation ou persévérance. Le prince affirmait en termes très explicites son respect pour la légalité : Des bruits de coup d'État sont peut-être venus jusqu'à vous ; vous n'y avez pas ajouté foi ; je vous en remercie : les surprises et les usurpations peuvent être le rêve des partis sans appui dans la nation. Mais l'élu de six millions de suffrages exécute les volontés du peuple et ne les trahit pas.

De Lyon, le président se dirigea vers Strasbourg par la Franche-Comté. Dans cette dernière province comme en Bourgogne, les témoignages de sympathie ne manquèrent point, quoique mêlés à quelques manifestations bien différentes. Les démagogues criaient : Vive la République sociale ! les démocrates modérés : Vive la République ! les fonctionnaires et les gardes nationaux : Vive le président ! les paysans : Vive Napoléon ! les vieux soldats : Vive l'Empereur ! A Besançon, les incidents tumultueux de la Croix-Rousse se reproduisirent. Deux bals avaient été préparés : l'un à la Halle, dont l'entrée était libre ; l'autre au théâtre, où l'on ne pouvait pénétrer qu'avec une carte d'invitation. Louis-Napoléon s'étant rendu d'abord au bal de la Halle, fut entouré, assailli, et les officiers de son entourage eurent quelque peine à le dégager. Au théâtre, au contraire, les acclamations furent d'autant plus chaleureuses que les assistants voulurent protester contre une si grossière agression.

L'Alsace, cette robuste terre de laboureurs et de soldats, avait participé à l'agitation socialiste très vive en ce temps-là sur les deux rives du Rhin. Aux dernières élections, la liste démagogique avait rallié la majorité des suffrages. A la nouvelle de la venue du président, le conseil municipal de Strasbourg avait refusé tout crédit pour les frais de sa réception. Plusieurs des conseillers du prince l'engagèrent à renoncer à cette partie de son voyage, craignant que sa personne ne reçût quelque offense ou que sa dignité ne fût compromise. Louis-Napoléon n'était pas homme à suivre des avis si timides. S'arrêter, c'était reconnaître d'avance son impopularité. Les dispositions générales qu'il avait rencontrées jusque-là étaient, somme toute, bienveillantes plutôt qu'hostiles et l'encourageaient à l'audace. Peut-être aussi éprouvait-il quelque plaisir à revoir cette vieille cité, témoin des folles témérités de sa jeunesse. Le 21 août, il arriva à Strasbourg. L'événement justifia sa hardiesse. Dans cette ville gangrenée, disait-on, par le socialisme, les acclamations furent aussi nombreuses que partout ailleurs. Un banquet fut offert au chef du pouvoir exécutif par les délégués du commerce et de l'industrie locale. Le président porta un toast à l'Alsace et à Strasbourg : il protesta de son respect pour la souveraineté populaire : il ajouta que le titre qu'il ambitionnait le plus était celui d'honnête homme. Louis-Napoléon, quittant Strasbourg, traversa rapidement la Lorraine et la Champagne. Le 28 août, il était à Paris.

Il en repartit le 9 septembre. Cette fois, il se dirigea vers la Normandie. Dans ces belles provinces de l'Ouest, on avait trop de lumières pour ne pas comprendre que la paix est la meilleure garantie des richesses, et l'on avait trop de richesses pour ne pas souhaiter la paix. Le rôle du prince était donc facile. Il profita de ces dispositions plus favorables pour dévoiler une partie de ses desseins. Il le fit dans deux discours très étudiés, très habiles, et qui marquent bien la marche ascendante de sa fortune. — Le premier de ces discours fut prononcé à Caen :

Ce qu'on acclame en moi, disait le président, c'est le représentant de l'ordre et d'un meilleur avenir.

Quand je traverse vos populations, entouré d'hommes qui méritent votre estime et votre confiance, je suis heureux d'entendre dire : Les mauvais jours sont passés ; nous en attendons de meilleurs.

Aussi, lorsque partout la prospérité semble renaître, il serait bien coupable, celui qui tenterait d'en arrêter l'essor par le changement de ce qui existe aujourd'hui, quelque imparfait que ce puisse être.

De même, si des jours orageux devaient reparaître et que le peuple voulût imposer un nouveau fardeau au chef du gouvernement, ce chef, à son tour, serait bien coupable de déserter cette haute mission.

Louis-Napoléon indiquait nettement par ces paroles qu'il se prêterait à une augmentation ou à un renouvellement de ses pouvoirs. — Deux jours plus tard, à Cherbourg, il fut encore plus explicite :

Plus je parcours la France, et plus je m'aperçois qu'on attend beaucoup du gouvernement. Je ne traverse pas un département, une ville, un hameau, sans que les maires, les conseillers généraux et même les représentants ne me demandent, ici, des voies de communication, telles que canaux, chemins de fer ; là, l'achèvement de travaux entrepris ; partout, enfin, des mesures qui puissent remédier aux souffrances de l'agriculture, donner la vie à l'industrie et au commerce.

Rien de plus naturel que la manifestation de ces vœux : elle ne frappe pas, croyez-le bien, une oreille inattentive : mais, à mon tour, je dois vous dire : Ces résultats tant désirés ne s'obtiendront que si vous me donnez le moyen de les accomplir ; et ce moyen est tout entier dans votre concours à fortifier le pouvoir et à écarter les dangers de l'avenir.....

 

Ce langage, si audacieux jusque dans sa réserve, trouvait sa justification dans le sentiment public. A l'heure où le président parlait de la sorte, cinquante-deux conseils généraux venaient de formuler un vœu pour la révision de la Constitution ; et, dans l'esprit du plus grand nombre, cette révision avait surtout pour but de permettre la rééligibilité du chef de l'État, interdite par l'article 45 du pacte fondamental. Trois conseils avaient même pris la peine de préciser à cet égard leur volonté. Les discours de Caen et de Cherbourg étaient commue une réponse aux délibérations des assemblées départementales.

Le 12 septembre, Louis-Napoléon rentra dans la capitale. Il pouvait se rendre cette justice que ses voyages n'avaient point été infructueux. Sachant bien que les peuples aiment toujours à voir de près le représentant du pouvoir, il était entré en rapport direct avec la nation. Il avait bravé courageusement les passions, et, en les bravant, il les avait à demi désarmées. Par ses discours, il avait à la fois flatté et rassuré le pays : il l'avait flatté par l'habile invocation des souvenirs révolutionnaires et de la souveraineté nationale ; il l'avait rassuré par la promesse réitérée de l'ordre et de la paix. Vers cette époque, il s'opéra dans les habitudes mêmes du langage un changement qui indiquait à lui seul les tendances nouvelles de l'opinion. Pendant les premiers temps qui avaient suivi son élection, le président de la République s'était appelé modestement M. Louis Bonaparte ; puis on l'appela Louis-Napoléon : peu à peu l'on s'accoutuma à le désigner sous le nom de prince. Dans le double voyage qu'il venait de faire à l'Est et à l'Ouest, les préfets et les administrateurs avaient parfois, dans leurs entretiens privés avec lui, substitué aux appellations démocratiques celle de monseigneur. Les populations s'étaient portées sur son passage comme on se porte sur le passage d'un souverain. Souverain ! il ne l'était pas encore, et il lui restait pour le devenir bien des obstacles à briser ; mais, quoi que pût dire la Constitution, il n'était déjà plus un simple magistrat électif et temporaire. Cette transformation s'opérait par degrés dans les mœurs avant qu'elle se consommât par la force. Quant à la République, elle durait encore ; mais l'acclamer semblait déjà factieux !

 

V

En se rendant à l'étranger pour y conférer avec leurs princes, les amis de la légitimité et de l'orléanisme avaient en vue une restauration plus ou moins éloignée. En voyageant à travers les provinces, le président de la République songeait à populariser sa personne et à faciliter le renouvellement de sou mandat. Ces démarches étaient correctes, et la Constitution, par cela seul qu'elle était révisable, les autorisait. De retour à Paris, Louis-Napoléon voulut aller plus loin. Le peuple et l'armée étaient les deux forces sur lesquelles il lui plaisait de s'appuyer. Par ses pérégrinations, ses discours, ses promesses, il s'était efforcé d'attirer les masses. Il lui restait à conquérir l'armée.

De vrai, il s'y appliquait depuis longtemps. Bien que magistrat civil, il affectait parfois de porter l'uniforme. Ses amis avaient coutume de vanter ses connaissances militaires. On savait qu'il avait écrit dans sa jeunesse un Manuel d'artillerie. A l'époque de l'expédition de Rome, il n'avait pas hésité ft prendre parti pour le général Oudinot que l'Assemblée condamnait. Le projet du général d'Hautpoul qui augmentait la solde des sous-officiers témoignait d'une sollicitude que personne ne jugea désintéressée. Au mois de juillet, des banquets avaient eu lieu à l'Élysée, où les officiers et sous-officiers avaient été mêlés et confondus à la table même du président. Cela ne suffisant pas, le prince voulut, par une série de revues, se mettre en communication directe avec le soldat.

La saison d'automne favorable aux réunions de troupes, l'utilité des manœuvres d'ensemble, la satisfaction de déployer en face des Parisiens et des étrangers l'imposant appareil de notre armée, tout justifiait ces fêtes militaires. Ce qui se justifia moins bien, c'est le caractère insolite qu'on leur imprima.

Il y eut quatre grandes revues successives. Les deux premières ne paraissent pas avoir préoccupé l'opinion. Il en fut autrement des deux autres. — Le 4 octobre, quatre brigades ayant été réunies à Saint-Maur, les troupes, au moment du défilé poussèrent les cris : Vive Napoléon ! Vive le président ! Le défilé, terminé, une distribution de viande fut faite aux hommes sur les deniers du prince : une double ration de vin leur fut allouée. Quant aux officiers et à la plupart des sous-officiers, une collation, accompagnée de vin de Champagne, leur fut offerte sur le terrain. Ces incidents, quoique très vivement commentés, n'avaient jusque-là rien de bien alarmant. Les plus indulgents jugèrent même qu'il y avait quelque puérilité à transformer en tentative d'embauchage un empressement assez légitime vis-à-vis de soldats fatigués d'une journée pénible. — Par malheur, cette appréciation, d'une équité bienveillante, ne put se soutenir longtemps. Une dernière revue ayant eu lieu le 10 octobre à Satory, les mêmes pratiques se renouvelèrent, et en s'aggravant. À dix heures du matin, les troupes se rassemblèrent sur le champ de manœuvre. L'infanterie formait une division de neuf bataillons, commandée par le général Neumayer. Quant à la cavalerie, elle était exceptionnellement nombreuse, car les garnisons de Melun, de Meaux, de Fontainebleau et même de villes plus éloignées avaient été convoquées : quarante-huit escadrons se trouvaient réunis. Les tribunes étaient encombrées de curieux, attirés moins par la beauté du spectacle que par l'attente des incidents qui surviendraient. Au dehors, la foule était immense. A dix heures et demie, le général Changarnier arriva, et, peu après, le président. Les évolutions commencèrent et, malgré le mauvais état du terrain défoncé par les dernières pluies, furent précises et brillantes. On attendait le défilé. L'infanterie défila la première dans un ordre parfait et dans un silence profond. La cavalerie suivit, et aussitôt la scène changea. Les deux régiments de carabiniers et un régiment de cuirassiers poussèrent, sur le signal de leurs officiers, les cris : Vive Napoléon ! Vive le président ! Un autre régiment de cuirassiers passa et, n'ayant pas reçu d'impulsion, s'abstint de toute manifestation. Avec les dragons, les lanciers, les hussards, les acclamations reprirent, les troupes suivant l'exemple de leurs chefs. On remarqua qu'un chef d'escadrons, se retournant vers ses cavaliers, et brandissant son sabre, poussa le cri de : Vive l'Empereur ! que ses hommes répétèrent aussitôt après lui. Après le défilé, il fut procédé, comme à la précédente revue, à des distributions exceptionnelles de vivres et de vin. Puis la foule s'écoula, s'entretenant avec animation des incidents de la journée

S'alarmer plus tôt eût peut-être été prématuré. Après la dernière revue de Satory, les craintes étaient justifiées. La Commission de permanence qui représentait l'Assemblée absente n'avait pas attendu jusque-là pour s'émouvoir. Dès le 7 octobre, trois jours après la revue de Saint-Maur, elle avait appelé le général d'Hautpoul, ministre de la guerre. — Pourquoi ces distributions supplémentaires ? Pourquoi cette confusion des officiers et sous-officiers participant aux mêmes largesses ? Pourquoi ces cris sous les armes ? Les acclamations ont-elles été ordonnées ? Si elles ne l'ont pas été, a-t-on puni ceux qui les ont poussées ? Faisant allusion à certains bruits répandus, les membres de la Commission portèrent plus avant leurs investigations. Était-il vrai que le 62° de ligne, qui avait déjà reçu l'ordre de quitter Paris, eût été maintenu dans cette résidence à cause de son zèle bruyant pour la personne du prince ? Était-il vrai que Louis-Napoléon eût distribué de l'argent dans les casernes ? — Devant ces interrogations multipliées, le général d'Hautpoul ne s'était pas déconcerté. Les allocations de vin, avait-il répondu, sont réglementaires les jours de fête, de prise d'armes ou de manœuvres. Les distributions faites aux frais du président sont une simple gracieuseté pour l'armée, non un moyen de la séduire : l'appât, d'ailleurs, serait trop grossier. Des cris avaient été poussés, il est vrai, mais rares, isolés, non provoqués. Louis-Napoléon avait parfois distribué dans les casernes de petites sommes qui n'excédaient pas cinquante centimes par homme, mais l'usage des officiers généraux autorisait cette générosité. Quant au 62e de ligne, il était exact qu'un ordre avait été donné, puis contremandé ; mais si ce régiment était conservé à Paris, c'était moins pour son dévouement au chef de l'État qu'en récompense de ses services en juin 1849. — La Commission avait écouté avec une bienveillance un peu incrédule ces explications. Au cours même de la séance, une altercation entre le ministre et le général Changarnier révéla combien était grande la tension des esprits. Le ministre ayant affirmé qu'il était impossible d'empêcher les cris sous les armes, et ayant pris à témoin de son dire le commandant en chef de l'armée de Paris : On empêchera les cris quand on voudra, répondit celui-ci avec beaucoup d'autorité. Les acclamations ont été non seulement encouragées, mais provoquées ; elles l'ont été malgré mon avis. Si je n'ai pas pris de mesures de répression, c'est que j'étais couvert par le ministre de la guerre et par le président de la République. Ce n'est pas sans émotion qu'on entendit ces hautaines paroles de Changarnier. Le général d'Hautpoul se refusa à rédiger un ordre du jour pour recommander le silence aux troupes. La Commission leva la séance en exprimant l'espoir que, dans la prochaine revue annoncée pour le 10, les manifestations précédentes ne se renouvelleraient pas[19].

On sait comment cet espoir fut trompé. Le lendemain de la revue de Satory, les membres de la Commission de permanence accoururent de bonne heure an Palais-Bourbon. Sept d'entre eux avaient assisté au défilé et firent un récit détaillé de ce qui s'était passé. Le ministre de la guerre qui était à cheval à côté du président avait tout vu, tout toléré. On n'avait, disait-on, ni interdit ni prescrit les acclamations ; on s'était borné à faire connaître aux chefs de corps que Louis-Napoléon serait sensible aux témoignages de sympathie de l'armée, de là le silence de quelques-uns et le zèle intéressé du plus grand nombre. Que de tels faits fussent graves, contraires à la discipline, menaçants surtout pour l'avenir, nul parmi les représentants ne songeait a, le contester. Quand on arriva aux mesures à prendre, l'embarras commença. Le péril ne paraissait pas assez imminent pour qu'on convoquât l'Assemblée ; mais, cette extrémité écartée, que convenait-il de résoudre ? Les uns voulaient une déclaration, les autres un ordre du jour motivé : les plus animés allèrent jusqu'à demander la mise en jugement des officiers qui avaient poussé les cris séditieux. Un des membres de la Commission, et non le moins avisé, s'attacha à tempérer cette ardeur. La situation, dit-il, nous alarme plus qu'elle n'alarme le pays lui-même : soyons prévoyants, mais attendons : sous prétexte de nous opposer aux coups d'État, ne commençons pas par en faire un. Malheur à qui engagera le conflit ! La Commission de permanence, dont la presse bonapartiste ne cessait de dénoncer la malveillance, écouta ces conseils modérés. Elle contint son irritation. Elle se borna à insérer dans le procès-verbal de la séance le témoignage de son improbation : encore ce procès-verbal n'était-il point destiné à la publicité. On ne pouvait faire moins sans abdiquer tout à fait[20].

Cette réserve était d'autant plus méritoire que l'activité du parti bonapartiste se révélait, à cette heure-là même, par les signes les plus visibles.

Une société s'était formée quelque temps auparavant sous le nom de Société du Dix-Décembre. Dans les régions officielles, on laissait volontiers entendre qu'il ne s'agissait que d'une société de bienfaisance et de secours mutuels. Mais tout démentait cette assertion. L'association, par son nom même, indiquait son esprit. Son président était le général Piat, l'un des amis du prince. Aux termes mêmes de ses statuts, elle avait pour objet la concentration du grand parti napoléonien. Elle comptait, dans le département de la Seine, huit ou dix mille adhérents. Elle se recrutait surtout parmi les boutiquiers, les petits rentiers, les ouvriers, à qui l'on ne cessait de répéter que l'Assemblée était l'obstacle au bien, qu'il fallait faire trêve aux bavardages parlementaires, que, Napoléon une fois maitre, la France redeviendrait prospère, riche, glorieuse. De la masse de ces pauvres gens paisibles, honnêtes et abusés se détachait un petit groupe d'hommes ambitieux, intrigants, tarés, animés d'un zèle insolent et tapageur. Le préfet de police, qui les connaissait bien, craignait ces dangereux auxiliaires, et, loin de les soutenir, les dénonçait ; mais ils trouvaient ailleurs aide et protection. Au retour du voyage du président dans l'Est, ces compromettants alliés, toujours en quête de manifestations, s'étaient rendus en groupes à la gare de Strasbourg, avaient organisé en l'honneur du prince une sorte d'ovation et avaient maltraité ceux qui ne voulaient pas s'y joindre. Les désordres avaient été niés ou contestés. Mais lorsque Louis-Napoléon était revenu de son excursion à Caen et à Cherbourg, les mêmes scènes s'étaient reproduites, et avec plus de gravité, aux abords de la gare du Havre. Quelques passants inoffensifs furent frappés et assez sérieusement blessés. Le scandale avait été si grave qu'une enquête judiciaire avait été ouverte. La Commission de permanence s'était elle-même émue et avait interrogé le ministre de l'intérieur : celui-ci s'était contenté de répondre que la Société du Dix-Décembre n'offrait aucun danger, que rien ne révélait son caractère politique. Ainsi assurés d'une tolérance voisine de la faveur, peu inquiets d'une instruction judiciaire qui sans doute ne découvrirait rien[21], les sociétaires s'enhardissaient dans leur dessein, et, sous prétexte d'ordre, étalaient dans Paris leur turbulente audace.

Aux aventuriers de la rue se mêlaient les aventuriers du journalisme. Un ancien préfet, M. Romieu, fort connu, mais non connue écrivain, venait de publier l'Ère  des Césars, brutale apologie de la dictature militaire. Les journaux de l'Élysée croissaient en force et en crédit : on en tolérait, disait-on, l'introduction dans les casernes[22]. Ces feuilles variaient habilement leur langage. Tantôt elles s'attachaient à raviver dans le cœur du soldat le souvenir de la défaite et du désarmement du 24 février ; tantôt, faisant allusion aux périls de l'avenir, elles exploitaient le sentiment de la peur, ce sentiment si puissant dans l'âme de la bourgeoisie : d'autres fois, elles affectaient une profondeur mystique et développaient avec gravité je ne sais quelle théorie du despotisme : le plus souvent, elles se bornaient à railler sans pitié le régime parlementaire, et en cela elles étaient sûres d'être écoutées : car chez nous on se fatigue de la parole non moins vite que du silence. Chose triste à dire ! en médisant de l'Assemblée, on avait la double chance de plaire à la plupart des conservateurs et de ne pas déplaire à la plupart des démocrates. Le Moniteur, le grave Moniteur lui-même, cédait de loin en loin à cette tentation facile et s'oubliait jusqu'à reproduire dans ses colonnes des articles du Constitutionnel, pleins d'aigreur contre le Parlement.

Dans ce conflit grandissant, un personnage était surtout en jeu et commençait à fixer tous les regards, c'était le général Changarnier.

Connue Bedeau, Cavaignac ou Lamoricière, Changarnier était passé sans transition des champs de bataille de l'Algérie dans l'arène de la politique. Dans l'histoire de nos troubles civils, son nom apparut pour la première fois le 16 avril 1848, jour où ses sages dispositions assurèrent le triomphe de l'ordre. Après son élection à la présidence, Louis Bonaparte lui avait conféré le double commandement des gardes nationales de la Seine et des troupes de la première division militaire. Cet immense pouvoir faisait de lui le chef réel de la force armée, et, en cas de lutte entre le Palais-Bourbon et l'Élysée, il était assuré de porter la victoire dans le camp où il se placerait. Ce rôle d'arbitre plut à sa nature un peu présomptueuse. Il mit un soin extrême à remplir les devoirs de sa charge, attentif à garantir la paix de la rue et à déconcerter les projets anarchiques. Ses mesures préventives étaient tellement vigilantes et hardies qu'on eût dit parfois de la provocation. Le 29 janvier 1849, il devança l'émeute ; le 13 juin, il la dispersa sans combat. En dehors de ses fonctions, il affectait la réserve, observait le silence au Parlement, évitait de donner des gages aucun parti. Ou remarqua seulement sa froideur dédaigneuse vis-à-vis de l'Assemblée constituante et sa déférence vis-à-vis de l'Assemblée législative. Certains journaux, en parlant du général, l'appelaient le Sphinx, tant il gardait bien le secret de ses prédilections ! — Cependant cette attitude d'impartialité hautaine ne pouvait se prolonger. En présence des ambitions croissantes du président, il fallait que le chef de l'armée de Paris se donnât comme un complice ou s'affirmât comme un rival. Dans une lettre datée de l'exil, Changarnier a plus tard raconté que Louis-Napoléon, pour l'enchaîner à sa fortune, avait maintes fois fait briller à ses yeux la dignité de maréchal, peut-être même une récompense plus haute encore[23]. Même en faisant la part des illusions de cette âme vaniteuse, il demeure certain que le prince dut mettre à un haut prix l'acquisition d'un tel allié. Mais le général faisait peu de cas de Louis-Napoléon : au contraire, il n'était pas insensible aux avances des chefs de la majorité : il se jugeait, d'ailleurs, trop haut placé pour servir aucune ambition, hormis peut-être la sienne. Il feignit de ne pas comprendre et essaya de persister dans une neutralité désormais impossible. Entre l'Élysée et le quartier général des Tuileries, les relations se refroidirent. Lors des débats sur la dotation, Changarnier se fit, on s'en souvient, l'avocat de la présidence. Cette intervention déplut, loin de satisfaire. Le général était apprécié comme auxiliaire : comme complice, il eût été comblé de grâces : on le supportait malaisément comme protecteur. Sur ces entrefaites, Louis-Philippe étant mort, le commandant en chef de l'armée de Paris fit dire à la chapelle des Tuileries une messe pour le monarque défunt et y assista avec son état-major. L'époque des revues arriva. Changarnier désapprouva les acclamations. On a vu comment, au sein de la Commission de permanence, il s'était fait le contradicteur hautain du ministre de la guerre. Par ces actes successifs, par cette attitude, il devenait le général du Parlement. Tant qu'il garderait son commandement, aucun coup de force n'était possible : lui parti, aucune crainte n'était chimérique. La situation de Changarnier était l'enjeu du conflit soulevé. Serait-il maintenu à la tête des troupes ? Serait-il au contraire remplacé ? On sentait que sa destitution ou son maintien marquerait la victoire ou le recul de l'Élysée.

Cette appréciation était Fondée. Elle l'était si bien qu'à l'un des conseils des ministres, le général d'Hautpoul proposa de partager en quatre divisions la première division militaire : de la sorte, Changarnier ne serait pas destitué, mais on briserait son commandement en le morcelant et on le contraindrait à la retraite. A la vérité, cette combinaison, présentée à l'improviste, souleva dans le cabinet des objections si vives qu'il fallut y renoncer : bien mieux, le général d'Hautpoul, l'auteur du projet, donna sa démission et fut nommé gouverneur général de l'Algérie : le général Schramm, ancien soldat des guerres impériales, le remplaça et, le 26 octobre, dans un ordre du jour très rassurant, protesta de son respect pour nos institutions non moins que de son dévouement pour le chef de l'État[24]. Cependant, à défaut de la victoire complète qu'il espérait, l'Élysée voulut avoir une demi-satisfaction. On n'osa encore frapper Changarnier, mais on le menaça indirectement en éloignant de lui le général Neumayer, son principal lieutenant, qui commandait sous ses ordres directs la première division militaire.

A considérer les choses en elles-mêmes, un tel acte n'avait rien qui dût émouvoir. Le ministre de la guerre usait de son droit strict. De plus, le général Neumayer obtenait un ample dédommagement et ne quittait Paris que pour prendre le commandement supérieur des circonscriptions militaires de Nantes et de Rennes. Mais, dans la situation emmêlée où l'on se trouvait, rien n'était indifférent. Les commentaires ne tardèrent pas à se répandre. On privait le général en chef de son plus important auxiliaire : demain sans doute on le frapperait lui-même. Le vrai motif de la mesure, si le public l'avait connu, n'eût point été de nature à dissiper les inquiétudes. A la veille de la revue de Satory, le général Neumayer, interrogé par le colonel du 15e de ligne sur l'attitude à prendre, avait jugé que les troupes sous les armes devaient s'abstenir d'acclamations : telle était l'origine de sa disgrâce déguisée sous une faveur ; et cette disgrâce n'avait pu être conjurée par les démarches du général en chef, soit auprès des membres du cabinet, soit auprès du président de la République.

La décision ministérielle fut connue le 29 octobre. Le soir même, quelques membres du Comité de permanence se rencontrèrent au Palais-Bourbon, et, après avoir échangé leurs impressions, demandèrent que la Commission se réunît le lendemain. La séance s'ouvrit sous l'empire d'une anxiété assez vive. Il était visible que le président voulait miner peu à peu l'autorité de Changarnier, et, celui-ci renversé, atteindre la représentation nationale elle-même. On s'accordait à penser que, si un décret révoquait le général en chef, il faudrait que la Commission le maintînt dans son commandement et convoquât d'urgence l'Assemblée. Sur ces entrefaites, un rapport du commissaire de police attaché au Palais-Bourbon vint augmenter les craintes. Si l'on ajoutait foi à ce rapport, la Société du Dix-Décembre avait fait prévenir la veille ses chefs de section d'être sur leurs gardes : le comité de cette société était en permanence rue Geoffroy-Marie, 9 : une autre association, analogue à celle du Dix-Décembre, se tenait chez un nominé Picot, rue du Faubourg-Montmartre. Dans tous ces conciliabules, on se répandait, disait-on, en propos injurieux contre les représentants et l'on se préparait à l'action. Quoique ces rumeurs fussent rapportées avec une dangereuse affectation de zèle, la Commission n'osa pas les rejeter sans examen et, rapprochant tous ces motifs d'alarme, appela dans son sein les ministres de l'intérieur et de la guerre. M. Baroche vint seul. C'était le garant habituel de la loyauté du président. Il ne négligea aucun effort pour être persuasif. Il taxa d'exagération — et en cela il ne se trompait point — les récents rapports de police. Il laissa entendre que la Société du Dix-Décembre serait dissoute si l'instruction ouverte à la suite des troubles de la gare du Havre démontrait le caractère politique de cette association. Il assura que la maison Picot serait surveillée. Sur les motifs de la destitution du général Neumayer il refusa de s'expliquer : en revanche, il affirma solennellement que la légalité serait respectée, et il le fit avec cette véhémence de protestation qui lui était habituelle. De nouveau la Commission se laissa persuader, renonça à convoquer le Parlement, et se contenta d'une déclaration insérée dans un procès-verbal non destiné à la publicité. Telum imbelle sine ictu !

Le général Changarnier, lui, se montra moins accommodant et ne se contenta pas de ces traits qui ne frappaient personne. Tout d'abord, il avait affecté de dédaigner les mauvais procédés de l'Élysée : il avait affirmé, non sans quelque complaisance pour lui-même, que son autorité n'était en rien affaiblie : il avait ajouté que de pareilles tracasseries ne changeraient en rien ses sentiments, qu'il demeurerait le soldat de la loi, de la loi seule. Cette indifférence était feinte plus que sincère. Trois jours plus tard, le 2 novembre, le général en chef prit sa revanche. Dans un ordre du jour aux troupes, il leur rappela que, sous les armes, les règlements militaires défendaient les acclamations. C'était sa réponse à la disgrâce du général Neumayer. Changarnier, d'ailleurs, avec sa confiante nature, était moins effrayé qu'on ne pense des complications qui se préparaient. Il ne lui déplaisait pas de voir tous les yeux fixés sur lui. Vers ce temps-là, s'entretenant avec M. Odilon Barrot, que les bruits d'une crise imminente avaient fait arriver de sa retraite de Mortefontaine : Entre Louis-Napoléon et moi, disait-il, c'est à qui commencera la lutte. Cette lutte, il était trop loyal et surtout trop prévoyant pour la provoquer. Mais si elle devait éclater un jour, il ne la redoutait pas : il se reposait sur le bon esprit de l'armée : il se croyait sûr del préfet de police, M. Carlier : dans son optimisme, il comptait même sur l'énergie de M. Dupin[25]. C'est dans ces dispositions qu'il attendait et veillait, recevant les hommages des partis sans se donner encore tout à fait à aucun, et se laissant porter par la fortune qui, jusque-là, l'avait si bien servi.

Dans ce duel entre les deux pouvoirs, la Commission de permanence avait soutenu jusqu'à ce moment, sinon avec beaucoup d'efficacité, du moins avec une modération très digue, les droits du Parlement. Un étrange incident survint, qui jeta sur elle un discrédit immérité et fut exploité bruyamment par la presse bonapartiste. Cet incident ne mériterait guère d'être tiré de l'oubli s'il n'avait fourni aux passions déjà si excitées un aliment de plus.

Il y avait alors à Paris un de ces hommes ennemis du travail, déclassés et besogneux, qui demandent leur subsistance à de basses intrigues. On l'appelait Allais. Allais avait vécu assez longtemps à Rouen, y avait été compromis dans l'émeute du mois d'avril 1848, avait été tour à tour arrêté et relâché, puis, changeant subitement d'opinion, avait offert au parti de l'ordre son douteux concours. Enrôlé dans la police rouennaise et bientôt congédié à la suite de nombreux mensonges, il était venu dans la capitale. Là, seul et sans ressource, il avait connu toutes les extrémités de la misère. Il était entré à la préfecture de police, mais pour en sortir presque aussitôt. Cependant, sur une recommandation trop bienveillante, M. l'on, commissaire chargé spécialement de la garde de l'Assemblée, avait consenti, vers la fin de 1849, à le prendre au nombre de ses agents secrets.

M. Yon avait plus d'ardeur que de mesure. Il partageait en les exagérant toutes les défiances du Parlement. Il se piquait d'avoir des informations particulières, de ne relever que du bureau de l'Assemblée, d'être indépendant de la préfecture de police et du ministère de l'intérieur. Les voyages du président, les acclamations de Satory, les agissements de la Société du Dix-Décembre, les propos répandus dans le public avaient fait naître en lui des inquiétudes, et il les manifestait avec une extrême vivacité, soit qu'il fût en cela sincère, soit qu'il voulût se donner de l'importance. Pour surveiller les menées bonapartistes, il choisit Allais. Il est vraisemblable qu'il lui recommanda le zèle : cette recommandation était dangereuse, beaucoup d'agents confondant le zèle avec l'amplification et le mensonge. A l'aide d'une médaille de reconnaissance, Allais s'introduisit dans les conciliabules de la Société du Quinze-Août, sorte de dérivation de la Société du Dix-Décembre. M. Yon ne se doutait guère que son subordonné, jaloux d'un supplément de ressources, adressait, en ce temps-là même, à Louis-Napoléon les suppliques les plus exaltées et recevait en échange quelques secours de l'Élysée.

Le 30 octobre, Allais communiqua à son chef le plus étrange et le plus inattendu des rapports. La veille au soir, disait-il, une réunion de vingt-six personnes, appartenant aux sociétés bonapartistes, et au sein de laquelle il était parvenu à pénétrer, s'était tenue chez un sieur Pichon, épicier, 2, rue des Saussayes. Là, on s'était entretenu des événements politiques : on s'était accordé à penser que Dupin et Changarnier étaient les principaux obstacles à la dictature de Louis-Napoléon, et que, s'ils disparaissaient, le succès serait assuré. Les esprits s'animant, on avait proposé de tirer au sort à qui débarrasserait le pays de ces deux coquins. La proposition avait été adoptée. Le sort avait désigné un nommé Picot pour assassiner Changarnier, et l'avait désigné, lui, Allais, pour tuer Dupin.

Le récit était trop extraordinaire pour ne pas éveiller les défiances. Le commissaire de police du quartier des Tuileries, avant reçu l'avis de l'attentat contre Changarnier, pressentit tout de suite une mystification et se contenta de faire surveiller Picot. M. Yon fut plus crédule, rédigea un procès-verbal, le communiqua à M. Dupin, qui, sans y ajouter grande foi, l'accueillit. Le 7 novembre, plusieurs membres du Comité de permanence firent part à leurs collègues de la dénonciation. Si bizarre que fût un tel complot, il était rapporté avec une telle précision de détails qu'il sembla téméraire de passer outre. Trois membres de la Commission furent délégués auprès du ministre de l'intérieur, à l'effet de provoquer des éclaircissements[26].

Une enquête administrative, faite avec intelligence et célérité, eût contrôlé ces révélations, et si, comme il était probable, on se trouvait en face d'un imposteur, cette malencontreuse affaire eût été étouffée. Par malheur, le Journal des Débats dut à une indiscrétion la connaissance des faits qui avaient ému le Comité de permanence, et, dans son numéro du 8 novembre, reproduisit en substance les parties principales du rapport d'Allais. On devine aisément ce qui suivit. La netteté des révélations, le haut rang des personnages menacés, la gravité habituelle du journal qui rapportait ces bruits, tout cela ne permettait point l'indifférence. Mais bientôt des protestations surgirent de toutes parts. Le ministre de l'intérieur accueillit les membres de la Commission de permanence avec une surprise ironique qui ne laissa pas de les froisser. Ni le procureur de la République, ni le préfet de police n'avaient reçu d'avis[27]. Le président de la Société du Dix-Décembre, le général Piat, démentit avec énergie les projets coupables qu'on prêtait aux membres de cette association[28]. L'étrangeté de la mise en scène, l'absurdité même du crime saisirent tous les esprits. Qu'on tînt a se débarrasser du général Changarnier, on pouvait à toute rigueur le comprendre : mais M. Dupin était-il donc un personnage tellement stoïque qu'on ne pût en avoir raison qu'en l'assassinant ? M. Yon ayant enfin, le 9 novembre, déposé son procès-verbal au parquet, une instruction judiciaire fut ouverte. Aussitôt les impossibilités, les invraisemblances s'accumulèrent. Allais avait nommé plusieurs personnes qui avaient assisté au conciliabule de la rue des Saussayes : ces personnes donnèrent un démenti au dénonciateur, et plusieurs établirent un alibi. L'épicier Pichon nia la réunion. Le concierge de la maison n'avait rien entendu. Le magasin, même en y joignant l'arrière-boutique, ne pouvait contenir vingt personnes. On rechercha Allais : il était caché dans une sorte de réduit au palais de l'Assemblée : il fut transporté malade à l'hospice de la Charité : là, il fit appeler le juge d'instruction et rétracta ses prétendues révélations. C'était, disait-il, M. Yon qui l'avait engagé à faire un rapport serré contre les bonapartistes : de là, la conspiration fantastique qu'il avait imaginée.

A quoi bon plus de détails ? La chambre du conseil du tribunal de la Seine rendit une ordonnance de non-lieu du chef de complot : en revanche, Allais fut poursuivi pour dénonciation calomnieuse. Devant la juridiction correctionnelle, il rétracta ses propres rétractations, et, sauf quelques détails, soutint de nouveau la véracité de son rapport. Il fut condamné à un an de prison[29].

Ainsi se termina cette affaire étrange et, aujourd'hui encore, un peu obscure. La plupart crurent à une mystification pure et simple. Plusieurs estimèrent que les révélations, calomnieuses dans leur ensemble, étaient sincères sur quelques points. Certaines circonstances les frappaient. M. Yon s'était refusé jusqu'au bout à croire à une imposture, et l'amour-propre ne suffisait pas à expliquer une telle persistance. Si l'on ajoutait foi à deux témoignages à la vérité peu concordants[30], un passeport pour l'étranger aurait été offert à Allais par l'intermédiaire des gens de service de la présidence, comme si l'on eût intérêt, non pas à le confondre, mais à l'éloigner. Pendant l'instruction, Allais n'avait pas été en prison préventive, et pourtant, à l'hospice de la Charité, il avait été tenu au secret, à tel point qu'un représentant du peuple qui le connaissait n'avait pu lui parler. — La vérité, autant qu'on peut la conjecturer dans ce dédale de contradictions, c'est que, dans les sociétés bonapartistes, s'agitaient alors quelques hommes violents, sans mœurs et sans scrupules : de là, dans certains conciliabules de ces associations, des propos inconsidérés, peut-être même des menaces de mort échappées dans l'ivresse ou la colère[31]. M. Yon avait recommandé à son agent d'être zélé. Allais, vaniteux et menteur, renchérit sur les recommandations de son chef. Il recueillit quelques imprudentes ou criminelles paroles, les transforma en un dessein prémédité et les encadra enfin dans une sorte de mise en scène que lui fournit son imagination perverse ou égarée.

Cette misérable intrigue n'était digne que du mépris public. Le parti bonapartiste s'en empara pour l'exploiter, et c'est par là qu'elle se rattache à l'histoire. La presse de l'Élysée ne tarit pas en railleries sur la crédulité de M. Yon, et, à travers l'homme de confiance de l'Assemblée, elle atteignit la Commission de permanence et la représentation elle-même. Il fallait, disait-on, que l'esprit de malveillance fût bien vif au Palais-Bourbon pour qu'il gagnât jusqu'aux serviteurs les plus obscurs du Parlement. Heureusement, ajoutait-on avec ironie, cette hostilité est si maladroite qu'il est aisé de la confondre. Après les revues de Satory, la propagande de la Société du Dix-Décembre, la destitution du général Neumayer, il était difficile de nier les vues ambitieuses du président. Le prétendu complot de la rue des Saussayes permit de donner le change à l'opinion et de transformer le prince et ses amis en victimes de la calomnie. On fit de cette opportune conspiration l'événement principal de la prorogation. Tel fut le résultat de l'affaire Von-Allais, ainsi qu'on appela, dans le langage du temps, l'incident que nous venons de raconter.

 

VI

Dans les unions les plus troublées, il v a parfois des moments d'accalmie : dans ces heures d'apaisement, on regrette le passé, on s'efforce d'améliorer le présent, on se propose de mieux employer l'avenir. Il y a souvent dans ces retours plus de sincérité qu'on ne pense. Puis la différence des tempéraments et des vues ramène la discorde : peu à peu les rivalités deviennent plus aiguës, les rapprochements plus courts et surtout plus rares, tant qu'enfin la crise définitive éclate et emporte avec elle les dernières espérances d'harmonie.

La vie publique est à cet égard la fidèle image de la vie privée. Dans ce long conflit entre Louis-Napoléon et l'Assemblée, on parut parfois se repentir d'une lutte qui coûtait si cher au pays. Il arriva que, de part et d'autre, on déposa les armes, et peut-être avec la ferme résolution de ne pas les reprendre. Ce ne fut qu'après bien des trêves, de plus en plus précaires, hélas ! que la suprême séparation se consomma.

On le vit bien à l'époque où nous sommes parvenus. A l'heure même où l'incident Allais soulevait dans la presse les plus aigres débats, les membres de l'Assemblée reprenaient leur place au Palais-Bourbon. Or, à cette Assemblée, Louis-Napoléon offrit aussitôt, dans son message du 12 novembre, la solennelle assurance de son attachement à la loi.

A l'une des dernières séances de la Commission de permanence, M. Baroche avait annoncé qu'à la rentrée du Parlement les déclarations du prince dissiperaient toutes les inquiétudes. On ne croyait plus qu'à demi M. Baroche. Cette fois, l'événement le justifia.

Après un exposé général de l'état du pays, le prince s'exprimait en ces termes :

... La France veut avant tout le repos. Encore émue des dangers que la société a courus, elle reste étrangère aux querelles de partis ou d'hommes, si mesquines en présence des grands intérêts qui sont en jeu.

J'ai souvent déclaré, lorsque l'occasion s'est offerte d'exprimer publiquement ma pensée, que je considérais comme de grands coupables ceux qui, par ambition personnelle, compromettaient le peu de stabilité que nous garantit la Constitution. C'est ma conviction profonde. Elle n'a jamais été ébranlée. Les ennemis seuls de la tranquillité publique ont pu dénaturer les plus simples démarches qui naissent de ma position.

Comme premier magistrat de la République, j'étais obligé de me mettre en relation avec le clergé, la magistrature, les agriculteurs, les industriels, l'administration, l'armée, et je me suis empressé de saisir toutes les occasions de leur témoigner ma sympathie et ma reconnaissance pour le concours qu'ils me prêtent ; et surtout si mon nom, comme mes efforts, a concouru à raffermir l'esprit de l'armée, de laquelle je dispose seul, d'après les termes de la Constitution, c'est un service, j'ose le dire, que je crois avoir rendu au pays, car j'ai toujours fait tourner au profit de l'ordre mon influence personnelle.

La règle invariable de ma vie politique sera, dans toutes les circonstances, de faire mon devoir, rien que mon devoir.

Il est aujourd'hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de la Constitution. Ce vœu ne s'adresse qu'au pouvoir législatif. Quant à moi, élu du peuple, ne relevant que de lui, je me conformerai toujours à ses volontés légalement exprimées.

L'incertitude de l'avenir fait naître, je le sais, bien des appréhensions, en réveillant bien des espérances : sachons tous faire à la patrie le sacrifice de ces espérances, et ne nous occupons que de ses intérêts. Si, dans cette session, vous votez la révision de la Constitution, une Constituante viendra refaire nos lois fondamentales et régler le sort du pouvoir exécutif. Si vous ne la votez pas, le peuple, en 1852, manifestera solennellement sa volonté nouvelle. Mais quelles que puissent être les solutions de l'avenir, entendons-nous, afin que ce ne soit jamais la passion, la surprise ou la violence qui décident du sort d'une grande nation. Inspirons au peuple l'amour du repos, en mettant du calme dans nos délibérations ; inspirons-lui la religion du droit, en ne nous en écartant jamais nous-mêmes ; et alors, croyez-le, le progrès des mœurs politiques compensera le danger d'institutions créées dans des jours de défiances et d'incertitudes.

Ce qui me préoccupe surtout, soyez-en persuadés, ce n'est pas de savoir qui gouvernera la France en 1852 ; c'est d'employer le temps dont je dispose, de manière que la transition, quelle qu'elle soit, se fasse sans agitation et sans trouble.

Le but le plus noble et le plus digne d'une âme élevée n'est point de rechercher, quand on est au pouvoir, par quels expédients on s'y perpétuera, mais de veiller sans cesse aux moyens de consolider, à l'avantage de tous, les principes d'autorité et de morale, qui défient les passions des hommes et l'instabilité des lois.

Je vous ai loyalement ouvert mon cœur ; vous répondrez a à ma franchise par votre confiance, à mes bonnes intentions a par votre concours, et Dieu fera le reste.

 

Nous avons tenu à reproduire, sans en rien retrancher, ces mémorables paroles qui semblaient annoncer une ère de paix. Dieu seul sonde les reins et les cœurs ; mais ce langage avait toutes les apparences de la loyauté. La presse, même la plus hostile à l'Élysée, applaudit au message. Une seule phrase évoquait le souvenir des récentes querelles, c'était celle où Louis-Napoléon parlait de l'armée dont il disposait seul ; mais les plus malveillants osaient à peine faire ressortir cette légère dissonance, tant l'ensemble de la déclaration officielle était patriotique, cordial et conciliant !

Il y eut alors entre les deux pouvoirs une sorte d'émulation généreuse à oublier et à ensevelir tout ce qui rappelait les anciennes disputes. Le ministre de l'intérieur avait, depuis cinq jours déjà, dissous la société du Dix-Décembre. De plus, comme l'extrême gauche, à propos d'une élection partielle, attaquait la loi du 31 mai, M. Baroche se leva pour défendre l'œuvre commune du cabinet et du Parlement[32]. — De son côté, l'Assemblée, malgré la demande de M. Anthony-Thouret, se refusa à publier les procès-verbaux de la Commission de permanence et à réveiller les incidents de la prorogation. — Le désir de reformer la majorité, de prévenir en son sein toute scission nouvelle, d'écarter tout débat tumultueux, fit ajourner de nouveau la proposition Creton relative à l'abrogation des lois d'exil. — Sur ces entrefaites, un grave incident, né de la politique extérieure, mit en lumière la prévoyance de la représentation nationale. Les rapports diplomatiques entre la Prusse et l'Autriche étaient alors tellement tendus qu'on pouvait craindre une guerre prochaine. Dans ce conflit peut-être imminent, l'intention du cabinet français était d'observer la neutralité. Pourtant il jugea bon un appel de quarante mille hommes sur la classe de 1849, et il présenta au Parlement une demande de crédit pour couvrir la dépense de cette levée. La commission nommée se montra favorable au crédit, mais à deux conditions : la première, c'est que la diplomatie française ne négligerait aucun conseil pour maintenir la paix ; la deuxième, c'est que, si la lutte éclatait, nous consacrerions tous nos efforts à la limiter, à empêcher surtout que d'une question purement allemande sortit une guerre générale. M de Rémusat, nommé rapporteur, se fit l'interprète de ces vues patriotiques et sensées. Au même moment où le crédit fut adopté, on apprit que les ministres de Prusse et d'Autriche conféraient à Olmütz, et que leur entrevue rétablirait sans doute entre les deux pays l'harmonie compromise.

L'Assemblée ne se contentait pas de donner à la nation ces preuves de sa sagesse. On la vit se porter avec plus d'ardeur vers l'étude des questions économiques et charitables, vers la recherche patiente et consciencieuse des intérêts matériels et moraux du pays. Cette sollicitude, du reste, n'était pas nouvelle : à la vérité, sous la bienfaisante influence du message du 12 novembre, elle devint plus active ; mais elle n'avait pas attendu cette impulsion pour s'éveiller, et, quand les journaux de l'Élysée reprochaient naguère au Parlement son indifférence pour le bien-être populaire, ils étaient injustes jusqu'à la calomnie. Profitons de cette courte trêve des partis, de cette sorte de halte entre les combats qui viennent de se livrer et ceux qui suivront bientôt, profitons, dis-je, de cette passagère accalmie pour dire brièvement ce que cette Assemblée, dans les intervalles des orages, accomplir pour le bien des pauvres, pour le perfectionnement de nos institutions civiles et pour l'accroissement de la richesse nationale.

Parmi les représentants que le suffrage universel, en mai 1849, avait appelés au Palais-Bourbon, il en était un assez grand nombre qui, plus jaloux de leurs obligations que de leurs prérogatives, avaient le noble désir que leur passage aux affaires profitât surtout aux déshérités de ce monde. Ils avaient vu le peuple, après le 24 février, trompé par les doctrines socialistes ; ils l'avaient vu, en juin 1848, impitoyablement châtié. Ils se plaisaient à la pensée de substituer aux illusions qui pervertissent les vérités qui améliorent, et d'adoucir les répressions nécessaires par les témoignages multipliés d'une ingénieuse bienfaisance. La Constitution de 1848 avait, dans son article 13, tracé, avec une ampleur un peu fastueuse, les devoirs de la République envers les enfants, les nécessiteux, les malades, les vieillards. Les hommes de bien dont nous rappelons ici le souvenir n'avaient point désiré cette Constitution : la plupart ne l'avaient point votée. Mais, guidés par leur patriotique sollicitude, éclairés par la lumière plus haute de leur conscience chrétienne, ils se jugeaient tenus d'acquitter la dette que d'autres avaient souscrite.

An nombre de ces amis désintéressés du peuple, un homme se distinguait qui, dès sa jeunesse, avait consacré à Dieu et aux pauvres une intelligence qui était élevée et une âme qui valait mieux encore : on l'appelait M. Armand de Melun. Il avait été naguère dans le quartier Saint-Marceau l'auxiliaire dévoué de la Sœur Rosalie. L'œuvre des Amis de l'enfance, les œuvres de patronage surtout n'avaient pas eu de plus zélé promoteur. Il avait créé à la fin de 1846 une société dite Société d'économie charitable. Élu à l'Assemblée législative, il ne vit dans ce mandat qu'une nouvelle occasion de servir plus efficacement les intérêts qui lui étaient chers : Je voudrais être à la Chambre, écrivait-il le lendemain de son élection, le représentant des humbles et des petits.

Il tint parole. Dès son entrée au Parlement, il demanda la nomination d'une commission de trente membres chargée de préparer les lois relatives à l'assistance publique. Une proposition analogue fut déposée, le 6 juillet 1849, au nom du gouvernement par le ministre de l'intérieur. L'Assemblée fit à ces projets un accueil favorable. La commission nommée fut digne de la grave mission qui lui incombait. Elle contenait dans son sein trois des chefs les plus éminents de la majorité, M. Thiers, M. Berryer, M. de Montalembert ; des hommes familiarisés depuis longtemps avec les questions d'économie politique et charitable, MM. Béchard, Corne, Baudot, Charles Dupin, Gustave de Beaumont ; un évêque, Mgr Parisis ; un pasteur protestant, M. Coqueret. M. Armand de Melun, ainsi que son frère M. de Melun (du Nord), était l'un des trente commissaires, et, si sa modestie et sa répugnance pour la parole publique l'éloignaient des râles brillants, sa compétence et son dévouement rendaient indispensable son concours.

A vrai dire, ces personnages, presque tous recommandables des titres divers, n'échappèrent point à une première impression qui aurait pu frapper leur œuvre d'impuissance. L'étendue de leur tâche les effraya quelque peu, et il semble que les motions qui leur furent soumises rencontrèrent tout d'abord plus de défiance que de sympathie. M. Thiers voyait partout la trace des influences socialistes et dépensait toute sa verve en objections. M. Berryer, non par indifférence de cœur, mais par ignorance, était porté à contester l'urgence ou l'efficacité des mesures à prendre, et, comme M. Thiers, se montrait plus empressé à accueillir les critiques que zélé à chercher des solutions. Certains économistes, comme M. Baudot et M. Béchard, pleins des idées de décentralisation, craignaient avant tout les envahissements de l'État, et, mus par ces appréhensions, inclinaient à une réserve voisine de l'inertie. Parmi les commissaires se trouvaient enfin quelques membres de la gauche : ceux-ci, soit par entraînement naturel, soit à dessein, reproduisaient volontiers, dans leur langage, quelques-unes des formules qui avaient naguère effrayé, et leurs paroles imprudentes, qui semblaient justifier les alarmes des ultra-conservateurs, affaiblissaient encore l'esprit d'initiative[33].

Ce n'est que peu à peu que cette timidité diminua, et il en demeura toujours des traces. Cependant l'examen des questions d'assistance fut entrepris, sinon avec beaucoup de confiance et d'ardeur, au moins avec un soin consciencieux. Le comité se divisa en trois sous-commissions. — La première étudia les institutions propres à l'enfance abandonnée, malheureuse ou coupable : établissement des tours, œuvres de charité maternelle, création de crèches et de salles d'asile, réglementation du travail industriel et des contrats d'apprentissage, organisation de colonies pénitentiaires pour les jeunes détenus. — La deuxième se préoccupa de l'aide qui, dans certains cas exceptionnels, est due même aux travailleurs adultes et valides ; à cette seconde commission se rattachèrent les questions relatives aux associations ouvrières, aux logements insalubres, aux sociétés de secours mutuels. — La troisième sous-commission enfin rechercha les moyens de prévenir ou de tempérer pour l'ouvrier pauvre les misères et les souffrances qui sont la suite ordinaire de la vieillesse : de là des études sur les caisses d'épargne, les caisses de retraite, les hôpitaux et hospices. C'est ainsi que se déroula aux veux des commissaires toute la longue et triste chaîne des douleurs humaines.

Il fallait condenser dans un résumé général l'ensemble de ces vues. Un tel travail, par sa grandeur même, exigeait une puissance synthétique peu commune. On songea d'abord à désigner pour rapporteur M. Berryer, qui ne se souciait guère de cette lourde charge, à cause de son ignorance des questions sociales, et aussi, ajoutait-il, à cause de son inaptitude à écrire. Cette tâche qui effrayait M. Berryer, M. Thiers n'était pas homme à la décliner ; bien au contraire, il la souhaitait : mais plusieurs de ses collègues hésitaient à le choisir : ils redoutaient son hostilité contre toute innovation et sa tendance à confondre tous les projets dans la même accusation de socialisme. L'illustre homme d'État pénétrait ces répugnances et ne laissait pas que d'en éprouver un certain dépit qu'il déguisait sous une vanité naïve : On ne veut pas, disait-il, que je fasse le rapport, je ne m'en soucie pas, mais il sera mal fait et ne fera pas d'honneur à la commission[34]. Malgré ces hésitations, M. Thiers fut élu.

Le 26 janvier 1850, il donna à l'Assemblée lecture de son travail. On y retrouvait les qualités ordinaires de ce merveilleux esprit : la double aptitude à tout saisir et à tout faire comprendre aux autres, une méthode sûre malgré l'abondance des détails, avec cela un langage clair, toujours approprié au sujet, simple et ému tout ensemble. Cette part faite à l'éloge, on ne pouvait nier que le rapport ne portât les traces de défiances excessives. M. Thiers semblait plus préoccupé de terrasser une dernière fois le socialisme que de fonder des institutions de bienfaisance. C'était le propre de cette haute intelligence d'être parfois très audacieuse et parfois très timide. Ici, la timidité dominait. Les hommes les plus habitués à la pratique de la charité en jugèrent ainsi : Je crains bien, écrivait M. de Melun, que les pauvres ne se trouvent guère assistés par la lecture de ce volumineux chef-d'œuvre.

Heureusement, si le rapport de M. Thiers fut par lui-même plus brillant qu'utile, le bien ne s'accomplit pas moins. Il s'accomplit sous la forme modeste de projets partiels débattus par la commission, puis soumis successivement à l'Assemblée. On n'eut point, comme plusieurs l'eussent souhaité, de Code général de l'assistance publique, œuvre ambitieuse, peut-être inefficace, et que l'instabilité des temps n'eût point permis d'achever. En revanche, on eut bon nombre de lois, limitées sans doute dans leur objet, mais pratiques et utiles : ces lois furent élaborées et votées sans bruit, comme se préparent et s'accomplissent le plus souvent les choses vraiment durables et fécondes.

Dans les premiers mois de 1850 fut discutée une loi sur les logements insalubres. La première pensée de cette proposition appartenait à un représentant du Nord qui avait été frappé de l'entassement de la population ouvrière dans les caves de la ville de Lille. Aux termes du projet, une commission nommée par le conseil municipal devait visiter les lieux considérés comme insalubres, faire opérer les travaux d'assainissement, et, si l'assainissement était impossible, interdire la location. Le recours à l'autorité supérieure garantissait contre l'arbitraire des conseils municipaux ou des commissions. La loi fut promulguée le 13 avril[35]. — A quelque temps de là, la loi du 18 juin 1850 créa, sous la garantie de l'État, une caisse de retraite ou de rentes viagères pour la vieillesse[36]. — Un mois plus tard, le 15 juillet, un acte législatif régla l'organisation des sociétés de secours mutuels[37]. — Vers la fin de la même session, le problème de l'éducation et du patronage des jeunes détenus appela la sollicitude du Parlement. Les mineurs acquittés, mais renvoyés, par décision des tribunaux, dans une maison de correction, étaient le plus souvent renfermés dans les prisons d'arrondissement ou dans les maisons centrales, et, loin de s'y amender, achevaient de s'y corrompre : quelques établissements pénitentiaires avaient été créés par l'initiative privée, notamment à Mettray : mais ces tentatives ne s'étaient pas généralisées. Un projet émané de la commission d'assistance eut pour but de combler cette lacune. Des colonies pénitentiaires devaient être établies, soit par l'État, soit par les particuliers, avec l'autorisation et sous le contrôle de l'État : ces colonies, situées à la campagne, étaient appelées à donner asile aux malheureux enfants qui avaient cédé au vice avant l'âge du plein discernement. Là, ils seraient employés aux travaux agricoles, soumis à une discipline salutaire, initiés aux préceptes de la morale et de la religion. Il était réservé à un règlement d'administration publique de déterminer le mode de patronage des détenus libérés. La loi fut votée le 5 août et promulguée le 13[38].

On atteignit ainsi la prorogation. Au retour de l'Assemblée, le message du 12 novembre, en produisant un calme momentané, favorisa ces paisibles travaux. — Il arrivait fréquemment, surtout dans la population industrielle des villes, que des ouvriers, vivant depuis longtemps en concubinage, étaient animés du double désir de régulariser leur état par le mariage et d'assurer à leurs enfants le bénéfice de la légitimation. Mais souvent ils étaient arrêtés par la difficulté de réunir les pièces exigées par l'officier de l'état civil, et aussi par le coût même de ces expéditions. L'inertie aidant, ils retardaient de jour en jour leur dessein, et souvent jusqu'à ce que la mort les surprit. Une loi votée le 10 décembre 1850 remédia à cet état de choses : elle décida que désormais toutes les pièces relatives au mariage des indigents seraient délivrées gratuitement et par le soin des mairies : toutes les rectifications jugées nécessaires seraient poursuivies d'office à la requête du parquet[39]. Dans cette voie des réformes utiles, l'Assemblée, guidée par quelques hommes laborieux et bienfaisants, s'avançait d'un pas lent, mais sûr. L'élévation des frais de justice empêchait souvent les pauvres d'exercer devant les tribunaux les revendications même les plus légitimes. Les bureaux d'assistance judiciaire furent créés : ces bureaux, après constatation de l'indigence et mi examen sommaire du litige, devaient accorder ou refuser l'assistance. S'ils l'accordaient, toutes les productions de pièces, tous les actes de procédure, le ministère même des officiers publics ou des avocats, tout devait être gratuit[40]. — Les fraudes dans la vente des substances alimentaires étaient nombreuses et préjudiciaient surtout aux familles nécessiteuses. Une loi fut rendue dans le but de réprimer plus efficacement ces abus[41]. — Au milieu de ces soins multipliés, l'Assemblée revenait toujours avec une préférence marquée vers les mesures protectrices de l'enfance et de l'adolescence. C'est dans cet esprit qu'elle s'attacha à régler les conditions des contrats d'apprentissage[42]. — Enfin, avant d'être dissous, le Parlement devait voter encore des lois sur les caisses d'épargne, les monts-de-piété, les hospices et hôpitaux[43]. D'autres projets que les nécessités de l'ordre du jour ou le défaut d'entente ne permirent pas de mener à bonne fin furent débattus dans les commissions ou devinrent l'objet de rapports : telles furent les questions relatives au repos du dimanche[44], aux enfants trouvés et au rétablissement des tours, aux secours à domicile, à l'organisation du service médical dans les campagnes, à l'admission et à l'envoi des indigents dans les eaux thermales. — Ainsi se révélait la sollicitude de l'Assemblée, sollicitude ingénieuse à soulager toutes les faiblesses et toutes les misères. Cet esprit de bienfaisance n'oubliait aucun des déshérités de la vie : il n'oubliait aucun détail, il s'étendait même avec une bonté compatissante aux êtres privés de raison. On devine que nous faisons allusion à la loi Grammont sur les mauvais traitements envers les animaux, loi votée pendant cette session de 1850. On aurait tort de sourire de ces préoccupations ou de les trouver déplacées : car la charité, cette noble fille du ciel, élève tout ce qu'elle touche, et même dans ses manifestations les plus humbles, elle mérite encore d'être encouragée, appréciée et aimée.

L'activité laborieuse de l'Assemblée ne se révélait point seulement dans les questions de législation charitable, mais elle s'appliquait aussi avec un zèle louable à combler les lacunes de la législation civile. Parmi les représentants se trouvaient des magistrats, des professeurs, des avocats, presque tous renommés pour l'étendue de leur savoir ou leur expérience le plus éminent d'entre eux était M. Valette, professeur à l'École de droit de Paris et l'un des meilleurs jurisconsultes de son temps. Sous les auspices de ces doctes personnages, un grand nombre de projets furent conçus. — Le plus important de tous, qui arriva jusqu'à la troisième délibération, mais ne put être mené à bonne fin[45], fut la révision de notre régime hypothécaire. D'autres propositions moins étendues furent votées par l'Assemblée : elles supprimaient de fâcheux abus ou réalisaient d'importantes améliorations. — Une loi du 10 juillet 1850 sur la publicité des contrats de mariage eut pour but de porter à la connaissance des tiers les conventions matrimoniales adoptées par les époux et de prévenir les fraudes que le régime dotal favorisait[46]. — Une loi du 6 décembre 1850, comblant une des lacunes du Code civil, autorisa, en cas de séparation de corps, l'action en désaveu de paternité pour l'enfant né plus de neuf mois après la séparation[47]. — Enfin la qualité de Français, sauf la faculté d'option dans l'année de la majorité, fut reconnue à tout individu né en France d'étrangers qui eux-mêmes étaient nés sur notre sol[48]. Sans doute ces projets ne se référaient qu'à des matières tout à fait restreintes : tels quels, ils témoignaient d'un zèle intelligent.

Les intérêts purement matériels avaient aussi leur large part dans les soucis de l'Assemblée. L'augmentation des revenus indirects, le facile recouvrement de l'impôt foncier, le chiffre croissant des dépôts des caisses d'épargne étaient autant de signes d'un état meilleur. Le commerce et l'industrie, si rudement atteints par la crise subite du 24 février, revenaient par degrés à une situation sinon très prospère, au moins à peu près normale. Quelques jours avant la prorogation, une loi votée presque sans débat avait supprimé le cours forcé des billets de la Banque de France. L'Assemblée et le pouvoir exécutif pouvaient revendiquer l'un et l'autre l'honneur de ces résultats satisfaisants. Dans cet ordre d'idées, deux inventions, déjà anciennes et d'une portée immense, appelaient toute l'attention des pouvoirs publics : c'étaient celle de la télégraphie électrique et celle des chemins de fer. — Une loi du 29 novembre 1850 ouvrit aux dépêches privées le service télégraphique ; malheureusement les lignes étaient encore peu nombreuses et les tarifs très onéreux[49]. — Quant aux chemins de fer, la période de tâtonnements avait été longue, si longue que nous nous étions laissé devancer par la plupart des pays de l'Europe : en outre, cette grande industrie avait été frappée plus que toutes les autres par la catastrophe de 1848. Les grandes lignes qui devaient former l'ensemble de notre réseau étaient commencées, mais aucune n'était achevée ou même sur le point de l'être ; on procédait par tronçons : on ouvrait ici une section, là une autre ; on ajournait les parcours qui exigeaient les plus grands travaux d'art. Ni le Parlement ni le pouvoir exécutif n'étaient indifférents à cet état de choses : toutefois ce fut au gouvernement qui suivit qu'il appartint d'imprimer à ces gigantesques travaux une décisive impulsion.

Telle fut, en raccourci, l'œuvre de l'Assemblée au triple point de vue des institutions charitables, du droit civil, de la législation économique. Ces mesures furent préparées, discutées ou votées à des époques diverses, mais c'est surtout dans la courte période de paix qui suivit le message du 12 novembre que se déploya cette sage activité. C'est pourquoi nous avons cru devoir grouper et réunir ici l'ensemble de ces décrets et de ces décisions.

Sans doute le calme n'était pas si grand que les susceptibilités, naguère si promptes, ne se réveillassent parfois. Le procès Yon-Allais, qui venait de se dérouler devant les tribunaux, eut son épilogue : le cabinet voulut la révocation de M. Yon ; le bureau de l'Assemblée s'opposa à cette révocation : M. Yon se démit de son emploi ; et cette triste affaire ne se termina pas sans soulever quelques récriminations pénibles. Vers la fin de décembre, un autre incident surgit. Un représentant, M. Mauguin, ayant été incarcéré pour dettes, l'Assemblée se prévalut de l'inviolabilité législative et, malgré les efforts du garde des sceaux qui invoquait le silence de la Constitution et les prescriptions du droit commun, ordonna l'élargissement du représentant arrêté. L'un des questeurs, M. Bau, se rendit lui-même à la maison de Clichy pour faire exécuter la décision parlementaire. La justice venait de condamner Allais et de flétrir sévèrement M. Yon, l'homme de confiance du Palais-Bourbon ; l'Assemblée à son tour semblait se venger de la magistrature eu brisant une ordonnance judiciaire. Cette rancune parut mesquine, et cette affectation d'omnipotence rencontra peu d'approbateurs. A ces regrettables démêlés, il fallait ajouter les querelles des journaux, querelles qui renaissaient parfois avec une aigreur de mauvais augure.

Cependant, malgré ces signes moins favorables, l'heureux accord fondé sur le message du 12 novembre ne paraissait pas sérieusement altéré. On persistait à espérer que l'harmonie se maintiendrait. Nulle prévision, hélas ! ne fut plus vaine. Avec Louis-Napoléon, c'était presque toujours l'imprévu qui arrivait. On avait eu la paix le 12 novembre quand on osait a peine y compter. On eut la guerre deux mois plus tard quand on commençait à s'habituer à la paix.

 

VII

Le 2 janvier 1851, le journal la Patrie, l'un des organes ordinaires du président, publia, sans en donner la date, de prétendues instructions du général en chef de l'armée de Paris à ses officiers. Aux termes de ces instructions, tout ordre non émané du général en chef ou de ses agents réguliers devait être considéré comme nul. Les représentants ne devaient point être écoutés. Enfin toute demande, sommation ou réquisition d'un fonctionnaire civil, judiciaire ou politique devait être rigoureusement repoussée.

On jugea aussitôt que la Patrie n'avait publié un aussi grave document que sous l'inspiration ou du moins avec l'agrément de l'Élysée. Si l'origine de cette nouvelle à sensation avait pu être incertaine, les derniers doutes se dissipèrent lorsque, le lendemain, on vit le prince Jérôme Napoléon monter à la tribune et interroger le ministre de la guerre sur l'ordre du jour rédigé, disait-on, par le général Changarnier. Il était difficile de se dissimuler le piège que cette interpellation cachait. Si Changarnier avouait les instructions, il s'éloignait de l'Assemblée ; si au contraire il les désavouait, il apparaissait de nouveau comme le général du Parlement et fournissait un prétexte pour qu'on le frappât. A se faire l'agent de cette manœuvre, le prince Napoléon trouvait un double profit. En attaquant le commandant de l'armée de Paris, il remplissait son rôle de bon Montagnard ; en servant l'Élysée, il faisait œuvre de bon cousin.

Le ministre de la guerre, l'honnête général Schramm, demanda un délai pour rechercher l'ordre du jour en question. L'Assemblée impatiente décida la discussion immédiate. Le prince Napoléon lut l'article de la Patrie, le commenta avec plus de perfidie que d'adresse, s'efforça de diviser la majorité. Une désapprobation presque universelle accueillit ses paroles : l'orateur était pour la droite un adversaire, et pour la gauche un allié suspect : en outre, on pressentait une comédie de famille. Le général Schramm renouvela sa demande d'ajournement. Cependant le général Changarnier, directement visé, n'était pas homme à s'abriter derrière son chef. Il se dirigea vers la tribune : Mon honorable ami, M. le général Schramm, dit-il, veut bien me permettre de donner un renseignement qu'avec le temps il ne pourrait pas trouver, attendu que le document signalé par le journal la Patrie n'existe pas. Changarnier ajouta qu'à la vérité, peu de temps après l'émeute de Juin, il avait donné à la garde nationale une instruction pour assurer l'unité de commandement pendant le combat : mais il affirma que, ni dans cette instruction, ni dans aucune autre, il n'avait nié le droit constitutionnel de l'Assemblée. A ces paroles, les applaudissements éclatèrent et se prolongèrent assez longtemps pour se transformer en ovation. Le prince Napoléon essaya en vain de répondre : les clameurs étouffèrent sa voix, et l'ordre du jour pur et simple fut voté presque à l'unanimité.

Cette attaque subreptice avait eu le seul dénouement qu'elle méritât. Mais on va voir la crise dont elle fut l'origine, le prétexte ou le point de départ.

Le lendemain, les représentants, en arrivant au Palais-Bourbon, apprirent la retraite du cabinet. La surprise fut extrême. Le refus opposé la veille à l'ajournement sollicité par le général Schramm ne suffisait pas à expliquer une crise. On voulait douter de la nouvelle : les ministres eux-mêmes annoncèrent leur démission. Dans l'incertitude où l'on était, les faiseurs de suppositions se donnèrent libre carrière. Pendant la journée du 5 janvier qui était un dimanche, toutes sortes de rumeurs coururent. On parla d'un ministère Faucher, d'un ministère Billault, du maintien de M. Fould et de M. Baroche : M. Dupin, M. Barrot avaient été, disait-on, appelés à l'Élysée. Le 6 janvier, la séance parlementaire s'ouvrit au milieu des préoccupations les plus vives. L'ordre du jour appelait la discussion de la loi sur le régime hypothécaire : mais nul n'écoutait. Toute la vie se concentrait dans les couloirs. On arrêtait au passage et l'on interrogeait avec empressement ceux des membres de la majorité qui, comme M. Barrot, M. Faucher, M. de Malleville, semblaient les médiateurs naturels entre l'Assemblée et l'Élysée.

Au milieu de toute cette confusion, un bruit dominait tous les autres, c'était celui de la destitution de Changarnier.

Ce bruit était fondé, et la crise n'avait pas d'autre origine. Déjà, au mois d'octobre précédent, Louis-Napoléon avait songé à se débarrasser du commandant de l'armée de Paris, et s'il avait ajourné son dessein, il n'y avait pas renoncé. L'ovation faite au général dans la séance du 3 janvier avait précipité le dénouement. Changarnier s'était substitué au ministre de la guerre : il avait affirmé les droits du Parlement, s'était constitué le protecteur de l'Assemblée. L'Assemblée, à son tour, lui avait témoigné, par ses acclamations, qu'elle l'adoptait pour le gardien et le champion de ses prérogatives. Décidément, Changarnier jouait le rôle de Guise, mais le président ne voulait pas être Henri III. Il résolut de briser, sans plus de retard, ce serviteur hautain, plus incommode qu'un ennemi.

Ce dessein une fois arrêté, un souci restait au prince, celui de tempérer aux yeux des représentants l'effet d'une si grave mesure. En ôtant au Parlement son général, il lui aurait plu de ménager le Parlement lui-même. Avec sa nature à la fois audacieuse et timide, il aimait à ne frapper que des coups successifs : il pansait même volontiers les blessures qu'il faisait et attendait, avant d'en porter d'autres, que les premières fussent presque cicatrisées.

Dans ces jours de crise, il entretint isolément plusieurs des membres influents de l'Assemblée, M. Molé, M. Daru. Il alla même jusqu'à proposer à M. Barrot de composer un ministère qui signerait le décret de révocation de Changarnier. M. Barrot déclina cette offre : ce n'était pas que le pouvoir du commandant en chef ne lui apparût comme exorbitant, mais il jugeait inopportune l'heure de cette destitution. Si la situation de Changarnier a grandi, faisait-il observer, c'est qu'en l'absence d'un cabinet parlementaire, l'Assemblée cherche dans le général l'appui qu'elle ne trouve point ailleurs. Le vaniteux homme d'État se flattait volontiers de l'espoir que, si l'on revenait aux traditions constitutionnelles, il serait le chef désigné du ministère futur, et il se réservait plutôt qu'il ne se refusait. Non content de ces entrevues intimes, le président convoqua le 8 janvier à l'Élysée les principaux membres de la majorité : ils étaient au nombre de huit. C'étaient MM. Dupin, Molé, Thiers, Barrot, Berryer, de Broglie, Daru, Montalembert. Louis-Napoléon, en réunissant ces graves personnages, ne voulait ni leur proposer de former un cabinet, ni les consulter sur un projet qui était irrévocable : c'était à une espèce de conférence qu'il les conviait.

Après les avoir remerciés de leur empressement, il leur exposa que le commandement de l'armée de Paris, créé dans des circonstances exceptionnelles, n'avait plus de raison d'être, puisque la paix publique était depuis longtemps rétablie. Ce commandement, ajouta-t-il, est anormal, exorbitant, et forme dans l'État un troisième pouvoir qui gêne l'action des deux autres. Mettre fin à cet état de choses est mon droit : je suis résolu à en user : seulement, je vous demande d'eue auprès de l'Assemblée les garants de la légalité de la mesure et de la loyauté de mes intentions.

La surprise fut grande et se traduisit par un silence embarrassé. Sous cette courtoisie pleine d'aménité qui était habituelle au prince, se cachait une prétention voisine de l'impertinence. Louis-Napoléon allait rendre un décret qui, sous une forme indirecte, atteignait le Parlement, et il voulait que les chefs du Parlement non seulement ne fussent point les adversaires de la mesure, mais en devinssent les promoteurs, les hérauts et les soutiens !

M. Dupin était le président de l'Assemblée, et, à ce titre, il prit le premier la parole. Quoi, dit-il, c'est à la suite d'un incident parlementaire où le général a protesté de son respect pour la représentation nationale que vous allez le dépouiller de ses fonctions ! — M. Barrot parla de même. — Quant au duc de Broglie, il concédait de grand cœur la légalité de l'acte présidentiel : Mais, ajoutait-il avec son ordinaire gravité, la sagesse d'un gouvernement consiste moins à user de tout son droit qu'à en user à propos et avec modération. — Deux des interlocuteurs du prince lui étalent particulière-meut favorables : c'était M. Molé, qui avait servi le premier Empire et s'en souvenait ; c'était M. Daru, qui, lui aussi, se rattachait par sa famille aux traditions impériales. L'un et l'autre s'unirent pourtant à leurs collègues, et, sous une forme plus adoucie et affectueuse, exprimèrent les mêmes répugnances. On ne peut choisir un plus mauvais moment pour destituer le général..., dit M. Molé. — C'en est fait de l'accord entre les deux pouvoirs, ajouta M. Daru...

Plus hautain et plus défiant, Berryer se montra étonné, presque blessé du rôle étrange que Louis-Napoléon voulait confier aux chefs de la majorité : Nous ne pouvons accepter cette mission ; nous ne serions pas écoutés si nous entreprenions d'enlever à l'acte qu'on prépare le caractère et la gravité que le bon sens lui attribue. — Le plus vif de tous fut M. Thiers : Nous avions cru que nous étions appelés ici pour donner notre avis : vous dites que votre décision est prise ; soit : ce n'est pas moins un devoir pour nous d'exprimer notre sentiment. Tous les partis ont leurs exagérés, le vôtre comme les autres, monsieur le président. Que fera l'Assemblée ? je n'en sais rien : ce que je sais, c'est qu'elle se sentira atteinte. S'animant de ses propres paroles, M. Thiers rappela ce que la majorité avait fait pour le président : A l'époque de la loi sur la dotation, j'ai été de banc en banc pour recruter des adhérents au projet. A l'occasion, nous soutiendrions encore le ministère avec la même énergie. On dit que Changarnier conspire ; si l'on peut lui reprocher quelque chose, c'est de ne se donner à personne. A ces mots, Louis-Napoléon interrompit avec une vivacité qui ne lui était point habituelle : Pourtant le général a dit qu'il se chargeait de me conduire à Vincennes. — Ah ! monsieur le président, si nous nous mettions à recueillir tous les propos de couloirs, que ne dirions-nous pas ?

Le prince écoutait les avis avec une patience qui n'avait d'égale que son obstination à ne pas les suivre. Cependant l'entretien, d'abord cordial, avait pris un ton presque amer. Les députés se levèrent. Au moment de se retirer, debout, groupés autour du président, ils tentèrent un dernier effort, mais ce fut sans succès. Louis-Napoléon, quoique troublé et ému, était inébranlable. Quant aux chers de la majorité, ils quittèrent le palais de l'Élysée, à la fois irrités et affligés : irrités de l'offense faite à l'Assemblée et affligés de la rupture qui suivrait[50].

Le lendemain, la disgrâce de Changarnier fut consommée. On ne le destitua pas, mais on partagea son commandement : le général Baraguey d'Hilliers devint commandant de la première division militaire ; le général Perrot, commandant de la garde nationale. En même temps le Moniteur annonçait la formation du nouveau ministère. MM. Drouyn de Lhuys, Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, Ducos, Magne, Bonjean remplaçaient aux affaires étrangères, à la guerre, à la marine, aux travaux publics, à l'agriculture MM. de la Hitte, Schramm, Romain Desfossés, Binent', Dumas. Les portefeuilles de la justice, de l'intérieur, des finances, de l'instruction publique, demeuraient aux mains de MM. Roulier, Baroche, Fould, de Parieu. Chose singulière ! les membres les plus importants du dernier cabinet figuraient dans la nouvelle combinaison. Ils n'avaient déposé le pouvoir que pour le reprendre aussitôt. Il y aurait en là de quoi étonner, si tant d'étrangetés accumulées n'avaient émoussé la curiosité et lassé la surprise elle-même.

 

VIII

Par le message du 31 octobre 1849, le président avait rompu avec les traditions parlementaires : par la destitution de Changarnier, il rompait avec le Parlement lui-même.

Les impressions furent diverses. — Dans la petite bourgeoisie où les journaux de l'Élysée étaient très répandus, l'approbation fut plus vive que le blâme. Il en fut de même dans le monde des affaires : la Bourse monta : comme pour bien marquer, au milieu de toutes ces fluctuations, la stabilité du crédit public, le ministre des finances choisit ce moment pour baisser d'un ½ pour 100 l'intérêt des bons du Trésor. — Dans les classes élevées, au contraire, on s'effraya et l'on s'irrita. L'Assemblée surtout s'émut. La disgrâce de Changarnier lui apparut comme une menace pour sa sécurité, presque comme une atteinte à son honneur.

Les colères firent explosion. Le 10 janvier, M. de Rémusat monta à la tribune : Messieurs, après les actes graves et extraordinaires que le Moniteur d'aujourd'hui a annoncés à la France, je m'attendais que les ministres, cédant, encore cette fois, aux usages de tous les gouvernements représentatifs, viendraient expliquer à cette tribune pourquoi ils étaient sur ces bancs.

Je m'attendais qu'ils expliqueraient pourquoi, après une démission que je ne m'explique pas, ils venaient de reformer une administration que je ne m'explique pas davantage. (Écoutez ! écoutez !)

A défaut de ce& explications, il faut que l'Assemblée parle (approbation), il faut qu'elle rompe un généreux silence qui n'a duré que trop longtemps.

M. Baroche se leva pour répondre. Il se borna à dire que la politique du cabinet serait celle du message du 12 novembre, que des hommes sérieux et recommandables avaient été remplacés sur les bancs ministériels par d'autres hommes non moins sérieux et non moins recommandables. A ces déclarations banales, il ajouta ses protestations ordinaires de droiture et de loyauté. Par malheur, le ministre de l'intérieur avait plusieurs fois déjà répété le même discours, en sorte que son autorité, jadis très grande, s'était un peu affaiblie. La droite tout entière et une portion de la gauche écoutèrent avec impatience cet orateur devenu suspect ; à l'extrême gauche régnait un silence glacial ; au centre quelques approbations soulignèrent seules le langage ministériel. Berryer, avec son éloquence ordinaire, M. Dufaure, avec sa netteté incisive, revendiquèrent les droits du Parlement. Le général Bedeau fut plus véhément encore : Des clameurs séditieuses ont été poussées à Satory. Qui a-t-on frappé ? ceux qui avaient crié ? Non, mais le général Neumayer, qui avait rappelé les règlements. Le général Changarnier rend hommage à l'Assemblée. Qu'arrive-t-il ? le lendemain on le destitue. En vain M. Baroche reprit-il la parole ; en vain M. Roulier lui vint-il en aide : leurs protestations irritaient, loin d'apaiser. M. de Rémusat déposa la proposition qu'il avait annoncée au début de la séance. Elle consistait dans la nomination d'un comité chargé de préparer les morsures que les circonstances commanderaient. Malgré l'opposition des députés du centre et malgré l'abstention d'une partie de la Montagne, la proposition fut votée par 330 voix contre 213.

L'ardeur des discours, l'animation des visages, l'intensité des craintes ou des colères, par-dessus tout le caractère vague et menaçant de la résolution votée, tout annonçait une de ces grandes batailles on peut-être l'un des deux pouvoirs sombrerait. La commission, disait-on, allait se transformer en comité de salut public. Le vent était à la mise en accusation. Ainsi parlaient les représentants dispersés dans les couloirs et enivrés de leur propre éloquence ou de celle de leurs amis. Ceux qui tenaient ce langage s'abusaient sur leur puissance. Ce fut le propre de l'Assemblée législative de menacer toujours et de ne point frapper. Jamais ce mélange d'irritabilité et de faiblesse n'apparut mieux que dans les événements que nous rapportons.

Dès que les représentants se réunirent dans leurs bureaux pour désigner les membres de la commission, la divergence des vues éclata. Quatre partis se dessinèrent nettement. Il y avait le parti de l'Élysée qui affirmait le droit constitutionnel du prince et était d'avis de ne rien faire du tout. A l'extrémité opposée, il y avait le parti des alarmistes qui demandaient confusément une politique d'énergie et qui réclamaient, soit une enquête ou une adresse au pays, soit une nouvelle et solennelle affirmation du droit de réquisition directe. Entre ces deux partis, il y avait enfin deux groupes intermédiaires, celui des modérés de la gauche et celui des modérés de la droite. Ces deux groupes eux-mêmes avaient des volontés opposées. Les modérés de la gauche, comme M. Bixio, souscrivaient à un acte d'hostilité contre le pouvoir, mais se refusaient à tout témoignage de gratitude pour Changarnier ; les modérés de la droite, comme Montalembert, jugeaient au contraire opportune une manifestation en faveur de Changarnier, mais répugnaient à frapper d'un blâme le président ou même le cabinet.

Le choix des commissaires se ressentit de ces incertitudes. La commission compta dans son sein des hommes de tous les partis. Elle commença par demander la publication des procès-verbaux de la Commission de permanence. Cette publication fut votée avec l'assentiment même du ministère. Quand on arriva aux mesures à prendre, l'embarras fut grand. En fin de compte, deux résolutions furent proposées : premièrement, un ordre du jour de défiance contre le ministère ; secondement, un témoignage de gratitude pour Changarnier. C'était assez pour exprimer les sentiments de l'Assemblée : mais on était loin d e cc comité de salut public, de ces bruits d'accusation, de ces décisions énergiques qu'on avait annoncées à la première heure ; et, pour arriver à une conclusion si modeste, il eut mieux valu ne pas déployer d'abord une si fastueuse hostilité.

Cette résolution, outre qu'elle était bien modeste, n'était pas tout à fait sincère. Si une responsabilité était en jeu, c'était celle du président : or c'était le cabinet seul qu'on frappait, comme si la fiction de l'irresponsabilité royale n'eût pas été depuis longtemps brisée. Sans doute on ne pouvait faire remonter le blâme plus haut sans provoquer un terrible éclat ; et, à ce titre, cette réserve ne laissait pas que d'être patriotique. Mais alors, encore une fois, à quoi bon ce zèle de la première heure ? Le plus sûr moyen d'enhardir ses adversaires, c'est d'afficher des desseins belliqueux et de les laisser ensuite fléchir et se dégrader.

Cette revanche de l'Assemblée se réduisit encore à de plus humbles proportions. Les débats publics s'ouvrirent. On entendit de merveilleux discours. On prodigua au prince et à ses conseillers les vérités les plus désobligeantes, et ces traits, tour à tour ingénieux ou méprisants, sanglants ou ironiques, furent soulignés par les applaudissements de la droite et de la gauche. On dévoila les périls, les humiliations de l'avenir, et la perspicacité à les prévoir n'eut d'égale que l'impuissance à les conjurer. — M. Jules de Lasteyrie retraça avec une verve qui ne ménageait rien les incidents de la prorogation. Berryer, s'élevant plus haut, célébra avec magnificence les grandeurs de la royauté ; puis, avec une clairvoyance prophétique : Si cette majorité est brisée, si elle est scindée, je déplore l'avenir qui est réservé à mon pays : je ne sais quels seront vos successeurs ; je ne sais pas si vous aurez des successeurs : ces murs resteront peut-être debout, mais ils seront habités par des législateurs muets. — M. Thiers ne fut ni moins précis, ni moins sombre dans ses prévisions : Il y a aujourd'hui deux pouvoirs, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif... Si l'Assemblée cède aujourd'hui, il n'y en aura plus qu'un, la forme du gouvernement sera changée. Dès à présent, on pourra dire : L'EMPIRE EST FAIT ! — Changarnier assistait à ces débats dont sa disgrâce avait été l'origine, mais qui, à force de se généraliser, s'éloignaient un peu de lui. Lui aussi, il voulut prendre la parole. Il est toujours malaisé de parler dans sa propre cause. Changarnier s'acquitta de sa tâche avec honneur : il se montra simple, bref, attristé sans amertume, ému, un peu solennel comme toujours, mais d'une solennité que la gravité des conjonctures justifiait. Je n'ai voulu que l'exécution des lois ; je n'ai favorisé aucune faction : c'est pourquoi les démagogues et les partisans de la dictature impériale m'ont voué des haines irréconciliables qui, pour mon honneur, survivent à ma chute. Messieurs, mon épée est condamnée à un repos au moins momentané, mais elle n'est pas brisée ; et si, un jour, le pays en a besoin, il la trouvera bien dévouée et n'obéissant qu'aux inspirations d'un cœur patriotique et d'un esprit ferme, très dédaigneux des oripeaux d'une vaine grandeur. — Ainsi se déroulait cette discussion, tour à tour orageuse ou calme, et s'élevant à des hauteurs qu'on n'a point dépassées. C'était le sort de cette Assemblée d'offrir au pays des modèles oratoires à suivre plutôt que des exemples politiques à imiter. Quand ces flots d'éloquence eurent cessé de couler, il fallut bien arriver à une conclusion. Le parti de l'Élysée se refusant à tout vote de blâme, la droite ne pouvait former une majorité si elle ne s'alliait à la gauche. La gauche, de son côté, était disposée à désavouer le ministère, non à glorifier Changarnier. Des deux résolutions adoptées par la commission, on sacrifia la seconde, c'est-à-dire le témoignage en faveur de l'ancien commandant en chef de l'armée de Paris. Un ordre du jour fut proposé par le représentant Sainte-Beuve qui se résumait eu une simple désapprobation contre le cabinet. Républicains et royalistes s'étant unis dans n n vote commun, l'ordre du jour Sainte-Beuve fut adopté par 415 voix contre 286. On humiliait assez le prince pour le rendre irréconciliable, on ne l'atteignait pas assez pour l'amoindrir.

Non seulement Louis-Napoléon ne sortait pas amoindri du débat, il en sortait fortifié. Il y avait, en réalité, deux vainqueurs : c'était d'abord les Montagnards qui assistaient a% cc une joie perfide aux divisions de leurs adversaires ; c'était ensuite le président qui était débarrassé de Changarnier. Le vrai vaincu, c'était l'ancienne majorité dont les fragments coupés en tronçons allaient chercher en vain à se rejoindre.

Pour ceux qui n'avaient point encore perdu le souvenir des traditions constitutionnelles, il y avait bien un autre vaincu, c'était le ministère, le ministère qui, après huit jours d'existence, s'effondrait : mais nul ne s'en souciait, et Louis-Napoléon moins que personne. Uno avulso, non deficit alter ! Il ne fallait au président que des commis dociles et laborieux, et il n'en manqua pas. Après quelques tentatives infructueuses, il composa un cabinet extraparlementaire, et, dans la formation de ce cabinet, il eut d'ailleurs, comme on dit, la main heureuse, car ses choix tombèrent sur des hommes distingués et honorables. Quelques noms apparurent alors qui devaient, sous le second Empire, arriver à la notoriété : c'était M. de Royer, qui était appelé au ministère de la justice ; M. Schneider, qui devenait ministre de l'agriculture et du commerce ; M. Magne, qui, déjà membre du cabinet précédent, conservait le ministère des travaux publics. Les portefeuilles de la guerre, de la marine, de l'intérieur, des finances, de l'instruction publique, des affaires étrangères furent attribués au général Randon, au contre-amiral Vaillant, à MM. Vaïsse, de Germiny, Giraud, Brenier. Dans un message, le prince fit connaître qu'il gouvernerait avec cette nouvelle administration jusqu'à ce que la majorité se reconstituât. Quelques-uns parmi les plus ardents s'indignèrent que le ministère fût choisi en dehors du Parlement, et virent dans cette exclusion une nouvelle menace pour l'avenir. La plupart, découragés, un peu sceptiques, fatigués de leurs colères mêmes, renoncèrent à s'indigner ou à s'étonner, et accueillirent avec une indifférence dédaigneuse les nouveaux ministres que le hasard leur envoyait.

 

IX

Une longue période s'ouvrit, pleine de confusion, d'incertitude, d'anarchie non matérielle, mais morale. Cette malheureuse Assemblée sentait le terrain s'effondrer sous elle. Déjà elle était divisée en trois tronçons, la droite royaliste, le parti de l'Élysée, la Montagne. Elle avait perdu le général dont l'épée était sa sauvegarde. En outre, l'opinion s'éloignait de plus en plus d'elle. Il se formait en ce temps-là, dans le peuple et dans une portion de la bourgeoisie, un courant impétueux qui poussait vers l'absolutisme. Le goût de l'unité si cher au tempérament français, le prestige du nom de Napoléon, la fatigue des troubles, tout précipitait cette tendance. On voulait avant tout le repos : on était affamé de silence et d'immobilité, comme on était naguère avide de parole et de mouvement.

Les représentants de l'ancienne majorité étaient trop avisés pour ne pas mesurer le danger. En vain la loi les couvrait : ils comprenaient que le courant de l'opinion, les minant depuis longtemps, finirait par emporter toutes les fictions légales. Ces périls presque insurmontables, nettement entrevus par leur clairvoyance, engendraient en eux une disposition amère, attristée et hautaine. Ils ressentaient ces transports d'irritabilité nerveuse qui dénotent, non la force, mais la faiblesse ; et les accès où ils se consumaient accroissaient leur impuissance même. Tout devenait matière à interprétations malveillantes. Le plus souvent, les tentatives de rapprochements, mal comprises, travesties par la défiance ou la mauvaise foi, ne faisaient qu'élargir l'abîme entre les deux pouvoirs. Dans ce duel, Louis-Napoléon avait le double avantage du sang-froid sur le tumulte, du silence sur la parole : et le pays, jugeant sur les apparences, comparant l'agitation du Palais-Bourbon avec le recueillement de l'Élysée, s'habituait de plus en plus à voir dans la représentation nationale le foyer de toutes les intrigues, dans le prince, au contraire, le souverain garant de la paix.

Un mois après la révocation de Changarnier, un incident fournit aux rivalités parfois assoupies, jamais endormies, une bruyante occasion d'éclater. Le 3 février 1851, le cabinet demanda un nouveau crédit de 1.800.000 francs pour frais de représentation du président de la République. La détresse était-elle si grande à l'Élysée que, pour s'assurer de nouvelles ressources, on bravât les chances d'un refus dédaigneux ? Se flattait-on d'obtenir de la condescendance du Parlement un dernier sacrifice ? Ne songeait-on pas plutôt,en cas de refus, à tirer de l'humiliation même un avantage et à se poser en victime en face de l'opinion publique ? Quelle que fût la pensée du prince, les sentiments de l'Assemblée se révélèrent aussitôt. La commission nommée fut hostile au crédit : elle désigna pour rapporteur M. Piscatory. Si l'on voulait dire la vérité avec une franchise nette, hardie, presque brutale, on ne pouvait mieux choisir. M. Piscatory s'appliqua à déchirer tous les voiles, et il y excellait. A la vérité, la cause de Louis-Napoléon trouva un éloquent champion, c'était Montalembert. Montalembert déplorait plus que personne l'émiettement du parti de l'ordre : il avait peu de foi dans la monarchie et n'en avait aucune dans la République : il se préoccupait avant tout des destinées religieuses de son pays, et il croyait que le prince, bien conseillé, était aussi apte que personne à les assurer. Il se fit l'avocat de l'Élysée, avocat dédaigneux, presque persifleur, protecteur plus qu'ami. Telle était l'irritation de l'auditoire que lui, l'orateur naguère acclamé, ne recueillit que des murmures à peine compensés par quelques applaudissements des centres. Aucune voix puissante ne s'éleva pour répondre à Montalembert. On alla au scrutin, et, la droite s'unissant à la gauche, le crédit fut rejeté. Le Parlement était victorieux, mais au prix d'une nouvelle scission parmi les conservateurs. La presse bonapartiste annonça une souscription au profit du prince. Par une note brève insérée au Moniteur[51], Louis-Napoléon la refusa. On vendit à l'Élysée des chevaux et des voitures, on congédia des serviteurs, affectation de pauvreté qui fit quelques dupes.

L'Assemblée s'étourdissait de ses propres luttes. Nous n'accorderons à Louis Bonaparte ni une heure de prolongation ti de pouvoir, ni un écu. Tel était le mot qu'on entendait sur les bancs de la Montagne et parfois aussi sur quelques bancs royalistes. A droite comme à gauche, il semblait qu'on rivalisât de motions insensées. C'est vers ce temps-là que Berryer demanda le remboursement des 45 centimes et Lagrange celui du milliard des émigrés. Les surprises des derniers scrutins avaient désorienté toutes les combinaisons. La confusion régnait partout. Les Montagnards, les yeux fixés sur l'échéance attendue de 1852, se réservaient pour cette époque redoutable : en attendant, ils accueillaient, tantôt avec une défiance dédaigneuse, tantôt avec un empressement perfide, les avances de royalistes qui, après les avoir combattus à outrance, unissaient parfois leurs votes aux leurs. Les royalistes eux-mêmes étaient divisés : orléanistes et légitimistes s'attaquaient dans leurs journaux. Sur ces entrefaites, le nouvel ajournement de la proposition Creton vint accroître les dissidences entre les deux fractions monarchiques. Les anciens chefs parlementaires différaient d'attitude : les uns, comme M. Berryer et M. Thiers, s'abandonnaient à leur hostilité contre le président ; les autres, comme M. de Broglie et M. Molé, contemplaient d'un regard attristé cette mêlée des partis. Parmi les feuilles de l'Élysée, quelques-unes, jalouses de se distinguer par leurs violences, attaquaient la loi du 3i mai, traînaient dans la boue le régime constitutionnel, appelaient de leurs vœux une sorte de coup de force, et leurs témérités effrayaient les députés du centre, favorables sans doute au prince, mais se refusant à de telles audaces. Pendant ce temps, Louis-Napoléon s'autorisait de ce désarroi pour garder son ministère extraparlementaire, et ce cabinet lui-même, inhabile à la politique, sans autorité, sans racines, était incapable d'apaiser aucun dissentiment ou de rallier aucunes forces autour de lui. Pour compléter ce tableau, on voyait quelques représentants, comme M. Daru et M. Léon Faucher, allant de banc en banc et s'employant avec plus d'ardeur que de succès à reformer les liens rompus de la majorité. — Ainsi se consumaient en des compétitions stériles la force et l'activité de l'Assemblée. Cependant, au milieu de ces disputes, une question s'élevait qui, de jour en jour, préoccupait davantage le pays, c'était celle de la révision de la Constitution.

 

 

 



[1] BARROT, Mémoires, t. IV, p. 18. — Moniteur de 1850, p. 252.

[2] Armand DE MELUN, Mémoires.

[3] BARROT, Mémoires.

[4] Le cautionnement avait déjà été rétabli, mais à titre provisoire, par le décret du 9 août 1848, la loi du 21 avril 1849 et la loi du 27 juillet 1849, article 8.

[5] GRANIER DE CASSAGNAC, Souvenirs du second empire, t. Ier, p. 101.

[6] Moniteur du soir, 25 et 26 juillet 1850.

[7] BARROT, Mémoires, t. Ier, p. 170

[8] M. TROGNON, Vie de la reine Marie-Amélie, p. 368.

[9] M. TROGNON, Vie de la reine Marie-Amélie, p. 467.

[10] Lettres de M. Guizot à madame Auguste de Gasparin (23 juin 1850), à M. de Barante (9 juillet 1850).

[11] M. DE LA ROCHEJAQUELEIN, Trois Questions soumises à la nation, p. 53.

[12] Voir Moniteur de 1830, p. 1018.

[13] Journal des Débats, 6 septembre 1850.

[14] Berryer, par M. DE LACOMBE, t. III, p. 56.

[15] Voir le texte de cette note dans les Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 308.

[16] Lettre du comte de Chambord à M. le duc de Noailles, 22 décembre 1850.

[17] Séance parlementaire du 16 janvier 1851.

[18] Lettre du comte de Chambord à M. Berryer, 23 janvier 1851.

[19] Procès-verbaux des séances de la Commission de permanence ; séance du 7 octobre 1850.

[20] Procès-verbaux des séances de la Commission de permanence ; séances des 12 et 13 octobre 1850.

[21] L'instruction fut close, en effet, par une ordonnance de non-lieu.

[22] Procès-verbaux de la Commission de permanence ; séance du 12 octobre 1850.

[23] Lettre du général Changarnier, du 10 mai 1853. (Indépendance belge, n° du 14 mai 1852.)

[24] Moniteur de 1850, p. 3155.

[25] BARROT, Mémoires, t. IV, p. 60 et 61.

[26] Procès-verbaux de la Commission de permanence, séance du 7 novembre 1850.

[27] Lettre de M. Cartier, préfet de police. (Le Pouvoir, n° du 9 novembre 1850.)

[28] Lettre du général Piat. (Le Pouvoir, n° du 10 novembre 1850.)

[29] Tribunal correctionnel de la Seine, affaire Allais, audiences des 24 et 26 décembre 1850. (Gazette des Tribunaux, 25-27 décembre 1850.) — Plaidoyers de M. Chaix-d'Est-Ange, t. Ier, p. 456.

[30] Déposition de la f° Raymond et Lebrugeal. (Aff. Allais.)

[31] Voir déposition Hardoin. (Aff. Allais.)

[32] Moniteur de 1850, p. 3286.

[33] Quand un projet arrive devant la commission, les ultra-économistes commencent l'attaque : MM. Baudot, Desèze, Béchard, Camus sont bondés de décentralisation l'excellent évêque de Langres dit un mot des droits de la charité privée et du désir que les fabriques soient substituées aux hôpitaux ; et nos pauvres projets ont peine à sauver quelques lambeaux mutilés. Quelquefois Thiers vient à notre aide ; plus souvent il nous combat. Quand Thiers nous a attaqués comme socialistes, philanthropes, utopistes, Emmanuel Arago nous défend, et, en nous défendant, il nous achève ; car la commission, effrayée de nos agresseurs et de nos auxiliaires, lève la séance, tout ébahie du mal qu'elle allait faire en faisant quelque chose. — (Lettre de M. de Melun à M. de Falloux ; 4 décembre 1849, Correspondance inédite.)

[34] Mémoires inédits de M. Armand DE MELUN.

[35] Bulletin des lois, 1850, 1er semestre, n° 2868, p. 413.

[36] Bulletin des lois, 1850, 1er semestre, n° 2227, p. 703.

[37] Bulletin des lois, 1850, 2e semestre, n° 2297, p. 99.

[38] Bulletin des lois, 1850, 2e semestre, n° 2342, p. 249.

[39] Bulletin des lois, 1850, 2e semestre, n° 2592, p. 738.

[40] Bulletin des lois, 1851, 1er semestre, n° 2680, p. 93.

[41] Bulletin des lois, 1851, 1er semestre, n° 2842, p. 431.

[42] Bulletin des lois, 1851, 1er semestre, n° 2765, p. 271.

[43] Bulletin des lois, 1851, 1er semestre, n° 3028, p. 759. — 2e semestre, n° 3089, p. 105 ; n° 3129, p 215

[44] Voir rapport de M. de Montalembert, Moniteur de 1850, p. 3530.

[45] La discussion fut interrompue le 1er juillet 1851.

[46] Bulletin des lois, 1850, 2e semestre, n° 2288, p. 76.

[47] Bulletin des lois, 1850, 2e semestre, n° 2383, p. 723.

[48] Bulletin des lois, 1851, 1er semestre, n° 2738, p. 165.

[49] Bulletin des lois, 1850. 2e semestre, n° 2367. p. 685.

[50] BARROT, Mémoires, t. IV, p. 232-341. Appendice.

[51] Moniteur du 11 février 1851, p. 434.