I En ce temps-là, Dieu merci ! il ne manquait pas en France d'hommes dignes d'aspirer à la première magistrature. Trente-trois années de gouvernement régulier et libre avaient porté leurs fruits. Les glorieux débats de la vie parlementaire, les campagnes plus glorieuses de l'Afrique avaient mis en relief, dans l'ordre militaire ou civil, d'illustres personnages égaux à toutes les fortunes, même à la plus haute. — Un grand nom porté avec aisance, des relations étendues dans l'aristocratie européenne, un charme et une politesse de manières non moins appréciables dans les républiques que dans les monarchies, un art raffiné à conquérir ou à ramener les esprits, toutes ces qualités assuraient à M. Molé une place éminente sous tons les régimes, et, si beaucoup le surpassaient par l'activité, l'éloquence, l'application aux affaires, nul ne jouissait de plus d'autorité. — Si l'on souhaitait de donner à la République un chef plus entreprenant, plus hardi, plus alerte; si l'on ne redoutait pas les écarts d'un esprit quelque peu capricieux, volontaire et mobile, le nom de M. Thiers s'imposait tout naturellement : ses livres et ses discours l'avaient depuis longtemps révélé au public : tout récemment, ses attaques contre Proudhon et ses protestations éloquentes en faveur des saines doctrines sociales l'avaient grandi aux yeux de la bourgeoisie : plusieurs n'étaient pas éloignés de le considérer comme le sauveur de la propriété. — Poète, orateur, historien, homme d'État, monarchiste par tradition, républicain par entraînement ou par goût de l'inconnu, incapable d'une application journalière, mais doué parfois d'une perspicacité qui touchait à la divination, sage à ses heures, généreux toujours, Lamartine, malgré le déclin de la faveur publique, demeurait l'une des personnalités les plus séduisantes qui furent jamais. — Si, enfin, on estimait qu'il convint de placer le gouvernement nouveau sous la protection d'une vaillante épée, le maréchal Bugeaud apparaissait avec le prestige de l'Algérie conquise et pacifiée, avec le renom d'une probité un peu rude, mais inattaquable, avec la force que lui communiquait l'affection des troupes. — A ses côtés se distinguait son plus solide lieutenant, le général Changarnier, Changarnier, mis en lumière par la répression du 16 avril et par le commandement de la garde nationale : on vantait ses talents militaires, sa fermeté, sa bravoure ; on le savait plein de confiance en lui-même, confiance légitime et qui n'avait d'autre défaut que de ne pas se dissimuler assez. Comme on le voit, la monarchie — et c'était là son dernier service — avait légué à la République des hommes capables de la grandir et de l'honorer. Pourtant il fut bientôt manifeste qu'aucun de ces noms, illustres à des titres divers, ne pourrait supporter l'épreuve du suffrage universel. Bien que fortement trempé dans la société nouvelle et ayant appris surtout l'art de s'y pousser, M. Molé était presque un homme d'ancien régime : il était plus propre à la décoration d'un État paisible qu'a la direction d'un État populaire. M. Thiers, quoique les tendances de son esprit et de son éducation le rendissent plus accessible à tous, était plus rompu à la tactique parlementaire qu'exercé au maniement des masses. Lamartine était coupable de modération aux yeux des démocrates, de faiblesse aux yeux des conservateurs, et, pour avoir tenté des conciliations impossibles, avait fini par s'aliéner tout le monde. Le maréchal Bugeaud, rude et robuste nature, accoutumé au gouvernement sans contrôle de la colonie africaine, était moins que tout autre apte au rôle de candidat : les hasards de sa vie de soldat l'avaient, d'ailleurs, par deux fois, mis aux prises avec les partis extrêmes qui ne lui avaient pas pardonné : les légitimistes se souvenaient de Blaye, les républicains se souvenaient de la rue Transnonain. Contre le général Changarnier enfin, on pouvait objecter sa renommée un peu récente, sa présomption un peu vaniteuse ; et l'on ajoutait que, militaire pour militaire, le chef du pouvoir exécutif était préférable à tout autre. — En dehors de ces causes particulières, il y avait pour tous ces illustres personnages une cause générale d'insuccès. Ils représentaient des fractions parlementaires plutôt qu'un symbole politique ou social. Aucun d'eux n'était assez connu pour attirer le courant populaire. Or, le suffrage universel est inhabile à saisir les nuances, à comparer les services, à prévoir les chances de l'avenir. Il ne peut être attiré que par une idée très générale ou un nom très retentissant : une fois fasciné, il se laisse absorber par cette idée ou par ce nom, sauf à les rejeter plus tard aussi brusquement qu'il les a accueillis. Cette situation apparut si clairement que toutes ces candidatures ne surgirent que pour être presque aussitôt abandonnées. M. Molé ne fut candidat que dans la pensée de quelques-uns de ses amis. M. Thiers parait avoir caressé un instant l'espoir du rang suprême : l'attitude que le Constitutionnel, alors inspiré par cet homme d'État, garda pendant quelques jours, autorise du moins cette supposition ; en tout cas, l'illusion, si illusion il y eut, fut de courte durée. Le maréchal Bugeaud, après avoir tout d'abord laissé courir le bruit de sa candidature, désavoua solennellement toute pensée pareille : dans une lettre rendue publique, il supplia ses concitoyens de concentrer leurs votes sur un homme à qui l'assentiment général donnerait assez de force pour dominer le présent et consolider l'avenir[1]. Changarnier, lui aussi, se défendait de toute prétention à la magistrature suprême. A la vérité, Lamartine, moins explicite, écrivait au Journal des Débats que briguer la présidence serait une témérité et la décliner une lâcheté. Mais ce langage ambigu était le moins propre à attirer les suffrages. C'est ainsi qu'à mesure qu'on approchait du jour solennel, le terrain électoral se déblayait. Si l'on excepte Ledru-Rollin qui devait rallier les suffrages de la démagogie et Raspail sur qui les socialistes avaient résolu de se compter, toutes les candidatures finirent par se réduire à deux : celle du général Cavaignac et celle de Louis Bonaparte. Sur eux seuls se concentra tout l'intérêt de la lutte. Telle était la situation vers le commencement de novembre, c'est-à-dire au moment où la Constitution fut promulguée. II Cavaignac avait pour lui la possession du pouvoir, le
prestige des services rendus, la faveur de la bourgeoisie libérale, l'estime
de tous. Par malheur, cette politique indécise, qui, dès le mois d'août,
avait commencé à se révéler d'une façon si fâcheuse, n'avait fait depuis que
se marquer davantage. Certains incidents avaient péniblement impressionné les
hommes d'ordre. Le 22 septembre, un banquet avait eu lieu à Toulouse en
souvenir de la fondation de la première République ; il avait été annoncé par
la presse locale comme une manifestation contre l'Assemblée, et avait été
suivi d'une sorte de promenade tumultueuse dans les rues de la ville aux cris
de : Vive la Montagne ! vive Robespierre ! vive
Barbés ! Or, à ce banquet avaient assisté le préfet, le maire, le
conseil municipal, les magistrats du parquet, le recteur de l'Académie :
seul, le général de division, sur l'ordre du ministre de la guerre, s'était
abstenu ; mais cette abstention elle-même attestait l'irrésolution du
pouvoir, puisque, sur une question d'intérêt commun, l'un des ministres
donnait des instructions et les autres se taisaient. Ce manque de direction
semblait d'autant plus inquiétant que cette date du 22 septembre avait été,
dans d'autres villes et notamment à Bourges, signalée par des scènes regrettables[2]. Ce même jour, au
banquet du Chalet, Ledru-Rollin, jaloux de grouper autour de lui les
socialistes, s'était plaint avec amertume que toutes les réformes économiques
eussent été ajournées ou rapportées. On dit,
avait-il ajouté, que la France ne pourrait trouver
de quoi alimenter le travail ; mais l'argent ne manque pas, il se cache ; il
est quelque part, il doit y avoir, dans des moyens financiers, la possibilité
de le trouver là où il se cache[3]. On s'était
d'autant plus ému de ce langage que l'autorité semblait perdre de sa force au
moment même où les partis extrêmes retrouvaient leur audace. Si patiente que fût l'Assemblée, elle ne tarda pas à témoigner par son vote sa confiance décroissante. Toutes les propositions relatives à l'état de siège ou au droit de suspension des journaux avaient été jusque-là écartées à une grande majorité ; mais, le 11 octobre, M. Xavier Durrieu avant formulé une interpellation sur le même objet, la question préalable ne fut adoptée que par 339 voix contre 334 : encore cette misérable majorité de cinq voix se transformait-elle en une minorité si l'on retranchait du nombre des votants les voix des neuf ministres qui avaient pris part au scrutin. Docile à la volonté de la représentation nationale, Cavaignac provoqua lui-même la levée de l'état de siège que naguère il jugeait indispensable pour longtemps encore. — Il fit mieux. Jaloux de se rapprocher du parti de l'ordre, il modifia son ministère. MM. Sénard, Vaulabelle, Recurt furent remplacés à l'intérieur, à l'instruction publique, aux travaux publics par MM. Dufaure, Freslon, Vivien, tous trois sympathiques à la droite, et représentant, à des degrés divers, la politique de résistance. A la séance du 1G octobre, M. Dufaure vint lire une déclaration très ferme, et l'Assemblée, par 570 voix contre 155, témoigna son adhésion à ce programme. — Cette évolution parlementaire autorisait à espérer pour l'avenir une ligne de conduite plus nette et mieux suivie. L'illusion fut courte. Comme s'il eût été impossible de faire un pas vers la droite sans faire immédiatement un pas en sens inverse, il se trouva que l'effet de ces mesures fut paralysé aussitôt par des mesures contraires. Les hommes de la coterie du National, comme on disait alors, ne sortirent du ministère que pour rentrer, à quelques jours de là, dans les grandes fonctions publiques. M. Recurt, qui venait d'abandonner le ministère des travaux publics, fut nommé préfet de la Seine. Un ancien membre des sociétés secrètes, M. Gervais (de Caen), fut appelé à la préfecture de police. M. Étienne Arago, qui était inféodé au parti démagogique, fut conservé à la direction des postes. La plupart des agents incapables ou suspects furent maintenus. La première condition d'existence pour un pouvoir ; c'est de s'assigner un but et d'y marcher. Lorsqu'il cède tour à tour à des influences contraires, il ameute contre lui tous les partis et amoindrit rapidement son autorité. Cavaignac n'échappa point à ce discrédit, qui est le châtiment de l'irrésolution. Lorsque approcha l'heure de l'élection présidentielle, il avait perdu, non l'estime publique qui jamais ne lui manqua, mais cette unanime confiance qui l'avait fait, au lendemain de la victoire de Juin, l'arbitre du pays. Ce n'est pas que, pour faire triompher la candidature du général, de sérieux efforts n'aient été tentés. Le ministre de l'intérieur, M. Dufaure, se dévoua à cette œuvre et ne négligea pour y réussir aucun moyen légitime. Le 2 novembre, dans une circulaire aux préfets, il rappelait que l'avenir de la République dépend en partie du citoyen qui, le premier, présidera à ses destinés ; que la nation doit, dans le choix qu'elle va faire, se confier à une probité sans tache, à un patriotisme incontestable, à une résolution déjà éprouvée a plutôt qu'à de vaines et trompeuses promesses. Comme si cette recommandation n'eût pas été assez claire, il se mêlait, à quelques jours de là, plus directement encore à la lutte. Dans une lettre à M. Odier, banquier et juge au tribunal de commerce, lettre destinée à la publicité, il se portait garant des lumières et des intentions du général. C'est, disait-il, le véritable républicain de nos jours, ferme, sage, convaincu, ami de la paix, soumis à la représentation nationale. Les collègues de M. Dufaure imitaient son exemple. M. Freslon, ministre de l'instruction publique, s'adressait discrètement aux instituteurs. M. Vivien, ministre des travaux publics, invitait les ingénieurs à rappeler aux ouvriers qu'ils étaient l'objet de toute la sollicitude du gouvernement, sollicitude jalouse de tenir plus encore qu'elle ne promet. Enfin le ministre des finances, M. Trouvé-Chauvel[4], ajoutait au projet de M. Goudchaux rétablissant l'impôt du sel, une disposition complémentaire qui réduisait cet impôt des deux tiers à partir du 1er avril 1850. Quelle que fût sa réserve naturelle, Cavaignac se décida lui-même à entrer dans la lice. Le 10 novembre, sous le prétexte de la Constitution à promulguer, il adressait aux fonctionnaires une circulaire qui était un véritable programme politique. Dans cette circulaire remarquable par la hauteur des vues, le général proclamait que le pouvoir exécutif devait être subordonné aux volontés de l'Assemblée ; il affirmait les droits imprescriptibles de la famille et de la propriété ; il repoussait toute théorie exclusive ; il recommandait d'ouvrir la carrière à tout citoyen qui apportait un cœur sincère et une pensée fidèle ; il terminait enfin en conviant les ministres de la religion à appeler les bénédictions de Dieu sur la patrie commune. A ce document empreint d'une véritable grandeur civique, on ne pouvait objecter qu'une chose : par le tour hautain de la pensée et de l'expression, il était le manifeste d'un chef d'État qui commande plutôt que d'un candidat qui sollicite. Cavaignac ne se contentait pas de parler, il agissait. Faisant violence à ses habitudes, il se montrait davantage : il se mettait en communication avec l'opinion publique. Il dînait à l'archevêché avec le clergé ; il prenait part à un banquet à l'Hôtel de ville ; il passait en revue la garde mobile ; il recevait les délégués venus à Paris pour la fête de la Constitution. On signalait ses visites dans les prisons et dans les établissements publics ; on le voyait assister à l'un des départs de colons pour l'Algérie ; ri usait dans une large mesure de son droit de grâce, soit au profit des insurgés de Juin, soit au profit des condamnés ordinaires. Pendant ce temps, ses amis du National ou les hommes de son entourage, agissant en dehors de lui, répandaient les brochures, les biographies, les lithographies, les portraits. Parmi ces brochures, quelques-unes étaient tellement violentes de ton ou déplacées de langage que le général, dans son austère probité, n'hésita pas à les désavouer. On ne tarda pas à s'apercevoir que toute cette activité se dépensait presque en pure perte. C'est en vain qu'on essaye de corriger, par un effort du dernier moment, les effets d'une mauvaise conduite. Cavaignac, par son système de compensations inintelligentes et par sa politique vacillante, avait désorienté ses meilleurs amis. Cette propagande avait, d'ailleurs, le double défaut d'être assez visible pour prêter à la critique et trop réservée pour être efficace. D'un autre côté, les fonctionnaires, qui eussent été les soutiens naturels du chef du pouvoir exécutif, se souciaient peu de se compromettre pour une autorité peut-être expirante. Le général avait le juste sentiment de sa faiblesse. Il remplissait son rôle de candidat avec conscience, non avec entrain. On eût dit même qu'il cherchait à se consoler d'avance de son échec comme s'il l'eût prévu. On ne peut guère interpréter autrement ces tristes et fières paroles de son manifeste du 10 novembre : Contre la calomnie, disait-il à ses fonctionnaires, ne vous pressez pas de vous défendre : sachez que, celle-là détruite, une autre est toute prête. Consacrez votre temps plus au pays qu'à vous-mêmes. Si, dans l'exercice de vos fonctions, quelque découragement était près de vous atteindre, pensez que toutes ces attaques n'ont pas d'autre durée que celle même de votre autorité passagère ; qu'après elle, il ne restera de vous que vos actes qui suffiront pour vous signaler à la mémoire ou à l'oubli, à la reconnaissance ou au mépris de vos concitoyens. Songez que les nations libres sont soupçonneuses, et qu'il est utile qu'elles le soient. Plus d'une nation a étouffé ses propres libertés sous le fardeau de sa reconnaissance ; je n'en connais pas qui les aient vues disparaitre devant les remords de son ingratitude. Ce langage, dans sa résignation hautaine, révélait un esprit plus soucieux de quitter avec dignité le pouvoir qu'empressé à s'y perpétuer. III Pendant que les chances de Cavaignac déclinaient de la sorte, que faisait Louis Bonaparte ? Comme s'il eût eu conscience que sa personne ne pouvait rien ajouter au prestige de son nom, il évitait, loin de les chercher, les occasions de se produire. Il avait fait son entrée à l'Assemblée le 26 septembre ; puis il n'y avait guère reparu : son accent étranger, son inexpérience de la parole, son inaptitude aux affaires, la malveillance d'un grand nombre de ses collègues, tout lui conseillait l'abstention. Son apparente réserve ne servait qu'à mieux dissimuler l'activité de son parti. Les avantages du prince sur son concurrent ne tardèrent pas à se révéler. Le général avait pour principaux soutiens des fonctionnaires attentifs à ménager l'avenir : Louis Bonaparte avait pour agents, non des personnages officiels, mais quelques hommes jeunes, ardents, n'ayant rien à risquer, attachés par besoin ou par pressentiment à sa fortune naissante. Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, était tenu aux ménagements que son rang lui commandait ; les partisans du prince avaient cette liberté d'allures que donnent l'obscurité, la jeunesse, l'irresponsabilité. Cavaignac avait les scrupules de l'honnêteté et se piquait de les inspirer à son entourage : Bonaparte, s'il affectait de les avoir pour lui-même, savait à merveille en affranchir ses amis. — La propagande s'organisa active, continue, acharnée. Des émissaires se mirent à parcourir les campagnes, distribuant des médailles, des portraits, des journaux : les promesses furent prodiguées : on fit entrevoir aux paysans le remboursement des 45 centimes, des suppressions d'impôts pour plusieurs années, avec cela des rentes viagères pour les vieux soldats. La vie et la personne de Cavaignac furent l'objet d'attaques journalières. Tantôt on affirmait que, s'il était élu, l'administration et la magistrature seraient reconstituées suivant l'esprit démagogique ; tantôt on rappelait le souvenir de son père, le Conventionnel, le Régicide. Un jour, on faisait courir le bruit que le payement d'une allocation de 1.100.000 francs, récemment votée en faveur des instituteurs, allait être ajourné ; le lendemain, on se répandait en railleries sur ce général, aujourd'hui républicain, qui avait, dans sa jeunesse, porté la cocarde blanche et avait été, sous Louis-Philippe, maréchal de camp. Le Moniteur s'évertuait à détruire toutes ces rumeurs, mais les démentis neutralisaient rarement l'effet de l'attaque. M. de Girardin, jaloux de venger sa détention pendant l'insurrection de Juin, avait mis au service du prince les colonnes de la Presse et venait d'entreprendre une campagne à outrance contre le chef du pouvoir exécutif. — Bonaparte laissait faire ses amis, également prêt à profiter de leurs manœuvres ou, si elles dépassaient la mesure permise, à les désavouer. En vrai chef de parti, il évitait de se compromettre dans la polémique quotidienne. Bien mieux, le bruit s'étant répandu que des troubles pourraient se produire à l'ombre de son nom, il accourait au ministère de l'intérieur, désavouait très vivement toute pensée factieuse et faisait publier son désaveu dans les journaux. Le ministre accueillit avec une bienveillance un peu narquoise la démarche si empressée du candidat : J'ai rassuré le prince, disait ironiquement M. Dufaure en rendant compte de cet incident à l'Assemblée, et je lui ai répondu que la République n'avait rien à redouter[5]. L'Assemblée accentua par ses applaudissements ce dédaigneux persiflage : quelques-uns cependant commençaient à craindre que la République ne fût moins en sûreté qu'on ne se plaisait à l'affirmer. Plus l'époque des élections approchait, plus Bonaparte distançait son rival. Lorsque, vers le milieu du mois de novembre, il devint certain que deux candidatures se trouveraient seules en présence, les personnages les plus importants de l'Assemblée se demandèrent, non sans anxiété, au service de qui ils mettraient leur influence et leur vote. Dans leur hésitation, ils allaient de l'un à l'autre concurrent, les interrogeant tous deux et cherchant à surprendre le secret de leur pensée. Or, Cavaignac, dans sa rude droiture, répugnait à prendre des engagements : il se contentait d'offrir son passé comme garantie de son avenir, et, si l'on songeait aux oscillations de sa politique, cette assurance était loin de satisfaire. Tout autre était Louis Bonaparte. Déjà alors il excellait à contenter les donneurs de conseils par une approbation vague qui ne lui caltait pas. Il avait, tout d'abord, penché vers les socialistes : une fois sa candidature posée, il chercha à se concilier le parti conservateur, monarchique et religieux. Aussi, sortant de la réserve qu'il avait gardée jusque-là, il apporta à satisfaire les Chefs parlementaires autant de soin que Cavaignac mettait de persistance à les décourager. Il écoutait Montalembert qui stipulait pour la liberté d'enseignement et la liberté religieuse. II entrait en pourparlers avec M. Molé et M. Thiers, qui, après bien des fluctuations, se décidaient à le patronner. Berryer, moins communicatif et plus défiant, n'avait avec le prince qu'un seul entretien, sous les yeux de collègues attentifs, dans l'une des salles de l'Assemblée. Le maréchal Bugeaud, après avoir tenu un langage évasif, se prononçait en faveur de Louis Bonaparte. Le Constitutionnel, la Gazette de France, l'Assemblée nationale se ralliaient à la même cause. L'Univers, quoique moins empressé et encore hésitant, annonçait hautement l'échec du général Cavaignac. Le prince s'ingéniait avec beaucoup d'habileté à entretenir ces bonnes dispositions. Il écoutait tout le monde avec une courtoisie parfaite, se dérobait quand on devenait trop pressant, ne refusait aucune approbation générale, laissait croire à chacun de ses interlocuteurs qu'il avait conquis son estime et sa confiance. A la vérité, son extrême douceur, sa modestie presque timide, la teinte un peu voilée de son regard, sa taciturnité habituelle donnaient à quelques-uns une assez pauvre idée de son intelligence. Mais cela même, loin de lui nuire, le servait. Ce qu'on voulait dans une portion du parti monarchique, c'était, non un chef capable de diriger et de contenir la révolution, mais un président provisoire pour une république qu'on jugeait provisoire aussi. Apparemment, la fortune voulait à tout prix le triomphe de Bonaparte, puisqu'elle faisait de sa médiocrité même un élément de succès. Cependant ni le zèle d'amis dévoués, ni la faveur des chefs parlementaires, ni l'appui d'une notable partie de la presse n'eussent suffi à assurer la réussite du prince s'il n'avait eu à son service une force qui dominait tout le reste et sans laquelle toutes les autres n'étaient rien ; cette force, c'était celle de son nom. — L'opinion politique des masses se résumait alors en France et se résume encore aujourd'hui en quelques traits très-généraux. Elles aiment avant tout l'égalité et défendent, avec une défiance jalouse, la Révolution qui Pa fondée : en outre, comme elles sont rangées et honnêtes, elles sont attachées à l'ordre qui garantit le travail : avec cela, elles ont le culte de la gloire militaire : enfin les coups de la violence heureuse, loin de leur déplaire, les attirent. — Or, le nom de Bonaparte satisfaisait à la fois à toutes ces aspirations. Tandis que la République semblait insuffisante f garantir l'ordre, tandis que la monarchie paraissait menaçante pour l'égalité, les Bonaparte, dans la pensée populaire, symbolisaient à la fois la paix publique qu'ils avaient jadis restaurée et la Révolution d'où ils avaient surgi : de plus, ils représentaient l'idée de la force, cette idée si puissante chez les peuples qui ont perdu l'idée de la tradition : ils éveillaient enfin dans l'imagination le souvenir toujours palpitant de la victoire et de la conquête. Ce prestige du nom, tout avait, depuis 1815, contribué à le grandir. Au moment où Louis-Napoléon briguait le rang suprême, ses véritables complices, ses véritables alliés, ce n'étaient ni les amis bruyants qui combattaient pour lui, ni les chefs parlementaires qui, dans l'espoir de l'absorber, se ralliaient à sa cause, ni les journalistes qui, comme M. de Girardin, le servaient pour satisfaire leurs rancunes. Ses alliés, ses complices, ii les trouvait dans le passé bien plus que dans le présent ses aines, ses complices, c'étaient les libéraux de la Restauration qui avaient perpétué à travers la monarchie l'idée napoléonienne ; c'était Béranger qui avait chanté les gloires impériales ; c'était le gouvernement de Juillet qui, dans son large patriotisme, avait ramené aux Invalides les cendres de Napoléon et avait si grandement honoré les serviteurs de l'Empire ; c'étaient ces héros célèbres ou obscurs, tombés dans les grandes mêlées et dont les portraits, pieusement conservés, ornaient le foyer de chaque chaumière ; c'étaient ces vieux soldats qui, répandus par milliers dans les campagnes, avaient raconté aux jeunes générations leurs épreuves, leurs souffrances, leurs combats, leurs blessures. A trente-cinq ans de distance, peu importaient le despotisme, le sang répandu, les invasions : tout cela se noyait dans le nimbe de la légende : la fascination était telle qu'on ne demanda même pas qui était ce Bonaparte si inopinément ressuscité : il suffisait qu'il portât ce nom magique pour qu'on lui fit aussitôt crédit de toutes les qualités qu'on supposait inhérentes à sa race. Les peuples sont ainsi faits : quand les sacrifices — fût-ce les plus durs — n'ont rien coûté à l'égalité et ont eu la gloire pour récompense, ils finissent par oublier le prix de ces sacrifices eux-mêmes : aux pouvoirs qui ont le plus abusé d'eux, ils sont prêts à offrir de nouveau le meilleur de leur sang, comme les vignes donnent leur plus généreuse substance à ceux qui les foulent aux pieds dans la cuve. IV Cependant, avant le jour solennel de l'élection, Cavaignac devait recueillir, au sein de l'Assemblée, un suprême témoignage d'estime, bien propre à adoucir sa chute et à le consoler dans sa disgrâce. De toutes les attaques dirigées contre sa personne et sa vie, les plus pénibles étaient celles relatives à l'acte décisif de sa carrière, c'est-à-dire à la répression de l'émeute de Juin. Ces attaques étaient ardentes, perfides, continues. Entre tous les journaux, la Presse se faisait remarquer par l'âpreté de sa polémique. Elle ne se lassait pas de répéter que le général avait laissé grandir l'insurrection afin de se rendre nécessaire. De nombreux articles, publiés dans ses colonnes et tirés ensuite en brochure, n'avaient pas d'autre but que d'établir cette accusation. Bien qu'il ressentit vivement l'injure, le général Cavaignac dédaigna d'abord de la relever. Mais, sur ces entrefaites, il apprit qu'il circulait, sous le nom de Fragment d'histoire, un récit des journées de Juin, qui avait été communiqué officieusement à quelques personnes et qui reproduisait le terrible reproche dont la Presse s'était faite l'organe. Ce récit était attribué à d'anciens membres, ministres ou secrétaires de la Commission exécutive : on citait même les quatre personnages sous les auspices de qui il avait été rédigé : c'étaient M. Garnier-Pagès, M. Pagnerre, M. Duclerc, M. Barthélemy-Saint-Hilaire. En présence d'une dénonciation qui émanait, non de journalistes sans autorité, mais d'hommes naguère au pouvoir, le général ne crut pas qu'il convînt de garder plus longtemps le silence. Le 21 novembre, il monta à la tribune et demanda qu'un jour prochain lui fût accordé pour combattre et anéantir l'accusation. Le débat fut fixé au 25 novembre. Cavaignac comprit que
cette journée devait compromettre ou consolider pour jamais sa renommée. Son
langage fut digne du grand rôle qu'il avait rempli et de la grande cause
qu'il défendait. Le soldat taciturne et solitaire de Cherchell et de Milianah
dépassa les meilleures espérances de ses amis et confondit ses adversaires.
Il fut simple, précis, abondant, ému, avec cela, légèrement ironique : Je plaide, répéta-t-il plusieurs fois ; et, de
vrai, nul plaidoyer ne fut plus victorieux que le sien. Il commença par
établir avec beaucoup d'autorité que la discussion s'élevait, non entre lui
et la Commission exécutive, mais bien entre lui et quelques-uns des membres
ou ministres de cette commission. MM. Arago, Marie, Lamartine, c'est-ii-dire
les hommes les plus considérables de l'ancien gouvernement, restaient, en
effet, étrangers à l'attaque ou la désavouaient. Cette distinction une fois
faite, Cavaignac entra de plain-pied dans la justification de sa conduite et
de ses actes. — On l'accusait de n'avoir pas réuni à Paris les troupes
nécessaires. Il répondait en lisant ses dépêches, en racontant ses efforts
pour accroître les ressources du casernement, en détaillant ses mesures pour
faire sortir de Paris les dépôts ou les non-valeurs et pour les remplacer par
des bataillons actifs. — On lui imputait d'avoir, dans la nuit du 22 au 23
juin, enfreint les ordres de la Commission exécutive. Il montrait que l'ordre
auquel on faisait allusion n'était rien autre chose qu'un avis officieux. —
On le blâmait d'avoir laissé élever des barricades sans les détruire
aussitôt. Il établissait que les troupes disséminées eussent été fatalement
circonvenues et désarmées. —On prétendait que, pendant la journée du 23 juin,
il avait laissé décimer la garde nationale sans la faire appuyer par les
bataillons de ligne. Pour repousser ce grief, il se contentait de produire
les états qui constataient que l'armée régulière avait eu, pendant cette
première journée de lutte, 195 hommes hors de combat. — On lui reprochait le
manque de munitions dans Paris et les retards du convoi qui devait en
apporter de Vincennes. Il faisait observer que, l'émeute ayant grandi au delà
de toute prévision, l'approvisionnement de cartouches s'était trouvé
insuffisant. Il ajoutait que, le faubourg Saint-Antoine étant au pouvoir des
insurgés, le convoi avait dû, pour arriver à sa destination suivre, non la
route directe, mais le chemin de ronde des fortifications. — A l'accusation
d'avoir supplanté la Commission exécutive, le général répondait enfin, non
sans quelque hauteur, qu'il ne l'avait ni trahie, ni calomniée, ni desservie,
mais que jamais il ne s'était engagé à lier son sort au sien. — En terminant
cette justifications Cavaignac laissait déborder de son cœur l'émotion qui le
remplissait : Dans le cours de cette discussion,
j'ai prouvé, je crois, à l'Assemblée que je savais parfaitement, pour un
temps, mettre de côté certains sentiments faciles à éveiller en moi ;
l'Assemblée a pu le reconnaître, et elle me rendra, j'espère, cette
justice : mais il ne faut pas que l'on croie que je veuille éluder une
partie de la gravité du débat... Jusque-là, je n'ai fait qu'un plaidoyer....
Mais entre vous et moi, je vous le dirai tout à
l'heure, il y a peut-être une question plus grave, une question d'honneur. Je
ne veux introduire qu'au dernier moment cette question si sérieuse. Si vous
avez d'autres faits à discuter, venez ici, j'y répondrai ; je plaiderai encore
ce soir, toute cette nuit, demain même. (Vive approbation.)... Mais nous
arriverons au terme de la discussion sur les faits ; il faudra savoir quelle
signification vous leur donnez ; il faudra savoir pourquoi ce ministre a
manqué à son devoir, pourquoi cet ambitieux a fait tout ce qu'il a fait, et
alors, ainsi que je le disais, ce n'est plus l'avocat qui viendra parler ici
; c'est le soldat, et vous l'entendrez ! Ainsi parla Cavaignac. Le défi qui terminait ce discours sortait, à coup sûr, des habitudes parlementaires. Mais l'homme qui défend son honneur a des privilèges qui n'appartiennent qu'à lui, et l'Assemblée souligna ces fières paroles par ses acclamations. Il était six heures du soir. Cavaignac avait parlé pendant plus de trois heures. Mais on avait hâte de terminer le débat. A. huit heures, la séance fut reprise. M. Barthélemy-Saint-Hilaire vint déclarer, non sans dignité, qu'il avait été, sinon le rédacteur, au moins l'inspirateur du Fragment d'histoire, et que, par conséquent, il était plus que personne responsable de cet écrit. Il ajouta d'ailleurs très nettement que ses amis et lui avaient voulu attaquer le système de défense et non les intentions du général, qu'ils le taxaient d'incapacité et non de déloyauté. Cavaignac n'accueillit cette explication que par un dédaigneux silence. L'accusation, circonscrite et limitée de la sorte, fut soutenue tour à tour par Ledru-Rollin et par Garnier-Pagès. Mais ni l'un ni l'autre ne purent changer les dispositions de l'Assemblée. Leurs attaques n'eurent d'autre résultat que de fournir à Cavaignac des reparties qui accentuèrent encore son succès : Nous vous avons nommé général de division, gouverneur de l'Algérie, ministre de la guerre, s'écrie Garnier-Pagès. — Je laisse au pays, répond avec hauteur le chef du pouvoir exécutif, je laisse au pays le soin d'apprécier ce que je puis devoir à M. Garnier-Pagès. Ledru-Rollin avant parlé de soupçons et de séparation : Oui, reprend le général, la séparation existe, et je ne prévois guère qu'elle puisse cesser. Comme l'extrême gauche murmurait : Je laisse au temps, dit Cavaignac en se tournant vers les bancs de la Montagne, je laisse au temps le soin de prononcer qui de vous ou de nous sert mieux la République. Dans cette journée fameuse, le général trouva tout à la fois l'occasion de venger son honneur, de remettre en lumière ses services et de rompre avec l'extrême gauche des liens qu'on l'accusait de n'avoir pas su briser jusque-là. A onze heures du soir, le vieux Dupont de l'Eure monta à la tribune, et après avoir en quelques paroles déploré les divisions qui éclataient au sein de la République, il déposa une résolution, motivée comme il suit : L'Assemblée nationale, persistant dans le décret du 28 juin ainsi conçu : Le général Cavaignac a bien mérité de la patrie, passe à l'ordre du jour. Cet ordre du jour fut ratifié par 503 voix contre 34. Cette minorité de 34 voix fut fournie par la Montagne, à laquelle se joignirent Victor Hugo et le général Baraguey d'Hilliers. Parmi les anciens membres de la Commission exécutive, Arago et Marie votèrent avec la majorité ; les autres s'abstinrent, regrettant sans doute au fond de l'âme une attaque qui révélait plus de dépit que d'esprit politique. Les anciens chefs parlementaires, M. Molé, M. Berryer, M. Thiers, M. de Montalembert, ne voulant pas prendre publiquement parti à la veille de l'élection, observèrent eux aussi la neutralité. La proclamation du scrutin fut accueillie par les cris de : Vive la République ! et saluée par un immense applaudissement. V Cette mémorable séance produisit plus d'impression dans l'Assemblée qu'elle n'eut de retentissement dans le pays. Quatre jours plus tard, Louis Bonaparte, qui ne s'était pas encore adressé officiellement à la nation, publia son manifeste électoral. Avant de le faire paraître, il avait réuni en conseil les chefs parlementaires qui, depuis peu, s'étaient attachés à sa fortune : ceux-ci, avec une bonne volonté un peu dédaigneuse, avaient mis leur expérience à son service et lui avaient même offert le concours de leur plume : mais le prince ne puisa ses inspirations qu'en lui-même ; s'il se plaisait à provoquer les avis, il se plaisait davantage encore à ne pas les suivre. Cette proclamation débutait en ces termes : Louis-Napoléon à ses concitoyens. Pour me rappeler de l'exil, vous m'avez nommé représentant du peuple ; à la veille d'élire le premier magistrat de la République, mon nom se présente à vous comme symbole d'ordre et de sécurité. Ces témoignages d'une confiance si honorable s'adressent, je le sais, bien plus à mon nom qu'à moi-même... mais plus la mémoire de l'Empereur nie protège, plus je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes principes... Je ne suis pas un ambitieux qui rêve tantôt l'Empire et la guerre, tantôt l'application des théories subversives. Élevé dans les pays libres, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m'imposent vos suffrages et les volontés de l'Assemblée. Si j'étais nommé président, je ne reculerais devant aucun sacrifice pour défendre la société si audacieusement menacée ; je me dévouerais tout entier, sans arrière-pensée, à l'affermissement d'une République sage par ses lois, honnête par ses intentions, grande et forte par ses actes. Je mettrais mon honneur à laisser au bout de quatre ans à mon successeur le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel accompli. Descendant de ces généralités, le prince dressait le
programme de son gouvernement futur, programme où chaque parti trouvait hi
réalisation de ses vœux et de ses espérances. — Vis-à-vis des conservateurs
de toutes nuances, il s'engageait à protéger la religion, la famille, la
propriété. La protection de la religion,
ajoutait-il à l'intention des catholiques, entraîne
comme conséquence la liberté d'enseignement. — Aux amis des réformes
sociales, Louis Bonaparte promettait de diminuer les
impôts les plus onéreux au peuple, d'encourager le développement de
l'agriculture, de pourvoir à la vieillesse des travailleurs par des
institutions de prévoyance, d'introduire dans les lois industrielles toutes
les améliorations qui tendent à fonder le bien-être de chacun sur la
prospérité de tous. — Pour satisfaire le parti légitimiste attaché dès
cette époque à la cause de la décentralisation, le prince s'engageait à
restreindre le nombre des emplois qui font d'un
peuple libre un peuple de solliciteurs... Il flétrissait cette tendance funeste qui entraîne l'État à exécuter
lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui.
La centralisation des intérêts et des entreprises est dans la nature du
despotisme. La nature de la République repousse le monopole. — Aux
habitants des campagnes, le candidat, prodigue de promesses, faisait
entrevoir un allégement du fardeau de la
conscription. Le nom de Napoléon pouvant éveiller quelques inquiétudes
en France et en Europe à cause de sa signification belliqueuse, le prince
s'ingéniait avec beaucoup de soin à détruire ces appréhensions : Avec la guerre, point de soulagement à nos maux. La paix
serait donc le plus cher de nos désirs. La France, lors de la première révolution,
a été guerrière parce qu'on l'avait forcée à l'être. Aujourd'hui qu'elle
n'est pas provoquée, elle peut consacrer ses ressources aux améliorations
pacifiques sans renoncer à une politique loyale et résolue. Et le
prince ajoutait cette sage maxime que le futur promoteur de tant de congrès
fastueux eût bien fait de ne pas oublier : Une
grande nation doit se taire ou ne jamais parler en vain. Le manifeste se terminait par un appel à la conciliation, appel chaleureux et sincèrement ému : Moi qui ai connu l'exil et la captivité, j'appelle de tous mes vœux le jour où la patrie pourra, sans danger faire cesser toutes les proscriptions et effacer les dernières traces de nos discordes civiles... Si vous m'appelez à la présidence de la République, la tâche sera difficile, je le sais ; mais je ne désespérerais pas de l'accomplir en conviant à l'œuvre, sans distinction, les hommes que recommandent à l'opinion publique leur intelligence et leur probité... D'ailleurs, quand on a l'honneur d'être à la tête du peuple français, il y a un moyen infaillible de faire le bien, c'est de le vouloir. Tandis que le manifeste de Louis Bonaparte se répandait à profusion dans les villes et dans les campagnes, une grave complication née de la politique extérieure parut offrir à Cavaignac une dernière chance de ressaisir la fortune qui lui échappait. A la suite d'agitations dont le récit trouvera plus loin sa place, une révolution terrible avait éclaté à Rome. Le 15 novembre, comme il se rendait à la Chambre des députés, M. Rossi, chef du ministère pontifical, avait été assassiné sur les marches du palais de la Chancellerie. La nouvelle du crime avait été accueillie avec indifférence par le Parlement, avec joie par la populace. Le lendemain, la foule s'était portée au Quirinal et avait voulu imposer au Souverain Pontife la constitution d'un nouveau ministère et la convocation d'une Constituante. La ligne, la gendarmerie, la garde civique avaient fait cause commune avec les factieux. L'indépendance du Pape, sa liberté personnelle, sa vie même étaient menacées. Ces graves nouvelles, apportées d'abord à Paris par les journaux du Piémont et confirmées par un avis de l'ambassade d'Espagne, ne furent officiellement connues dans tous leurs détails que le 25 novembre. Elles pouvaient être, pour le chef du pouvoir exécutif, le point de départ d'une évolution décisive. Aller au secours du Pape, l'arracher aux factieux qui le tenaient captif, lui offrir l'hospitalité sur le sol français, l'amener à Marseille au milieu d'un peuple respectueux et agenouillé, ce n'était pas seulement reprendre la tradition de la politique nationale, c'était, à la veille de l'élection, rallier les suffrages des catholiques et grouper autour de soi toute cette masse flottante à qui plaît toujours une initiative hardie. Cavaignac était homme à comprendre ce rôle. Son bon sens, qui ne le mettait pas à l'abri de l'indécision dans le maniement des affaires quotidiennes, lui indiquait le plus souvent, dans les graves conjonctures, la véritable voie à suivre. Son devoir de chef d'État et l'intérêt de sa candidature s'accordaient pour lui dicter sa conduite. A l'issue de la séance parlementaire du 5 novembre, il alla droit à M. de Corcelles, qu'il avait connu au collège et revu en Afrique, et dont il savait le zèle religieux : lui montrant les dépêches qu'il venait de recevoir, il lui confia la mission de se rendre à Rome, de pourvoir à la liberté du Saint-Père et de lui offrir l'hospitalité sur le territoire de la République. Pour appuyer cette mission, des ordres télégraphiques furent envoyés à Marseille et à Toulon à l'effet de réunir aussitôt l'escadre et d'embarquer, à destination de Civita-Vecchia, une brigade de 3,500 hommes, rassemblée depuis quelque temps sur le littoral de la Méditerranée. On doutait si peu de la prochaine arrivée de Pie IX que M. Freslon, ministre des cultes, fut envoyé à Marseille pour le recevoir. L'Assemblée s'associa à ces résolutions du chef du pouvoir exécutif ; le 30 novembre, elle vota par 480 voix contre 63 l'ordre du jour suivant proposé par M. de Tréveneuc : L'Assemblée nationale, approuvant complètement les mesures de précaution prises par le gouvernement pour assurer la liberté du Saint-Père, et se réservant de prendre une décision sur des faits ultérieurs et encore imprévus, passe à l'ordre du jour. Il est permis de penser que les amis de Louis Bonaparte ne virent point sans trouble cette attitude de Cavaignac. Mais leur anxiété fut de courte durée. On apprit que le Pape avait quitté furtivement sa capitale, mais qu'au lieu de se diriger vers Civita-Vecchia, il avait franchi la frontière napolitaine. Une dépêche de M. de Rayneval, ministre de France à Naples, arrivée le 1er décembre à Marseille, annonça l'arrivée du Saint-Père à Gaëte. M. Freslon revint à Paris. L'escadre et les troupes ne quittèrent point les côtes de France. M. de Corcelles se rendit seul auprès de Pie IX pour lui porter une offre désormais sans objet, au moins sans objet immédiat. Quant aux amis de Louis-Napoléon, ils revinrent promptement de leur inquiétude passagère et, reprenant toute leur assurance, se répandirent en railleries sur tout ce déploiement de forces devenu inutile, et sur cette hospitalité qu'on persistait à offrir, tandis que le Pape s'était déjà pourvu ailleurs. Afin d'enlever à son compétiteur tout le bénéfice de son initiative, le prince s'empressa d'adresser au nonce une lettre où non seulement il désavouait toute complicité avec les ennemis du Souverain Pontife, mais où, plus explicite que son rival, il affirmait la nécessité du pouvoir temporel. Cette assurance n'était pas superflue : car si l'entraînement du moment n'eût pas étouffé toute clairvoyance, on se serait rappelé que ce même Louis Bonaparte avait pris part, dix-sept ans auparavant, à l'insurrection des Romagnes, et qu'à cette heure-là même, un de ses cousins, le prince de Canino, fils de Lucien, était l'un des chefs de la révolution romaine. La fortune abandonnant de plus en plus Cavaignac, un dernier incident vint, à la veille de l'élection, discréditer encore sa candidature déjà si compromise. Un projet de loi avait été présenté le 19 septembre par M. Sénard, alors ministre de l'intérieur, à l'effet d'assurer des indemnités pécuniaires ou des distinctions honorifiques, soit aux blessés de Février, soit aux détenus politiques et aux victimes du gouvernement déchu. La commission élue par l'Assemblée et présidée par M. Baroche avait fait au projet un accueil peu favorable. Avant d'achever son travail, elle se souvint qu'un comité, dit des récompenses nationales, avait été, le 5 mars précédent, créé sous la présidence d'Albert, et qu'au mois de mai, après la démission de celui-ci, ce comité s'était reformé à l'Hôtel de ville et avait choisi pour président M. Guinard. Elle voulut prendre connaissance des états de proposition dressés par ces comités extraparlementaires, afin de savoir quels seraient les bénéficiaires des mesures sollicitées. Elle ne se doutait pas jusqu'à quel point ses défiances étaient justifiées. La commission de l'Hôtel de ville transmit les états au ministère de l'intérieur ; le ministre de l'intérieur, sans les ouvrir, les fit parvenir à la commission de l'Assemblée : M. Baroche invita ses collègues à se réunir dans leur bureau le 5 décembre afin de prendre connaissance de ces documents. Quelle ne fut pas la stupéfaction lorsqu'on vit, portés sur ces listes, des malfaiteurs qui, à côté des condamnations politiques, avaient subi des condamnations pour vol, pour incendie, pour pillage, des parents ou des héritiers des assassins de Louis-Philippe, les héritiers de Fieschi, les héritiers de Pépin, la sœur de Leconte ! Dans le premier moment, la surprise et l'indignation ne permirent pas de garder le secret. Quelques-unes des listes furent copiées et répandues dans le public. La bonne foi n'est pas la qualité maîtresse des partis, surtout en temps d'élection. Les feuilles hostiles au chef du pouvoir exécutif crièrent aussitôt au scandale. La Presse dénonça avec une ironie cruelle les pensionnaires du général Cavaignac. La lecture de chaque nom, disait l'Événement, doit enlever 20.000 voix au Général. La vérité, c'est que M. Sénard et M. Dufaure ignoraient jusqu'à l'existence de ces listes : M. Guinard lui-même, président de la commission établie à l'Hôtel de ville, affirmait qu'il s'agissait, non de propositions définitives, mais de simples relevés des registres d'écrou : en tout cas, Cavaignac ne pouvait être accusé, même par la haine la plus aveugle, d'avoir voulu assurer une prime à l'assassinat ou au vol. M. Dufaure, ministre de l'intérieur, pour bien marquer la réprobation du cabinet, retira le G décembre le projet présenté par M. Sénard. Il alla plus loin, et retarda de plusieurs heures le départ des malles-poste pour que le désaveu du gouvernement pût arriver dans les provinces en même temps que les appréciations calomnieuses de la presse hostile. Vains efforts ! les masses ne raisonnent guère, et il resta dans leur esprit, à la veille même du scrutin, l'idée vague d'une nouvelle complaisance du général vis-à-vis des hommes de désordre. VI On touchait à la date solennelle du 10 décembre. La veille même de ce jour, un manifeste du chef du pouvoir exécutif invita les populations au calme et au respect de la loi. En dépit de certaines appréhensions, cet appel était heureusement inutile. C'est au milieu de l'ordre le plus parfait que s'accomplirent les opérations électorales. Dès le 13 décembre, les nouvelles de Paris et des départements ne laissèrent point de doute sur le succès de la candidature napoléonienne ; cependant on attendait avec une vive curiosité le résultat définitif, et cette curiosité était telle que tous les travaux du Parlement demeuraient, de fait, suspendus. L'attente fut longue. C'est seulement le 20 décembre que la commission de recensement des votes apporta à l'Assemblée, par l'organe de son rapporteur, M. Waldeck-Rousseau, le compte rendu complet de sa vérification. Voici quels étaient ces chiffres, dignes d'être conservés par l'histoire :
Cavaignac était vaincu. De même que Lamartine, si acclamé après le 24 février, voyait, trois mois plus tard, le flot de la popularité s'éloigner de lui, de même Cavaignac, arbitre incontesté du pays après l'émeute de Juin, était à son tour abandonné par la faveur publique. Les hommes s'usent vite en temps de révolutions. Une année avait suffi pour briser les deux idoles. Seulement, tandis que Lamartine emportait dans la retraite le remords de n'avoir travaillé à consolider la société qu'après avoir travaillé à l'ébranler, Cavaignac était exempt d'un tel regret. Lui, il avait eu cette heureuse fortune de n'arriver à la vie publique qu'à l'heure même de la crise décisive, et il avait débuté par un immortel service. Plus tard, à la vérité, dans les soins journaliers du gouvernement, son attitude flottante, ses mesures contradictoires, son langage maladroit et provocateur avaient fait douter de son intelligence politique et grandement discrédité sa personne et sa cause. Mais ces irrésolutions étaient imputables à l'entourage qui l'avait circonvenu plutôt qu'à lui-même : peut-être un peu plus long exercice du pouvoir l'eût-il éclairé sur ses vrais amis et lui eût-il fait acquérir cette volonté réfléchie et persistante qui est le propre de l'homme d'État. Si nous ne nous faisons illusion, la postérité jettera un voile sur ces indécisions et ces fautes : elle aimera ce soldat modeste, fier, plus attristé que glorieux dans la victoire, contenu jusque dans la dictature : elle dira que, malgré quelques taches, il fut un bon serviteur de son pays ; et, songeant aux douleurs qui devaient suivre, peut-être regrettera-t-elle que la nation, mieux éclairée, n'ait pas confié à ces mains probes et loyales le dépôt de ses destinées. Ayant exercé le pouvoir avec désintéressement, Cavaignac le quitta avec simplicité. Lorsque la proclamation du vote fut achevée, il demanda la parole : Citoyens représentants, dit-il, j'ai l'honneur d'informer l'Assemblée que MM. les ministres viennent de remettre à l'instant entre mes mains leur démission collective. Je viens vous remettre à mon tour les pouvoirs que vous avez bien voulu me confier. L'Assemblée comprendra, mieux que je ne pourrais l'exprimer, quels sont les sentiments de reconnaissance que me laisse le souvenir de sa confiance et de ses bontés pour moi. De longs applaudissements accueillirent ces brèves paroles et accompagnèrent jusqu'à son banc, comme un dernier témoignage, l'ancien chef du pouvoir exécutif. Pendant que M. Waldeck-Rousseau, au nom de la commission de recensement, lisait son rapport, Louis-Napoléon Bonaparte, en habit noir et portant sur sa poitrine la plaque de la Légion d'honneur, était entré dans la salle des séances et avait pris place au-dessus du banc ministériel, à cité de M. Odilon Barrot. Quand le général Cavaignac descendit de la tribune, il y monta à son tour et prêta le serinent prescrit par la Constitution ; puis, au milieu du plus profond silence, il prononça le discours suivant : Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future. Mon devoir est tracé. Je le remplirai en homme d'honneur. Je verrais des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer par des voies illégales ce que la France a établi. (Très bien ! très bien !) Entre vous et moi, Citoyens représentants, il ne saurait y avoir de véritables dissentiments. Nos volontés, nos désirs sont les mêmes. Je veux comme vous rasseoir la société sur ses bases, affermir les institutions démocratiques et rechercher tous les moyens propres à soulager les maux de ce peuple généreux qui vient de me donner un témoignage si éclatant de sa confiance. (Très bien ! très bien !) La majorité que j'ai obtenue non-seulement me pénètre de reconnaissance, mais encore elle donnera au gouvernement la force morale sans laquelle il n'y a point d'autorité. Avec la paix et l'ordre, notre pays peut se relever, guérir ses plaies, ramener les hommes égarés, calmer les passions. Animé de cet esprit de conciliation, j'ai appelé près de moi des hommes honnêtes, capables, dévoués au pays, assuré que, malgré les diversités d'origine politique, ils sont d'accord pour concourir avec vous à l'application de la Constitution, au perfectionnement des lois, à la gloire de la République. (Approbation.) La nouvelle administration, en entrant aux affaires, doit remercier celle qui la précède des efforts qu'elle a faits pour transmettre le pouvoir intact et maintenir la tranquillité publique. La conduite de l'honorable général Cavaignac a été digne de la loyauté de son caractère et de ce sentiment du devoir qui est la première qualité d'un chef d'État. Nous avons, Citoyens représentants, une grande mission à remplir, c'est de fonder une République dans l'intérêt de tous et un gouvernement juste, ferme, qui soit animé d'un sincère amour du pays sans être réactionnaire ni utopiste. (Très bien !) Soyons les hommes du pays, et non les hommes d'un parti, et, Dieu aidant, nous ferons du moins le bien, si nous ne pouvons faire de grandes choses. Ce langage plein de mesure parut rassurant pour l'avenir et fut écouté avec faveur. La cérémonie d'installation terminée, Louis Bonaparte, accompagné des membres du bureau et de quelques amis, quitta la salle des séances et se dirigea vers le palais de l'Élysée, qui lui était assigné pour demeure. Il n'en devait sortir que trois ans plus tard pour s'installer au château des Tuileries et, comme dit Tacite en parlant d'Auguste, pour régner sous le nom de prince, en attendant le titre d'empereur. FIN DU TOME PREMIER |
[1] Ce n'était pas que le maréchal eût grande confiance dans Louis-Napoléon. Choisir Louis-Napoléon est bien aventureux, écrivait-il le 15 novembre, mais je préfère encore cette solution à la domination de cet infâme National... (Lettre au colonel Lheureux, citée par M. D'IDEVILLE, Vie du maréchal Bugeaud, t. III, p. 388.)
[2] Le 30 septembre, M. Denjoy interpella le cabinet au sujet des désordres de Bourges et de Toulouse. Une enquête fut ordonnée par le gouvernement. Les résultats de cette enquête, consignés dans le Moniteur du 1er novembre, confirmèrent, d'une façon générale, le récit de M. Denjoy.
[3] La Réforme, 24 septembre 1848.
[4] M. Trouvé-Chauvel avait remplacé le 15 octobre M. Goudchaux.
[5] Séance du 25 octobre 1848. (Moniteur du 26 octobre.)