I Dans les plus cruelles douleurs privées ou publiques, l'homme trouve souvent en lui-même des forces inespérées, comme si Dieu se plaisait à grandir les Limes au niveau des épreuves qu'il leur envoie. Mais, l'épreuve étant passée, la nature s'affaisse d'autant plus qu'elle a fait plus d'efforts pour s'élever au-dessus d'elle-même. Il en fut ainsi après l'insurrection de Juin. La bourgeoisie parisienne, si vaillante contre l'émeute, se sentit défaillir de terreur lorsque, le combat étant fini, elle put contempler de sang-froid ce qu'elle n'avait vu jusque-là qu'à travers le nuage de la poudre et dans l'étourdissement de la bataille. Partout apparaissaient les traces de la guerre civile. Dans les quartiers populaires, les rues à peine repavées, les façades labourées par le canon, çà et là quelques maisons en ruine, témoignaient de l'acharnement de la résistance autant que de la vigueur de l'attaque. Les larges avenues des quartiers riches étaient transformées en bivouacs : les dragons campaient dans les Champs-Élysées. Des milliers de gardes nationaux, arrivés à la fin du combat ou après la victoire, parcouraient les voies publiques, semant partout les rumeurs que leur crédulité accueillait. Les sentinelles placées de distance en distance, les boutiques changées en poste, les patrouilles se succédant à des intervalles réguliers, donnaient à la capitale l'aspect d'une ville occupée par l'ennemi. Les voitures de déménagement, requises par l'autorité militaire, transportaient dans les arsenaux les armes prises sur les insurgés. Les convois de prisonniers s'acheminaient vers les forts. Chose étrange ! l'appareil de la répression qui aurait dü rassurer ne faisait qu'augmenter l'effroi en permettant de mesurer la grandeur du combat. A ce spectacle, les cœurs se serraient, et l'on éprouvait, le péril étant passé, plus d'appréhensions que dans le péril même. Ces appréhensions se révélaient par des terreurs peu dignes d'un peuple viril. On sentait circuler dans la société cette frayeur vague des mauvais jours qui se prend à tout et ne s'arrête à rien. Le bruit courait que, dans les rangs de l'émeute, on s'était livré à des cruautés inouïes : on parlait de gardes mobiles mutilés, d'eau-de-vie empoisonnée vendue aux soldats ; et ces bruits acquéraient une telle consistance que l'autorité elle-même était obligée de les démentir. On ne pouvait se figurer que le combat fût fini, et l'on prêtait aux insurgés une puissance fantastique que l'imagination populaire grossissait à plaisir. D'innombrables dénonciations arrivaient aux ministères ou à la préfecture de police : des dépôts d'armes étaient, disait-on, cachés : les insurgés, ajoutait-on, avaient formé le projet de pénétrer dans les catacombes et de faire sauter par la mine une portion de la ville : un attentat qui rappellerait celui de Fieschi était médité contre l'Assemblée nationale. Sous l'impression des derniers troubles, des cas de folie subite s'étaient produits. Toutes sortes de fausses nouvelles étaient propagées par la peur ; on annonçait des séditions, un jour au faubourg Saint-Antoine, un autre jour au faubourg Saint-Marceau. Les événements les plus naturels prenaient, aux yeux du public effrayé, une signification mystérieuse. Des lumières allumées à une heure tardive dans l'atelier de pauvres couturières, étaient dénoncées comme des signaux d'émeute : on s'effrayait de sifflements étranges qu'on entendait, disait-on, pendant la nuit et qui, après vérification, n'étaient autre chose que le bruit des sifflets des locomotives du chemin de fer du Nord. C'est ainsi que le peuple de Paris, payant son tribut à l'humaine faiblesse, se montrait tour à tour irrité ou crédule, nerveux ou affolé. A cette impression de terreur se mêlait un sentiment plus digne, c'était, en présence de tant de deuils, celui d'une immense tristesse. On comptait pieusement les morts ; on s'enquérait avec anxiété de l'état des blessés : les généraux Duvivier, Damesme, Bedeau, les représentants Bixio et Dornès étaient l'objet d'une curiosité passionnée. A part Bixio et Bedeau, tous, hélas ! devaient succomber : car les émotions irritantes de la lutte avaient envenimé les blessures, et les chaleurs de la saison les rendaient promptement mortelles. Chaque nouvelle perte était accueillie dans l'Assemblée et dans le pays par un cri de douleur. Un empressement pieux conduisait la foule vers l'île Saint-Louis, où reposait dans une chapelle ardente, en attendant la sépulture, l'archevêque de Paris. On ne se contentait pas de pleurer ces illustres morts : on redisait aussi avec attendrissement les noms des jeunes gens de la garde mobile qui, à peine sortis des écoles ou à peine entrés à l'atelier, étaient tombés dans la lutte : les feuilles publiques, en cela fidèle écho de l'opinion, se plaisaient à raconter ces vies si courtes, comme pour protéger, pendant quelques jours, contre l'oubli, ces touchantes victime de la guerre civile. Le 6 juillet, sur la place de la Concorde, une cérémonie solennelle réunit dans un même hommage tous les morts de l'armée et de la garde nationale. Sur un autel improvisé et en présence d'une foule immense, le clergé, populaire alors, offrit à Dieu le divin sacrifice. Spectacle plein d'enseignements et surtout fécond en retours ! car cette même place de la Concorde, aujourd'hui témoin de ce grand deuil, avait été le théâtre de toutes les manifestations présomptueuses qui avaient suivi le 24 février : là même avait été célébrée, deux mois auparavant, une fête que, par une étrange ironie du sort, on avait appelée la fête de la Fraternité ! Cependant, au milieu de cette grande cité ensanglantée par
la guerre civile, enfiévrée par la crainte, attristée par la mort de ses
meilleurs enfants, une impression se dégageait qui dominait toutes les
autres, c'était l'impérieux désir d'un pouvoir assez fort pour prévenir le
retour de pareils excès. Plus de presse démagogique, plus de clubs, plus de
socialisme surtout : tel était le cri, non seulement des riches bourgeois,
des banquiers, des gens d'affaires, mais encore des petits rentiers, des
petits commerçants et de tous les ouvriers qui voulaient vivre par le
travail. Le sentiment de la conservation sociale était si vif qu'on ne savait
comment témoigner sa reconnaissance à ceux qui avaient contribué à l'assurer.
Les gardes mobiles, à qui l'on attribuait, non sans raison, une grande part
dans la victoire de l'ordre, étaient partout accueillis, fêtés, hébergés,
choyés : et ceux-là niâmes qui, peu habitués à une telle faveur, abusaient de
cette popularité passagère, étaient assurés de l'indulgence universelle. Le
vœu des provinces n'était pas moins manifeste. Une revue des gardes
nationales des départements ayant eu lieu le 28 juin, on avait entendu partir
de tous les rangs ces cris mille fois répétés : Vive
l'Assemblée nationale ! A bas les Montagnards ! Vive la République des
honnêtes gens ! Le parti démagogique, qui devait plus tard se relever
avec tant d'audace, semblait alors comme engourdi dans sa défaite. Tout ce
qui avait une étiquette socialiste ou communiste était impitoyablement
proscrit. La susceptibilité se montrait à cet égard aussi ombrageuse que la
confiance avait naguère été grande. Ni le pouvoir exécutif ni l'Assemblée ne
pouvaient ignorer ce vœu : l'un et l'autre étaient disposés à s'y associer.
L'histoire des mois qui vont suivre est contenue tout entière dans
l'énumération des mesures prises pour remonter le courant qu'on avait
descendu depuis le 24 février. II L'Assemblée, comme on l'a vu, avait, au lendemain de la bataille de juin, confirmé dans ses pouvoirs le général Cavaignac. Homme d'épée, investi de l'autorité suprême à la suite d'une grande crise, peu habitué d'ailleurs au maniement de la politique, Cavaignac ne puisait le titre de son pouvoir que dans sa fermeté à réprimer le désordre. Son premier soin fut de constituer un ministère : M. Bethmont fut appelé à la justice, M. Bastide aux affaires étrangères, M. Sénard à l'intérieur, M. Goudchaux aux finances : MM. Carnot, Recurt, Thourret reçurent les portefeuilles de l'instruction publique, des travaux publics et de l'agriculture. A première vue, il ne semblait guère que ces personnages, nés pour la plupart à la vie politique le 24 février, fussent bien propres à inaugurer une ligne de conduite nouvelle. Parmi ces noms, il en était pourtant plusieurs qui avaient une signification précise de résistance à l'anarchie. Le ministre des finances, M. Goudchaux, était l'homme qui, quelques jours avant l'insurrection, avait prononcé ces paroles fameuses : Il faut que les ateliers nationaux disparaissent. M. Sénard, le ministre de l'intérieur, avait été, pendant l'émeute, le conseiller et l'inséparable compagnon du général Cavaignac. Le ministère de la guerre était, d'ailleurs, confié à Lamoricière, le commandement des gardes nationales à Changarnier, et l'on pouvait être assuré que, sous de pareils chefs, la paix de la rue ne serait point troublée. — Un autre symptôme digne de remarque, c'était que la droite, jusque-là, complètement étrangère à toutes les combinaisons gouvernementales, avait stipulé, cette fois, non pour elle-même, mais pour l'ordre public. Le 27 juin, la réunion de la rue de Poitiers, sur la motion de M. Thiers et de M. Berryer, avait décidé de soutenir même un ministère composé de républicains de la veille, à la condition qu'il ne fût animé d'aucun esprit d'exclusion. Six délégués avaient notifié le lendemain au général Cavaignac cette résolution[1]. Connue pour mieux accentuer ce retour à la politique active, les représentants du côté droit voulurent essayer, à quelques jours de là, leur crédit renaissant. M. Carnot, appelé au ministère de l'instruction publique, leur déplaisait, non que son honorabilité fût contestée, mais parce qu'on lui reprochait ses circulaires imprudentes et surtout un patronage plus imprudent encore accordé à des manuels dangereux[2]. Le 5 juillet, M. Bonjean se fit, à la tribune, l'organe de ces griefs, et le fit avec tant de vivacité que cet incident détermina la retraite du ministre. Il fut remplacé, à la vérité, par M. de Vaulabelle, qui ne différait guère de son prédécesseur. Mais c'était déjà un signe du mouvement des esprits que cette attitude nouvelle des conservateurs, ne songeant pas encore à porter leurs amis aux affaires, affectant même de s'effacer devant les républicains de la veille, déjà pourtant rentrant en scène, mettant à prix leur concours et indiquant, parmi leurs adversaires, ceux qu'il leur convenait de soutenir ou d'écarter. Le ministère une fois constitué, le général Cavaignac s'occupa de pourvoir aux soins multiples du gouvernement. Il fallait avant tout prévenir de nouveaux troubles. Les légions douteuses ou complices de l'insurrection furent dissoutes. Les gardes nationaux qui, sans motif légitime, n'avaient pas répondu aux appels, furent désarmés. Un décret voté sans discussion décida la création d'un corps de cinquante mille hommes sous Paris. On s'occupa de réorganiser les forces de la préfecture de police. De nombreuses décorations distribuées à la garde nationale et à la garde mobile vinrent encourager la fidélité à la cause de l'ordre. Au contraire, quelques compagnies du 18e léger ayant, sur la place des Vosges, faibli devant l'émeute, ces compagnies furent licenciées, et plusieurs de leurs officiers mis en retrait d'emploi. Pendant ce temps, les commissions militaires, chargées d'instruire le procès des insurgés de Juin, poursuivaient activement leur tâche : les chefs de l'émeute étaient renvoyés devant les conseils de guerre : quant aux simples combattants, on se disposait à les diriger vers les ports d'embarquement, en attendant qu'il fût statué sur le lieu de la transportation. Ces mesures destinées à assurer la paix publique furent complétées par une résolution non moins importante. Les ateliers nationaux subsistaient encore. Le 3 juillet était le jour fixé pour la discussion du rapport de M. de Falloux qui en demandait la dissolution. Devançant l'œuvre de la représentation nationale, le général Cavaignac rendit un arrêté qui les supprimait tant à Paris que dans les départements. Une série de décrets s'appliquèrent, d'ailleurs, à tempérer la rigueur de cette décision, soit en organisant efficacement l'assistance à domicile, soit en favorisant la reprise du travail privé. Déjà, le 25 juin, une somme de 3 millions avait été votée pour être distribuée à titre de secours aux indigents du département de la Seine. Un mois plus tard, sur un rapport fait au nom du comité des finances par l'illustre économiste Bastiat, une nouvelle allocation de 2 millions fut accordée pour le même objet[3]. Le 5 juillet, l'Assemblée autorisa l'ouverture d'un crédit de 3 millions destinés à être répartis à titre de prêt entre les associations ouvrières librement contractées. Un décret rendu vers le même temps admit, sous certaines réserves, ces associations à se rendre adjudicataires ou concessionnaires des entreprises de travaux publics. Ce n'est pas tout. Certaines industries, à raison du nombre de bras qu'elles emploient ou à cause de leur caractère vraiment national, appelaient une sollicitude particulière. On n'hésita pas à les encourager libéralement. C'est ainsi qu'on décida que les constructions qui seraient commencées avant le 1er janvier 1849 et qui seraient terminées avant le 1er juillet 1850, seraient exemptes d'impôts pendant dix ans : pour les maisons consacrées à des logements d'ouvriers, cette exemption était portée à quinze ans : l'exemption était de cinq ans pour les bâtiments commencés depuis le 24 février. En outre, un crédit de 600.000 francs fut voté pour l'ébénisterie et la fabrication des bronzes, industries qui occupaient au faubourg Saint-Antoine plus de vingt-cinq mille ouvriers, renommés depuis longtemps en France et à l'étranger pour l'élégance et le fini de leurs travaux. Il ne suffisait pas de reconstituer la force publique et de ranimer le travail et le crédit. La presse et les clubs avaient mis trop d'ardeur à souffler la sédition pour qu'il ne fût pas indispensable d'en réprimer les excès. Nul ne semblait plus que Cavaignac pénétré de cette nécessité. Il avait à cet égard amplement usé des pouvoirs que lui conférait l'état de siège : pendant l'insurrection, il avait suspendu onze journaux : non content de ces mesures, il avait, par un acte de rigueur peut-être excessif, fait arrêter et garder au secret l'un des publicistes les plus considérables de l'époque, M. de Girardin. Le 11 juillet, il présenta à l'Assemblée trois projets de décrets destinés à réglementer ces matières. — Le premier de ces décrets rétablissait le cautionnement sur les journaux, cautionnement qui, à la vérité, était réduit à 24.000 francs pour les feuilles quotidiennes ou semi-quotidiennes publiées à Paris, et était d'un chiffre encore inférieur pour les feuilles hebdomadaires ou publiées dans les départements. Le second prévoyait les crimes et délits commis par la voie de la presse et reproduisait, en les adaptant aux institutions républicaines, les pénalités édictées par les lois de 1819 et de 1822. — Le troisième enfin était relatif aux clubs. Aux termes de ce dernier décret, toute ouverture de club devait être précédée d'une déclaration préalable faite, soit à la préfecture de police, soit à la mairie : les séances devaient être publiques, et cette publicité ne pouvait être éludée par aucune constitution de comité secret : l'autorité avait le droit de déléguer un fonctionnaire de l'ordre administratif ou judiciaire pour assister aux réunions ; toute discussion de propositions contraires à l'ordre ou aux bonnes mœurs était prohibée ; il était défendu, sous des peines sévères, de porter des armes apparentes ou cachées ; enfin toute adresse ou affiliation de club à club était interdite. Certes, il était humiliant pour des républicains de rééditer ainsi à leur usage, en les aggravant même sur quelques points, les lois de la monarchie. Cependant l'Assemblée ne refusa ses suffrages à aucun de ces projets. Les uns, désabusés, votèrent mélancoliquement la condamnation de leurs doctrines ; les autres, saisis de cet esprit d'impitoyable répression qui est assez familier aux libéraux quand la peur les prend, se réjouirent de restaurer, fût-ce à ce prix, la paix publique si follement compromise. Pour triompher des répugnances des plus scrupuleux, on fit observer qu'il s'agissait de mesures non définitives, mais transitoires, qui disparaîtraient dans une refonte générale des lois sur la presse et sur les réunions ; cela était vrai pour le décret sur le cautionnement, qui n'était valable que jusqu'au 1er mai 1849. Les représentants auraient eu, au surplus, mauvaise grâce à refuser au pouvoir les garanties qu'il réclamait ; car, à cette heure-là même, ils laissaient entre ses mains une arme bien plus redoutable, c'était celle de l'état de siège. Le général Cavaignac ne paraissait pas disposé à se dessaisir encore de l'autorité extraordinaire qui lui avait été conférée au moment de l'insurrection. Le 7 juillet, répondant à un député, M. Trousseau, il déclarait que dans sa pensée, l'état de siège devait être longuement prolongé. Il avait soin ne bien marquer d'ailleurs qu'il n'exerçait ces attributions exceptionnelles que sous le contrôle de la représentation nationale. Le 1er août, faisant allusion à Victor Hugo qui avait prononcé le mot de dictature : On a parlé, répliquait-il avec beaucoup de hauteur, on a parlé d'abus de pouvoir, de liberté violée... je ne veux pas me défendre... je serai accusé ou défendu par le vote de l'Assemblée. Il avait raison de compter sur le vote de l'Assemblée. Elle n'hésitait pas à le soutenir par ses suffrages ; elle écartait notamment par l'ordre du jour toutes les propositions qui, respectant l'état de siège, tendaient à enlever au pouvoir exécutif le droit de suspension vis-à-vis des journaux. C'est ainsi que la liberté payait ses propres excès. En matière financière, l'esprit de réaction n'était guère moins prononcé. — L'idée du rachat des chemins de fer était, d'une façon générale. sinon abandonnée, au moins ajournée. — Le gouvernement provisoire avait aboli le droit de circulation sur les boissons, ainsi que l'exercice, et avait supprimé, à partir du le' janvier 1849, l'impôt sur le sel ; or, le ministre des finances, M. Goudchaux, se déclarait hostile à ces suppressions. — Les porteurs de bons du Trésor et les déposants des caisses d'épargne, si maltraités par M. Garnier-Pagès, étaient enfin l'objet d'une mesure réparatrice : un décret décida que les bons et les livrets seraient consolidés, les premiers en rente 3 pour 100 calculée à 55 francs, les seconds en rente 5 pour 100 calculée à 80 francs[4]. — Ce retour aux saines et honnêtes traditions était puissamment aidé par le comité des finances[5]. A ce comité s'étaient fait inscrire les plus autorisés des anciens parlementaires, notamment M. Berryer et M. Thiers. Ils avaient compris qu'à défaut de l'empire du nombre, ils trouveraient là cette influence que ceux qui savent exercent toujours sur ceux qui ignorent. M. Thiers surtout, qui, après la révolution de Février, avait été un instant fort abattu, mais qui, grâce à la merveilleuse souplesse de sa nature, s'était bientôt familiarisé avec le régime nouveau, M. Thiers déployait sur ce théâtre modeste une activité rare, poussant à l'économie, faisant toucher du doigt les illusions, combattant le papier-monnaie, soutenant avec énergie que les impôts existants sont les meilleurs pour les contribuables comme pour le Trésor, ramenant à la réalité les prévisions budgétaires fantaisistes, soutenant partout cette politique du bon sens qu'il ne sut pas toujours pratiquer pour lui-même, mais qu'il excellait à conseiller aux autres. Une occasion se présenta bientôt pour lui de proclamer
publiquement les vrais principes et de faire du même coup une rentrée
bruyante dans la vie parlementaire. Le représentant Proudhon avait déposé un
projet qui privait les propriétaires ou créanciers du tiers de leurs fermages
ou créances, et qui allouait ce tiers, moitié aux fermiers ou débiteurs,
moitié à l'État à titre d'emprunt ; en outre, les fermiers, locataires ou
débiteurs avaient le droit de prolonger à leur convenance pendant trois ans
la durée de leurs baux, ou de différer pendant le même temps le remboursement
de leurs créances. Ce projet avait été renvoyé au comité des finances. M.
Thiers, ayant été nommé rapporteur, se plut à provoquer dans l'Assemblée une
protestation solennelle contre ces doctrines antisociales. Après avoir
l'appelé qu'il y a quelques esprits égarés ou
pervers qui cherchent la célébrité ou la puissance à travers les ruines,
il observait que ces doctrines pourraient être étouffées
sous la réprobation, mais qu'il ne faut pas que les Érostrate de cc temps
puissent se croire des Galilée en disant qu'on les a condamnés sans les
comprendre et sans les entendre. Une réfutation accablante et d'ailleurs
facile suivait ce préambule. Ces théories insensées,
ajoutait en terminant M. Thiers, sont surtout blâmables
en temps de guerre civile où les idées fausses font mouvoir les bras
criminels. Le 31 juillet, un ordre du jour de flétrissure contre la
proposition Proudhon clôtura le débat et fut voté à l'unanimité, moins deux
voix. A quelques jours de là, le comité des finances, continuant sa tâche de réparation, eut à combattre non plus un novateur comme Proudhon, mais le ministre lui-même, M. Goudchaux. C'était un esprit très droit que M. Goudchaux et très pénétré des nécessités de l'ordre. Cependant, tout en abandonnant la plupart des résolutions financières prises par le gouvernement provisoire, il lui répugnait de les répudier toutes. C'est ainsi que, reprenant un décret des 19 et 26 avril, il proposa à l'Assemblée un projet qui soumettait les créances hypothécaires à un impôt du cinquième des arrérages pour l'année 1348. Cet impôt n'était qu'un acheminement vers l'impôt sur le revenu. Le comité des finances décida de repousser la mesure. — A la suite d'une révolution, disait-il, il faut se garder d'établir des impôts nouveaux : car les impôts nouveaux sont difficiles à acclimater, et il est imprudent d'ajouter l'agitation économique à l'agitation politique. Une contribution sur le capital est surtout inopportune à une époque où les capitaux ont une tendance à se retirer. Qui frappe-t-on d'ailleurs ? ce sont les prêteurs sur hypothèque, modestes capitalistes, petits rentiers, anciens domestiques, gens qui ont, plus que tous autres, besoin de l'intégralité de leur revenu. Est-ce au surplus, ajoutait le comité des finances, est-ce une chose sérieuse qu'un impôt établi pour six mois ? — Ces raisons, développées par M. Berryer et M. Thiers, n'entraînèrent pas immédiatement l'Assemblée ; car, par 378 voix contre 239, elle adopta l'article premier du décret ; mais le lendemain, un amendement ayant réduit l'impôt du cinquième au huitième du revenu, le ministre retira le projet. Ainsi, peu à peu, à travers mille tâtonnements et mille détours, on revenait aux sages traditions du passé. — Vers le même temps, l'Assemblée votait une réforme, dans ces temps de troubles presque inaperçue, mais appelée à produire d'immenses conséquences au point de vue commercial et économique, je veux parler de la réforme postale qui, supprimant les tarifs proportionnés aux distances, soumettait les lettres à une taxe uniforme de 20 centimes pour toute l'étendue du territoire français. III Ces mesures militaires, économiques, politiques, financières ramenaient par degrés la sécurité et l'ordre sans mettre les partis en face les uns des autres. L'esprit de réaction et l'esprit révolutionnaire allaient se trouver en présence à l'occasion d'un débat plus irritant. Il s'agit des conclusions de la Commission d'enquête. Il est permis de penser que, quand l'Assemblée nationale désigna une Commission de quinze membres pour rechercher les causes de l'attentat du 15 mai et de l'insurrection de Juin, elle ne mesura pas la grandeur du pouvoir qu'elle créait. Tout fut étrange dans cette Commission. Dès sa première séance, elle décida d'étendre ses investigations non seulement à l'insurrection de Juin, non seulement au 15 mai, mais même au mouvement du 16 avril, et de les faire remonter jusqu'à la chute de la royauté : il arriva donc que trois gouvernements successifs, celui du 24 février, celui de la Commission exécutive et celui du général Cavaignac, relevèrent de sa curiosité et de ses jugements. Appelée à choisir son président, elle désigna M. Odilon Barrot, en sorte que, par la bizarrerie du sort, le ministre in extremis de la monarchie devint, quatre mois plus tard, l'interrogateur et l'arbitre des hommes d'État de la République. Les commissaires usèrent sans limites de leur souverain pouvoir. On les vit convoquer les juges d'instruction, prendre communication des dossiers des conseils de guerre, provoquer des saisies de pièces, demander des rapports aux préfets et, quand les préfets n'inspiraient pas confiance, aux magistrats de cour d'appel. Ils firent comparaitre une foule de témoins ; ni le rang, ni l'illustration, ni les services ne furent à l'abri de leurs assignations ; les membres du gouvernement provisoire ou de la Commission exécutive, les ministres, le général Cavaignac lui-même déposèrent devant eux. — Ce qui fut plus imprévu que tout le reste, ce furent les révélations qui résultèrent de cette enquête. On entendit M. Marie et M. Goudchaux accuser la commission du Luxembourg et M. Louis Blanc : on vit Arago, complètement découragé, dévoiler sans ménagement toutes les divisions du gouvernement provisoire : on assista à l'exposé des griefs de la Commission exécutive contre le général Cavaignac. Le rôle équivoque de Caussidière, son alliance avec Sobrier, l'anarchie qui régnait au ministère de l'intérieur, l'envoi dans les départements des délégués du Club des clubs, la complicité d'une portion du gouvernement dans l'expédition belge, tout ce que les plus malveillants osaient à peine insinuer jusque-là apparut avec une indéniable clarté. Ce que les indiscrétions des Mémoires ne font d'ordinaire connaitre qu'après de longues années, les interrogatoires de la Commission d'enquête le livrèrent à la publicité au bout de quelques mois. Les hommes du 24 février, nés d'hier à la vie publique, avaient déjà deux histoires : l'histoire pompeuse qu'ils s'étaient faite eux-mêmes d'après leurs proclamations ; l'histoire secrète qui se révélait à travers les confidences de leurs propres amis désabusés Pour ajouter à toutes ces étrangetés, il se trouva que cette commission qui se défendait d'être une commission judiciaire termina son œuvre comme un juge d'instruction termine une procédure. Les témoignages recueillis faisaient naitre contre deux représentants des présomptions de complicité avec les factieux : l'un était Louis Blanc ; l'autre était Caussidière, dont M. Trouvé-Chauvel, son successeur à la préfecture de police, ne cessait de demander l'arrestation. M. Odilon Barrot et ses collègues appelèrent au milieu d'eux le procureur général, M. Corne : ils se transportèrent ensuite auprès du général Cavaignac pour l'interroger sur l'opportunité des poursuites. Le procureur général répondit qu'il attendrait que le comité d'enquête provoquât son action : le général s'éleva avec beaucoup de force contre les procès de tendance, mais ajouta qu'il n'entraverait en rien l'œuvre de la justice. Dans un nouvel entretien avec les membres de la commission, M. Corne demanda trois jours pour aviser[6]. En fin de compte, il fut convenu que le rapport serait préalablement déposé, et que le ministère public attendrait pour intervenir que les débats parlementaires fussent terminés ou au moins engagés. Il fallait résumer les résultats de cette enquête dont le cadre s'était si agrandi et qui, pénétrant jusque dans la vie intime des personnages contemporains, devait susciter tant de colères. On eut quelque peine à trouver un rapporteur. Un jeune député de l'Aisne, M. Quentin-Bauchart, consentit à accepter cette tâche. Le 3 août, il présenta son rapport à l'Assemblée. L'impression fut peu favorable. Le travail fut mal lu. Il était sec, sans être précis. La Montagne témoignait une irritation qui était sincère et affectait une surprise qui l'était moins. Parmi les représentants du parti de l'ordre, beaucoup s'effrayaient de ces révélations dont quelques-unes touchaient au scandale : ils avaient voulu la lumière ; et voici que, par un retour imprévu, ils se prenaient à redouter que cette lumière ne fût trop complète. D'ailleurs, on n'avait pas les pièces justificatives, et les faits articulés étaient tellement extraordinaires qu'en l'absence de documents à l'appui, on craignait qu'ils ne fussent controuvés ou avancés à la légère. C'est ce qu'attesta le cri : Les pièces ! les pièces ! qui s'éleva de tous les côtés de la salle. Trois représentants étaient spécialement atteints par le rapport : Ledru-Rollin, Louis Blanc et Caussidière. Pour le premier, il ne pouvait s'agir que d'une responsabilité morale : pour les deux autres, cette responsabilité morale pouvait se transformer d'un moment à l'autre en une responsabilité judiciaire. Habile à saisir le sentiment de l'Assemblée, Ledru-Rollin s'élance à la tribune : Si vous croyiez, dit-il, qu'il est permis à un homme de ne pas rester sous le coup d'une accusation quand il petit la repousser en quelques mots, je vous demanderais de m'accorder le droit de parler de suite. — Après l'impression ! s'écrient quelques voix. — Qu'ai-je besoin de vos pièces imprimées, reprend Ledru-Rollin, a qu'en ai-je besoin pour défendre un principe ? car ce n'est pas pour me défendre que je suis ici, c'est pour faire respecter un principe sacré qui peut être violé pour moi aujourd'hui, qui peut l'être pour vous plus tard. (Très bien ! très bien !) Qu'est-ce donc que cette enquête ? J'ai été entendu une fois, et il n'est pas un seul des faits au bout desquels mon nom a été accolé, il n'en est pas un seul qui ait été articulé devant moi. (Oh ! oh !) Je l'affirme sur l'honneur : qu'on me démente si cela n'est pas vrai : produisez votre procès-verbal. (Mouvement prolongé.) Je fais appel à toutes les consciences, je fais appel à toutes les nuances d'opinion. Je dis que l'Assemblée doit être consternée de l'œuvre qu'elle a entendue (Oui ! oui !), oui, consternée, car, même aux plus mauvais jours, pareil précédent n'a jamais existé. Ledru-Rollin entreprend alors par avance sa justification : On a parlé du bulletin du 15 avril : ce bulletin n'est pas de moi. On a parlé de mon attitude au 15 mai : le 15 mai, j'ai été à l'Hôtel de ville pour y rétablir l'ordre. On a parlé de l'insurrection de Juin : pendant l'insurrection de Juin, j'ai été en péril... La vérité, conclut l'orateur au milieu de l'approbation de la gauche, la vérité, c'est que votre juridiction est une juridiction politique... La commission était composée de nos adversaires... Notre crime a été de penser qu'on pouvait sans transition passer de la monarchie à la république... Je savais, je prévoyais tout cela. Le 24 février, en montant l'escalier de l'Hôtel de ville, je disais à Lamartine : Nous montons au Calvaire. A ce discours écouté avec faveur, Caussidière et. Louis Blanc ajoutent quelques paroles. On ordonne l'impression des pièces. Deux jours plus tard, jaloux de mettre à profit ces dispositions bienveillantes, Ledru-Rollin remonte à la tribune, il demande, non sans hauteur, que la publication des documents soit hâtée, qu'un jour soit fixé pour la discussion. M. Odilon Barrot, qui s'était tu jusque-là, répond en invoquant les nécessités matérielles des copies et de l'impression ; puis, avec une intention provocatrice qui ne lui était pas habituelle, il ajoute ces graves paroles : Les énonciations du rapport ne sont que l'expression affaiblie des témoignages. A ces mots, les murmures éclatent. Vous aggravez le rapport ! s'écrie M. Étienne Arago. — Nous verrons vos dépositions, reprend Ledru-Rollin : moi, je dis qu'elles n'existent pas ; nous n'avons qu'une impatience, c'est de vous confondre. Cependant, à mesure que les pièces sont distribuées, l'Assemblée, d'abord en défiance contre le rapport de M. Bauchart, revient sur sa première impression. Elle est surprise du nombre et du caractère accablant des preuves recueillies. L'extrême gauche, après un retour de faveur assez marqué, perd le terrain qu'elle a gagné. On atteignit ainsi le jour fixé pour la discussion solennelle. C'était le 25 août. Le palais législatif avait pris ce jour-là l'aspect des grandes séances. La Montagne était très surexcitée, la droite plus calme. Le public affluait dans les tribunes, avide d'un débat fécond en révélations, en scandales, peut-être eu incidents dramatiques. On assista d'abord au défilé des réclamations particulières. L'amiral Cazy et M. Charras protestèrent contre leur prétendue inaction pendant l'attentat du 15 mai. MM. Landrin, Portalis, Favre, nièrent à l'envi les uns des autres qu'ils eussent jamais nourri aucun projet hostile contre l'Assemblée. Relativement à l'insurrection de Juin, une foule de représentants s'élevèrent avec beaucoup d'énergie contre l'attitude que leur attribuait le rapport. Après ces explications impatiemment écoutées, Ledru-Rollin prit la, parole au milieu d'un profond silence. Sa position était favorable. Il relevait de l'histoire, non de la justice. L'attention presque déférente qui l'avait accueilli les jours précédents l'encourageait. Il pouvait user de toutes les franchises d'une défense personnelle sans avoir à redouter une mise en accusation. A travers l'apologie de sa conduite perça bientôt l'attaque contre ses adversaires. Il y a, dit-il, deux sortes d'enquêtes : il y a les enquêtes générales faites dans un esprit large en vue de connaître les besoins du pays ; et puis il y a les enquêtes politiques : celles-là, c'est la haine de l'homme à l'homme, s'acharnant contre l'ennemi, voulant le frapper et entraînant la guerre civile et l'anarchie. L'enquête dont on vous propose d'approuver les conclusions est une de ces enquêtes-là. Sous prétexte de rechercher les causes de l'attentat du 15 mai ou de l'émeute de Juin, on a dressé un acte d'accusation contre le gouvernement provisoire. — On m'a reproché mes circulaires ! J'ai dit qu'il fallait envoyer à l'Assemblée des républicains de la veille : je le crois encore aujourd'hui. — On a blâmé le choix des commissaires ! J'avais toute une administration à reconstituer : Les commissaires vous ont combattus, vous leur avez conservé rancune. Voilà le secret de vos attaques. — Relativement à l'expédition belge, l'explication est moins heureuse : En Belgique, dit l'orateur, se trouvaient la plupart des ministres du gouvernement déchu, et ils y conspiraient sans obstacle. Dans les eaux de l'Escaut mouillaient des navires anglais qui menaçaient de prendre Anvers. Les marques de surprise qui accueillent cette justification toute nouvelle montrent à Ledru-Rollin qu'il a trop présumé de la bienveillance ou de la crédulité de l'auditoire. En homme avisé, il tourne court, prend l'offensive, et, désignant M. Odilon Barrot et ses amis : Vous vous dites attaché à la République, je veux le croire : mais vous l'aimez comme vous aimiez la dynastie d'Orléans que vous avez renversée, tout en l'aimant... Vous avez, poursuit-il avec un redoublement d'ironie, des amours malheureux... Vous avez semé l'agitation de la réforme : mais, en voulant donner une leçon au gouvernement de votre choix, vous l'avez jeté dans les bras de la République. — L'orateur s'efforce ensuite d'atténuer son programme, d'ôter à la République rouge sa signification sinistre : Comme vous, dit-il, nous voulons la famille et la propriété ; car la famille, c'est souvent la seule joie de l'homme du peuple, et la propriété devenue accessible à tous, c'est en même temps la liberté. Ce discours, manifeste autant que défense, se termine par une adjuration solennelle à la représentation nationale : Ne vous mutilez pas vous-mêmes, ne livrez pas vos collègues, c'est la représentation nationale qu'il s'agit de sauver : une fois la fissure ouverte, on ne sait quelles mains violentes peuvent l'agrandir et y jeter l'Assemblée tout entière. Louis Blanc succède à Ledru-Rollin. Le péril était pour lui plus grand. A la vérité, l'Assemblée, dans la séance du 3 juin, avait refusé de le livrer à la justice, et les charges recueillies depuis étaient plus spécieuses que réelles. Mais sa personne antipathique à un grand nombre, l'impopularité de ses théories, l'ambiguïté de son rôle, tout contribuait à aggraver sa tâche. A l'inverse de Ledru-Rollin, il ne fit rien pour apaiser ceux que déjà il jugeait ses implacables ennemis. Soit ostentation d'audace vis-à-vis de ses collègues, soit désir de rendre un suprême hommage aux doctrines qui lui étaient chères, il ne voulut pas perdre l'occasion suprême de développer son programme. Il explique comment il a été porté à la présidence de la Commission du travail : J'y ai cherché, dit-il, le triomphe du socialisme ; mais le socialisme a été singulièrement dénaturé, singulièrement calomnié. Le socialisme n'est autre chose que le développement naturel et logique de cette triple et immortelle formule : Liberté ! Égalité ! Fraternité !... Je me suis élevé contre le principe de la concurrence illimitée. L'homme n'est pas libre si, sous l'étreinte de la misère, il n'a pas le pouvoir de développer ses facultés... Les hommes doivent avoir un droit égal au développement de leurs facultés inégales. L'orateur préconise l'association, rétablit le texte de ses discours, les explique, les justifie. Pendant ce long exposé, l'Assemblée murmurait, et le président était obligé de lui rappeler les privilèges de la défense. Comme il était cinq heures et demie, la séance, qui durait depuis midi, fut suspendue. A la reprise des débats, Louis Blanc remonta à la tribune. Abandonnant les généralités, il s'attache à justifier sa conduite politique. Il parle du 17 mars, du 16 avril ; il se dégage de toute complicité avec les ateliers nationaux qui ont été, non les alliés, mais les adversaires des délégués du Luxembourg. Arrivant au 15 mai, il proteste avec une extrême énergie de son innocence. Il ignorait la manifestation : lorsqu'il l'apprit, il en fut atterré : il n'a harangué le peuple que sur les instances de ses collègues : il n'a pas prononcé les paroles qu'on lui prête : il n'a pas été à l'hôtel de ville. Quant à l'insurrection de Juin, il ne l'a connue que lorsque la bataille était engagée, et il n'a pas hésité à la l'éprouver. Cependant l'Assemblée, fatiguée de cette longue séance, lassée même de ses propres murmures, attendait dans un morne silence la fin de ce plaidoyer. Ce silence n'était l'indice ni d'une tolérance plus grande, ni d'un courroux adouci. Louis Blanc, du haut de la tribune, entendait l'un de ses collègues dire à demi-voix : Tu peux parler tant que tu voudras, mais tu es perdu[7]. Après Ledru-Rollin et Louis Blanc, Caussidière vint présenter aussi sa justification. Il avait confié à une plume plus exercée que la sienne le soin d'écrire sa défense. Gêné par ce cadre tracé d'avance, il lui arriva plusieurs fois d'interrompre sa lecture et d'essayer quelques-unes de ces saillies qui avaient naguère le don de désarmer et d'égayer ses adversaires. L'indifférence ou le dédain de l'auditoire l'avertit que sa popularité était évanouie et son sort fixé. 11 était deux heures du matin. La séance, à part une interruption, s'était prolongée durant quatorze heures. Le rapport était combattu, non défendu. Aucun des membres de la commission d'enquête ne se levait pour soutenir l'œuvre commune. Comme Caussidière descendait de la tribune, l'Assemblée, presque engourdie par la fatigue de l'heure tardive et la durée extraordinaire des débats, fut réveillée soudain par un coup de théâtre semi-parlementaire, semi-judiciaire. Le président lut, au milieu du silence universel, une lettre du procureur général, M. Corne, qui était ainsi conçue : MONSIEUR LE PRÉSIDENT, J'ai l'honneur de déposer entre vos mains le réquisitoire que je crois devoir prendre pour autorisation de poursuites contre deux membres de l'Assemblée nationale. Veuillez, Monsieur le président, porter ce réquisitoire à la connaissance de l'Assemblée. Les deux représentants désignés étaient Caussidière et Louis Blanc, Louis Blanc accusé de complicité dans l'attentat du 15 mai, Caussidière inculpé de participation non-seulement à l'entreprise du 15 mai, mais à l'insurrection de Juin. Un grand nombre de représentants étaient dans la confidence du dénouement. Néanmoins, cette conclusion si brusque d'un si grand débat ne laissa pas de provoquer chez quelques-uns une surprise sincère. Au nom de l'extrême gauche, M. Laurent de l'Ardèche s'élève contre cet accouplement monstrueux d'un acte politique et d'un acte judiciaire. M. Théodore Bac proteste contre ce coup de théâtre préparé de longue main et qu'on voudrait faire éclater au milieu de cette nuit. Malgré ces protestations, l'Assemblée repousse à une grande majorité tout ajournement. Le général Cavaignac, qui a entendu murmurer autour de lui les mots de surprise et d'escamotage, monte à la tribune pour affirmer que la demande de poursuites est le résultat non de l'enquête politique, mais de l'instruction judiciaire qui s'est déroulée parallèlement à l'enquête... Si le réquisitoire, ajoute-t-il, est aujourd'hui apporté ici, c'est uniquement par le désir très légitime d'éviter un double et irritant débat. Une dernière question surgit : La demande d'autorisation de poursuites sera-t-elle renvoyée aux bureaux, ou sera-t-elle l'objet d'une déclaration d'urgence ? Comment, s'écrie M. Théodore Bac, peut-on, à trois heures du matin, délibérer d'urgence sur une proposition qui a pour but de renvoyer deux représentants devant une commission militaire ? Sur les instances du garde des sceaux M. Marie, soutenu par M. Dupin, l'urgence est déclarée. Un suprême effort est tenté par M. Bac et M. Flocon en faveur des représentants menacés. Mais l'Assemblée est décidée à en finir, et rien ne peut ébranler sa résolution. A cinq !mures du matin, après une séance de près de dix-sept heures, au moment où les premières lueurs de l'aube faisaient pâlir dans l'enceinte la clarté des lustres, le dépouillement du scrutin donnait les résultats suivants : les poursuites pour complicité dans l'attentat du 15 mai étaient votées, en ce qui concerne Louis Blanc, par 504 voix contre 252, et, en ce qui concerne Caussidière, par 477 voix contre 278 ; l'autorisation de poursuites contre Caussidière pour participation à l'insurrection de Juin était repoussée par 458 voix contre 281. Soit indécision, soit indifférence, le gouvernement ne se hâta pas de profiter du verdict de l'Assemblée. A l'issue de la séance, M. Louis Blanc trouva un asile chez un de ses collègues, M. d'Aragon, et, gagnant quelques heures plus tard le chemin de fer du Nord, s'achemina vers l'Angleterre. Il en fut de même de Caussidière. Avec eux commença la série des proscrits qui, se rejoignant et se ralliant pendant les années suivantes sur la terre étrangère, devaient former plus tard, aux portes de France, à Londres, à Genève, à Bruxelles, de véritables colonies de révolutionnaires exilés. IV La garde nationale et la force publique réorganisées, les agents de troubles châtiés, les ateliers nationaux supprimés, la presse et les clubs réglementés, les actes financiers du gouvernement provisoire abrogés ou révisés, avec cela deux des chefs du parti démocratique frappés d'ostracisme, tous ces décrets rendus en moins de deux mois, marquaient bien le réveil de l'esprit de réaction. Parmi ces mesures, quelques-unes, telles que la transportation en masse, avaient même un caractère si exceptionnel, que la gravité du péril avait seule pu les légitimer. En se faisant l'inspirateur et l'exécuteur de ces desseins, Cavaignac s'était assuré une place à part parmi les restaurateurs de l'ordre public, et cette place, il ne lui était plus permis d'en répudier l'honneur ou la responsabilité. Il semble donc qu'entre le général et les conservateurs de l'Assemblée, l'accord dût être complet. Il n'en était pourtant pas ainsi, et, à l'époque où nous sommes parvenus, cette harmonie tendait à s'altérer. C'est qu'on commençait à voir dans Cavaignac deux personnages très différents : le militaire qui aimait par-dessus tout la régularité, la discipline, l'obéissance, et qui se plaisait à retrouver dans le parti conservateur le reflet de ces sentiments ; le républicain, fils de conventionnel, frère du publiciste Godefroid, qui avait recueilli les doctrines démocratiques comme un héritage et qui aurait cru manquer à la piété filiale ou fraternelle en les désavouant. Un esprit ferme et vraiment sagace se fût donné sans arrière-pensée au parti de l'ordre. Un personnage d'humeur maniable et conciliante se fût tiré d'embarras en ménageant tout à la fois les soutiens de sa politique et ses amis personnels. Cavaignac, nature rude autant qu'honnête, s'imagina qu'il était plus équitable de faire sentir ses rigueurs à tout le monde. Placé entre les anciens partis monarchiques qui lui apportaient patriotiquement leur vote et les factions démagogiques qui lui faisaient une guerre incessante, il se crut tenu à étendre sur les uns comme sur les autres ses sévérités, comme si dans tous il eût vu des ennemis. Il se mit à frapper les républicains par devoir, les monarchistes par souvenir de famille. Dès le mois d'août, on vit se dessiner cette étrange politique de compensation. Le 21 août, le général suspendait le Représentant du peuple et d'autres journaux démagogiques : mais le 24 août, il avait soin de suspendre la Gazette de France. Dans la mémorable séance du 25 août, il pesait du poids de son autorité pour presser la décision de l'Assemblée contre Louis Blanc et Caussidière ; mais peu auparavant, quand Ledru-Rollin était descendu de la tribune après avoir protesté contre le rapport Bauchart, il lui avait serré la main. Ses agents l'imitaient. Le préfet de police réprimait les menées radicales ; mais dans ses rapports adressés à la population de Paris, il signalait avec affectation les menées royalistes, insinuations d'autant plus condamnables qu'une enquête parlementaire devait en démontrer la fausseté. Ainsi s'altérait l'esprit de ce régime encore si nouveau. Le chef du pouvoir exécutif se souvenait encore qu'il avait sauvé la société en juin ; mais il semblait oublier déjà ceux qui l'avaient soutenu en ces jours d'épreuve et lui avaient fourni cette occasion de gloire. A la vérité, l'entourage intime du général ne pouvait que l'encourager dans cette conduite de sévérité étroite et de défiance mesquine. Étranger jusque-là à la politique active, Cavaignac avait été circonvenu, dès son arrivée à Paris, par la coterie du National, gens naguère libéraux, aujourd'hui affolés de réaction, mais qui, pour se faire pardonner leurs poursuites contre les radicaux, aimaient à poursuivre aussi les monarchistes. C'était leur manière d'accorder leur qualité d'hommes en place avec leur conscience d'anciens conspirateurs. Cavaignac goûta fort ce système, et ces rigueurs distribuées alternativement à droite et à gauche lui apparurent dans son inexpérience comme autant de gages d'impartialité. Satisfaite de voir l'ordre se rétablir, la droite, noblement résignée, supporta d'abord ces petits déboires et ne marchanda pas ses suffrages. Un jour cependant, c'était le 2 septembre, certaines paroles sorties de la bouche du général dépassèrent la mesure des provocations permises. Dans un discours où il sollicitait la continuation de l'état de siège, Cavaignac parlant de son père, qui avait été membre de la Convention, proclama qu'il était heureux et fier d'être le fils d'un tel homme. Quelques instants plus tard, comme s'il eût voulu ajouter quelque chose à ces paroles, il signala l'esprit de caste et de légitimité qui spéculait sur la misère... Nous sommes, poursuivit-il, les ennemis irréconciliables de ceux qui déclarent que la République est une chose mauvaise ou insuffisante, et ne négligent aucun moyen de la renverser... Dans cette lutte, nous sommes disposés à tout livrer, notre responsabilité, notre repos, notre honneur même, si la République pouvait jamais exiger un pareil sacrifice... Quiconque ne voudra pas de la République est notre ennemi, notre ennemi sans retour. En entendant cette sortie violente, la droite put mesurer l'empire des influences d'origine ou d'entourages sur cet homme qui avait rendu de si éminents services. Elle crut pourtant qu'on pouvait mettre sur le compte de l'inexpérience oratoire une bonne portion de ces maladresses de langage. Elle se tut ; elle fit mieux que de se taire : elle vota en grande majorité la continuation de l'état de siège. Pour toutes représailles, elle se contenta de demander le surlendemain que l'enquête sur les agissements des partis monarchiques fût activée, afin qu'il fût possible d'armer la justice ou de désarmer la calomnie[8]. On en était là, quand une lettre du général Cavaignac au général Changarnier, écrite à la suite d'une revue de la garde nationale, vint accentuer le discours du 2 septembre. Dans cette lettre on lisait ces lignes : La nation est sérieusement, invariablement engagée dans la voie républicaine : vouloir autre chose, ce serait trahir à la fois ses intérêts et sa volonté. Ce n'est pas tout. Vers le même temps, le bruit courut que le ministère se proposait d'envoyer des représentants en mission dans les départements pour y surveiller l'esprit public. A cette nouvelle, nul ne crut que le silence fût encore possible. M. Baze, et après lui M. de Falloux, s'élevèrent avec beaucoup de force contre ce projet. — Quels seront les pouvoirs de ces représentants ? S'ils n'ont qu'un pouvoir consultatif, c'est dérisoire. S'ils ont des pouvoirs illimités, c'est la circulaire faite homme. Qui interrogeront-ils ? Les hommes de tous les partis ? Mais alors ils ne rapporteront que des impressions contradictoires. Les hommes d'un seul parti ? Mais alors ils ne recueilleront que le sentiment d'une coterie. Ne craint-on pas de réveiller le souvenir des missions extraordinaires de la première République ? Nous voulons la lumière, mais la lumière véritable, non les pouvoirs indéfinis et incompris. — Ce langage trouva dans l'Assemblée une telle faveur que le ministère renonça à son dessein. Ainsi s'éloignaient peu à peu l'un de l'autre le général Cavaignac et le parti conservateur. On commençait à se défier de cette énergie qui voilait, à certaines heures, tant de faiblesse. On commençait à se demander si l'homme qui, en un jour de crise, avait sauvé la République, serait capable de la gouverner. On était loin de la rupture complète, mais l'union étroite n'existait plus. L'un des représentants de la droite, M. de Kerdrel, marquait très finement cette approbation désormais tempérée de réserve. Le pouvoir, disait-il du haut de la tribune, le pouvoir fait souvent le bien, mais quelquefois aussi il fait, non le mal, mais le moins bien[9]. — A ce moment, un grave débat allait détourner de ces préoccupations, sans cependant les faire oublier. On était alors au mois de septembre. On commençait à discuter le projet de Constitution. |
[1] Les républicains et les monarchistes depuis la révolution de Février, par M. DE FALLOUX. (Revue des Deux Mondes, février 1851.)
[2] Nous faisons ici allusion à la circulaire de M. Carnot aux instituteurs, en date du 6 mars 1848. Voir supra, livre III, paragraphe IV. — Quant aux Manuels dont il s'agit, le principal d'entre eux était l'œuvre de M. Charles Renouvier.
[3] Dans certains quartiers, notamment dans le douzième arrondissement, les allocations mises à la disposition des maires furent distribuées en partie par l'intermédiaire des Sociétés de Saint-Vincent de Paul. (Mémoires inédits de M. de Melun.)
[4] Décrets du 7 juillet, publiés au Moniteur des 12 et 14, juillet. — Le 3 pour 100 était coté, le 7 juillet, 50 francs, et le 5 pour 100, 78 francs. Plus tard, les cours ayant encore fléchi, l'écart entre le taux de consolidation et le cours de la Bourse devint considérable : de là une perte pour les déposants et les porteurs de livrets. Un décret présenté par M. Trouvé-Chauvel, ministre des finances, le 30 octobre 1848 (voir texte et exposé des motifs, Moniteur, p. 3005), eut pour objet de réparer ce préjudice. Ce décret fut voté le 21 novembre et promulgué le 25.
[5] Le lecteur se rappelle que l'Assemblée s'était divisée en comités ; chacun de ses membres choisissait, en consultant ses goûts ou ses aptitudes, le comité auquel il lui plaisait de se faire inscrire.
[6] Procès-verbaux des séances de la commission d'enquête, séances des 13 et 18 juillet. (Enquête parlementaire sur l'attentat du 15 mai et l'insurrection de Juin, t. II, p. 321, 322, 325, 326.)
[7] Louis BLANC, Histoire de la Révolution de 1848, t. II, p. 203.
[8] Cette demande d'enquête avait été formée par M. Laurent de l'Ardèche ; elle fut renvoyée à une commission qui conclut à la non-prise en considération. (Rapport de M. Fayolle, Moniteur de 1858, p. 3048.)
[9] Moniteur de 1848, p 2559.