HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME SECOND

 

LIVRE ONZIÈME — LE 29 JANVIER.

 

 

I

Tout nouveau chef, dans une République, arrive d'ordinaire au pouvoir sous les auspices d'un parti ; et ce parti, le succès une fois obtenu, est naturellement appelé à la direction des affaires. Telle n'était pas la condition de Louis Bonaparte. Son élection avait été le résultat d'un irrésistible mouvement populaire : or, le peuple donne des suffrages, non un personnel de gouvernement. Les anciens serviteurs de l'Empire avaient été emportés par la mort ou s'étaient depuis longtemps donnés à la royauté constitutionnelle : quant aux amis particuliers du prince, ils étaient trop nouveaux et trop inconnus pour être pris au sérieux par l'opinion ou acceptés par l'Assemblée. Dans cette situation exceptionnelle, le président ne pouvait songer à trouver dans ses conseillers des soutiens dévoués de sa personne ou des interprètes dociles de ses volontés. Jusqu'à ce que le temps et ses propres efforts lm eussent créé un parti, toute son ambition devait se réduire à prendre pour ministres des personnages bien vus de l'opinion, estimés du Parlement, point trop dédaigneux pour lui-même. Dans cet ordre d'idée modeste et en harmonie avec une fortune naissante, la politique dictait très nettement les choix a faire ou à éviter. S'adresser aux anciens conservateurs, c'était donner à l'esprit de réaction tin gage prématuré. Solliciter le concours des chefs parlementaires, tels que M. Thiers et M. Molé, c'était s'exposer d'humiliants refus et se soumettre, dans tous les cas, à une tutelle trop incommode. Chercher les ministres en dehors de la représentation nationale était une témérité trop audacieuse encore. Faire appel aux républicains, c'était se confier aux amis du général Cavaignac. Toutes ces combinaisons écartées, un seul parti apparut qui ne s'était ni compromis sous le gouvernement déchu, ni usé depuis le 24 février, c'était le parti de l'opposition dynastique. C'est ce parti que Louis Bonaparte, dès que l'on élection fut certaine, résolut de grouper autour de lui.

M. Odilon Barrot fut appelé à la présidence du conseil, avec le titre et les fonctions de garde des sceaux. Cette désignation était heureuse et habile. M. Barrot était un de ces personnages qui n'excitent ni sympathies très vives ni haines très accentuées, et qui conviennent à merveille aux époques de ménagement et de transition. Son libéralisme, un peu vague et flottant, était celui de la bourgeoisie d'alors. La gravité de ses mœurs, sa probité Incontestée, son éloquence ample et superbe, sa notoriété déjà ancienne faisaient de lui un chef de cabinet qu'on pouvait présenter à la France et à l'Europe sans exciter la surprise ou le dédain. A la vérité, ses détracteurs, se souvenant du 24 février, se plaisaient à rappeler qu'il excellait à renverser les gouvernements qu'il aimait : mais le prince était résolu à ne pas garder assez longtemps son ministre pour lui laisser exercer cette dangereuse faculté. Quoiqu'il eût été toujours étranger et même hostile aux intrigues napoléoniennes, M. Barrot était lié aux Bonaparte par d'anciens liens. Il avait soutenu, comme avocat, les intérêts de plusieurs des membres de cette famille : Louis Bonaparte avait songé, après l'échauffourée de Strasbourg, à le prendre comme défenseur, et, en 1840, l'avait vu à Londres ; enfin, depuis une année, l'ancien chef de la gauche dynastique avait entretenu quelques rapports avec le président par l'intermédiaire de M. de Persigny[1]. Ces relations laissaient espérer que, malgré la profonde divergence des caractères et des desseins, il s'établirait entre le président et son principal conseiller une entente, au moins passagère, profitable à la paix du pays.

L'opposition dynastique qui fournit au ministère son chef lui fournit aussi ses collaborateurs les plus importants. — M. Drouyn de Lhuys, tour à tour secrétaire d'ambassade à Madrid et directeur des affaires commerciales, plus tard destitué par M. Guizot, reçut le portefeuille des relations extérieures. M. de Malleville, ancien vice-président de la Chambre des députés, ancien sous-secrétaire d'État dans le cabinet du 1er mars, connu pour son opposition aux doctrinaires et activement mêlé, l'année précédente, à la campagne des banquets, fut appelé au ministère de l'intérieur. Le général Rulhières devint ministre de la guerre. Les ministères de la marine, des finances, des travaux publics furent confiés à M. de Tracy, M. Hippolyte Passy, M. Léon Faucher, anciens membres de la gauche ou du tiers parti. — Sur cette liste, deux noms seuls se détachaient avec une signification différente : c'était, d'un côté, M. Bixio, ministre du commerce, notoirement attaché à l'opinion républicaine ; c'était, de l'autre, le ministre de l'instruction publique, M. de Falloux, non moins attaché à l'opinion légitimiste. Au sein du gouvernement, ces deux personnages semblaient destinés à servir de trait d'union, le premier avec le parti démocratique, le second avec la droite de l'Assemblée. L'entrée de M. de Falloux au conseil avait, au surplus, un autre sens. Signalé au président par M. de Persigny, il devait être dans le cabinet l'organe des catholiques qui réclamaient la liberté d'enseignement. C'est pour bitter l'heure de cette réforme désirée que, cédant aux instances de M. de Montalembert, de M. Molé, du Père de Ravignan et surtout de l'abbé Dupanloup, il avait consenti à entrer dans un ministère où son opinion n'avait pas d'autre représentant que lui-même.

Certains esprits, curieux des rapprochements, se plurent à remarquer que le cabinet nouveau était, à part deux noms, celui que Louis-Philippe eut choisi le 24 février si la Révolution ne l'eut gagné de vitesse. Lu ressemblance était pourtant plus apparente que réelle. Le premier ministère de Louis-Napoléon, quoique pris dans l'ancien parti libéral, devait être un ministère, non de concession, mais de résistance et presque de combat. Les choix arrêtés pour les plus importantes fonctions publiques ne laissèrent aucun doute à cet égard. Le général Changarnier, connu pour l'énergique répression du 16 avril, fut nominé au commandement en chef de la garde nationale et des troupes de la première division militaire. Ce double commandement, réuni sur une même tête contrairement à la loi[2], attestait la volonté d'assurer, en cas d'émeute, l'unité d'action. Le maréchal Bugeaud fut appelé au commandement de l'année des Alpes : Lyon était désigné pour le lieu de son quartier général ; et cette armée semblait destinée moins à une guerre extérieure qu'à la répression des troubles du dedans. La Préfecture de police fut confiée à un colonel de gendarmerie, M. Rebillot. M. Baroche, qui avait, à l'Assemblée nationale, déployé un grand zèle pour la cause de l'ordre, fut investi des fonctions de procureur général à Paris. L'esprit de la nouvelle administration se révélait dans ces décrets.

Par son tempérament non moins que par la nature de son pouvoir, le président était, d'ailleurs, poussé à briser toutes les fictions constitutionnelles d'autrefois. Un incident vint bientôt révéler cette volonté à la fois audacieuse et timide, déroutant tout contrôle par ses avances ou ses reculs soudains. Soit dédain de leur chef, soit souvenir de la monarchie, les ministres ava ie nt pris tout de suite l'habitude de délibérer entre eux et de recevoir directement les rapports ; de plus, le prince ayant demandé à M. de Malleville de lui remettre les pièces des affaires de Boulogne et de Strasbourg, celui-ci avait répondu que ces dossiers, renfermés dans des dépôts publics et confiés à sa garde, ne pouvaient être consultés que sur place. Louis Bonaparte ne parut pas tout d'abord offensé de l'isolement où on le laissait et du refus qu'on opposait à ses réclamations. Mais tout à coup, le 27 décembre, sans que rien eût fait pressentir son intention, il écrivit au ministre de l'intérieur la lettre suivante, qui par son étrangeté mérite d'être conservée :

MONSIEUR LE MINISTRE,

J'ai demandé à M. le préfet de police s'il ne recevait pas quelquefois des rapports sur la diplomatie, il m'a répondu affirmativement, et il a ajouté qu'il vous a remis hier les copies d'une dépêche sur l'Italie. Ces dépêches, vous le comprendrez, doivent m'être remises directement, et je dois vous exprimer tout mon mécontentement du retard que vous mettez à me les communiquer.

Je vous prie également de m'envoyer les seize cartons que je vous ai demandés ; je veux les avoir jeudi. Je n'entends pas non plus que le ministre de l'intérieur veuille rédiger les articles qui me sont personnels. Cela ne se faisait pas sous Louis-Philippe, et cela ne doit pas être.

Depuis quelques jours aussi, je n'ai pas de dépêches télégraphiques ; en résumé, je m'aperçois que les ministres que j'ai nominés veulent me traiter cumule si la fameuse constitution de Sieyès était en vigueur, mais je ne le souffrirai pas.

Recevez, etc.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Surpris autant qu'émus de ce langage, les ministres, liant leur sort à celui de leur collègue, donnèrent leur démission. Le prince ne mettait aucun amour-propre à reculer quand il s'était trop avancé. Il affecta l'étonnement, se défendit de toute intention blessante, protesta de sa déférence pour ses conseillers, offrit même, dit-on, de faire des excuses à M. de Malleville. A la suite de ces explications, les démissions furent retirées. M. de Malleville seul persista dans sa résolution et fut suivi dans sa retraite par M. Bixio[3]. Deux membres nouveaux entrèrent dans le cabinet : un jeune représentant, peu connu encore, mais du talent le plus sérieux et du caractère le plus honorable, M. Buffet, reçut le portefeuille du commerce ; M. Lacrosse, vice-président de l'Assemblée, remplaça aux travaux publics M. Léon Faucher. Quant à M. Léon Faucher, il passa à l'intérieur et prit la succession de M. de Malleville. Cette dernière nomination était peu judicieuse. Économiste distingué, personnage d'une intelligence élevée et d'un caractère aussi courageux que loyal, M. Léon Faucher gâtait ces précieuses qualités par l'âpreté de ses formes. Il était de ceux qui se plaisent à aggraver par les provocations du langage les rigueurs nécessaires de la politique. Cette disposition d'esprit, qui attrait pu demeurer inaperçue chez un ministre des travaux publics, était chez nu ministre de l'intérieur pleine de dangers. M. Léon Faucher le sentait lui-même, et il fallut les instances pressantes de ses collègues pour lui faire accepter le pesant fardeau.

 

II

Le nouveau ministère avait une rude tâche à remplir. Il devait tout à la fois lutter contre le mauvais vouloir de l'Assemblée et combattre l'audace renaissante des factions anarchiques.

Dès le 26 octobre, M. Molé, en demandant que l'élection présidentielle fût reportée jusqu'après le vote des lois organiques, avait signalé la rivalité qui ne manquerait pas de surgi' entre l'Assemblée constituante jalouse de conserver son autorité sans limites et le président non moins jaloux d'user de ses prérogatives. C'est pour prévenir cet inévitable conflit qu'il proposait de compléter tout d'abord l'œuvre constitutionnelle afin que la représentation nationale pût disparaître de la scène politique le jour même où le nouveau chef de l'État y entrerait[4]. Cette motion ne fut pas accueillie. L'Assemblée se refusa à reculer l'élection présidentielle ; elle se contenta, pour affirmer sa durée, de mettre à son ordre du jour les lois organiques, dont le nombre fut un peu plus tard fixé à dix. Mais l'événement se chargea de justifier la prévoyance de M. Molé.

Le scrutin du 10 décembre n'était pas encore dépouillé, et déjà l'Assemblée portait envie à ce pouvoir parallèle au sien et issu, comme le sien, du suffrage populaire. Elle s'était plu à considérer qu'elle était la seule autorité légale et que toute puissance émanait d'elle, en sorte que l'idée d'un partage d'attributions lui paraissait un attentat à sa propre souveraineté. Ce qui augmentait son irritation, c'est qu'elle sentait à merveille que ce pouvoir nouveau serait appelé à lui survivre et, sans doute, il l'avertir de sa dernière heure : or les corps politiques pas plus que les hommes n'aiment à mourir, et ils ne pardonnent guère à ceux qui hâtent ou annoncent leur fin. — A ces causes générales d'antagonisme s'ajoutait pour beaucoup de représentants le regret d'avoir donné à l'institution de la présidence une origine qui la rendait compromettante pour la République. Ils se rappelaient, non sans anxiété, les graves paroles prononcées naguère par M. Grévy et M. de Parieu : ils se les rappelaient avec d'autant plus d'inquiétude que l'élu du peuple n'était pas, comme ils l'auraient souhaité, l'intègre Cavaignac, mais Louis Bonaparte. — Les esprits les plus avisés et les plus sagaces n'étaient pas eux-mêmes sans appréhension sur cette naissante hostilité de la représentation nationale contre le pouvoir exécutif. Ce qui aggravait leurs craintes, c'est qu'entre les deux puissances rivales, il n'y avait place pour aucun arbitrage ni pour aucune médiation. Le président pouvait inviter l'Assemblée à se séparer, muais non la dissoudre : l'Assemblée, de son côté, ne pouvait destituer ni suspendre le président. Aucun expédient légal ne s'offrait pour prévenir ou pour apaiser le conflit.

C'est sous ces fâcheux auspices que M. Odilon Barrot et ses collègues se présentèrent au Palais-Bourbon. Ils furent stupéfaits du changement qui, en quelques jours, s'était opéré dans une portion de la représentation nationale. Cette Assemblée, jusque-là sujette sans doute à l'erreur, mais patriotique, digne, désintéressée, était tout à coup devenue nerveuse, susceptible, défiante, mécontente d'elle-même et des autres. Elle sentait la nécessité de sa fin prochaine et ne pouvait se résoudre à mourir : dans son dépit, elle se révoltait contre les institutions qu'elle avait créées, comme une mère qui, après avoir mis au monde un fils, s'irriterait à la pensée que ce fils lui succédera.

Chaque mesure prise par le gouvernement, chaque projet de loi déposé par lui, chaque incident de la politique courante fournit à cet esprit d'hostilité l'occasion de se révéler. La Montagne prenait l'initiative de l'attaque : elle trouvait des alliés dans une partie de la gauche ; et le ministère, groupant autour de lui la droite et les plus modérés d'entre les républicains, ne réunissait le plus souvent qu'une majorité précaire et contestée.

Ces luttes, tantôt simples escarmouches, tantôt véritables combats, se renouvelaient presque chaque jour. — Le 26 décembre, M. Ledru-Rollin interpellait le ministère sur le double commandement conféré, contrairement à la loi, au général Changarnier. — Le surlendemain, l'Assemblée, jalouse de dépasser le gouvernement en popularité, votait par 403 voix contre 360, malgré l'opposition du ministre des finances et malgré la pénurie du trésor, une loi qui, à partir du 1er janvier 1849, abaissait l'impôt du sel de 30 francs à 10 francs par 100 kilogrammes. — Le 30 décembre, M. Théodore Bac rappelait certaines promesses d'amnistie que le président avait formulées avant son élection, et, au nom de ses collègues de l'extrême gauche, demandait au cabinet s'il entendait faire honneur aux engagements du chef de l'État ou s'il lui convenait de les laisser protester. — Le 4 janvier, un incident plus grave souleva un véritable orage. M. de Falloux venait de retirer un projet de loi sur l'instruction primaire présenté par un de ses prédécesseurs, M. Carnot : en même temps, afin de bien marquer sa sollicitude pour ces sortes de questions, il avait institué au ministère deux commissions, l'une pour préparer un projet de loi sur l'enseignement primaire, l'autre pour en préparer un sur l'enseignement secondaire. Ces deux commissions, créées dans l'esprit le plus large et composées d'hommes empruntés à tous les partis, semblaient défier toute critique. Telle était la susceptibilité des représentants qu'ils considérèrent comme une injure le retrait du projet Carnot. M. Odilon Barrot fut obligé de monter à la tribune pour revendiquer la prérogative ministérielle. Sa grave parole rétablit un peu de calme. Mais M. de Falloux ayant demandé, non sans ironie, si l'Assemblée comptait sérieusement faire elle-même la loi sur l'enseignement, cette allusion à une fin prochaine excita un nouveau tumulte. L ordre du jour, à la vérité, fut voté par 442 voix contre 302 : toutefois l'Assemblée, d'autant plus empressée à affirmer sa durée que cette durée était plus contestée, nomma le lendemain une commission parlementaire indépendante des commissions ministérielles.

Dans de pareilles dispositions, tout contribuait à envenimer les défiances. Le prince Jérôme Bonaparte, ancien roi de Westphalie, avait été nominé gouverneur des Invalides, et, le jour de son installation, quelques cris de : Vive l'Empereur ! étaient sortis de la bouche de ces vieux soldats : aussitôt le représentant Froussart monta à la tribune pour se plaindre que ces cris séditieux n'aient pas été aussitôt réprimés. — L'Assemblée reprenait pour son compte, en vertu de son droit d'initiative, chacun des projets présentés par les précédents ministères et retirés par les ministres nouveaux. — Aucun moyen de lutte n'était négligé. Un instant, la gauche conçut même l'espoir de séparer le président de la République de ses ministres et d'en faire un instrument docile entre ses mains. On ne peut guère attribuer à un autre calcul le langage de M. Dupont de Bussac qui, revenant sur l'incident des dossiers de Boulogne, reprocha à M. de Malleville et à ses collègues d'avoir refusé à Louis Bonaparte la communication qu'il demandait. Plus net et plus précis, M. Jules Favre ne se contenta pas de ces ouvertures indirectes : il invita le gouvernement à se séparer des hommes qui ne songeaient qu'à jeter la déconsidération sur le peuple et à s'appuyer sur la France républicaine, démocratique, honnête[5]. Ces avances n'ayant pas été accueillies à l'Élysée, les attaques se généralisèrent, s'étendant à la fois au prince et à ses conseillers.

Témoin attristé de ces divisions qui discréditaient la République sous prétexte de la servir, M. Odilon Barrot s'efforçait de rappeler les représentants au soin de leur dignité. Que faisons-nous, disait-il le 8 janvier, que faisons-nous depuis quelque temps dans cette enceinte ? La France a peut-être le droit de nous demander un compte sérieux de la manière dont nous employons le mandat qu'elle nous a confié et le temps qui nous reste... (Vive approbation.) Or, depuis que nous sommes aux affaires, pas un jour ne s'est passé sans que nous ayons été appelés à cette tribune sur des interpellations, sur des incidents, sur des anecdotes qui étaient également indignes de vous et de nous... (C'est vrai.) Je dis ces choses, ajoutait avec gravité le président du conseil, je dis ces choses parce que le dernier des malheurs, ce serait que cette grande Assemblée, après de si grands services, perdît quelque chose de la reconnaissance que le pays a pour elle. Ce langage patriotique entraînait une adhésion assez générale, mais sans déterminer un durable retour de conduite.

Le conflit, ainsi élevé, ne pouvait finir qu'avec la dissolution de l'Assemblée. Cette dissolution, le gouvernement n'avait pas le droit de la provoquer. Heureusement le pays lui vint en aide. Le suffrage universel aime qu'on se présente de bonne grâce devant lui. Plus les représentants s'évertuaient à affirmer leur importance, plus l'intérêt se détachait d'eux : plus ils répugnaient à mourir, plus la nation leur répétait qu'ils touchaient à leur dernière heure. Dès la fin de décembre, une opinion se fit jour qui se résumait ainsi : L'Assemblée, en votant la Constitution, a épuisé son mandat, il faut qu'elle disparaisse. Cette opinion, se propageant par les articles de la presse, se vulgarisant par les bons mots des salons ou de la rue, se traduisant par des pétitions, acquit presque aussitôt une force irrésistible. Beaucoup de députés sentaient eux-mêmes, sans oser l'exprimer, qu'ils ne pourraient combattre le courant. On en était là quand un représentant de la droite, M. Rateau, se chargea de dire tout haut ce que bon nombre de ses collègues commençaient à penser tout bas. Il déposa sur le bureau une proposition fixant au 4 mars les élections prochaines et au 19 du même mois la réunion de la nouvelle Assemblée.

La proposition fut accueillie par des murmures. Renvoyée au comité de législation et au comité de la justice, elle souleva les objections les plus vives. Dans le comité de la justice, les voix se partagèrent : le comité de législation par 19 voix contre 18 conclut contre la prise en considération. M. Grévy, nommé rapporteur, était hostile au projet. Le 10 janvier, au milieu du silence universel, il monta à la tribune pour y lire son travail. — L'article 115 de la Constitution, dit-il, impose à l'Assemblée le devoir de faire les lois organiques : elle manquerait à sa mission si elle se séparait avant de les avoir votées : non seulement elle manquerait à sa mission, mais elle violerait elle-même la Constitution sortie de ses mains. C'est en vain, ajoutait le rapporteur, qu'on invoquerait le vœu du pays, l'élection du 10 décembre, la prétendue hostilité entre le Palais-Bourbon et l'Élysée. Ce sont là autant de prétextes imaginés par les ennemis de la liberté. La représentation nationale ne doit pas se laisser troubler par ces clameurs : elle doit poursuivre courageusement sa tache jusqu'à ce que cette tâche soit achevée. — Ainsi parla M. Grévy dans un rapport concis, substantiel, un peu provocant : et ce langage trouva dans l'auditoire de nombreux et chauds approbateurs.

Les Assemblées ont beau affecter le dédain pour les bruits du dehors, elles finissent toujours par y prêter l'oreille. En dépit de l'accueil fait au rapport de M. Grévy, on s'habituait peu à peu à l'idée d'une séparation prochaine. La proposition Rateau fut suivie de plusieurs propositions analogues. L'une d'elles était signée de MM. Pagnerre, Bixio, Barthélemy-Saint-Hilaire, c'est-à-dire de députés notoirement acquis à l'opinion républicaine. Ce qu'on reprochait à M. Bateau, c'était surtout d'assigner un terme fixe au mandat de la représentation nationale et de lui signifier une sorte de mise en demeure peu compatible avec sa dignité. Mais beaucoup d'esprits, même parmi les plus rebelles, n'étaient pas éloignés d'accepter une transaction qui sauvegarderait les susceptibilités parlementaires. C'est dans ces conditions plus favorables que le débat public s'ouvrit.

Il fut réservé à M. de Montalembert de dissiper toutes les équivoques. Dans un langage spirituel, sensé, souvent agressif, il établit la nécessité d'une dissolution prochaine :

Nous sommes ici, dit-il, en présence de trois fractions ; la première est une minorité qui vent à tout prix s'en aller (interruption à l'extrême gauche) parce qu'elle se croit sûre de revenir. (Hilarité.)

Une seconde fraction, qui est également en minorité, ne veut à aucun prix s'en aller, parce qu'elle est à peu près sûre de ne pas revenir. (Hilarité.)

Entre ces deux fractions, j'en distingue une troisième qui n'a pas de parti pris sur cette question, qui n'est pas la majorité, mais qui la fera, qui ne demande pas mieux que d'être persuadée, que d'être éclairée, en un mot, qui ne veut se prononcer qu'à bon escient... C'est à cette troisième fraction que je m'adresse aujourd'hui.

..... Toute la question est ici, continuait M. de Montalembert : il s'est manifesté, depuis le 10 décembre, un nouveau courant d'opinions. Êtes-vous complètement d'accord avec ce nouveau courant ? — Je ne le crois pas. (Rumeurs et dénégations.)

..... Le pays, depuis le 24 février, a eu la fièvre... (Oh !... oh !) Oui, et comme tous les fiévreux, il s'est retourné sur son lit... (Exclamations.) Il a parcouru successivement une série de remèdes, et il est arrivé aujourd'hui à regarder une nouvelle Assemblée comme un remède.

A-t-il tort ou raison ? Je n'en sais rien, pour ma part ; mais ce que je sais, c'est que le malade est le maître de ses médecins et qu'il a le choix de ses remèdes. (Mouvement.) Il ne s'agit pas de savoir si ce désir est chez lui une justice ; si le malade est juste ou s'il est ingrat. Eh ! mon Dieu, il est tout-puissant ; vous l'avez créé tel (bruit à gauche) ; sa toute-puissance, vous l'avez proclamée et sanctionnée ; vous n'avez plus le droit de la contester. (Bruit à gauche.)

Ce n'est pas sa volonté, direz-vous, c'est un caprice. Mais à qui est-il donné de distinguer entre le caprice et la volonté du peuple souverain ?... Oui, Messieurs, vous avez déchaîné le géant et, de plus, vous l'avez armé du suffrage universel. Eh bien ! je crois qu'il vous dit par des organes très licites, par les conseils électifs, pur les pétitions, par les démonstrations de toute sorte ; il vous dit qu'il désire un changement ; il vous le dit à demi-mot encore ; ne l'obligez pas à le dire plus haut !

 

Comme pour adoucir cet excès de franchise, Montalembert terminait par un rapprochement bien propre à toucher :

Savez-vous, disait-il, quel a été le plus beau jour dans la vie politique du général Cavaignac ?... C'est le jour où, après avoir géré fidèlement le mandat que vous lui aviez confié, il l'a déposé loyalement, noblement à cette tribune, au milieu des applaudissements, non pas de ses amis, ce qui n'est rien, mais de tous ses adversaires... Eh bien ! vous aussi, ajoutez à tous vos services le plus grand et le plus signalé de tous, et sachez conquérir la gloire la plus précieuse qu'il soit peut-être donné de posséder ici-bas, celle de savoir abdiquer à propos.

Après ce discours, le ministère eût pu se dispenser d'intervenir. Cependant M. Barrot ne pensa pas qu'il fût de sa dignité de garder le silence. En quelques paroles très mesurées et néanmoins interrompues par les clameurs de la Montagne, il sollicite respectueusement l'Assemblée de fixer un terme à ses travaux.

Le scrutin fut ensuite ouvert. La plus grande incertitude régnait sur le résultat. 400 voix contre 396 se prononcèrent contre les conclusions de M. Grévy. Cette majorité était bien faible : le vote entrainait, d'ailleurs, non l'adoption, mais la simple prise en considération du projet. Tel quel, ce succès était le gage presque assuré d'un succès plus complet ; car il était certain que, sous la pression du dehors, les dispositions de la représentation nationale ne feraient que s'affirmer davantage. Le gouvernement, désormais, pouvait entrevoir le jour où il se trouverait en face d'un Parlement nouveau, plus maniable, plus conforme à ses vues. C'était pour lui un avantage signalé : pour tout dire, c'en était un aussi pour l'Assemblée elle-même qui, en se perpétuant, risquait de détruire son prestige sans rien ajouter à ses services.

 

III

L'hostilité que le pouvoir rencontrait au Palais-Bourbon, il la rencontrait également, mais sous une forme plus âpre et plus ardente, au sein du parti démagogique.

Ce parti, très abattu après l'insurrection de Juin, avait peu à peu repris courage. Au mois de novembre, avait été formée, sous le titre de Solidarité républicaine, une vaste association dont l'objet immédiat était de soutenir la candidature présidentielle de Ledru-Rollin, et dont le but général était la défense de la république sociale. Le candidat ayant échoué, la société songea, non à se dissoudre, mais à s'organiser plus fortement. Un comité central de soixante-quatre membres fut créé : il avait pour président Martin Bernard, pour secrétaire général Delescluze, et comptait dans son sein les représentants les plus actifs de la Montagne : Ledru-Rollin, Gambon, Deville, Félix Pyat. Ce conseil central se mit en devoir d'instituer des comités de départements ; ces comités de départements devaient se relier eux-mêmes à des comités d'arrondissements, et ceux-ci à des comités de communes, en sorte que l'association couvrit d'un vaste réseau la France entière. Une cotisation annuelle fut établie pour subvenir aux frais de propagande. — Ces efforts ne furent pas infructueux. Au mois de janvier, quatre-vingt-huit comités fonctionnaient. L'association ne dissimulait point ses vues : elle était établie pour le combat : La bataille peut se présenter demain, écrivait Delescluze, dès le 26 décembre, à l'un de ses correspondants de Lot-et-Garonne ; la Solidarité doit organiser dès à présent le gouvernement révolutionnaire. Ce que serait le gouvernement révolutionnaire, l'ancien commissaire de la République dans le département du Nord l'expliquait sans détour : Nous promulguerons, disait-il, la Déclaration des droits et la constitution de 1793 légèrement modifiée. Provisoirement, nous aurons une dictature révolutionnaire, résumée dans un Comité de salut public et s'appuyant sur un conseil consultatif composé d'un délégué par département. Les listes de la Solidarité compléteraient l'organisation politique, et dix décrets suffiraient pour donner à la Révolution toute la force dont elle aurait besoin. Jusque-là, les républicains de l'école socialiste à la manière de Pierre Leroux ou de Louis Blanc avaient tenu quelque peu en suspicion les républicains de l'école jacobine groupés autour de Ledru-Rollin. Delescluze s'efforce de ramener l'unité dans le parti. Il affirme à plusieurs reprises qu'il ne faut pas se défier de Ledru ; que, s'il n'est pas homme de détails, il est à la hauteur des circonstances ; qu'on peut le choisir pour chef ; qu'il est révolutionnaire et dévoué autant que personne. L'élection de Louis Bonaparte ne paraissait pas un obstacle aux desseins que l'on méditait ; cette élection avait même, pensait-on, le double avantage d'écarter Cavaignac de la scène politique et de lui substituer un personnage dont on jugeait la popularité peu durable. C'est ce qu'écrivait, à la fin de décembre, le président de la Solidarité, Martin Bernard, et, faisant allusion au ministère de M. Barrot, il ajoutait : Si nous avons reculé jusqu'au 22 février, c'est pour revenir à un 24 février plus complet[6]. — La Solidarité républicaine n'était pas la seule force agissante du parti démagogique. Les clubs, échappant aux entraves que le décret du 28 juillet leur imposait, avaient repris leurs anciennes violences. Presque chaque soir, le Club Roisin, le Club de la Reine Blanche, le Salon de Mars, le Club Valentino retentissaient de déclamations socialistes ou communistes ; et, si l'affluence était beaucoup moindre qu'autrefois, les dispositions n'étaient guère moins inquiétantes. — En outre, les rapports de police signalaient quelque agitation dans le quartier des Écoles : au Collège de France notamment, le cours d'un des professeurs, M. Lerminier, avait donné lieu aux plus regrettables manifestations. — Ajoutez à cela que des agents de trouble se glissaient dans les casernes, y faisaient circuler des journaux, mettaient les soldats eu défiance contre leurs chefs. Ces excitations étaient peu écoutées des troupes régulières, mais elles avaient plus de succès auprès de la garde mobile : sous le contact de la population civile et dans la monotonie un peu oisive de la vie de garnison, l'esprit de cette jeune troupe tendait à se pervertir : l'entraînement, plutôt que la discipline ou le devoir, l'avait rangée en juin dans le parti de l'ordre ; et l'on pouvait craindre qu'à six mois d'intervalle un entrainement contraire la jetât dans la faction opposée.

Le ministre de l'intérieur, M. Léon Faucher, n'était pas homme à se dissimuler le péril : volontiers il l'eût exagéré pour se donner l'âpre plaisir de le combattre et de le braver : il recherchait la responsabilité comme d'autres la fuient, et l'acrimonie de son humeur n'avait d'égal que son intrépide courage. — Ayant été informé des agissements de la Solidarité républicaine, il envoya, dès le 10 janvier, une circulaire aux préfets pour les inviter à surveiller cette association et à la poursuivre, soit comme société secrète, soit pour contravention à la loi qui proscrivait les affiliations de clubs à clubs[7]. — Dès qu'il connut l'esprit douteux de la garde mobile, il n'hésita pas à prendre les mesures que la situation commandait. L'occasion était favorable : ces bataillons avaient été créés, le 25 février 1848, pour une seule année, et cette année allait expirer : la présence d'une forte garnison à Paris ne justifiait plus l'existence de corps exceptionnels ; en outre, les nécessités financières ne permettaient pas de conserver une troupe qui, par sa haute paye et ses divers avantages, pesait d'un poids très lourd sur le Trésor. Se fondant sur toutes ces considérations, M. Léon Faucher promulgua, le 24 janvier, un arrêté qui, sans licencier encore la garde mobile, réduisait les bataillons de vingt-cinq à douze : les officiers et les sous-officiers non compris dans la nouvelle organisation étaient rendus à la vie civile s'ils étaient libres de toute obligation militaire ; dans le cas contraire, ils devaient rentrer au régiment dont ils avaient fait autrefois partie et y reprendre le grade qu'ils y avaient occupé : un mois de solde était accordé aux uns et aux autres à titre de gratification : il était enfin expressément stipulé que les douze babillons conservés pourraient être employés, non seulement à Paris, mais sur nu point quelconque du territoire français ou de l'Algérie. — Dans le même temps, le général Changarnier passait en revue les régiments et visitait les casernes afin de déjouer ou de combattre la propagande exercée dans l'armée régulière. — Non content de ces actes de vigilance, le ministère prescrivait les précautions nécessaires pour prévenir tout désordre dans le quartier des écoles et aux cours du Collège de France. — Enfin à ces mesures M. Léon Faucher ajoutait une mesure plus radicale : jaloux de mettre un terme définitif aux provocations qui partaient chaque jour des réunions publiques, il monta, le 26 janvier, à la tribune et y lut un projet de décret sur les clubs : le premier article était ainsi conçu : Les clubs sont interdits.

Loin d'être intimidé par cette énergie, le parti démagogique résolut de hâter le retour offensif qu'il méditait. Les journaux renouvelèrent leurs accusations en les aggravant. Plus violent encore que d'habitude, Proudhon, dans le journal le Peuple, rejetait toutes les distinctions auxquelles la gauche s'était complu jusque-là ; il enveloppait dans la même flétrissure le président et ses ministres, et demandait la déchéance de Louis Bonaparte[8]. Ge qui imprimait aux attaques plus de hardiesse, c'est qu'on comptait sur l'adhésion d'une partie de l'Assemblée.

Cet espoir ne fuit pas trompé. Les représentants, en votant la prise en considération de la proposition Rateau, avaient cédé au vœu du dehors plutôt qu'ils n'avaient désarmé vis-à-vis du cabinet. Lorsque M. Léon Faucher présenta son nouveau projet de décret, l'hostilité, contenue depuis quelques jours, se réveilla tout entière. La Montagne affecta une extrême indignation : une portion de la gauche, blessée des allures du ministre, voyant, d'ailleurs, dans la fermeture immédiate des clubs, un démenti aux solennelles promesses du 24 février, s'associa, quoique d'une façon moins bruyante, à ce mécontentement. Le cabinet avait demandé l'urgence. M. Sénard fut nominé rapporteur. Ce choix était habile, car il tombait sur un représentant d'opinion modérée : à un autre point de vue, il n'était pas moins adroit ; car M. Sénard, comme ministre de l'intérieur, avait présenté le décret du 28 juillet qui réglementait les clubs ; or, il était disposé moins que personne à considérer son œuvre comme insuffisante et à en solliciter la réformation. L'événement justifia cette prévision. Le lendemain 27 janvier, M. Sénard vint lire son rapport. Ce travail, très mesuré dans ses termes, ne soulevait pas les questions de principe, ne faisait pas appel aux passions, ne s'évertuait point à établir que la Constitution fût violée : on se contentait d'observer que la législation existante n'était pas convaincue d'inefficacité ; que les clubs n'avaient pas crû en audace, mais diminué, au contraire, en importance ; que leur nombre s'était abaissé de trente-sept à onze ; que, dans tous les cas, si le décret du 28 juillet ne répondait plus aux exigences de la sécurité publique, le péril n'était pas si grand qu'il fallût renoncer aux formes ordinaires des délibérations : finalement, M. Sénard concluait au rejet de l'urgence. Ces conclusions furent adoptées par 418 voix contre 342. La gauche salua par des applaudissements enthousiastes la proclamation du scrutin. Puis Ledru-Rollin, voulant prendre acte de la victoire, monta à la tribune et déposa une demande de mise en accusation du ministère.

Se sentant un point d'appui dans l'Assemblée, les factieux n'hésitèrent plus. La Révolution démocratique et sociale, le Peuple, la Réforme, le Travail affranchi, en un mot tous les journaux de la Montagne s'écrièrent que la Constitution était violée. A l'heure même où était rejetée la demande d'urgence sur la loi des clubs, de nombreuses colonnes d'étudiants, venant du Collège de France, se portaient vers le Palais-Bourbon pour y déposer une pétition contre la réouverture du cours de M. Lerminier : quelques représentants allèrent au-devant des jeunes gens et leur persuadèrent de renoncer à leur projet : le rassemblement s'étant dirigé alors vers la rue de Beaune pour y déposer au bureau de la Démocratie pacifique une copie de la protestation, une rixe, non sans gravité, s'engagea entre la police et les manifestants. Eu même temps, apparaissaient sur le pavé de Paris d'anciens combattants de Juin, récemment graciés et revenus de Brest ou du Havre. Mais c'est sur la garde mobile que le parti du désordre fondait ses meilleures espérances.

Les soldats ayant accepté tout d'abord, sans trop murmurer, l'arrêté du ministre de l'intérieur : il n'en avait pas été de même des officiers et sous-officiers qui s'étaient accoutumés à leur position et s'étaient flattés de l'espoir qu'elle serait définitive. Ceux d'entre eux qui étaient rendus à la vie civile n'échangeaient pas sans regrets l'insouciance de la vie militaire contre les peines et les tracas du travail journalier ; ceux qui devaient rentrer dans leur régiment étaient très mortifiés de n'y revenir qu'avec leur ancien grade. Attentifs à observer ces dispositions, les meneurs les entourent, exploitent leur mécontentement et parviennent à soulever contre la mesure ministérielle même les simples gardes qui, d'abord, avaient manifesté peu d'émotion. Déjà le commandant Aladenize, chef du 6e bataillon, accompagné de plusieurs officiers, avait protesté auprès du général Changarnier contre l'arrêté du 24 janvier, et, à la suite de ses récriminations violentes, avait été arrêté et conduit à l'Abbaye. Le dimanche 28 janvier, dans l'après-midi, sous l'empire d'une surexcitation de plus en plus vive, 150 gardes mobiles environ se rendent à l'Élysée pour y obtenir une audience du président : n'avant pu voir le prince, ils se dirigent vers l'état-major et essayent de forcer le guichet de l'Échelle : rentrés à leur caserne, rue Saint-Thomas du Louvre, quelques-uns des plus mutins proposent d'enlever le drapeau du bataillon et de se porter sur la prison de l'Abbaye. Ce projet est repoussé : mais vers le soir, un certain nombre de ces jeunes militaires se font acclamer dans une réunion démagogique, y livrent leurs cartouches, déclarent qu'ils sont prêts à descendre dans la rue. On apprend enfin que le bataillon caserné au fort de la Briche vient de se mettre en révolte ouverte contre la discipline.

A ces nouvelles, le gouvernement jugea qu'il était temps d'agir. Y avait-il une émeute préparée et un péril imminent ? Rien, sans doute, n'autorisait à l'affirmer. Mais il régnait des dispositions hostiles qui pouvaient, d'un moment à l'autre, se traduire par un soulèvement. Fallait-il attendre que l'insurrection fût armée ? Lute la garde mobile fût tout à fait égarée ? Qu'une répression sanglante fût nécessaire ? Le prince et ses conseillers ne le pensèrent pas : ils résolurent d'intimider la démagogie afin de n'avoir pas à la vaincre.

Pendant la nuit du 28 au 29 janvier, toutes les mesures furent prises. Tout d'abord, pour démentir les bruits de désunion que la Gauche ne cessait de faire courir, une note fut envoyée au Moniteur qui affirmait que le cabinet pouvait compter sur l'appui ferme et persévérant du président de la République. Puis des ordres furent envoyés dans les casernes pour mettre sur pied les troupes, si nombreuses alors, de la garnison de Paris. L'exécution de ces ordres était confiée au général Changarnier, et nul n'était plus actif ni plus prévoyant. Dès l'aube, l'esplanade des Invalides, le quai d'Orsay, la place de Bourgogne, en un mot, tous les abords de l'Assemblée se couvrent de soldats. En outre, plusieurs régiments prennent position dans les Champs-Élysées ou sur la place de la Concorde et s'échelonnent jusqu'à la Madeleine. Deux bataillons gardent le palais de l'Élysée. Des détachements de la garde nationale empruntés aux légions les plus fidèles occupent le jardin des Tuileries et l'entrée de la rue du Bac. Toutes les troupes régulières, infanterie, artillerie, cavalerie, sont en tenue de campagne comme en un jour de combat. En même temps, des mandats sont lancés par la préfecture de police contre les meneurs des réunions démocratiques. Un ordre du jour rappelle la garde mobile au respect de la discipline. Enfin, une proclamation du ministre de l'intérieur convie au calme la population de Paris.

Cet imposant appareil déconcerta les perturbateurs. Dans la matinée, quelques rassemblements, divisés en escouades et parmi lesquels on remarquait une certaine discipline, se formèrent sur les boulevards : mais, arrivés à la hauteur de la Madeleine, ils se heurtèrent contre la masse des troupes et se dispersèrent sans résistance. Plus tard, vingt-sept arrestations furent opérées dans le local de la Solidarité républicaine. Cependant, dans certains quartiers du centre, ce déploiement de troupes avait accrédité des bruits de coup d'État et provoqué des murmures. A la sixième mairie surtout, le colonel Forestier, qui commandait la légion de l'arrondissement, faisait offrir avec éclat son concours à l'Assemblée comme si elle eût été menacée, lui proposait de lui ouvrir un asile et un lieu de réunion au Conservatoire des arts et métiers, propageait les fausses rumeurs au lieu de les démentir : le gouvernement, décidé à ne reculer devant aucune responsabilité, fit arrêter le colonel : l'instruction judiciaire établit plus tard qu'il n'était coupable que d'excès de zèle et de crédulité : mais, à cette heure, il importait surtout que la sédition ne trouvât pas de chefs. Dans l'après-midi, le président de la République, sortant de l'Élysée, passa devant le front des troupes et de la garde nationale qui l'accueillirent par les cris de : Vive Napoléon ! mêlés aux cris de : Vive la République ! Dans la soirée, les forts occupés jusque-là par la garde mobile furent repris par les troupes de l'armée régulière, et cet acte d'énergie acheva l'œuvre commencée le matin.

L'ordre était consolidé : il l'était avant que les meneurs fussent parvenus à le troubler gravement : il semblait même tellement assuré que le pouvoir, désormais libre d'inquiétude, n'eut plus d'autres soucis que de modérer ses succès, de tempérer l'ardeur de ses amis et surtout de calmer les susceptibilités de la représentation nationale.

Ce n'était pas, en effet, sans une extrême surprise que le président de l'Assemblée, M. Marrast, qui demeurait au Palais-Bourbon, avait vu, le matin, le palais entouré de troupes : de quelque côté que son regard se tournât, sur le quai, sur les ponts, dans les avenues, il n'apercevait que les baïonnettes des fantassins et les sabres ou les lances des cavaliers. Pendant la nuit, un avis de ce déploiement de forces lui avait été transmis ; mais ses serviteurs, respectant son sommeil, avaient négligé de le lui faire parvenir. Très ému, ne sachant si cet appareil militaire avait pour objet la défense de l'Assemblée ou était dirigé contre elle, indécis entre une révolution ou un coup d'État, redoutant la seconde éventualité au moins autant que la première, M. Marrast avait convoqué le bureau pour aviser. Vers dix heures, l'un des vice-présidents, M. Gond-chaux, était survenu, et, peu après, le questeur Degousée qui était très affairé. Le général Changarnier, mandé aussitôt, s'était excusé en alléguant qu'il était retenu à l'Élysée. Il s'était contenté d'adresser à onze heures une lettre au président par l'intermédiaire d'un aide de camp : cette lettre, d'une brièveté un peu militaire, se bornait à faire connaître que les intentions séditieuses prêtées à tort ou à raison à la garde mobile avaient nécessité la mise sur pied de la garnison de Paris et l'occupation des abords de l'Assemblée.

Un instant, on avait pu craindre que cet incident n'amenât un conflit parlementaire. Heureusement M. Odilon Barrot mit un soin extrême à calmer les méfiances : il vit le président de l'Assemblée, lui confirma l'avis donné pendant la nuit, lui expliqua par les préoccupations du moment la lettre peu déférente de Changarnier, lui offrit de placer sous les ordres d'un général de son choix les forces groupées autour du Palais-Bourbon. Attentif à user de ses prérogatives, M. Marrast désigna aussitôt le général Lebreton. La séance ayant été ouverte, M. Barrot renouvela les mêmes déclarations sur ce ton conciliant et digne qui lui seyait à merveille, et avec cet accent de loyauté qui écartait tout soupçon.

L'Assemblée écouta le président du conseil, sinon avec grande faveur, du moins sans mauvaise grâce trop marquée. Une demande d'enquête fut écartée. La demande de mise en accusation, déposée deux jours auparavant par Ledru-Rollin, n'eut pas plus de succès. Seule, l'extrême gauche persista à dire que le gouvernement avait voulu provoquer une émeute : elle répéta à satiété, dans les séances suivantes, que, le 29 janvier, un véritable complot avait été organisé contre la République. Le gouvernement, de son côté, ne se lassa pas de redire qu'il avait déjoué un complot contre la société. Dans ce langage, il y avait de part et d'autre exagération. — Le gouvernement n'avait pas organisé de complot : Louis Bonaparte ne conspirait pas encore : son autorité était trop récente, ses conseillers trop respectueux de la légalité ; l'Assemblée était vouée à une dissolution prochaine, en sorte qu'il était superflu de hâter sa fin par violence ; enfin, s'il y avait eu conspiration contre la République, il eût été extraordinaire que le pouvoir, alors qu'il ne rencontrait aucune résistance, s'arrêtât de plein gré au milieu de ses desseins. — S'il n'y avait pas de complot ourdi à l'Élysée, rien ne permet non plus d'affirmer avec certitude qu'il en ait été formé un dans le parti démagogique : un complot suppose un concert, un projet prémédité, des actes d'exécution : or, si graves qu'aient été les menées de la Solidarité républicaine, il serait excessif de leur attribuer ce caractère : ni les rapports de police, ni les instructions judiciaires n'ont fourni à cet égard aucune donnée sûre[9]. Le seul point certain, c'est régnait alors à Paris et dans certains départements une très vive effervescence : cette effervescence pouvait d'un jour à l'autre se transformer en une émeute. Le gouvernement avait le devoir de prendre des mesures préventives pour étouffer le mal à son origine. Il les prit avec énergie et fit bien.

C'est au milieu de ces orageux débats que la proposition Bateau vint en discussion. Depuis le vote de la prise en considération, le mouvement de l'opinion s'était encore accentué : les pétitions atteignaient le chiffre de deux cent cinquante mille signatures. Il y avait donc lieu d'espérer que la faible majorité obtenue lors du premier vote se retrouverait accrue et fortifiée. Seulement un grand nombre de représentants reprochaient à M. Bateau de fixer à une date déterminée la séparation de l'Assemblée et de méconnaître la dignité du Parlement en lui notifiant d'avance l'époque de son congé. Un député, M. Lanjuinais, imagina un amendement destiné à satisfaire les amours-propres les plus exigeants. Cet amendement portait que l'Assemblée, retenant à son ordre du jour la loi sur le conseil d'État et la loi sur la responsabilité du président et des ministres, n'y ajouterait plus que la loi électorale ; que, cette dernière loi une fois votée, on procéderait à la confection des listes, et que les élections auraient heu le dimanche qui suivrait la clôture de ces listes. A cet ordre du jour ainsi réglé, on ajouta, sur la motion d'un représentant, le vote du budget. Puis l'ensemble de la loi fut adopté.

On était alors au milieu de février. Le gouvernement du président était établi depuis deux mois. Il avait obtenu un double succès : d'abord il avait intimidé les factions par l'appareil du 29 janvier : en second lieu, comme il ne pouvait vivre en harmonie avec l'Assemblée, il l'avait amenée à fixer elle-même le terme de son mandat. Mais les soucis des gouvernements sont multiples. A cette heure, la politique étrangère n'appelait pas moins que les affaires intérieures la sollicitude du prince et de ses conseillers. L'Italie, si agitée depuis un an, attirait plus que jamais les regards de l'Europe et ne pouvait laisser la France indifférente. Les vicissitudes de ce pays ont été liées d'une manière si étroite il nos propres destinées qu'il convient de les raconter en détail. Nous y consacrerons tout le livre suivant.

 

 

 



[1] BARROT, Mémoires, t. III, p. 31 et suivantes.

[2] L'article 67 de la loi de 1831 sur la garde nationale était ainsi conçu : Aucun officier exerçant un emploi actif dans les armées de terre ou de mer ne pourra être nominé ni officier ni commandant supérieur de la garde nationale en service ordinaire.

[3] Odilon BARROT, Mémoires, t. III, p. 52, 53, 408 et 409.

[4] Moniteur de 1848, p. 2986.

[5] Moniteur de 1849, p. 68.

[6] Haute Cour de Versailles : procès des accusés du 13 juin 1849 : acte d'accusation et pièces saisies. (Gazette des Tribunaux, 14 octobre 1849.)

[7] Voir Moniteur de 1849, p 273.

[8] Le Peuple, numéros des 26 et 27 janvier 1849.

[9] A la suite des événements du 29 janvier, des poursuites furent dirigées contre les fondateurs de la Solidarité républicaine, sous la triple prévention : 1° de complot dans le luit de renverser le gouvernement ; — 2° d'affiliation à une société secrète ; — 3° à d'assistance des réunions politiques non publiques et non autorisées. Le 15 septembre 1849, la chambre du conseil du tribunal de la Seine rendit une ordonnance de non-lieu relativement à l'inculpation de complot et ne retint que les deux autres chefs de prévention.