I Les révolutions parcourent toutes le même cercle : elles débutent par des promesses, et la multitude applaudit ; puis, comme aucune promesse ne se réalise, les applaudissements se changent en murmures ; les murmures grandissent à mesure que les déceptions se multiplient ; enfin, l'heure où la dernière illusion s'évanouit est aussi celle où la révolte commence. Ainsi éclata l'insurrection de Juin. Fidèles au rendez-vous donné la veille, les émeutiers se réunirent à six heures aux abords du Panthéon. Le rassemblement, d'abord peu nombreux, s'accrut bientôt. La rue Saint-Jacques se remplit d'une foule compacte et tumultueuse. Avant huit heures, près de trois mille personnes étaient massées sur la place. C'étaient des membres des clubs, des soldats de l'ancienne garde républicaine, des ouvriers des ateliers nationaux dont on voyait flotter les bannières. Les projets de révolte étaient hautement proclamés, les armes se dissimulaient à peine. Les meneurs affirment que la garde nationale est avec eux, et que le succès est certain, de violentes clameurs s'élèvent contre la Commission exécutive et l'Assemblée nationale ; les agents de police sont poursuivis et maltraités ; l'un d'eux meure, serré de près par la foule, ne doit son salut qu'à une femme qu'on lui avait amenée la veille sous inculpation de vol, et qu'il avait fait relâcher[1]. A huit heures et quart, une partie de la colonne s'ébranle et, s'écoulant par les rues qui descendent vers le fleuve, se dirige vers la Bastille. En chemin, ses rangs se grossissent : parvenus à la Bastille, les manifestants font le tour du monument ; puis les uns s'engagent dans le faubourg Saint-Antoine pour le soulever ; les autres s'avancent sur les boulevards et, arrivés vers dix heures à la porte Saint-Denis, s'emparent des voitures, dépavent les rues, accumulent les matériaux de toute sorte, commencent, en un mot, les premières barricades de la journée. Les membres de la Commission exécutive, qui habitaient au Luxembourg, connurent de bonne heure les rassemblements du Panthéon. Quoique les incidents de la veille fussent bien propres à les éclairer, ils ne parurent pas comprendre tout d'abord la grandeur du péril : peut-être aussi se fiaient-ils aux ordres donnés dans la soirée précédente. Prévenu dès sept heures du matin par plusieurs officiers supérieurs de la 11e légion, M. Arago, qui était encore au lit, hésitait à prescrire des mesures de répression[2]. A une heure plus avancée, M. Garnier-Pagès, avec un optimisme étrange, disait encore, à ceux qui lui parlaient de barricades : Si des barricades existent, nous les ferons abattre, c'est la chose du monde la plus facile[3]. Comme si les quartiers de la rive gauche fussent seuls menacés, on se borna à requérir de la préfecture de police l'envoi d'une centaine d'agents pour protéger le Luxembourg et à donner l'ordre de battre le rappel dans les Xe, XIe et XIIe arrondissements[4]. L'illusion fut courte. A partir de neuf heures, les rapports qui se succédaient d'instant en instant ne laissèrent aucun doute sur les événements qui se préparaient. En quelques heures, l'étincelle partie de la place du Panthéon alluma un effroyable incendie. Jamais insurrection ne s'étendit avec cette rapidité. On apprit coup sur coup les plus désolantes nouvelles. Les voies étroites qui descendent de la montagne Sainte-Geneviève vers la Seine se hérissaient de défenses. Sur le boulevard Saint-Denis et sur le boulevard Saint-Martin, les grilles étaient arrachées, les charrettes étaient renversées, les pavés, les planches, les débris de tout genre étaient entassés aux angles des rues pour empêcher la circulation : on montait dans les maisons pour y chercher des armes. Sur la place de la Bastille, au Marais, à Ménilmontant, au faubourg Poissonnière, partout se dressaient des barricades. Les sectionnaires de la Société des droits de l'homme, les anciens Montagnards de Caussidière, les forts de la Halle, étaient autant de champions pour l'émeute. Les travailleurs des ateliers nationaux, groupés autour de leurs brigadiers, exhalaient leurs colères : La République, disaient-ils, leur enviait le morceau de pain qu'elle leur avait donné. Les faubourgs éloignés s'apprêtaient à lancer sur la ville leur contingent d'ouvriers turbulents, de repris de justice, d'artisans de troubles. — Dès les premiers rapports, l'ordre fut donné de battre le rappel, non plus seulement sur la rive gauche, mais dans toute la ville et dans la banlieue[5]. Par malheur, si, dans les quartiers riches, la cause de l'ordre rencontrait de nombreux défenseurs, il en était autrement dans les quartiers populaires. Là, les tambours qui parcouraient les rues furent insultés et leurs caisses crevées ; la 8e et la 12e légion semblaient complètement acquises à l'émeute ; la 9e y inclinait en partie ; les 5e, 6e, 7e et 11e comptaient bien des éléments suspects. Les gardes nationaux, sur certains points, poussaient l'audace jusqu'à se montrer en uniforme et en armes sur les barricades. Enfin, de prétendus conciliateurs, mêlés aux rassemblements, prêtaient encore des forces à la sédition en obscurcissant le sentiment du devoir et la notion de la légalité. Le mouvement n'était pas cantonné, comme à d'autres époques, dans quelques quartiers faciles à cerner, mais il éclatait à la fois dans la moitié de Paris. En traçant une ligne droite qui, partant au sud de la barrière d'Enfer, se serait prolongée au nord jusqu'à la barrière des Martyrs, on aurait pu mesurer le champ de bataille où l'insurrection se développerait. L'immense demi-cercle situé à l'est de cette ligne était ou allait être presque entièrement au pouvoir de l'émeute. La partie occidentale de la ville resterait seule fidèle à l'autorité légale. Les aides de camp, les amis officieux, les messagers de toute sorte, arrivaient coup sur coup, donnant le signal d'alarme. Atterrés de ces nouvelles, décidés cependant à une résistance énergique, les membres de la Commission exécutive convinrent de se partager la défense. M Arago et M. Garnier-Pagès résolurent de demeurer au Luxembourg, se flattant d'arrêter par leur influence l'insurrection de la rive gauche et de rallier autour d'eux les gardes nationaux de bonne volonté. Quant à Ledru-Rollin, Marie, Lamartine, ils se préparèrent à se rendre au palais de l'Assemblée, qui devait être le siège du gouvernement. Enfin, le commandement de toutes les forces militaires fut confié au général Cavaignac : c'était à lui qu'incombait le principal rôle ; car il s'agissait désormais, non de négocier, mais de lutter et de vaincre. Le général, en vue de la prochaine bataille, prit aussitôt ses dispositions de combat. Le 17 niai, au moment même de son installation au ministère de la guerre, le général Cavaignac avait reçu l'ordre de réunir à Paris une force de vingt à vingt-cinq mille hommes. Nulle précaution, en effet, ne paraissait superflue pour contenir ce peuple dont on avait naguère vanté la sagesse et publié la souveraineté. Lamartine surtout ne se lassait pas de répéter au ministre : Les troupes arrivent-elles ? Préparez-vous à une bataille, elle est imminente. Fidèle interprète de ces volontés, Cavaignac s'était préoccupé d'augmenter la garnison de Paris et de la banlieue. Afin d'accroitre l'effectif réel des combattants, il avait éloigné.les bataillons de dépôt et leur avait substitué des bataillons de guerre. Par surcroît de prudence, il avait décidé qu'aucun bataillon ne partirait sans être préalablement remplacé. De concert avec le général Bedeau, très entendu dans l'administration militaire, il s'était appliqué à utiliser toutes les ressources du casernement ; car il fallait éviter avant tout d'inquiéter ou de provoquer l'opinion publique en faisant camper des régiments dans la capitale. Au 23 juin, les garnisons de Paris, de Versailles et de Saint-Germain présentaient un chiffre total de vingt-neuf mille deux cent vingt-huit hommes, tant en infanterie qu'en artillerie et en cavalerie. A ces forces, il fallait ajouter douze mille gardes mobiles. Tout cela faisait un effectif de quarante mille hommes, sans compter la garde nationale. Enfin les trois brigades de la division de réserve de l'armée des Alpes, échelonnées sur la route de Lyon, devaient apporter, en cas d'extrême péril, un renfort décisif[6]. La sage distribution des troupes importait plus encore que la force numérique de ces troupes elles-mêmes. Cavaignac le sentait bien. A cet égard, l'histoire de nos luttes civiles lui fournissait un enseignement dont il résolut de profiter. En juillet 1830, en février 1848, les régiments, divisés par petits détachements et disséminés sur l'immense surface de la ville, s'étaient vus coupés de leurs communications. Énervés par de longues attentes, abandonnés sans ordre, tour à tour acclamés et menacés, ils s'étaient laissé désarmer en détail sans qu'on pût, d'ailleurs, les accuser de faiblesse ou de trahison. Jaloux du repos public, plus jaloux encore de la discipline et de l'honneur militaires, Cavaignac était dominé par la préoccupation qu'aucun de ses soldats ne fût désarmé. Le plan qu'il s'était tracé dans l'éventualité d'une émeute, et qui avait obtenu l'approbation du général Bedeau et du général Lamoricière, consistait à placer le quartier général loin de l'insurrection, à la laisser se développer si l'on ne pouvait l'éviter, à agir par grandes masses contre les quartiers rebelles, à maintenir soigneusement les communications, en autres termes, à procéder non comme la police qui réprime et disperse en détail, mais comme une armée qui combat et gagne la victoire. Un tel plan n'était pas le plus propre à épargner l'effusion du sang, mais il avait l'avantage d'amener un résultat presque certain. — Ce plan une fois adopté, Cavaignac s'y était attaché avec cette ténacité inflexible qui était la principale de ses qualités militaires. C'est avec un sentiment de conviction absolue que, le 23 juin au matin, au Luxembourg, il l'exposa aux membres de la Commission exécutive. A la vérité, les objections ne lui furent pas épargnées : Ledru-Rollin observait que les barricades sont contagieuses : Arago remarquait à son tour que le meilleur moyen de ne pas avoir à enlever les barricades, c'est de ne pas les laisser édifier ; quant au ministre de l'intérieur, il s'emportait et demandait si décidément on voulait une bataille[7]. Cependant la Commission, étrangère aux choses de la guerre, s'inclina avec une résignation modeste devant la compétence du général et lui laissa toute latitude pour suivre un système qu'elle n'approuvait pas. — Peu sensible à ses critiques, Cavaignac se hâta de se rendre au palais de l'Assemblée, où il établit son quartier général. Là, il divisa en trois corps les troupes placées sous ses ordres. Le premier corps, confié au général Lamoricière, devait couvrir la ligne des boulevards et les faubourgs depuis le quartier Montmartre jusqu'au quartier du Temple. Le second, commandé par le général Bedeau, avait pour mission de garder l'Hôtel de ville, de le dégager sur la droite et sur la gauche, et de pénétrer ensuite jusqu'au cœur du faubourg Saint-Antoine. Le troisième enfin, qui avait pour chef le général Damesme, était appelé à opérer sur la rive gauche, c'est-à-dire à occuper la place du Panthéon et à déblayer d'un côté le faubourg Saint-Jacques et de l'autre le faubourg Saint-Marcel. Malgré les ressources dont il disposait, malgré la liberté d'allures dont il jouissait, Cavaignac n'envisageait pas sans émotion cette lutte si grave pour son pays, si décisive pour sa renommée. Ainsi que ses lieutenants, il était habitué aux libres expéditions de l'Afrique, non aux surprises et aux horreurs des guerres de rues. En dépit de son calme extérieur, les souvenirs de Juillet et de Février pesaient sur son âme. Quoiqu'il eût pris ses mesures pour se passer de la garde nationale, il n'apprenait pas sans anxiété que, dans les quartiers populaires, elle se prononçait pour la sédition. L'attitude de la garde mobile l'inquiétait surtout. Que ferait, en face de l'émeute, cette jeune troupe, composée en grande partie de gamins de Paris, sceptiques, blasés, vicieux, avec cela adroits, patriotes, héroïques à leurs heures ? Cet héroïsme se déploierait-il pour ou contre l'ordre ? L'expérience du 16 avril et du 15 mai, l'irritation de ces jeunes gens contre les socialistes à qui ils attribuaient les retards de leur équipement, une certaine tendance à railler les déclamations démagogiques, tous ces motifs invitaient à l'espérance. Mais, d'un autre côté, ces enfants de seize à dix-huit ans étaient nés dans les faubourgs mêmes contre lesquels ils devaient combattre ; on savait leur mobilité d'impressions ; on redoutait quelque retour soudain ; et l'on pouvait prévoir que, par leur nombre, leur audace ou leur valeur, ils feraient pencher la balance dans le camp où ils se porteraient. Vers midi fut versé le premier sang de l'insurrection. Une colonne d'émeutiers, venue de la place du Panthéon jusqu'à la Bastille, s'était engagée sur le boulevard et était arrivée à la porte Saint-Denis. Sans perdre de temps, les factieux s'étaient dispersés dans les rues voisines et s'étaient efforcés de rallier à eux les habitants : leur tentative avait eu peu de succès ; la population était curieuse, inquiète, non sympathique. Cette indifférence ne les avait point découragés, et ils s'étaient mis à dépaver la chaussée. A onze heures et demie, une forte barricade s'élevait, interceptant le boulevard depuis la rue Mazagran jusqu'à la rue de Cléry. La voie publique était presque déserte, les boutiques fermées. A ce moment arriva un détachement d'une trentaine de gardes nationaux escortant des tambours qui battaient le rappel. Ils furent assaillis par une décharge venant de la barricade et par quelques coups de feu partis d'une maison du boulevard. Plusieurs tombèrent : la situation du détachement devenait critique. Heureusement, une compagnie de la seconde légion accourut spontanément au bruit de la fusillade, puis bientôt survint un bataillon tout entier de la même légion, ayant à sa tête le lieutenant-colonel Bouillon, le commandant Coraly et plusieurs autres officiers supérieurs, entre autres M. Roger du Nord. Après un vif engagement, la barricade fut prise. Ce premier succès, peu important au point de vue matériel, révélait, dans la garde nationale des quartiers dévoués à l'ordre, un esprit de résolution qui était de bon augure. — Un épisode héroïque marqua ce premier acte de la lutte. A l'attaque de la barricade, un garde national nommé Leclerc vit son fils aîné tomber à ses côtés mortellement blessé : aidé de quelques-uns de ses camarades, il le transporte chez lui ; puis aussitôt il revient reprendre sa place dans les rangs de la légion, amenant son second fils pour remplacer au feu celui qui avait été frappé. — Comme la barricade venait d'être emportée, on vit déboucher sur le boulevard une forte colonne, composée de garde mobile, d'infanterie légère, de lanciers et d'artillerie. C'était le général Lamoricière qui prenait possession de son commandement. A partir de ce moment, la bataille devint générale. On peut en suivre les péripéties sanglantes sur les trois points principaux où elle se développe : dans le quartier du Panthéon, dans le quartier de l'Hôtel de ville, — enfin dans les quartiers Saint-Denis, Poissonnière et du Temple. Le quartier du Panthéon (XIIe arrondissement), avec ses voies étroites et tortueuses descendant d'un côté vers le fleuve et de l'autre vers les barrières, était plus propre que tout autre à la guerre des rues. Il renfermait une population pauvre, turbulente, aigrie par la misère. A cette population se mêlaient beaucoup de vagabonds, d'étrangers, de repris de justice, habitant dans d'infects garnis. C'est dans ce quartier que s'étaient formés, dans la soirée de la veille et le matin même, les premiers rassemblements. Lorsqu'on battit le rappel, cinq cents boulines seulement, sur vingt mille que comptait la 12e légion, se rendirent à la mairie[8]. Tout le reste, officiers et soldats, était acquis à l'insurrection ou paralysé par la crainte. Dès onze heures, les barricades surgissaient partout : elles s'élevaient rue des Noyers, rue des Mathurins, place Cambrai, place du Panthéon, rue Soufflot, rue des Sept-Voies. Cependant un espoir chimérique de conciliation retarda de quelques heures l'ouverture des hostilités. M. Arago, resté, comme on l'a vu, au Luxembourg, avait dirigé sur le Panthéon une colonne placée sous la direction d'un adjoint du XIe arrondissement, M. Buchère, et composée de trois pelotons de la 11e légion, quelques pelotons d'infanterie de ligne et un escadron de dragons. Cette petite troupe, en arrivant sur la place, prit possession d'une barricade élevée près de la nouvelle mairie ; puis elle se disposa à attaquer une autre barricade, à l'entrée de la rue des Sept-Voies. A ce moment, elle fut arrêtée par un chef de bataillon de la 12e légion, M. Dupont : Je viens de l'Assemblée, dit-il ; les idées de conciliation y prévalent : toute attaque pourrait amener d'irréparables malheurs. Le maire, M. Pinel-Grandchamp, survint : Retirez-vous, cria-t-il aux soldats, vous pouvez aujourd'hui avoir la victoire si vous employez la violence ; mais demain, le gouvernement peut être renversé. — Nous devons obéir à nos ordres, repartit M. Buchère. Le maire insistait, se flattant d'apaiser les esprits si l'on ne déployait pas l'appareil de la force[9]. Cependant la parole de M. Pinel-Grandchamp n'était pas sans autorité : on le savait estimé dans son arrondissement pour sa bienfaisance ; on n'ignorait pas qu'il avait donné récemment des gages à la cause de l'ordre en éliminant de la mairie les créatures de Barbès. La colonne reprit le chemin du Luxembourg. Elle y retrouva M. Arago, d'instant en instant plus inquiet. Il prit lui-même la direction des troupes et les ramena vers le Panthéon. Comme il était engagé dans la rue Soufflot et s'avançait vers la barricade qui interceptait cette rue, M. Pinel-Grandchamp vint à lui, revêtu de son écharpe, et le supplia de parler aux insurgés. M. Arago était aussi désireux que personne d'éviter l'effusion du sang. Les émeutiers s'agitaient tumultueusement aux abords de la place. Il alla vers eux et leur parla avec l'autorité qu'il empruntait à son âge, à son illustration scientifique, à ses anciens services. Son attitude courageuse ajoutait à l'énergie de son langage. Parmi les ouvriers, quelques-uns semblèrent touchés ; plusieurs, s'approchant de lui et lui prenant les mains, lui disaient avec un accent de sincérité touchante : Monsieur Arago, vous ne savez pas ce que c'est que la misère, vous n'avez jamais eu faim. La plupart demeuraient impassibles ou formulaient des demandes dérisoires, réclamant en particulier la mise en liberté de Blanqui et de Barbès. Convaincu de son impuissance, M. Arago rejoignit la troupe. M. Pinel-Grandchamp s'interposa encore une fois ; il essaya de parler à son tour, offrant que la troupe se retirât, que les insurgés se retirassent aussi, que la barricade demeurât intacte. Cette proposition, émanée du maire de l'arrondissement, révélait une complaisance voisine de la complicité. Avant de donner le signal de la lutte nécessaire, Arago ne voulut laisser à personne le soin de faire les sommations légales. Soit suprême espoir d'être écouté, soit désir de détourner sur lui le péril, il s'avança de nouveau seul et fit aux insurgés les trois réquisitions voulues par la loi. Cette dernière tentative étant restée sans effet, la troupe s'élança au pas de charge et s'empara de la barricade. Les insurgés ne la défendirent point : pourtant leur attitude irritée faisait craindre une collision : l'un d'eux dirigea même à bout portant contre Arago le canon de sa carabine ; celui-ci parvint à la détourner avec la main[10]. Pendant ce temps, le général Damesme, chargé de diriger les opérations militaires de la rive gauche, avait pris possession de son poste. La barricade de la rue Soufflot étant prise, il se concerta avec Arago pour profiter de ce succès et détruire les ouvrages que les insurgés avaient élevés sur les pentes de la rue Saint-Jacques et dans les rues voisines. La colonne, grossie par quelques renforts, se met en marche et enlève successivement les barricades de la Sorbonne, de la rue des Cordiers, de la place Cambrai, de la rue des Mathurins. Mais ce n'est pas sans effusion de sang que ces rues sont déblayées ; les pertes sont nombreuses : un chef de bataillon et un capitaine du 73e de ligne tombent mortellement blessés. Tels étaient, vers cinq heures de l'après-midi, les résultats obtenus dans le quartier du Panthéon, résultats incomplets sans doute, mais non sans importance, surtout si l'on songe que le général Damesme n'avait, à cette heure, à sa disposition que deux bataillons d'infanterie et quelques détachements de garde mobile et de garde nationale[11]. — Que se passait-il, pendant ce temps, dans le quartier de l'Hôtel de ville, que le général Bedeau avait reçu la mission de protéger ? Le général, installé à l'Hôtel de ville, y avait réuni bientôt des forces importantes : à dix heures, étaient arrivés les 4e, 14e et 17e bataillons de garde mobile, puis, entre onze heures et midi, six bataillons d'infanterie, appartenant aux 12e, 48e et 59e de ligne[12]. A ces troupes s'ajoutaient quelques compagnies de garde républicaine. Ces bataillons, dont quelques-uns étaient casernés dans des quartiers éloignés, notamment à Popincourt et à Reuilly, avaient dû franchir de nombreuses barricades, si nombreuses que les officiers supérieurs avaient été contraints d'abandonner leurs montures ; mais, fidèles au système de concentration adopté, ils ne s'étaient pas attardés à détruire les obstacles accumulés sur leur route et s'étaient hâtés vers le lieu de rendez-vous fixé[13]. Ces forces, quoiqu'elles fussent considérables et qu'elles dussent plus tard s'accroître de quatre bataillons, étaient encore insuffisantes pour la lourde tâche que le général Bedeau avait à remplir. L'Hôtel de ville, lieu où les révolutions se légitiment et se consacrent, devait être l'objet de tous les efforts de la sédition. L'édifice n'était pas alors isolé comme il l'a été depuis, mais était entouré de petites rues étroites et tortueuses, par ou les émeutiers pouvaient se glisser, jusqu'à la Maison commune. Le VIIIe et le IXe arrondissement, qui comprenaient le quartier Saint-Gervais, le Marais, la Cité, l'île Saint-Louis, le faubourg Saint-Antoine, étaient presque entièrement acquis à l'insurrection. La garde nationale n'avait pas répondu à l'appel : les barricades s'étaient élevées sans résistance. Enfin il importait non seulement de protéger l'Hôtel de ville, mais aussi de couvrir les deux rives de la Seine le long de la Cité et de rejeter vers la montagne Sainte-Geneviève les insurgés, que le général Damesme pousserait de son côté vers le fleuve. C'est à cette dernière partie de sa biche que le général Bedeau, après divers engagements rue Saint-Antoine et rue Planche-Mibray, résolut de se consacrer surtout. Vers quatre heures, on entendait du côté de la Sorbonne le bruit de la fusillade : c'était le général Damesme qui, descendant les pentes du quartier Saint-Jacques, attaquait les barricades de la place Cambrai. S'avancer vers lui, lui tendre la main, balayer ainsi la rive gauche, était un résultat capital, mais on ne pouvait l'atteindre sans triompher de bien des obstacles. Trois énormes barricades s'élevaient l'une, barrant l'entrée du pont Saint-Michel ; la seconde, un peu en arrière de la première, s'étendant de la rue Macon à la rue Saint-Séverin, et coupant le bas de la rue de la Harpe ; la troisième, plus formidable que les deux autres, édifiée à l'entrée du Petit-Pont, près de l'Hôtel-Dieu. Ces barricades étaient flanquées de plusieurs autres qui les appuyaient. C'est contre cet ensemble d'ouvrages que le général Bedeau dirigea tous ses efforts. La barricade Saint-Michel fut promptement franchie. Il n'en fut pas de même de la barricade de la rue Saint-Séverin. Deux cents hommes de la le légion, venus du quartier Saint-Sulpice par la rue Saint-André des Arts et commandés par le chef de bataillon Masson, avaient déjà essayé de s'en emparer. Ils s'étaient flattés d'abord d'obtenir la soumission des émeutiers sans recourir à la force : J'irai trouver les insurgés, avait dit Masson, et je parlementerai. Il s'était, en effet, approché d'eux et avait taché de les convaincre : Que vous faut-il ? leur disait-il. Vous avez le suffrage universel. Vous faut-il du pain pour vos enfants ? Vous aurez des secours. Un morne silence avait accueilli ce langage. Impuissant et désolé, M. Masson replia sa colonne trop peu nombreuse pour une attaque de vive force, rallia à lui un détachement du 12e de ligne et, sa troupe ainsi accrue, revint vers les insurgés. Une dernière conciliation fut encore tentée : Ne tirez pas, s'écriait le commandant, ne tirez pas ! Ne commencez pas la guerre civile[14]. Une décharge, partie des rangs de l'émeute, fut la seule réponse : Masson tomba foudroyé ; la barricade fut prise. A ce moment, un violent orage éclatant sur la ville ralentit et même suspendit la lutte. Il était alors cinq heures et demie. Cependant la barricade du Petit-Pont résistait encore. Plusieurs attaques restent vaines. Un détachement de garde républicaine, qui a pénétré dans l'intérieur de l'ouvrage, y est fait prisonnier. Le général Bedeau sent la nécessité d'un grand effort. Il forme une colonne d'attaque, composée de garde mobile, d'infanterie de ligne, de garde républicaine, et appuyée par l'artillerie de la garde nationale sous les ordres de Guinard. La barricade est abondamment pourvue de défenseurs : ce sont des ouvriers, d'anciens Montagnards ; parmi eux, se fait remarquer un nommé Dietrich, vieux soldat d'Afrique. De la maison des magasins des Deux Pierrots et des fenêtres de l'Hôtel-Dieu, des grêles de projectiles tombent sur la troupe. Sur ce point, la lutte se prolonge jusqu'à la chute du jour. Enfin, après des assauts réitérés, la barricade est emportée ; les barricades voisines, à l'entrée de la rue Saint-Jacques, le sont également : les maisons suspectes sont fouillées ; le bas quartier de la rive gauche est libre ; tous les efforts peuvent désormais se porter sur le quartier Saint-Antoine. Mais ce n'est pas sans pertes douloureuses que ce résultat a été obtenu. Le lieutenant-colonel Vernon a été blessé ; Bixio, le représentant Bixio, qui s'est intrépidement jeté au milieu du combat, a reçu une balle en pleine poitrine ; Bedeau a été lui-même atteint d'un coup de feu. Dans le quartier des boulevards, Lamoricière n'avait pas une tâche moins lourde que Bedeau ; elle l'était même davantage, à cause de l'étendue du champ de bataille. On l'a vu arrivant à la porte Saint-Denis au moment où la première barricade venait d'être enlevée par la garde nationale. Il devait balayer les faubourgs Poissonnière, Saint-Martin, Saint-Denis, du Temple, rendre libres les boulevards extérieurs et, obliquant ensuite vers la droite, prendre à revers les insurgés du faubourg Saint-Antoine. Ces vastes quartiers, à coup sûr, étaient loin d'appartenir entièrement à la cause de l'insurrection : mais ils confinaient aux communes de la Villette, de la Chapelle, de Belleville. La Villette était troublée depuis le matin par les artisans d'émeutes, et un convoi d'armes y avait été pillé. A Belleville, refuge de toute la lie de Paris, cent vingt hommes à peine avaient obéi au rappel, et encore y avait-il parmi eux autant d'ennemis que d'amis. La Chapelle comptait dans son sein près de cinq mille ouvriers, dont un grand nombre était employé aux chemins de fer, gens non dans la misère, mais travaillés depuis longtemps par les menées socialistes et poussés aux violences par un club affreux[15]. Ces turbulentes communes versaient dans Paris leurs enfants perdus qui, franchissant les barrières, couronnaient de barricades la crête des faubourgs. Pour soutenir la lutte, Lamoricière n'avait pas encore à sa disposition les nombreux renforts qui lui arrivèrent plus tard Sa colonne ne se composait que de trois bataillons de ligue, un bataillon mobile et un peu de cavalerie[16]. Heureusement, il s'appuyait sur de nombreux détachements de la 1re de la 2e et de la 3e légion, légions recrutées dans les quartiers dévoués à l'ordre et destinées à faire, en ces jours douloureux, leurs preuves de bravoure. Dans les rangs de ces légions s'étaient mêlés plusieurs des généraux présents à Paris ; on les voyait portant le fusil comme de simples soldats, et donnant à tous l'exemple de l'abnégation et de la vaillance. Toujours hardi et impétueux, Lamoricière dispose ses colonnes pour le combat. La lutte s'engage partout : dans le haut du faubourg Poissonnière, où une énorme barricade, élevée au coin de la rue de Bellefonds et défendue par les ouvriers mécaniciens de la Chapelle, arrête longtemps les efforts de la troupe ; dans le faubourg Saint-Denis, qui devient libre jusqu'aux barrières ; dans le faubourg Saint-Martin, qui est dégagé jusqu'à la rue Château-Landon ; mais ces succès sont achetés par de durs sacrifices. La garde nationale surtout paye un large tribut à la mort. Là, tombent blessés M. Pierre de Rémusat, l'avocat Desmaretz, le représentant Dornès ; le commandant Lefèvre, de la 28 légion, est mortellement atteint. Et cependant, malgré cette effusion de sang, les positions conquises ne le sont qu'à titre précaire. A la vérité, les insurgés sont momentanément chassés des quartiers Saint-Denis et Saint-Martin ; mais ils se eu-donnent dans le clos Saint-Lazare ; ils se fortifient surtout dans le quartier du Temple. — A l'angle de la rue du Faubourg du Temple et de la rue Saint-Maur s'élève une série de barricades formidables. Tous les essais de conciliation ont échoué. Lamoricière, avec ses faibles forces, ne peut attaquer ; il se consume dans une attente fiévreuse, et, dans son impatience, il envoie exprès sur exprès pour demander des renforts au général Cavaignac. Cavaignac était au Palais-Bourbon. Jusque-là, prévoyant la prolongation de la lutte et justement ménager de ses réserves, il était resté sourd à toutes les demandes de secours. Mais cet appel, adressé par un de ses lieutenants dont il savait la hardiesse et l'expérience, fit fléchir sa résolution. Jaloux de couronner la journée par une opération décisive, il donna aux troupes qui stationnaient sur la place de la Concorde l'ordre de marcher et, réunissant sept bataillons, se dirigea lui-même vers le faubourg du Temple. M. de Lamartine, M. Duclerc, le prince Bonaparte, M. de Tréveneuc se joignirent à lui. Chemin faisant, Lamartine voulut essayer son empire sur les niasses ; mais sa voix, naguère si puissante, ne souleva que de rares acclamations. Lamoricière était dans le faubourg Saint-Denis et en achevait la pacification. Cavaignac, après lui avoir laissé quelques troupes, continua avec le reste de sa colonne sa route sur le boulevard et s'engagea dans la rue du Faubourg du Temple. Au delà du canal Saint-Martin s'étendait, à l'angle de la rue Saint-Maur, la formidable barricade qui avait arrêté jusqu'ici les défenseurs de l'ordre : elle était flanquée d'autres ouvrages et constituait une sorte de redoute. Les habitations voisines étaient occupées et vomissaient une grêle de projectiles. Insurgés descendus des hauteurs de Belleville, soldats de l'ancienne garde républicaine, gardes nationaux du quartier égarés ou coupables, et portant leur uniforme dans les rangs de l'émeute, tous étaient mêlés et confondus, soit derrière leurs remparts de pavés, soit dans les abris des maisons : leur nombre a été évalué à deux mille huit cents. Cavaignac fit pointer successivement deux pièces d'artillerie contre la barricade ; les deux tiers des servants sont tués sur leurs pièces ; les chevaux sont abattus. Un bataillon de ligne s'élance en colonne d'attaque, mais il est accueilli par le feu des maisons ; les balles pleuvent sur la chaussée et arrivent jusque sur le boulevard. Étonné de cette résistance, Cavaignac fait un instant reposer sa troupe. Impatient d'en finir, sentant que ses forces, si nombreuses qu'elles soient, sont encore insuffisantes, il fait en toute hâte demander à Lamoricière un des bataillons qu'il lui a amenés. Le 29° de ligne arrive au pas de course, sous les ordres du colonel Dulac. Le général le lance contre la barricade, tandis que de forts détachements, dirigés dans les rues latérales, tournent les positions de l'ennemi. Ce dernier effort est enfin couronné de succès ; mais la lutte a duré près de cieux heures : elle a coûté à l'armée près de quarante humilies hors de combat : le général Foucher, plusieurs officiers supérieurs ont été atteints ; le colonel Dulac, qui a eu l'honneur d'emporter les barricades, est lui-même parmi les blessés. Les insurgés se dispersent jusqu'au delà des barrières, vaincus plutôt que soumis. Cavaignac, comprenant plus que jamais la gravité de la lutte, reprend tout attristé le chemin de son quartier général. Il ne songe plus à dissimuler ses préoccupations, et, s'arrêtant un instant devant le ministère des affaires étrangères où étaient réunis quelques détachements de la première légion, il ne cache pas que la cause de l'ordre réclame les suprêmes sacrifices. Il était neuf heures du soir lorsque le général regagna le Palais-Bourbon[17]. Il y trouva l'Assemblée anxieuse, la Commission exécutive affolée. Les représentants, avides de recevoir et de communiquer les impressions du moment, étaient arrivés de bonne heure au palais législatif. La séance s'était ouverte à une heure, suivant la coutume des jours paisibles. Il ne semble pas que la gravité du mouvement ait apparu tout d'abord. Le général Lebreton ayant demandé que des représentants se rendissent sur le lieu des troubles, la proposition fut écartée par l'ordre du jour. Il en fut de même d'une motion de M. Banne, qui réclamait la permanence. L'un des ministres, M. Flocon, ne craignit pas d'attribuer l'agitation de la capitale aux menées des partis et à l'or de l'étranger. Chose plus étrange ! presque à la même heure, un esprit plus avisé, M. Marrast, dans une proclamation aux habitants de Paris, reproduisait ces solennelles niaiseries. Dédain du péril ou affectation de fermeté, on entendit le rapport de M. de Falloux, qui concluait à la suppression des ateliers nationaux, suppression tempérée, à la vérité, par de notables adoucissements. Puis on passa à l'ordre du jour, c'est-a-dire à la discussion sur le rachat des chemins de fer. Ni les premiers rapports lus par le président Sénard, ni les déclarations faites vers trois heures et demie par le général Cavaignac, ne troublèrent cette sécurité relative des premiers moments. Mais lorsque, la journée s'avançant, les nouvelles devinrent rares, confuses, incertaines ; lorsque les noms des blessés et des morts, volant de bouche en bouche, attestèrent l'intensité de la lutte ; lorsqu'on vit le ministre de la guerre partir lui-même pour le théâtre de l'action et les bataillons de réserve se diriger vers les boulevards pour prendre part au combat, on comprit qu'il s'agissait, non d'une échauffourée, mais d'une bataille, non d'une émeute, mais d'une guerre civile. Comme il arrive souvent dans les Assemblées sujettes à de soudains retours, à l'incrédulité succéda l'exagération du péril. La permanence fut déclarée ; et, quand Cavaignac, revenant du faubourg du Temple, rentra dans la salle des séances, il put deviner le poids douloureux qui pesait sur toutes les âmes. Les anxiétés de la Commission exécutive étaient d'une autre nature et bien pires encore. Arago était resté au Luxembourg, Lamartine s'était rendu au faubourg du Temple, Garnier-Pagès parcourait les mairies pour y encourager l'esprit de résistance. Mais Ledru-Rollin et Marie, demeurés seuls au palais de la présidence pendant l'absence du ministre de la guerre et chargés de tout le poids du gouvernement, y avaient ressenti de véritables angoisses. Cavaignac en partant les avait priés de ne pas donner d'ordre en dehors de lui, afin de maintenir l'unité du commandement. Or, son absence qui devait être fort courte avait duré près de quatre heures. Pendant ce temps, le maire de Paris, les maires d'arrondissement, le préfet de police, les chefs de légions n'avaient cessé d'envoyer des délégués au palais de l'Assemblée pour solliciter des renforts, pour demander surtout de l'artillerie qui manquait presque partout. Le général Damesme expédiait officier sur officier pour réclamer des troupes, ne fût-ce, disait-il, qu'un seul bataillon. Ledru-Rollin a raconté plus tard, dans une séance fameuse[18], ses anxiétés en présence de ces demandes qu'il ne pouvait satisfaire Comme ou ignorait le motif de sa réserve, comme on savait ses sympathies, on suspectait sa sincérité. Chacun, ne voyant que son quartier, s'étonnait qu'on ne pût le secourir. Les officiers d'état-major sortaient exaspérés de la présidence, disant : La Commission exécutive trahit. Et cette accusation, formulée d'abord à demi-voix, le fut bientôt tout haut. Plusieurs ne se cachaient pas pour proclamer la nécessité d'un changement de pouvoir. Irrité d'aussi odieuses accusations, alarmé du péril, n'ayant point le sang-froid que donne l'expérience militaire, Ledru-Rollin tantôt se répandait en récriminations contre le général, tantôt s'étonnait du sort étrange qui le transformait en gardien du repos public. L'histoire lui doit, d'ailleurs, cette justice qu'il ne faillit point à sa tâche. Il envoya successivement aux préfets de Seine-et-Oise, du Loiret, de la Somme l'ordre de diriger sur Paris toutes les gardes nationales et tous les régiments disponibles. Il prescrivit à l'amiral Casy de faire venir immédiatement, par les voies les plus rapides, les marins de Brest et de Cherbourg. Il adressa des réquisitions aux chemins de fer pour le transport des troupes. Enfin il fit battre la générale pour convoquer les gardes nationaux retardataires ou timides. Il achevait d'expédier ces instructions lorsque le retour de Cavaignac le déchargea de sa responsabilité et provoqua en même temps entre lui et le général une de ces explications orageuses qui ajoutent au péril des situations critiques l'amertume des reproches personnels[19]. L'explication fut courte. Les soins du commandement appelaient ailleurs le général. La consommation de cartouches avait, dans cette journée, dépassé tous les calculs. Cavaignac fit partir le colonel Martimprey pour Vincennes avec deux bataillons d'infanterie et un régiment de cuirassiers : ses instructions lui prescrivaient de passer par les boulevards extérieurs ou par le chemin de ronde des fortifications qui était libre, d'éviter tout combat et de ramener de Vincennes un convoi de munitions suffisant pour soutenir la lutte. Ce convoi arriva à Paris le lendemain à neuf heures et demie[20]. Cet ordre urgent une fois donné, le commandant en chef, qui n'avait visité que le quartier général de Lamoricière, voulut visiter aussi celui de Bedeau et celui de Damesme. Il se rendit d'abord à l'Hôtel de ville. Bedeau, atteint d'un coup de feu ô l'attaque de la barricade du Petit-Pont, y avait été transporté et s'y trouvait avec Armand Marrast. Il souffrait cruellement de sa blessure, mais son intelligence était très nette. Les deux hommes de guerre, en se rencontrant sur ce lugubre théâtre des luttes civiles, se rappelèrent, par un commun ressouvenir, l'heureux temps des expéditions d'Afrique. Tous deux comprimèrent bien vite cette passagère émotion, car le temps pressait. Bedeau rendit compte à son ancien subordonné, devenu son chef, des opérations de la journée : il remit le commandement au général Duvivier, l'ancien commandant de la garde mobile, qui avait été appelé pour le remplacer. Malgré ses souffrances, il tint à donner lui-même à son successeur le détail de la situation des troupes. En quittant l'Hôtel de ville, Cavaignac, continuant sa ronde, se dirigea vers la place de la Sorbonne, où Damesme avait installé son quartier général. Il n'y trouva que le lieutenant-colonel Thomas : Le général n'est pas là, lui dit le colonel ; il est dans la rue de la Harpe. Damesme était entré avec quelques officiers de la 11e légion dans un restaurant au coin de la rue de l'École de médecine et y prenait quelque nourriture. Il sortit, et les deux généraux, s'asseyant sur un banc devant la porte, s'entretinrent des incidents du jour et des éventualités du lendemain. Le ministre de la guerre interrogea les officiers de la garde nationale : chacun dit ce qu'il savait ; quelques coups de fusil qu'on entendait à l'extrémité de la rue des Mathurins et de la rue des Noyers coupaient par instants l'entretien et révélaient mieux que tout le reste quelle résistance on aurait encore à vaincre. Tout le monde demandait des renforts : Mon cher enfant, dit Cavaignac à Damesme en employant une expression qui lui était familière, mon cher enfant, au petit jour, je vous enverrai des forces et de l'artillerie ; nous délogerons à tout prix ces gaillards-là ; peut-être viendrai-je moi-même ; cela dépendra de l'état des autres quartiers[21]. En parlant de la sorte, Cavaignac s'enveloppa dans son caban, remonta à cheval, et ayant serré la main du général qu'il ne devait plus revoir, il s'éloigna d'un pas rapide pour regagner le palais de l'Assemblée. Il y arriva à minuit, et, s'étendant sur un lit de camp, se prépara, par un repos de quelques heures, aux fatigues du lendemain. II La nuit fut inquiète, lugubre, pour la plupart sans sommeil. Les insurgés, battus sur quelques points, mais nulle part désarmés, profitaient de cette suspension de quelques heures pour entrainer par la crainte ou par l'espérance les timides ou les incertains. Des émissaires, dispersés dans le faubourg Saint-Jacques, encourageaient à la résistance : Tenez bon, disaient-ils ; au lever du jour, l'Hôtel de ville sera pris, et le faubourg Saint-Antoine, soulevé en masse, viendra au secours de la rive gauche. Le bruit était habilement répandu que Caussidière était à la tête du mouvement, que les grandes villes de province s'insurgeaient, que la bourgeoisie combattait pour la régence. A Reuilly, au faubourg Saint-Denis, ailleurs encore, les meneurs, bien avant l'aube, frappaient aux portes des maisons, et, de gré ou de force, y recrutaient des soldats pour leur cause[22]. A Ivry, la population se portait vers la gare, et, par des obstacles placés sur la voie, s'efforçait d'arrêter l'arrivée des renforts[23]. En même temps, on préparait les armes, on fabriquait les munitions, on sonnait le tocsin, on relevait les barricades. Quelques détonations, éclatant par intervalles, attestaient l'acharnement de la lutte, à peine interrompue par les ténèbres et impatiente de recommencer. Dans les quartiers non atteints par l'émeute, la consternation régnait, et, l'imagination grossissant encore le péril, les terreurs s'accroissaient dans le silence et l'obscurité de la nuit. Le gouvernement ne dissimulait point ses craintes : Cela va très mal, disait le ministre des affaires étrangères, M. Bastide, à lord Normanby[24]. L'Assemblée s'étant déclarée en permanence, un grand nombre de représentants n'avaient pas quitté le Palais-Bourbon. Quelques-uns se promenaient sous le péristyle du palais et prêtaient l'oreille au bruit des patrouilles ou au son lointain des coups de feu. D'autres, épuisés par la fatigue, s'étaient étendus sur leurs bancs ou s'étaient réfugiés dans la salle des conférences pour y chercher un peu de repos. La plupart, distribués en groupes dans les couloirs, discutaient fiévreusement les périls du jour qui finissait et les chances du jour qui allait se lever. On se félicitait de l'énergie de la garde mobile, du courage d'une partie de la garde nationale, de l'attitude résolue de la troupe : on aimait à voir, dans cette unanimité des défenseurs de l'ordre, un gage presque certain du succès ; mais en même temps, on ne songeait pas sans effroi à la grandeur de la lutte, et l'on se disait que la victoire, même non douteuse, serait triste à l'égal d'une défaite, tant elle coûterait de sang ! Chacun, suivant sa nature ou ses opinions, subissait l'impression du moment. Les députés de la droite se montraient résolus sans forfanterie, et, par une réserve non sans quelque prix, ne songeaient pas trop à triompher d'un orage qu'ils avaient prédit. Les députés de l'extrême gauche, surveillés, presque accusés, attentifs à dérouter par leur présence assidue auprès de leurs collègues tout soupçon de complicité, gardaient pour la plupart un morne silence ; leur esprit flottait Indécis entre l'Assemblée où les retenait leur devoir, et les barricades où peut-être les appelaient leurs amis. Quant aux républicains de la veille, plus affolés que tous les autres, ils commençaient à parler de mesures d'exception. Déjà M. Degousée avait demandé l'arrestation des journalistes fauteurs des troubles et la déportation des anarchistes sur la simple reconnaissance de leur identité[25]. M. Carteret, sous-secrétaire d'État à l'intérieur, non moins violent et moins bien inspiré encore, proposait, de son côté, qu'on emprisonnât les chefs de la réaction[26]. Au milieu de l'inquiétude universelle, une impression de plus en plus générale dominait, c'était le sentiment de l'impuissance de la Commission exécutive, c'était surtout le désir de la remplacer par un chef unique qui aurait plus de force et d'énergie. Le nom de Cavaignac était sur toutes les lèvres. Les représentants de la réunion du Palais-National se montraient les plus zélés à préconiser ce changement. C'étaient pour la plupart d'anciens amis du pouvoir, mais amis désillusionnés, exigeants, bien près de devenir des adversaires et plus redoutables que des ennemis. Dès le 22 juin, MM. Landrin, Ducoux, Latrade s'étaient rendus auprès du général Cavaignac et lui avaient demandé s'il accepterait, le cas échéant, l'honneur et le fardeau du pouvoir. La réponse du général n'avait pas été décourageante. Il avait déclaré qu'il n'existait entre la Commission exécutive et lui aucun lien de solidarité. Forts de ce demi-acquiescement, les négociateurs avaient rendu compte à leurs amis de l'entrevue et avaient, le soir même, fait part de leur démarche à la Commission exécutive elle-même. M. Arago les avait reçus et, froissé d'une telle ouverture, avait refusé de les écouter. Cependant, le comité conservateur de la rue de Poitiers, prévenu par M. d'Adelswaerd de ce qui se tramait, avait accueilli d'abord avec surprise, puis avec une certaine faveur, l'annonce d'un changement prochain. Le 23, comme on était déjà en pleine insurrection, de nouvelles ouvertures furent faites à la Commission pour qu'elle se démit : Lamartine s'était irrité ; Ledru-Rollin s'était contenté de répondre, non sans bon sens : Vous avez fait une première faute en me faisant entrer dans cette Commission ; vous en faites une seconde en la destituant. Le terrain ainsi préparé, les meneurs de cette intrigue parlementaire se répandaient dans les couloirs, et dans les entretiens avec les représentants cherchaient à les convaincre de l'excellence de leur combinaison. C'est dans ces soins qu'ils consumèrent les heures de cette nuit sinistre. Ils n'eurent pas de peine à recueillir des adhésions ; car chez les peuples coutumiers des révolutions, on se flatte volontiers de conjurer la fortune adverse en changeant de gouvernement[27]. Le jour se leva sur un ciel sans nuages, comme si la nature eût voulu se jouer des passions des hommes. Les insurgés avaient mis la nuit à profit. Ils avaient réédifié un grand nombre de leurs barricades. Ils avaient reconquis plusieurs des positions enlevées la veille. Sur la rive gauche, où ils s'emparèrent dès le matin du Panthéon, ils étaient maîtres de tout le quartier limité à l'ouest par la rue Saint-Jacques ; au nord, par les quais jusqu'au pont d'Austerlitz ; à l'est et au sud, par les boulevards extérieurs, depuis le fleuve jusqu'à la barrière d'Arcueil. — A l'extrémité opposée du théâtre de la lutte, les faubourgs Saint-Denis, Saint-Martin, Poissonnière étaient libres : toutefois, les abords des barrières étaient hérissés de barricades. C'est surtout au centre de la ligue d'opération, c'est-à-dire dans le quartier de l'Hôtel de ville, que la cause de l'ordre semblait compromise. Là, les insurgés ne s'étaient pas contentés de consolider les positions acquises : dès le point du jour, ils avaient pris l'offensive : ils s'emparent sans coup férir de la mairie du IXe arrondissement ; ils se portent vers la VIIIe mairie, s'en rendent maîtres, y trouvent une grande quantité d'armes, de munitions, d'effets d'habillement : ils prennent possession enfin de la caserne des Tournelles ; un bataillon du 1Se léger qui stationnait sur la place des Vosges est cerné par l'émeute ; privé de munitions, assailli de toutes parts, il niet bas les armes. On pouvait prévoir le moment où, comme l'annonçaient déjà les plus audacieux des rebelles, l'insurrection déborderait du faubourg Saint-Antoine sui' l'Hôtel de ville et s'y installerait. Il était huit heures lorsque la séance de l'Assemblée nationale, suspendue à minuit, fut reprise. On ne connaissait pas encore les progrès de l'émeute du côté de l'Hôtel de ville, mais on savait que la nuit avait ravivé plutôt qu'apaisé la guerre civile. A ceux qui auraient conservé quelque doute sur la gravité des événements, les paroles de M. Sénard achevèrent d'enlever toute illusion : Sur plusieurs points, disait le président de l'Assemblée, les barricades ont été relevées et fortifiées pendant la nuit... Le combat se reproduira aujourd'hui dans les quartiers où il a éclaté hier. M. Sénard faisait connaître, à la vérité, que dans le quartier Saint-Jacques et dans une partie du faubourg Saint-Antoine, on espérait que l'insurrection serait bientôt dominée ; mais, comme s'il se fût repris, il ajoutait aussitôt : Il ne faut pas se dissimuler que les circonstances sont graves, et qu'il est impossible d'espérer une solution à moins d'une lutte très énergique... En parlant de la sorte, le président n'avait-il d'autre objet que de rendre hommage à la vérité ? Ou bien cette franchise à montrer le péril n'était-elle pas destinée à pousser vers un changement de gouvernement les députés encore indécis ? Ce qui est certain, c'est que M. Sénard était un des principaux agents de la candidature de Cavaignac. La séance ayant été suspendue à neuf heures, il eut avec le général un entretien sur l'organisation du nouveau pouvoir, entretien que l'arrivée inopportune de M. Pagnerre et de M. Garnier-Pagès interrompit. Cependant la Commission exécutive persistait à déclarer que, dans des conjonctures aussi périlleuses, elle ne se retirerait que devant la volonté de l'Assemblée[28]. Cette attitude rendait nécessaire un vote solennel. Un représentant, M. Pascal Duprat, se chargea de le provoquer. A la reprise de la séance, il monta à la tribune et déposa la proposition suivante : Paris est mis en état de siège. Tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du général Cavaignac. Un peu d'hésitation se manifesta : l'état de siège inspirait la défiance ; l'idée de destituer la Commission répugnait peut-être aussi. Mais sur ces entrefaites, on connut la prise de la VIIIe et de la IXe mairie, les incidents de la place des Vosges, la marche offensive des insurgés : Au nom de la patrie ! s'écrie Bastide, je vous supplie de mettre un terme à vos délibérations et de voter le plus tôt possible : dans une heure peut-être l'Hôtel de ville sera pris. Ces mots, jetés au milieu de la discussion, y mirent fin. L'Assemblée vota silencieusement la proposition de M. Pascal Duprat. Elle crut faire assez envers le gouvernement qu'elle avait naguère créé en repoussant un article additionnel proposé tout à la fois par M. Quentin-Bauchart et par M. Jules Favre, et qui était ainsi conçu : La Commission exécutive cesse immédiatement ses fonctions. — Nous venons de voter une mesure de salut public, observe M. Duclerc ; je vous demande de ne pas voter une rancune. Les membres de la Commission adressèrent aussitôt leur démission à l'Assemblée. Si les représentants avaient eu le sang-froid des jours paisibles, peut-être auraient-ils compris que le général Cavaignac étant. investi de toutes les attributions militaires, la disparition de la Commission n'ajoutait rien à son autorité réelle : peut-être auraient-ils estimé que cette disgrâce elle-même n'était pas sans injustice ; car depuis la veille, Lamartine, Arago, Garnier-Pagès n'avaient méconnu aucun de leurs devoirs civiques : quant à Ledru-Rollin, quoi qu'il lui en coûtât, il avait envoyé des ordres de répression. Mais l'heure n'était pas à ces réflexions. On avait tant souffert des pouvoirs collectifs, qu'à tout prix on voulait un pouvoir unique ; on avait tant souffert des fautes de la Commission, qu'on n'hésitait pas à la frapper alors même qu'elle avait cessé de commettre des fautes. La bourgeoisie, la garde nationale, la garde mobile, tous réclamaient un pouvoir fort ; au moment où on leur demandait leur sang, c'était bien le moins qu'on les satisfit. On leur jeta le nom de Cavaignac, on ajouta l'état de siège, et tous applaudirent. Investi du rang suprême, Cavaignac s'adressa à la garde nationale, à l'armée, aux insurgés dans trois proclamations dont la loyale énergie semblait justifier son élévation. A la garde nationale, il rappelait que : Rien ne se fonde ni ne s'établit sans douleurs et sans sacrifices. Soldats volontaires de la nation intelligente, ajoutait-il, vous avez dû le comprendre. Ayez confiance dans le chef qui vous commande ; comptez sur lui comme il compte sur vous. La force unie à la raison, à la sagesse, au bon sens, à l'amour de la patrie, triomphera des ennemis de la République et de l'ordre social... Le salut de la patrie vous réclame, disait-il aux soldats. C'est une terrible, une cruelle guerre que celle que vous faites aujourd'hui. Rassurez-vous, vous n'êtes point agresseurs : cette fois du moins, vous n'avez pas été de tristes instruments de despotisme et de trahison. Courage, soldats... Soyez fidèles aux lois de l'honneur et de l'humanité ; soyez fidèles à la République !... Le nouveau chef du pouvoir exécutif adjurait enfin les insurgés de rentrer dans le devoir : Vous croyez vous battre dans l'intérêt des ouvriers ; c'est contre eux que vous combattez... Au nom de la patrie ensanglantée ; Au nom de la République que vous allez perdre ; Au nom du travail que vous demandez et qu'on ne vous a jamais refusé, Trompez les espérances de vos ennemis, mettez bas vos armes fratricides et comptez que le gouvernement, s'il n'ignore pas que, dans vos rangs, il y a des instigateurs criminels, sait aussi qu'il s'y trouve des frères qui ne sont qu'égarés et qu'il rappelle dans les bras de la patrie... M. Sénard, qui aimait à incarner en lui le pouvoir législatif, s'adressait de son côté à la garde nationale et aux insurges Quant à l'Assemblée, reprenant une proposition qu'elle avait rejetée deux fois la veille, elle décida que des représentants nommés par les bureaux se rendraient sur le théâtre de la lutte pour y donner l'exemple de la fermeté civique. Pour ne pas ajouter un souci inutile à une situation déjà si grave, le ministère fut provisoirement conservé. Une dépêche fut envoyée aux départements qui leur fit connaître tout ensemble la crise gouvernementale et son dénouement. Le télégraphe appela à l'avis toutes les troupes de la 2e et de la 3e division militaire. La prévoyance allant plus loin, des ordres furent expédiés jusqu'à Bordeaux pour diriger sur la capitale les marins disponibles. Il était dix heures. A ce moment, les gardes nationales de province commençaient à arriver. Le convoi d'artillerie, escorté par les troupes du colonel Martimprey, débouchait sur la place de la Concorde et apportait des munitions en abondance. Ces renforts, ces munitions étaient, hélas t nécessaires : car la lutte continuait sur tous les points, et l'on acquérait peu à peu la certitude que la journée ne suffirait pas pour étouffer l'insurrection. Dans la partie septentrionale de la ville, les insurgés, repoussés loin des boulevards à la suite des combats de la veille, s'étaient repliés vers les barrières et, abrités derrière des défenses formidables, y tenaient en échec leurs adversaires. En haut de la rue du Faubourg Poissonnière, ils avaient élevé une série de barricades, d'où ils tiraient sur les assaillants avec le double avantage que leur donnaient leur abri et leur position dominante. Ces barricades se reliaient à droite à d'autres barricades établies à la barrière Rochechouart : à gauche, les émeutiers s'étaient installés au clos Saint-Lazare, dans les vastes terrains de l'hôpital Lariboisière, alors en construction : là, dissimulés derrière les palissades, protégés par les amas de pierres déposées sur le sol et destinées à la bâtisse, ils pouvaient braver tous les efforts. Dans ces quartiers, le combat dura presque toute la journée. Le général Lebreton, à la tête de la garde nationale, lança en vain plusieurs colonnes. Ce n'est que vers le soir que les barricades de la barrière tombèrent en son pouvoir. encore cette conquête ne fut-elle pas définitive. Quant au clos Saint-Lazare, on dut en remettre l'attaque au lendemain. — La rue du Faubourg Saint-Denis, à la hauteur des ateliers du mécanicien Cavé, était également barricadée, et ce n'est qu'après des assauts réitérés que ces ouvrages furent enlevés. — Enfin, rue du Faubourg du Temple, le général Lamoricière s'épuisait en vains efforts. On le voyait se multipliant, courant d'un point à un autre, distribuant les encouragements, gourmandant les timides ou les incertains, se consumant parfois dans des accès de colère, poussant la bravoure jusqu'à la folie. Comme la veille, il demandait des renforts : mais les renforts mêmes ne suffisaient pas à sa tâche. La nuit vint sans qu'il eût pu réduire le faubourg du Temple et atteindre le faubourg Saint-Antoine, qui était l'objectif de ses opérations. De ce côté, la lutte était restée à peu près stérile. L'Hôtel de ville, si menacé le matin à la suite de la prise des VIIIe et IXe mairies, avait plus tard retrouvé un peu de calme. On eût dit que les insurgés avaient hésité à pousser à fond leurs succès. Même quelques négociations, à la fin de la matinée, furent engagées entre le général Duvivier et les délégués des rebelles. Ces pourparlers n'aboutirent pas. Pourtant les émeutiers, soit timidité, soit désir de ne point abandonner leur quartier, s'arrêtèrent dans les petites rues qui donnaient accès à la Maison commune. Le général put, avec une partie de ses forces, les tenir en respect. Quant aux autres bataillons, il les porta dans les rues Rambuteau, Transnonain, Montmorency, où de fortes barricades avaient été établies et furent démolies. Libre de ce côté, l'Hôtel de ville semblait l'être également du côté du fleuve. Il restait, à la vérité, à le dégager du côté de l'est, c'est-à-dire du côté du quartier Saint-Antoine, et à entamer ce redoutable faubourg. Si les colonnes du général Lamoricière, malgré de cruelles pertes, n'obtenaient point de résultat ; si le général Duvivier, à l'Hôtel de ville, était obligé de remettre à la journée suivante l'attaque du faubourg Saint-Antoine, le général Damesme, sur la rive gauche, était plus heureux. Les quartiers Saint-Victor et Saint-Marceau, ainsi qu'une portion du quartier Saint-Jacques, étaient le matin au pouvoir de l'insurrection : la journée lui suffit pour les reconquérir presque entièrement. Quittant son quartier général de la Sorbonne, Damesme descendit comme la veille les pentes de la rue Saint-Jacques : sa gauche était libre : mais, sur sa droite, toutes les rues perpendiculaires ou parallèles étaient coupées de barricades. Partout ses efforts furent couronnés de succès. La place Maubert surtout était formidablement défendue. Une première barricade, appuyée sur un grand nombre d'autres, la barrait à l'entrée de la rue Montagne-Sainte-Geneviève. Le 18e de ligne, le 18e bataillon de garde mobile, la garde républicaine, formés en colonne d'attaque, triomphèrent de tous les obstacles : ce ne fut pas sans grande effusion de sang : certaines compagnies perdirent plus du quart de leur effectif. Sur l'une des barricades flottait un drapeau surmonté d'un bonnet rouge qu'un garde mobile emporta comme un trophée ; sur ce drapeau étaient écrits ces mots : 13e escouade des ateliers nationaux[29]. Après avoir déblayé les rues qui descendent vers la Seine, Damesme remonta vers le Panthéon, où les insurgés avaient établi leur centre d'action. Une première attaque demeura vaine. Cependant les gardes mobiles parvinrent à s'emparer de l'École de droit ; de là ils dirigèrent leur feu sur l'édifice : en même temps, le canon battait en brèche les portes de l'église. Un nouvel assaut fut couronné d'un plein succès. A deux heures, les gardes mobiles entrèrent dans le Panthéon, poursuivant de tous côtés les insurgés : et cette bonne nouvelle, portée à l'Assemblée, y éveilla la joie patriotique des représentants. Poursuivant le cours de ses opérations, Damesme s'empara des barricades de la rue Sainte-Geneviève et de la rue de la Vieille-Estrapade. C'est là qu'au milieu même de ses avantages, il fut atteint d'une balle à la cuisse. Il fut transporté dans la cour d'une maison voisine. Le représentant Valette s'approcha de lui : Général, lui dit-il, je vous serre la main au nom de l'Assemblée. Damesme lui répondit par ces simples paroles : Je vous prie de faire connaître à l'Assemblée comment j'ai rempli mon devoir[30]. Le général devait mourir de sa blessure. Il eut du moins la consolation de voir la délivrance achevée. Le général de Bréa, qui lui succéda, continua son œuvre. Le soir, les insurges, vaincus et débordés de toutes parts, étaient refoulés jusque près des barrières d'Enfer et de Fontainebleau. Ainsi finit cette seconde journée de lutte, journée pleine de tristesse et d'anxiété. Les pertes furent encore plus nombreuses que la veille : le général Bourgon fut blessé ; plusieurs officiers supérieurs furent atteints ; l'un des commandants de la garde mobile fut tué. Cependant, à tout prendre, l'inquiétude était moindre. Les défenseurs de l'ordre, gardes nationaux, gardes mobiles, gardes républicains, soldats de l'armée, rivalisaient de zèle ; et leur ardeur, surexcitée par le combat, était telle, qu'il deviendrait bientôt nécessaire de la modérer, de peur que la victoire ne fût souillée par quelque excès. De plus, pendant toute la journée, on avait vu les gardes nationales des départements déboucher des gares ou des barrières. A l'aube du jour, était arrivée la garde nationale de Versailles ; un peu plus tard, celle de Pontoise ; dans l'après-midi, celles de Clermont, de Beauvais, d'Amiens, de Rouen ; le soir, celle d'Orléans. La plupart n'étaient pas arrivées sans peine au poste où les appelait leur patriotisme. Les gardes nationaux d'Amiens avaient dû lutter contre la mauvaise volonté des employés du chemin de fer du Nord, qui retardaient à dessein la marche du convoi : à la Chapelle, la voie était interceptée, et ils avaient dû gagner à pied la barrière de Clichy[31]. La garde nationale d'Orléans rencontra plus d'obstacles encore. À Essonne enfin, les ouvriers avaient coupé de barricades la route de Fontainebleau afin d'empêcher l'arrivée des renforts[32]. Fatigués, non découragés par ces lenteurs, les bataillons de ces milices bourgeoises défilaient le long des quais ou des boulevards : chemin faisant, ils contemplaient avec stupeur les grandes chaussées naguère si animées et maintenant désertes, les boutiques fermées, les convois qui transportaient les armes, les patrouilles qui se croisaient, les civières qui portaient les blessés : à la vue de cet appareil, plusieurs, prétextant quelque affaire à régler, quelque parent à voir, quittaient furtivement les rangs mais le plus grand nombre restait fidèle au devoir. Le président de l'Assemblée, M. Sénard, recevait successivement les délégués de ces légions : les représentants de leurs départements respectifs venaient sous le péristyle du Palais-Bourbon et leur serraient la main au nom de la patrie ; puis ces troupes improvisées étaient dirigées vers leur poste de garde ou vers leur position de combat. Les gardes nationales de Pontoise, d'Amiens, d'autres encore prirent part le soir même à la lutte. Ce concours de tous les gens de bien, cette unanimité de tous les dévouements semblaient, plus encore que les succès obtenus, le gage de la victoire. C'est dans ce sentiment de triste et ferme confiance que s'acheva la journée. Seuls, quelques alarmistes conservaient toutes leurs appréhensions : ils ne se lassaient pas de répéter qu'une insurrection, lorsqu'elle dure, acquiert par cela même de la consistance ; que, lorsqu'elle se prolonge pendant trois jours, le troisième jour est souvent le jour de son triomphe ; et ils rappelaient avec une crainte superstitieuse les trois journées de 1830 et les trois journées de Février. III Une suite de combats terribles au faubourg du Temple ; une attaque non moins sanglante du faubourg Saint-Antoine ; à la barrière Fontainebleau, un odieux assassinat ; puis le sacrifice d'un auguste pontife s'immolant pour le rétablissement de la paix civile ; le pouvoir flottant un instant entre les mesures de clémence et les mesures de répression ; une nuit s'écoulant en négociations stériles entre les rebelles qui veulent l'amnistie et l'autorité qui veut la soumission ; la répression enfin l'emportant ; une attaque suprême résolue pour le matin et consommant la ruine des insurgés ; l'Assemblée et le pays rendant grâces à Dieu pour l'émeute vaincue et, par un juste retour, pleurant sur les victimes, les libertés publiques jetées les unes après les autres pour combler le gouffre de l'anarchie : tels sont les aspects divers du drame qui va finir. C'est ce drame lamentable que nous avons le devoir de raconter. Le 25, au point du jour, Lamoricière recommença la lutte sur le vaste champ de bataille qui s'étendait depuis le faubourg Montmartre jusqu'au faubourg Saint-Antoine. A l'extrême gauche de la ligne d'opérations, c'est-à-dire au nord de la ville, un résultat décisif fut obtenu. Le général Lebreton, en effet, parvint à s'établir en maître sur les redoutables barricades des barrières Rochechouart et Poissonnière, barricades tant de fois prises et reprises, tant de fois détruites et réédifiées. Ce ne fut pas sans effort que cette conquête, déjà faite la veille, puis perdue, put être conservée. La troupe, la garde nationale parisienne, plusieurs gardes nationales de province furent engagées à la fois. Il fallut établir des communications de maison à maison afin d'arriver près des barricades et de diriger sur elles un feu plongeant qui en délogeât les défenseurs. Les barricades prises, plusieurs insurgés se réfugièrent dans une habitation et s'y défendirent encore : ils furent faits prisonniers, et telle était l'irritation de la garde nationale que le représentant Lacrosse, survenant en cet instant, eut beaucoup de peine à empêcher qu'ils ne fussent fusillés sur place[33]. Le clos Saint-Lazare fut emporté, et le général Lebreton, entrant dans la Chapelle, délivra cette malheureuse commune de l'anarchie qui, depuis deux jours, y régnait. — Si la partie septentrionale de la ville était définitivement reconquise, il en était autrement du faubourg du Temple. Là, Lamoricière, moins heureux que Lebreton, s'épuisait, comme la veille, en engagements toujours sanglants et le plus souvent stériles. La rue de Malte, la rue d'Angoulême, la rue Grange-aux-Belles, les bords du canal Saint-Martin étaient le théâtre de luttes où l'attaque et la défense déployaient une égale ardeur. La prolongation et l'acharnement de la bataille faisaient taire, même chez les plus modérés, les sentiments ordinaires d'humanité. Le général Lamoricière lui-même n'échappait pas à cette surexcitation : son dépit était extrême à la vue de ce faubourg qui tenait depuis si longtemps en échec sa valeur et son énergie : surtout à mesure que les heures s'avançaient, son irritation croissait, et il interrogeait avec anxiété l'horizon, désespérant de pouvoir, avant la nuit, prendre à revers le quartier Saint-Antoine et porter à l'insurrection le coup fatal qu'il méditait. C'est au corps de troupes réuni à l'Hôtel de ville qu'était réservée la principale opération militaire de la journée. On a vu comment le général Bedeau, le 23 juin, avait refoulé les émeutiers au delà du fleuve ; comment le général Duvivier, le 24 juin, les avait délogés des rues Rambuteau, Transnonain, Bar-du-Bec, Sainte-Avoye. Mais l'édifice, dégagé sur ses flancs, était toujours menacé vers l'est par les masses insurgées qui débouchaient du quartier Saint-Antoine. Il fallait enfin pénétrer dans ce redoutable faubourg, opération périlleuse autant que terrible, qui ressemble moins à un épisode de guerre civile qu'à une bataille. C'est qu'en effet le faubourg Saint-Antoine était la vraie citadelle de l'insurrection. Dès le 23 au matin, une extrême agitation s'y était propagée : des barricades s'étaient élevées sur la place de la Bastille : les tambours qui battaient le rappel avaient été assaillis ; les gardes nationaux convoqués à la VIII° mairie ne s'étaient réunis qu'en petit nombre, deux cents suivant les uns, trois ou quatre cents suivant les autres, et encore avaient-ils manifesté des dispositions équivoques[34]. Témoins effrayés de cet état de choses, le maire et les adjoints de l'arrondissement s'étaient empressés de le signaler. Le ministre de l'intérieur étant venu à dix heures, ils lui avaient demandé l'envoi d'un bataillon pour la protection du quartier. Fidèle à son système de concentration, le général Cavaignac n'avait envoyé aucune troupe. Seulement, il avait mandé un représentant, M. Beslay, qui habitait la rue des Tournelles et passait pour influent auprès des ouvriers, et lui avait signe une commission lui donnant plein pouvoir pour la pacification de l'arrondissement[35]. M. Beslay, arrivant à lui seul, était un assez maigre secours pour la cause de l'ordre. Cependant, en dépit des prescriptions de Cavaignac, un bataillon du 18e léger qui était dirigé sur l'Hôtel de ville avait été retenu place des Vosges. Le 24, au matin, ce bataillon avait été, comme on l'a dit, cerné et désarmé. La mairie du VIIIe arrondissement avait été prise ; Lacollonge, rédacteur en chef de l'Organisation du travail, s'y était installé, s'était emparé du cachet de la municipalité, s'était mis à donner des ordres, avait essayé de créer une autorité insurrectionnelle. Tout le vaste espace compris depuis le pourtour Saint-Gervais, à quelques centaines de mètres de l'Hôtel de ville, jusqu'à la barrière du Trône était donc au pouvoir de la sédition. Les insurgés du faubourg Saint-Antoine eurent sur ceux des autres quartiers un immense avantage. Plus de vingt-quatre heures s'écoulèrent avant qu'ils fussent attaqués. Ils eurent donc le temps de multiplier et de concerter leurs moyens de défense. La plupart des maisons furent fortifiées : des communications furent établies entre elles ; les barricades étaient de véritables forteresses de pavés, crénelées, percées de meurtrières, entourées de fossés. Deux fabriques de poudre furent installées, l'une rue de Ménilmontant, l'autre dans un passage entre la rue de Charenton et la rue du Faubourg Saint-Antoine[36]. Des dames-jeanne pleines de térébenthine furent préparées pour faciliter l'incendie[37]. Jaloux de compléter leurs moyens de défense, les insurgés envahirent même l'atelier d'un mécanicien de l'avenue Parmentier et essayèrent d'y fabriquer des canons[38]. A cet appareil de défense si formidablement préparé les soldats ne manquaient pas. Ceux qui, se fondant sur le souvenir des anciennes émeutes, comptaient sur la sagesse du faubourg Saint-Antoine, furent cruellement détrompés. Diverses causes y avaient créé et y alimentaient l'esprit de sédition. Deux clubs d'une extrême violence, le club de la rue de Montreuil et le club des Antonins, prêchaient ouvertement l'anarchie. La cause du désordre avait ses chefs, chefs obscurs, sans renommée, sans prestige, non cependant sans influence : c'était Lacollonge ; c'était un mécanicien du nom de Racary ; c'était un entrepreneur de charpentes, nommé Desteract. Ajoutez à cela le langage des journaux incendiaires, l'excitation née des promesses, le dépit de ces promesses irréalisées. Beaucoup d'hommes du peuple avaient été élus officiers de la garde nationale, et, croyant plaire à ceux qui les avaient élus, s'engageaient dans l'émeute[39]. Les vrais ouvriers, ceux qui, dans les temps calmes, vivaient de leur travail, étaient eux-mêmes mécontents : l'industrie de l'ébénisterie, qui était leur principale occupation, avait, comme toutes les autres, subi le contre-coup des événements ; d'un autre côté, l'argent confié aux caisses d'épargne ne leur était que partiellement remboursé : privés tout à la fois d'une partie de leurs salaires et d'une portion de leurs économies, ils imputaient, non sans quelque raison, au pouvoir leur gêne ou leur misère[40]. Ce qui aggravait le péril, c'était que ce malheureux faubourg, privé de toute communication avec le dehors, ne recevait que des nouvelles rares, incertaines, exagérées. On ne savait guère que cc que les meneurs du mouvement avaient intérêt à laisser transpirer : or, ils annonçaient le soulèvement de la province, l'arrivée de Caussidière, leur triomphe prochain : comme si la victoire fût assurée, ils répandaient le bruit qu'un ministère était déjà formé[41]. Ces rumeurs, accueillies avec crédulité, fortifiaient les courages. Quant aux gens honnêtes et éclairés, ils se sentaient suspects, surveillés, presque prisonniers, et, attendant anxieusement les troupes, n'avaient d'autre souci que de se faire oublier jusque-là. Tel était le quartier que le général Duvivier, le 25 juin au matin, avait pour mission de vaincre et de réduire. Vers neuf heures, il forma deux colonnes d'attaque. — La première, confiée au colonel Regnault, et composée d'une portion du 48e de ligne, ainsi que de forts détachements de garde mobile, avait l'ordre de se diriger vers la Bastille, en passant par le pourtour Saint-Gervais et la rue Saint-Antoine ; — la seconde, dont le général Duvivier s'était réservé le commandement, devait se porter sur le même point, en suivant les quais de la Seine et les rives du canal Saint-Martin. La colonne Regnault se mit en marche ; mais ses premiers pas furent singulièrement difficiles ; car la façade orientale de l'Hôtel de ville donnait, comme on l'a dit, sur une suite de petites rues ou ruelles, enchevêtrées les unes dans les autres, tortueuses, garnies de hautes maisons ; c'étaient la rue de la Tixeranderie, le pourtour Saint-Gervais, la rue Baudoyer ; ces rues elles-mêmes étaient coupées, à droite, par la rue des Barres, la rue du Pont Louis-Philippe, la rue Geoffroy-Lasnier ; à gauche, par la rue Cloche-Perche et la rue Tiron. Les maisons de chacune de ces rues étaient occupées par les insurgés ; elles se reliaient entre elles par des communications intérieures ; les fenêtres étaient matelassées, et, derrière ces abris, un feu nourri était dirigé sur les troupes. Les barricades, entassées les unes sur les autres, coupaient chaque passage. Il fallut, au prix de beaucoup de sang et d'efforts, détruire ces barricades, occuper ces maisons, désarmer ou mettre en fuite les insurgés[42]. On s'empara de la mairie du IXe arrondissement, puis on arriva, après une poursuite longue et pénible, à l'angle de la rue de Jouy et de la rue Saint-Antoine. Mais là s'élèvent de nouvelles barricades, là surgissent de nouveaux obstacles. On n'était qu'à quelques centaines de mètres de l'Hôtel de ville, et déjà plusieurs heures s'étaient écoulées. Sur ces entrefaites, un événement douloureux vient ajouter un drame de plus à tous les drames de cette terrible lutte. Un prisonnier venait d'être amené au colonel Regnault : comme celui-ci l'interrogeait, cet homme tire tout à coup de dessous sa blouse un pistolet, fait feu sur lui à bout portant et le renverse foudroyé. Le colonel venait de recevoir sa nomination de général : c'est presque à ce moment que, par une étrange ironie du sort, il tombait misérablement sous les coups d'un assassin. A la nouvelle de la mort de son chef, la troupe, la garde mobile surtout, sent croître son exaspération ; on fusille plusieurs prisonniers, on achève les blessés, la poursuite revêt un caractère implacable. On s'engage enfin dans la rue Saint-Antoine. A trois heures, la VIIIe mairie tombe au pouvoir des troupes. Avant quatre heures, la colonne débouchait sur la place de la Bastille, victorieuse jusque-là, mais épuisée de fatigue, décimée par le feu de l'ennemi, ivre du sang qu'elle-même avait versé. La colonne dirigée par le général Duvivier n'avait pas eu une marche plus facile et n'avait pas payé un moindre tribut à la mort. A peine avait-elle quitté l'Hôtel de ville, qu'une grande perte l'avait frappée. Sur le quai de la Grève, à la hauteur du pont Louis-Philippe, le général avait été atteint d'une balle au pied et avait été obligé de résigner son commandement. Cette blessure, qui d'abord ne parut pas grave, devint plus tard mortelle. Arne élevée, empreinte d'une sorte de mysticisme, Duvivier apportait à cette guerre un cœur ferme, mais pénétré d'une immense tristesse. On dit que, dans les souffrances de ses derniers jours, il ne cessait de se préoccuper du sort de ces ouvriers de la main de qui il mourait : Ces pauvres ouvriers, disait-il, ont besoin d'être contenus ; mais il faut leur donner du travail, il finit que la main de la patrie s'ouvre pour eux ![43] La troupe, privée de son chef, reprit bientôt sa route. Elle fut rejointe nu peu plus tard par le général Négrier, qui était chargé de remplacer le général Duvivier et qui, lui aussi, était dévoué à une mort prochaine. Elle longea le quai des Ormes, détruisant les barricades des rues voisines, mais exposée aux coups de feu qui partaient soit des maisons, soit de l'île Saint-Louis. La caserne de l'Ave Maria, la caserne des Célestins furent dégagées. Chaque progrès était acheté par de cruels sacrifices. C'est ainsi qu'on s'avançait dans ce quartier Saint-Paul, qui avait été témoin des luttes atroces du quinzième siècle, mais qui n'avait jamais vu se déployer en des jours plus sinistres le lugubre appareil de la guerre civile. On se bat rue de Sully, on se bat près du grenier d'abondance ; enfin, on arrive au canal Saint-Martin, et l'on atteint la place de la Bastille. Les rebelles avaient concentré sur cette place toutes leurs forces. Un vaste réseau de barricades, se reliant les unes aux autres, défendait l'accès de la rue de la Roquette, de la rue du Faubourg Saint-Antoine, de la rue de Charenton, et couvrait ainsi les trois grandes artères qui pénétraient dans les quartiers insurgés. Ces constructions, consolidées à loisir, formées d'assises régulières de pavés et de pierres de taille, étaient assez épaisses pour braver l'artillerie elle-même. Ces remparts une fois franchis, la tâche des assaillants ne devait point être terminée ; car, derrière ces défenses, s'élevaient, de distance en distance, dans les trois rues que nous venons d'indiquer, une nouvelle suite de barricades, destinées à couvrir pied à pied le faubourg. Les vieux soldats qui avaient fait ou étudié les guerres de l'Empire contemplaient avec stupeur ces formidables forteresses et se rappelaient ces villes espagnoles qui, à l'exemple de Saragosse, avaient disputé à l'ennemi, muraille par muraille, les débris de leur cité. Les insurgés, abrités derrière les maisons ou derrière les pavés, tiraient de là sur la troupe. On voyait la fumée, on entendait le sifflement des balles, mais on n'apercevait pas la main qui portait les coups : nul cri, d'ailleurs, nul enthousiasme, partout le silence derrière ces défenses qui recélaient la mort ; cette insurrection était brillante et sans flammes, comme le métal en fusion. L'artillerie des combattants ouvrit le feu contre les barricades. Mais les boulets les ébranlaient à peine. Cependant la mort multipliait les victimes. Le Général Négrier était inquiet de ne pas voir la colonne du général Lamoricière déboucher par les boulevards. Soudain une balle vint le frapper, et presque aussitôt il expira. Au même instant, le représentant Charbonnel était atteint à ses côtés. L'Assemblée, toujours en permanence, recueillait avec une curiosité anxieuse ces récits de la bataille : elle apprenait tout ensemble les succès et les deuils du parti de l'ordre ; et ces nouvelles, à la fois consolantes et cruelles, excitaient une profonde émotion. A cinq heures, M. Marrast, qui était resté à l'Hôtel de ville, plus près du théâtre du combat, écrivait à M. Sénard : Jamais le pavé de Paris n'a été teint d'autant de sang[44]. Et le soir, M. Sénard lui-même, s'adressant à ses collègues, laissait tomber de ses lèvres ces tristes paroles : Je me refuse presque à dire à quel prix nos avantages ont été obtenus[45]. Pendant que le général Lamoricière combattait dans le faubourg du Temple ; pendant que le corps de troupes de l'Hôtel de ville s'avançait vers le faubourg Saint-Antoine, que se passait-il sur la rive gauche du fleuve ? On a vu que ces quartiers avaient été, la veille, presque entièrement conquis sur l'émeute. Dès le matin du 25, de nombreuses patrouilles parcouraient les rues sans rencontrer de sérieux obstacles. Les représentants de Ludre, Troussard, Vaulabelle furent désignés pour administrer le XIIe arrondissement. On ne trouvait plus de résistance qu'aux environs du Jardin des Plantes et des boulevards extérieurs. Tout présageait donc un prochain retour au calme. Le général de Bréa, investi du commandement, partageait lui-même cette espérance. Il se flattait d'agir désormais en pacificateur, non en soldat. Une circonstance particulière semblait propre à lui faciliter ce rôle. L'Assemblée avait voté le matin même un crédit de 3 millions pour les ouvriers sans ressource. Faire connaître ce décret dont il venait de recevoir la nouvelle, l'offrir aux insurgés comme un gage de pacification, provoquer ainsi la soumission et le repentir, telle était la pensée du général : son âme généreuse autant qu'intrépide se complaisait d'avance à cette mission. Vers onze heures du matin, il réunit sur la place du Panthéon un corps de troupes assez considérable, composé d'une portion du 24e léger, du 1er bataillon de garde mobile et de quelques autres détachements. A la tête de cette colonne, il se dirigea vers les barrières pour y tenter la conciliation. Le succès favorisa d'abord son dessein. A la barrière Saint-Jacques, à la barrière d'Enfer, à la barrière de la Santé, le décret de l'Assemblée fut accueilli avec faveur : des acclamations se firent entendre ; toute résistance semblait vaincue. Mais lorsque, continuant sa marche sur le boulevard extérieur, le général arriva à la barrière de Fontainebleau, il y rencontra des dispositions bien différentes. Les têtes des routes qui aboutissaient à ce point étaient barricadées : un véritable mur de pavés s'élevait contre la grille d'un côté à l'autre du mur d'octroi ; cette grille ne s'ouvrait que par une petite porte latérale, dont la clef était en dedans de la barrière. Derrière ces ouvrages défensifs s'étaient refugiés les émeutiers refoulés la veille de la place Maubert, de la rue Buffon, du quartier Saint-Séverin, du Panthéon ; c'étaient les plus déterminés des insurgés du quartier, gens redoutables entre tous et encore exaspérés par la défaite : à ces soldats de la guerre civile s'étaient joints ces malfaiteurs de profession que l'anarchie attire par l'espoir du pillage et de l'effusion du sang. Un chef de bataillon de la 12e légion, M. Gobert, envoyé en avant pour reconnaître l'état des esprits, fut menacé et mis en joue ; il revint sur ses pas et conseilla de ne point essayer une conciliation inutile. Enhardi par le succès de ses premières tentatives, le général négligea cet avis et, suivi de quelques officiers, se porta à quelques centaines de mètres en avant de la colonne qui stationnait sur le boulevard. Comme il approchait de la barrière, un habitant du quartier vint à lui et le conjura de ne pas s'aventurer au milieu des insurgés : Bah ! répondit le général toujours possédé de la même confiance, j'ai bien été à la barrière Saint-Jacques. Au même instant, on entendit des cris derrière les barricades : Entrez, disait-on, il ne vous sera pas fait de mal ! et, à travers les barreaux de la porte d'entrée, quelques mains s'étendaient comme pour fraterniser. Ces démonstrations achevèrent de tromper M. de Bréa. Il se retourna vers le représentant de Ludre, qui était auprès de lui : Venez-vous avec moi ? lui dit-il. — Non, certes, répondit M. de Ludre plus clairvoyant. M. de Bréa se dirigea seul vers la barrière pour y annoncer le vote du crédit de 3 millions. Après un moment d'hésitation, les officiers de son escorte se décidèrent à le suivre ; ce n'était pas qu'ils partageassent son illusion ; mais il leur sembla que l'honneur et la solidarité militaires leur défendaient d'abandonner leur chef, même dans cette téméraire entreprise. La petite porte de la grille s'ouvrit : le général passa, et après lui quatre officiers : c'étaient le commandant Desmaretz, chef de bataillon au 24e léger, le capitaine d'état-major Mangin, le commandant Gobert, de la 12e légion, et enfin un sous-lieutenant de la même légion, M. Saingeot. La masse de la colonne, ainsi que nous l'avons dit, stationnait un peu en arrière sur le boulevard[46]. Dès que la grille fut refermée, le malheureux général comprit qu'il serait, non pas un pacificateur écouté, mais un otage aux mains des émeutiers et sans doute une victime dévouée à la mort. Un grand silence se fit : puis tout à coup, du sein de la foule qui remplissait le rond-point de la place d'Italie ainsi que les abords du village de Gentilly, on entendit partir ce cri : Nous le tenons ! nous le tenons ! A mort ! Mort à Cavaignac ! Les femmes se faisaient remarquer par leur ardeur sanguinaire : Fusillez-le ! fusillez-le ! criaient-elles. A la vérité, quelques hommes bien intentionnés s'efforçaient d'apaiser la multitude, répétaient que le général n'était pas Cavaignac, rappelaient le respect dû aux parlementaires. M. de Bréa, de son côté, déployait aux yeux de ceux qui l'entouraient le décret voté le matin par l'Assemblée. Mais la même clameur féroce dominait toujours[47]. Un instant on put croire que le général et ses officiers allaient être égorgés sur place par cette foule exaspérée et insoucieuse des représailles qui suivraient. Cependant le tumulte se calma par son excès même : ceux à qui la colère laissait quelque raison ou qui voulaient prévenir un dénouement sanglant conseillèrent alors de déposer les prisonniers chez le maire de Gentilly. Ils espéraient, en les éloignant du théâtre de l'insurrection, faciliter leur salut. Cet avis fut écouté. M. de Bréa, suivi de MM. Gobert, Mangin, Saingeot, fut conduit chez le maire, qui était propriétaire d'un estaminet connu sous le nom du Grand-Salon. Quant au commandant Desmaretz, il avait déjà été séparé de ses compagnons par une bande qui s'était ruée sur lui. A peine les otages furent-ils arrivés au Grand-Salon que les hommes désireux de les sauver se hâtèrent de fermer la porte de la rue et de conduire les captifs dans le jardin d'une maison voisine, jardin dont la clôture peu élevée donnait sur la campagne. Le lieutenant Saingeot, sans perdre de temps, sauta sur une tonnelle, de là sur la muraille, tomba dans un champ et s'enfuit. Le général, plus âgé, moins leste, trouvant peut-être cette évasion indigne de lui, hésitait. Comme il était sur le point de franchir le mur, un individu du nom de Paris le retint par son caban, lui disant de ne pas fuir et l'assurant que sa vie serait respectée. A ce moment, la foule qui stationnait dans la rue, inquiète, soupçonneuse, craignant que les victimes ne lui échappassent, força la porte de la maison et fit irruption dans le jardin. Le général et ses compagnons furent entraînés et accablés d'outrages : le commandant Gobert fut frappé et mis en joue ; M. de Bréa fut saisi. par la cravate ; on lui cracha fi la figure ; on lui enleva son épée. Puis les prisonniers furent ramenés dans l'une des salles de l'estaminet ; un nommé Bussières s'avança vers la croisée : il montrait l'épée du général : Nous les tenons ! nous les tenons ! criait-il, et la horde des misérables qui était restée dans la rue répondait par les cris féroces qui avaient déjà retenti à la barrière : A mort ! à mort Cavaignac ![48] Les mêmes hommes qui avaient déjà tenté de dérober les prisonniers à la fureur de leurs ennemis, n'avaient pas entièrement perdu courage. Ils suggérèrent l'idée de faire écrire par le général une sorte de proclamation destinée à apaiser l'effervescence populaire. Celui-ci s'assit, et, protégé par son aide de camp, M. Mangin, qui le recouvrait de son corps, traça les lignes suivantes : Nous soussignés, général de Bréa et de Ludre, déclarons être venus aux barrières pour annoncer au bon peuple de Paris et de la banlieue que l'Assemblée nationale a décrété qu'elle accordait 3 millions en faveur de la classe nécessiteuse, et qu'elle a crié : Vive la République démocratique et sociale ! Cette proclamation ne fut pas jugée suffisante ; on exigea que l'ordre de retraite fût envoyé aux troupes. Le général s'y refusa d'abord : La troupe, dit-il, soyez-en sûrs, ne rendra pas les armes comme en février. Ceux qui voulaient prévenir un crime intervinrent de nouveau : Mais, général, disaient-ils, faites donc quelque chose pour nous aider. M. de Bréa parut se recueillir un moment ; il songea à ses braves compagnons qui, sans partager ses illusions, avaient généreusement suivi sa fortune ; puis il écrivit ces quelques mots : J'ordonne à la troupe de se retir (sic) ; qu'elle retourne par la même route. Comme il arrive presque toujours, ces concessions n'amenèrent pas l'apaisement. Les vociférations, les cris de mort continuaient. Le maire étant survenu sur ces entrefaites : Monsieur le maire, lui dit le commandant Gobert, vous ne pouvez donc rien pour nous ? — Que voulez-vous ? Je n'ai pas d'influence sur cette foule exaspérée. Et en effet, le maire lui-même était menacé[49]. Les habitants de la maison, soit dans l'espoir de gagner du temps, soit afin d'épargner à leur demeure la lugubre renommée du massacre, proposèrent de conduire les victimes au Grand-Poste, c'est-à-dire dans un bâtiment situé un peu plus loin sur la route de Fontainebleau. On fit donc sortir les prisonniers, et, toujours sous l'escorte des mêmes insulteurs, ils parcoururent cette nouvelle étape de leur voie douloureuse. Au Grand-Poste, ils retrouvèrent le commandant Desmaretz, qui y avait été conduit en quittant la barrière et qui, lui aussi, injurié, frappé, désarmé, se débattait, depuis deux heures, au milieu de tous les outrages. M. de Bréa s'assit près d'une table : autour de lui se groupèrent ses officiers. Le poste se remplit bientôt d'hommes à figures sinistres : c'étaient Nuens, Lahr, Daix, dit le Pauvre de Bicêtre, brigands désavoués de tous les partis. Pourtant les amis secrets du général tentèrent un dernier effort : ils cherchèrent à percer une cloison qui donnait sur un jardin ; ils se flattaient de faire évader les otages par cette issue ; le travail était déjà commencé lorsqu'un enfant dénonça la tentative. A partir de ce moment, tout espoir fut perdu. Réduits à l'impuissance, attentifs à veiller à leur propre sûreté, les bons citoyens se retirèrent. Il ne demeura, soit au poste, soit aux alentours du poste, que les malfaiteurs décidés aux derniers excès. On ne discutait plus sur le crime, mais seulement sur le lieu où on le consommerait. Il faut les fusiller au poste, disaient les uns. — Non, disaient les autres, dans la plaine. — Dans la plaine ils pourraient s'échapper, vociféraient d'autres voix. Il était cinq heures. Plus de deux heures et demie s'étaient écoulées depuis que les infortunés avaient franchi la barrière. Pendant cette longue agonie, le malheureux général tantôt appelait de ses vœux la mort trop lente à venir, tantôt repassait dans son esprit cette journée commencée au milieu des acclamations et finissant au milieu d'outrages sans nom ; par une étrange coïncidence, il se trouvait que ce jour était le jour de sa fête, et on l'entendait murmurer : Être fusillé le jour de sa fête ! Le capitaine Mangin, exaspéré par les insultes, ouvrait sa tunique et présentait sa poitrine aux meurtriers : Fusillez-nous donc tout de suite ! Le commandant Desmaretz pensait aux siens, et cette pensée troubla un instant son âme, d'ailleurs si ferme. Quant à M. Gobert, il s'approcha du Général : Général, lui dit-il, le moment fatal approche ! Il ne se trompait pas. Comme il disait ces mots, une femme pénétra dans la salle : Voilà la mobile ! s'écria-t-elle. A cette rumeur, imaginée sans doute pour précipiter le dénouement, les fusils s'abaissent dans la direction des prisonniers. Plusieurs détonations retentissent. M. de Bréa s'affaisse, atteint de plusieurs coups. Le capitaine Mangin, frappé d'un coup de feu, tombe, puis se redresse en poussant un cri épouvantable, et retombe enfin une seconde fois pour ne plus se relever. Un moment de solennel silence suivit cette première décharge, comme si la grandeur du crime eût effrayé les criminels eux-mêmes. Puis, derrière les fenêtres, une seconde décharge retentit. Quelques insurgés, s'approchant de M. de Bréa et de M. Mangin, s'acharnent sur leurs cadavres ; un nominé Lebelleguy prend l'épée du général et la lui passe fi travers le corps ; Daix frappe à coups de crosse de fusil sur le visage du malheureux aide de camp. Le commandant Desmaretz et le commandant Gobert, le premier couché sur le lit de camp qui garnissait le poste, le second caché sous ce même lit, avaient assisté à cette scène hideuse. Les décharges les avaient épargnés, mais ils croyaient leur dernière heure venue. L'un des malfaiteurs découvrit M. Gobert et s'écria : Il faut le fusiller ! Heureusement, cette voix, se perdant dans le tumulte général, ne trouva pas d'écho. Quant à M. Desmaretz, l'un des insurgés, le montrant immobile sur le lit, dit à ses camarades, sans doute pour le sauver : Celui-là en a assez ; laissons-le. Lorsque la foule se fut écoulée, deux habitants de la commune apportèrent aux officiers des déguisements sous lesquels ils purent s'échapper ; le soir même ils rentrèrent dans Paris et racontèrent les détails du drame dont ils avaient été les témoins et presque les victimes[50]. Le triomphe de l'anarchie fut court. La colonne d'attaque était demeurée immobile sur le boulevard extérieur. Le colonel Thomas, qui la commandait en l'absence de M. de Bréa, ne dissimulait pas son inquiétude, et, à mesure que l'heure s'avançait, ses anxiétés devenaient plus vives. Aller en avant, c'était peut-être provoquer un crime ; rester inactif, c'était fournir à l'insurrection presque réduite l'occasion de renaître. Des messagers qui avaient franchi la barrière apportaient des renseignements contradictoires. Le colonel demanda des ordres au quartier général : on lui répondit d'attaquer le faubourg si le général n'était pas aussitôt rendu. Au même instant arrivait le maire, M. Dordelin, qui annonçait que tout était consommé et ajoutait que, n'ayant pu sauver les captifs, il venait se livrer lui-même. Le colonel Thomas mit aussitôt en marche sa colonne : les barricades furent franchies sans coup férir ; puis la garde mobile et l'infanterie de ligne, exaspérées par la mort de leur chef, s'élancèrent vers la route de Fontainebleau et enlevèrent à l'insurrection les dernières positions qu'elle occupait encore sur la rive gauche. Un grand nombre d'habitants de Gentilly se montrèrent jaloux de protester par leur attitude contre le crime qui venait de déshonorer leur commune. Cependant les meurtriers, encore ivres de sang, se répandaient dans les cabarets du voisinage et, l'orgueil faisant taire toute prudence, se vantaient des coups qu'ils avaient portés. Ils se paraient des dépouilles des victimes ; ils étalaient, comme autant de trophées, les épaulettes et la dragonne du général ; ils se plaisaient surtout à montrer son épée ; sur la lame de cette épée égarée entre ces mains impures, on lisait ces mots : Donné au brave de Bréa en souvenir de la bataille de Waterloo[51]. Les guerres civiles enfantent les grands crimes ; elles suscitent aussi les grands dévouements. Comme pour consoler l'humanité attristée, il plut à Dieu de révéler par un mémorable exemple la puissance de l'héroïsme inspiré par la foi. Au moment même où le général de Bréa se débattait sous les coups de ses assassins, l'archevêque de Paris, Mgr Affre, quittait son palais épiscopal pour conjurer la guerre civile et pour mourir. A ne consulter que les apparences, cette démarche devait surprendre. Prêtre instruit et irréprochable, M. Affre fuyait la lutte connue d'autres la recherchent. Le trait dominant de sa nature, c'était l'horreur du bruit, l'appréhension des conflits, l'amour de la retraite. Cette disposition timide, presque craintive, avait même paru exagérée chez le premier pasteur d'une grande église, et l'on avait parfois attribué à la faiblesse ce qui n'était que réserve et modestie. Mais il n'y a rien de tel que les humbles et les doux, quand une fois l'appel du devoir les a sollicités. L'insurrection se prolongeant, l'archevêque se souvint que, huit années auparavant, en prenant possession de son siège, il avait promis de s'offrir, s'il le fallait, en victime. Le 25 juin, dans l'après-midi, il résolut de se rendre au faubourg Saint-Antoine, foyer même de l'émeute, pour y désarmer, s'il le pouvait, les haines. Une circonstance particulière vint l'affermir dans son dessein. Comme il se préparait à partir, plusieurs jeunes hommes, catholiques fervents, pénétrèrent jusqu'à lui et, avec l'ardeur de leur âge et de leur foi, lui exposèrent combien l'intervention du pontife, en ces troubles civils, serait profitable pour l'Église et pour la patrie ; parmi eux était un professeur de la Sorbonne, déjà presque illustre, M. Ozanam. Heureux de voir que son inspiration était partagée, l'archevêque ne voulut point différer son départ d'un instant. Mais toujours fidèle à sa répugnance pour l'ostentation : Je vais mettre, dit-il, ma soutanelle pour n'être point reconnu, et vous me montrerez le chemin. Les jeunes gens insistèrent respectueusement pour qu'il se couvrit de sa soutane violette et plaçât sur sa poitrine sa croix pastorale : Je ferai comme il vous plaira, répondit-il avec simplicité[52]. Et il se revêtit de ses insignes comme un soldat se revêt de ses armes pour le combat. En quittant son palais épiscopal, Mgr Affre se dirigea d'abord, non vers le théâtre de la lutte, mais vers l'Assemblée. Il était trop respectueux de l'autorité civile pour se passer de son assentiment, et il voulait que le chef du pouvoir exécutif connût sa démarche et l'approuvât. Le général Cavaignac avait, sinon le sens des choses chrétiennes, au moins le sens des choses héroïques. Il représenta à l'archevêque le péril de son entreprise, puis, comme celui-ci était inébranlable, il le loua de son courage. Peu d'heures auparavant, il avait rédigé, de concert avec M. Sénart, une proclamation dans laquelle, avec une touchante insistance, il adjurait les ouvriers de déposer les armes et répudiait toute pensée de représailles. Il remit à Mgr Affre, pour faciliter sa tâche, un exemplaire de cette proclamation. L'archevêque rentra chez lui, y prit quelque nourriture, se confessa, dit-on, comme avant de mourir, enfin prit la route des quartiers insurgés. Jaloux que personne ne s'exposât pour lui, il avait congédié M. Ozanam et ses compagnons qui avaient sollicité avec instance l'honneur de l'escorter. Il n'avait avec lui que deux de ses vicaires généraux et son domestique, Pierre Sellier. Il était six heures du soir. En voyant passer l'archevêque à pied, se dirigeant vers la place de la Bastille, l'émotion s'empara de tous les cœurs. Les gardes mobiles s'approchaient, et ces enfants sceptiques, entraînés par la solennité du moment, lui présentaient leurs armes à bénir. Les officiers s'empressaient sur son passage et, lui dépeignant en termes animés les périls, le conjuraient de renoncer à son dessein. Des femmes, croyant qu'il allait aux ambulances, lui apportaient du linge ou de la charpie pour qu'il s'en chargeât. Lui pourtant, il continuait sa route, visitant en passant les blessés, consolant les mourants, ayant pour chacun une parole de douceur et de tendresse. A ceux qui lui représentaient le danger : Ma vie est si peu de chose ! répondait-il. Ceux qui l'ont vu à cette heure sont restés frappés de l'éclat inaccoutumé de sa physionomie. On eût dit que le reflet de l'immortalité prochaine illuminait déjà son front. Il arriva près de la place de la Bastille. Aux abords de cette place, partout régnait le deuil. On venait d'emporter loin du champ de bataille Négrier, qui était mort, et le représentant Charbonel, qui allait mourir. La lutte durait depuis plusieurs heures sans résultat décisif. A la vérité, les insurgés, commençant à comprendre leur isolement, témoignaient quelque lassitude, et, par instants, cette lassitude se trahissait par une certaine mollesse dans la défense. Cependant le soleil s'abaissait sur l'horizon sans que rien permit d'assurer que la fin de la journée marquerait la fin de la bataille. Le général Purot, qui devait succéder au général Négrier, n'était pas encore arrivé. Le prélat s'adressa au colonel qui était chargé à titre provisoire du commandement, et lui demanda de faire cesser le feu : Je m'avancerai seul, dit-il, vers ces malheureux qu'on a trompés ; j'espère qu'ils reconnaîtront ma soutane violette et la croix que je porte sur la poitrine. Le tir fut interrompu du côté de la troupe ; les assaillants ayant suspendu le feu, les insurgés ralentirent, puis cessèrent le leur. A la faveur de cette trêve tacite, l'archevêque s'avança sur la place ; un jeune homme, M. Bréchemin, le précédait, élevant un drapeau blanc en signe de paix ; son domestique, quelques gardes nationaux s'attachèrent à ses pas, malgré sa défense, afin de veiller sur lui. Il s'avança jusqu'à la grande barricade qui fermait l'entrée du faubourg Saint-Antoine. Un assez grand nombre d'insurgés descendit sur la place ; plusieurs soldats s'avancèrent aussi, empressés à fraterniser. L'archevêque parla, s'efforçant d'incliner les cœurs à la réconciliation. Tout faisait espérer le succès de cette tentative. Soudain, un malentendu funeste ralluma les hostilités. Tandis que l'archevêque accomplissait sa pieuse mission, le représentant Beslay, qui habitait le quartier et qui, l'avant-veille, avait été muni de pleins pouvoirs pour pacifier l'arrondissement, réunissait autour de lui sur un autre point de la place quelques délégués des rebelles, leur faisait connaître la proclamation du général Cavaignac et les pressait de déposer les armes. Cependant l'authenticité de cette pièce était révoquée en doute par quelques-uns : on voulait qu'elle fût revêtue de la signature du général. M. Beslay insistait, proposant de se livrer comme otage jusqu'à ce que la proclamation signée arrivât du palais de l'Assemblée. La discussion s'échauffait et dégénérait en tumulte. M. Beslay, qui était pressé de toutes parts, eut l'idée de faire élargir un peu le cercle qui l'entourait ; en outre, il commanda un roulement de tambours afin de ramener le silence et de se faire écouter. Le mouvement qui se produisit dans le groupe et le bruit du tambour font croire à une rupture des pourparlers : les défenseurs de la barricade reprennent précipitamment leur place : un coup de fusil part, bientôt suivi d'une décharge générale, tant du côté des insurgés que du côté de la troupe. Pendant ce temps, l'archevêque avait tourné la barricade et, passant par la boutique d'un marchand de vin qui avait deux issues, s'était engagé dans le faubourg. Il n'avait pas renoncé à l'espoir d'apaiser la multitude : de la voix et du geste, il essayait de la calmer. C'est à ce moment qu'une balle, venue de haut en bas, l'atteignit dans les reins : Mon ami, je suis blessé, dit-il, en s'affaissant, à un ouvrier qui le reçut dans ses bras. Les insurgés, atterrés eux-mêmes en voyant tomber cette grande victime, transportèrent l'archevêque chez le curé des Quinze-Vingts[53]. IV Ce que Dieu n'avait pas accordé au courage du soldat, il l'accorda au sang du martyr. L'insurrection, retranchée dans le faubourg Saint-Antoine comme dans une citadelle inexpugnable, semblait le matin rebelle à tout accommodement. Pendant la journée, les nouvelles, jusque-là interceptées par les meneurs, parvinrent jusque derrière les barricades. On apprit l'élévation du général Cavaignac, l'établissement de l'état de siège, l'arrivée des gardes nationales et des troupes des départements ; on sut que l'émeute était presque étouffée sur la rive gauche ; qu'elle était vaincue dans le faubourg Poissonnière, dans le faubourg Saint-Denis, dans le faubourg Saint-Martin ; que la sédition, concentrée entre la Bastille et la place du Trône et sur les lisières du quartier du Temple, n'avait plus à espérer aucun secours extérieur : on connut enfin vers le soir le vote des 3 millions en faveur des ouvriers nécessiteux et la proclamation du chef du pouvoir exécutif, double gage de clémence et de pardon. Ces bruits, démentis, puis confirmés, commencèrent à ébranler les courages ; de là, certaines trêves suivies de fusillades furieuses ; de là, certains pourparlers, non officiels, inavoués, presque aussitôt rompus qu'entamés. La tentative de l'archevêque, en impressionnant profondément les âmes, fit pencher la balance du côté de la soumission, et ce fut le prix, l'inestimable prix du sacrifice. Malgré quelques appels à une lutte sans merci, les négociations prirent un caractère, non décisif encore, mais plus sérieux. C'est à ces négociations que furent employées les heures de la nuit qui commençait à tomber. Un parlementaire fut envoyé dans la soirée au général Lamoricière, qui était au boulevard du Temple. Cette première tentative échoua. Le général Lamoricière n'avait pas de pouvoirs pour traiter : il était, d'ailleurs, décidé à enlever le lendemain matin les dernières positions des insurgés, et la lutte acharnée des jours précédents le disposait mal à la conciliation : l'accord, enfin, était difficile entre les rebelles qui voulaient stipuler des garanties pour eux-mêmes et les défenseurs de l'ordre qui exigeaient un désarmement pur et simple. Des délégués, envoyés au général Perrot, qui commandait à la Bastille, ne réussirent pas mieux. Le général demandait la destruction des barricades, l'entrée des troupes dans le faubourg, la remise des armes aux mains de l'autorité. Les délégués, de leur côté, avaient reçu mandat de stipuler une série de conditions dont la moins extraordinaire était la mise en liberté immédiate des détenus politiques. Une telle divergence dans les vues ne permettait guère un long entretien. Le général Perrot, pas plus que son collègue Lamoricière, n'avait, au reste, de pouvoirs pour négocier[54]. Cependant, à une heure déjà avancée de la nuit, de nouveaux pourparlers s'engagèrent, non plus cette fois sur le théâtre de la lutte, mais avec le chef du pouvoir exécutif lui-même. Au moment où Mgr Affre était entré dans le faubourg Saint-Antoine, trois représentants y avaient pénétré aussi. C'étaient M. Druet-Desvaux, M. Larabit, M. Galy-Cazalat ; les deux premiers avaient suivi de près l'archevêque ; le troisième arrivait du quartier du Temple. Après que le prélat eut été blessé, les représentants furent retenus dans le faubourg et conduits dans la maison d'un horloger où on les garda à vue. Là, ils s'étaient trouvés en présence, tantôt d'hommes à figures sinistres qui leur prodiguaient les menaces, tantôt de gens timides et bienveillants qui appelaient la paix de tous leurs vœux. Les représentants ne s'étaient pas lassés de répéter que le faubourg était entouré de troupes et d'artillerie ; que les barricades ne résisteraient pas à de nouvelles attaques ; que l'état de siège permettait de fusiller tous ceux qui étaient pris les armes à la main. Ces discours, transmis de bouche en bouche, avaient produit une impression réelle, mais n'avaient pas détruit les illusions. On parlait bien de négociations, mais sur des bases qui les rendaient dérisoires. On ne réclamait rien moins que la dissolution de l'Assemblée, l'éloignement des troupes à quarante lieues de Paris, la délivrance des prisonniers de Vincennes, le droit reconnu au peuple de faire lui-même sa constitution : on voulait même contraindre les représentants à signer une déclaration en harmonie avec ces vœux. Heureusement, dans la masse des insurgés, les résolutions violentes cédaient de plus en plus devant la lassitude générale. Ces conditions extravagantes furent abandonnées. On se contenta de rédiger une adresse au président de l'Assemblée nationale, adresse conçue en ces termes : MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE, Nous ne désirons pas l'effusion du sang de nos frères, nous avons toujours combattu pour la République démocratique. Si nous adhérons à ne pas poursuivre les progrès de la sanglante révolution qui s'opère, nous désirons aussi conserver notre titre de citoyen... Les délégués du faubourg Saint-Antoine[55]. Il fut convenu que M. Larabit, accompagné de quatre délégués du quartier, se rendrait à l'Assemblée nationale pour v porter cette adresse. Les deux autres représentants devaient rester à titre d'otage entre les mains des habitants du faubourg[56]. Il était deux heures du matin quand les négociateurs
arrivèrent au Palais-Bourbon. M. Sénard les reçut presque aussitôt. M.
Larabit aurait voulu rendre compte de sa mission à l'Assemblée elle-même ;
mais il était impossible, à cette heure avancée de la nuit, de convoquer les
représentants, et l'on ne pouvait remettre jusqu'à la reprise de la séance la
décision à adopter. Le langage des délégués fut convenable. Ils alléguèrent
la misère du faubourg, l'ignorance où l'on était des événements, les
déceptions qui avaient aigri les cœurs. M. Sénard fut touché. En réponse à
l'adresse qui lui avait été présentée, il remit à ses interlocuteurs une sorte
de proclamation où il conjurait les insurgés de détruire
à l'instant leurs barricades et de rentrer, en enfants un moment égarés, dans
le sein de la République démocratique[57]. On convint
même, dit-on, que les armes ne seraient pas enlevées militairement, mais
seulement déposées à la mairie, et qu'on ne ferait d'autres prisonniers que
ceux que la justice devrait atteindre[58]. Après avoir
pris quelques instants de repos chez M. Larabit, les négociateurs se
rendirent auprès du général Cavaignac. Là, l'accueil fut un peu différent. Ce
n'était pas que le général fût animé de sentiments implacables ; mais il
craignait que les insurgés n'employassent le temps des pourparlers à relever
leurs positions et à les fortifier. Les dépêches de Lamoricière contribuaient surtout à le confirmer dans cette
appréhension. Maître après une lutte acharnée de presque tout le quartier du
Temple, Lamoricière attendait avec impatience le moment d'attaquer le
quartier Saint-Antoine du côté du canal Saint-Martin et de Popincourt, et il
redoutait que les négociations entamées avec les insurgés de la Bastille ne
fissent refluer vers lui toutes les forces actives de l'émeute. Dominé par
ces considérations militaires, Cavaignac déclara qu'il exigeait une
soumission absolue et sans conditions. Il consentit seulement à prolonger la
trêve jusqu'à dix heures du matin. Si, à cette heure, le faubourg
Saint-Antoine ne s'était pas rendu, le corps d'armée campé à la Bastille y
pénétrerait de vive force. Telle fut la réponse de Cavaignac, et il la renouvela
à tous les médiateurs officieux qui affluaient autour de lui[59]. Les délégués reprirent à sept heures du matin le chemin du faubourg. Comme dans la soirée précédente, des dispositions contradictoires s'y manifestaient. Les représentants Druet-Desvaux et Galy-Cazalat avaient été assaillis de menaces et transférés au corps de garde de la rue de Montreuil ; mais de nombreux habitants du quartier étaient accourus à leur défense. On entendait des cris de mort retentir autour des barricades ; mais la foule ne cessait de se presser autour de la maison où avait été déposé l'archevêque, et, lorsqu'elle apprit que la blessure était mortelle, elle se répandit en protestations de repentir et de douleur. Jusque dans le corps de garde où étaient enfermés les représentants, on fabriquait de la poudre, on confectionnait des cartouches ; mais, à quelques pas de là, on déplorait la continuation de la lutte. Lorsque les délégués rendirent compte du résultat de leur mission, des imprécations s'élevèrent : mais des officiers de la garde nationale, des citoyens de tout rang et de toute profession, des prêtres même courageusement mêlés aux groupes parlèrent en faveur de la paix. On sentait visiblement deux opinions, l'une de plus en plus violente, ruais de plus en plus faible, qui poussait à une lutte sans merci ; l'autre, d'abord timide, mais déjà plus hardie, qui, après avoir insinué l'opportunité de la soumission, commençait à en proclamer la nécessité. L'heure s'écoulait. Les troupes massées aux abords de la place de la Bastille attendaient l'ordre du combat : les pièces d'artillerie, rangées en face des barricades, s'apprêtaient à ouvrir leur feu. Sur la place étaient M. Recurt, ministre de l'intérieur, et M. Adam, adjoint au maire de Paris, venus pour recevoir la soumission des insurgés ou pour prêter à la force militaire le concours moral de l'autorité civile. Quelques représentants avaient tenu aussi à assister à ce dernier épisode de la bataille. Les députés de l'extrême gauche s'étaient abstenus, de peur d'être accusés de complicité. Proudhon pourtant était là, curieux, disait-il, de contempler le sublime et terrible spectacle de la canonnade[60]. Dix heures sonnèrent. C'était le moment marqué pour l'attaque. Tous les yeux étaient tournés vers les barricades, dans l'espoir d'y surprendre quelque signe de soumission. Le général Perrot, jaloux d'éviter une plus grande effusion de sang, suspendit pendant un quart d'heure encore l'exécution des ordres qu'il avait reçus. Cependant, dans l'intérieur du faubourg, les représentants prisonniers redoublaient d'efforts pour prévenir une résistance désormais inutile : Lamoricière, disaient-ils, arrive du quartier du Temple ; le général Perrot est sur la place de la Bastille ; l'investissement va être complet. Un ouvrier nommé Eugène Portier, monté sur une table dans le corps de garde, appuyait ce langage et dominait par son énergie les murmures des plus exaltés. La majorité ébranlée décida la reddition du faubourg et résolut d'envoyer les représentants aux avant-postes pour traiter[61]. Soudain, un coup de canon se fait entendre. C'est le général Perrot qui a donné enfin le signal de l'attaque. Au coin de la rue de la Roquette, une maison s'écroule sous les efforts de l'artillerie ; puis trois bataillons pénètrent dans le quartier Saint-Antoine par les trois grandes artères qui le traversent : les premiers insurgés qui sont pris les armes à la main sont fusillés sur place. Mais plus loin les barricades ne sont plus défendues. Sur plusieurs points, les habitants, cédant aux conseils de M. Edmond Adam qui a accompagné l'une des colonnes, s'empressent même pour les détruire. Comme la troupe remontait le faubourg, elle rejoint les représentants Galy-Gazalat et Druet-Desvaux qui étaient venus au-devant d'elle ; puis, continuant sa route, elle arrive jusqu'à la barrière du Trône. Plus de soixante barricades s'élevaient depuis la Bastille jusqu'à la barrière. Les combattants s'étaient enfuis : un grand nombre furent saisis, leur fusil encore chaud et les mains noires de poudre. D'autres, réfugiés près de la place du Trône, ne consentirent à mettre bas les armes qu'en apprenant que tonte résistance serait désormais vaine. Beaucoup se sauvèrent dans la direction de Bercy. — Au moment même où les colonnes du général Perrot déblayaient ainsi le faubourg Saint-Antoine, le général Lamoricière triomphait, dans le quartier du Temple, des derniers vestiges de la résistance et, après un dernier combat rue Saint-Sébastien, se rendait maître des deux rives du canal. L'insurrection était définitivement vaincue. A la vérité, quelques barricades s'élevaient encore à la Villette ; mais elles furent enlevées avant le soir par la 3e légion et la garde nationale d'Amiens. L'Assemblée avait suivi avec une patriotique anxiété les dernières péripéties du drame. La séance, ouverte à huit heures et demie du matin, avait été suspendue. A onze heures vingt minutes, M. Sénard entra précipitamment dans la salle et, haletant d'émotion, se dirigea vers le fauteuil. S'adressant aux huissiers : Huissiers, allez chercher tous les députés, battez le palais, allez partout. Les représentants arrivent : Oh ! que je suis heureux ! s'écrie le président ; remerciez Dieu ! remerciez Dieu ![62] Il fait connaître alors en quelques paroles entrecoupées qu'un aide de camp, arrivant des quartiers insurgés, vient d'annoncer la reddition chi faubourg Saint-Antoine. L'Assemblée se lève, et un immense cri de : Vive la République ! retentit. Quelques-uns cependant n'osent croire à une si grande faveur de la fortune, tant les jours précédents ont été féconds en bonnes nouvelles, annoncées, puis démenties ! Le doute n'était pas sans quelque raison : car s'il était vrai que la résistance fût vaincue, il n'était pas exact qu'il y eût eu de reddition proprement dite. Mais bientôt un billet daté de la place de la Bastille, un peu plus tard un avis de la préfecture de police, enfin les rapports de plusieurs représentants ne laissent plus de doute sur la cessation des hostilités. Entre deux et trois heures, Cavaignac confirma lui-même l'heureux événement. Peu après, il adressa à la garde nationale et à l'armée la proclamation suivante, qui mérite d'être rappelée : CITOYENS, SOLDATS, La cause de la République a triomphé : votre dévouement, votre courage inébranlable ont déjoué de coupables projets, fait justice de funestes erreurs. Au nom de la patrie, au nom de l'humanité tout entière, soyez remerciés de vos efforts, soyez bénis pour ce triomphe nécessaire. Ce matin encore, l'émotion de la lutte était légitime, inévitable ; maintenant soyez aussi grands dans le calme que vous venez de l'être dans le combat. Dans Paris, je vois des vainqueurs et des vaincus ; que mon nom reste maudit si je consentais à y voir des victimes. La justice aura son cours ; qu'elle agisse ; c'est votre pensée, c'est la mienne. Prêt à rentrer au rang de simple citoyen, je reporterai au milieu de vous ce souvenir civique de n'avoir, dans ces graves épreuves, repris à la liberté que ce que le salut de la République lui demandait lui-même, et de léguer un exemple à quiconque pourra être appelé à son tour à remplir d'aussi grands devoirs. Le chef du pouvoir exécutif, CAVAIGNAC. A l'heure où l'Assemblée se réjouissait de la cité pacifiée, l'archevêque de Paris rentrait dans son palais pour y mourir. Ce retour sembla pompe triomphale, comme si le peuple eût déjà rangé parmi les saints celui qui s'était sacrifié pour lui. Le vénérable prélat fut placé sur un brancard, que les ouvriers du faubourg, les soldats, les gardes nationaux se disputèrent aussitôt l'honneur de porter. Puis le triste et pieux cortège, composé d'officiers, de soldats, de prêtres, de médecins, se mit en route à travers les rues que les barricades, à certains endroits, obstruaient encore. Sur le chemin, les passants s'agenouillaient et se signaient. Quant au blessé, il ne cessait de répéter de sa voix affaiblie : Que mon sang soit le dernier versé ! On l'assura que la guerre civile était finie, et cette pensée sembla adoucir ses souffrances qui étaient cruelles. A d'autres moments, on eût dit que la grandeur de son trépas effrayait son humilité : Après ma mort, disait-il, on me donnera peut-être des éloges que j'ai bien peu mérités[63]. En arrivant à l'archevêché, le pontife bénit une dernière fois les soldats et la foule. Il expira le lendemain à quatre heures du soir. Les insurgés et les défenseurs de l'ordre se rejetèrent la responsabilité de cette mort. De quel côté partit la balle qui frappa le prélat ? On l'ignore encore. Cette balle fut-elle dirigée par une main criminelle ou fut-elle lancée par le hasard ? On ne le sait pas davantage. Il y a une quinzaine d'années, il y avait dans les prisons de la Seine un individu qui était connu par les gardiens et par ses codétenus sous le surnom de l'Archevêque. Suivant les uns, c'était un ancien garde mobile qui avait soutenu dans ses bras Mgr Affre blessé ; suivant les autres, c'était l'insurgé qui l'avait tué[64]. Peu importe, au surplus, ce mystère que l'histoire, sans doute, n'éclaircira jamais. En apprenant la fin sublime du pontife, la France entière répéta ce mot de Montalembert : Dieu lui-même a posé la couronne du martyre sur son front. V Ainsi finit cette guerre civile, une des plus terribles par lesquelles une nation ait jamais déchiré ses propres entrailles. Chose étrange ! cette insurrection n'eut pas de chef officiel et reconnu. Lorsqu'elle éclata, Barbès, l'homme des coups de main hardis, était à Vincennes : il en était de même de Blanqui, de Raspail, d'Albert. Louis Blanc, homme de parole, non d'action, redoutait l'émeute, loin de l'appeler de ses vœux. La destinée avait placé Ledru-Rollin parmi les défenseurs du repos public. Caussidière et Lagrange, dont les noms étaient transformés en mots d'ordre par les émeutiers, prenaient soin de ne pas quitter le Palais-Bourbon, comme s'ils eussent voulu confondre d'avance leurs futurs accusateurs. De quelque côté qu'on se tourne, on ne trouve point de direction générale. Les ouvriers mécaniciens de la Chapelle qui étaient embusqués au clos Saint-Lazare, les brigadiers des ateliers nationaux qu'on apercevait derrière les barricades du faubourg Saint-Antoine avec leur carte au chapeau et leur ruban à la boutonnière, les anciens Montagnards qui s'étaient groupés au faubourg du Temple ou au faubourg Saint-Jacques, quelques vieux soldats égarés qui chargeaient les armes des plus inexpérimentés et qui commandaient le feu contre la troupe, tels furent les meneurs de la sédition, meneurs subalternes, inconnus, désignés le plus souvent par le hasard, non méprisables cependant, car, à l'inverse de démagogues plus fameux, ils eurent le mérite de savoir mourir. Frappés de stupeur à la vue de cette émeute qui ne s'abritait sous aucun nain, plusieurs crurent à quelque puissance secrète qui armait les bras et, de loin, dirigeait les coups. Nous avons vu Flocon dénonçant, dès le 23 juin, l'or de l'Oranger. D'autres accusèrent le parti bonapartiste ou les amis de Henri V. Quelques-uns supposèrent un complot démagogique savamment ourdi : ce complot, disait-on, devait éclater le 14 juillet ; ce jour-là, un cortège immense devait se porter sur Vincennes et y délivrer les prisonniers ; la dissolution des ateliers nationaux avait, ajoutait-on, précipité le mouvement. — Toutes ces conjectures s'évanouirent bientôt. Le 25 juin, quand la bataille durait encore, l'Assemblée nomma une commission d'enquête pour rechercher, en remontant jusqu'au 15 mai, les causes et la nature de la sédition. Cette commission d'enquête, présidée par M. (Milon Barrot, commença à faire la lumière. Les débats judiciaires la firent plus complète. Aucune trace d'intervention étrangère ne se révéla. Il devint constant que les anciens partis n'avaient ni fomenté ni souhaité la guerre civile. Rien n'établit non plus l'existence d'un vaste complot démagogique destiné à éclater à jour fixe et bâté par suite d'une provocation du pouvoir. — Le vrai caractère de l'insurrection apparut : elle fut l'explosion violente des convoitises surexcitées et non satisfaites. Depuis le 24 février, dans les réunions publiques, à l'Hôtel de ville, partout, l'ouvrier avait été comblé de promesses : en fait, l'arrêt subit des affaires industrielles le priva le plus souvent de son salaire, et ce fut sa première déception. On lui ouvrit, à la vérité, les ateliers nationaux ; mais il n'y trouva qu'une rétribution dérisoire, gagnée par un travail plus dérisoire encore ; ce fut sa seconde désillusion. Cependant ce salaire le faisait vivre : lorsqu'on le lui enleva, il se souvint que l'insurrection, comme on disait au club, était le plus saint des devoirs. Il s'y jeta comme on s'y jette quand on n'a pas de pain ; il entama la guerre servile sous des chefs inconnus comme lui : il n'y eut point de plan général, mais dans chaque quartier des dispositions combinées suivant l'état des lieux et souvent non sans habileté : il n'y eut point d'unité d'action, mais un immense déploiement de forces brutales contre la société. Aux ouvriers sans travail se joignirent les forçats libérés et, avec eux, les natures frivoles qui se jouent dans la sédition et les natures féroces qui se plaisent dans le carnage. La lutte, commencée sui certains points presque à regret, précédée partout de tentatives de conciliation, s'exalta par sa durée même. La vue du sang fit naître le goût du sang. On vit des émeutiers se disputer l'honneur des meurtres[65] ; on en vit qui se plaisaient à compter leurs victimes[66] ; on vit des femmes couper la tête des blessés[67]. Dans les rangs de la garde mobile et de la garde nationale, l'intervention des chefs n'empêcha pas toujours le massacre des insurgés prisonniers. Cela dura jusqu'au moment où les munitions s'épuisèrent, où les cadavres encombrèrent les barricades, où la troupe fit irruption de toutes parts dans les faubourgs cernés : alors les rebelles se livrèrent à leurs vainqueurs, lassés plutôt que réduits, haïssant ceux qui les avaient trompés plus encore que ceux qui les désarmaient, et tellement désabusés de la fausse liberté qu'ils ne surent plus ni reconnaître, ni défendre, ni aimer la vraie. Tel fut le caractère de l'insurrection. Quel fut, de part et d'autre, dans cette bataille de quatre jours, le chiffre des combattants ? L'effectif des troupes et de la garde mobile, dès le 23 juin, atteignait presque quarante mille hommes : cet effectif s'augmenta de quatorze bataillons d'infanterie et de six escadrons de cavalerie qui furent tirés des départements et arrivèrent avant la fin de la lutte[68]. A ces forces régulières, il convient d'ajouter la garde nationale qui non seulement fut appelée au service des patrouilles, mais fournit un contingent réel de plusieurs milliers de combattants, appartenant pour la plupart à la 1re, à la 2e et à la 3e légion. — Quant aux insurgés, leur nombre fut évalué par la préfecture de police à quarante ou cinquante mille hommes[69], et il y a lieu de penser que ce calcul ne s'éloigne guère de la vérité. Maintenant, quel tribut la mort préleva-t-elle, soit dans le camp des défenseurs de l'ordre, soit dans celui de l'émeute ? L'armée régulière eut 708 hommes tués ou blessés : tel est, du moins, le chiffre que le général Cavaignac, sans doute bien informé, produisit plus tard à la tribune[70]. Les pertes de la garde mobile s'élevèrent à 114 hommes tués, 476 blessés, 161 disparus ; mais il importe d'observer que ce relevé, dressé au ministère de la guerre[71], ne s'applique pas aux 16e et 18e bataillons, dont il a été impossible de constater les manquants. Quant à la garde nationale, on est réduit aux conjectures. Ce qui est certain, c'est qu'elle aussi, elle paya largement sa dette à la cause de l'ordre : dans certains quartiers, en particulier au faubourg Poissonnière, elle supporta presque tout le poids de la lutte ; la seconde légion seule eut quatre-vingt-dix hommes hors de combat[72]. — Restent les insurgés : nul n'a pu compter, nul ne pourra compter jamais le chiffre exact de leurs blessés et de leurs morts. Abrités derrière leurs barricades, ils étaient moins exposés que leurs adversaires ; d'un autre côté, sur les points où ils furent débordés par la troupe ou cernés dans les maisons, leur sang coula à flots. On peut affirmer sans témérité que, si les pertes des défenseurs de l'ordre — armée, garde mobile, garde nationale — s'élevèrent approximativement à 1.600 hommes mis hors de combat, les pertes des émeutiers ne furent pas moindres. On arrive ainsi à un chiffre total de plus de trois mille victimes. Ce chiffre se rapproche au surplus de celui que produisit le préfet de police, M. Trouvé-Chauvel : interrogé le 7 juillet par la commission d'enquête[73], il parlait de 1.035 tués et de 2.000 blessés. Plus tard, durant les mois de juillet et d'août, 400 de ces blessés succombèrent et augmentèrent d'autant le chiffre des morts[74]. Cependant, parmi les insurgés, le nombre des victimes fut peu considérable, en comparaison du nombre des prisonniers. On en ramenait du faubourg Saint-Antoine, du Faubourg du Temple, de la Villette, de la Chapelle. Les uns avaient été pris sur les barricades, les autres saisis à la suite de perquisitions ; beaucoup avaient été signalés par les habitants de leur propre quartier, jaloux de se disculper eux-mêmes au prix de cette délation. Pendant toute la journée du 26, on les vit traverser par bandes les rues de la capitale, escortés par les gardes mobiles ou les gardes nationaux qui, dans l'exaspération de la bataille encore récente, ne leur épargnaient pas toujours les outrages ou les mauvais traitements. Les corps de garde, les prisons, les édifices publics disponibles, les souterrains furent remplis. On se hâta d'approprier les forts de Montrouge, de Bicêtre, d'Ivry, de Vanves, de Romainville, afin d'y renfermer cette multitude vaincue et désarmée. Une certaine confusion présidait à ces arrangements. Le soir même, le transfèrement d'une colonne de prisonniers qui avaient été déposés dans les souterrains des Tuileries devint l'occasion d'une mêlée terrible. Un coup de fusil ayant été tiré d'une fenêtre à quelques centaines de pas du Carrousel, les gardes nationaux qui accompagnaient le convoi furent pris d'une terreur panique et, dans l'obscurité, se mirent à faire feu les uns sur les autres : les postes voisins accoururent : croyant à une tentative d'évasion, ils tirèrent à leur tour. Quand on parvint à arrêter cette horrible boucherie, le sol était jonché de morts et de blessés. Cet incident lugubre émut profondément les âmes, déjà blasées pourtant par de si poignantes émotions. Mais le pouvoir avait un autre souci. Que faire de tous ces soldats de l'émeute que la victoire mettait à la discrétion du gouvernement ? Leur nombre croissait toujours ; ils étaient déjà six mille : par suite des visites domiciliaires ou des dénonciations, ce chiffre devait être eu quelques jours doublé, et il atteignit, trois mois plus tard, le total énorme de 14.189 individus[75]. Mettre en liberté sans enquête ces hommes naguère rebelles, c'était retomber dans le péril auquel on venait d'échapper : donner à chacun d'eux des juges était impossible, à cause de la multiplicité des procédures. Les lois ordinaires ne suffisant pas, on imagina une loi exceptionnelle qui consacrât l'arbitraire. Dès le 26 juin, M. Sénard avait proposé un décret qui autorisait la transportation dans les colonies d'outre-mer de tout individu pris les armes à la main. Le 27, dans la soirée, l'Assemblée vota, en l'amendant quelque peu, le projet du gouvernement. Ce projet établissait une distinction entre les chefs et les simples combattants de l'insurrection : les premiers seuls devaient être traduits devant les conseils de guerre ; les seconds devaient être déportés sans jugement dans une colonie autre que l'Algérie. Pierre Leroux, Caussidière, quelques autres, protestèrent au nom de la liberté violée. Le reste de l'Assemblée se tut. La mesure fut votée comme une mesure de salut public. On ne pouvait, en effet, la justifier autrement. Si quelque chose pouvait consoler de cette guerre fratricide, de ce sang versé à flots, de ce vote d'ostracisme, ce serait l'esprit de résolution virile qui, en ces jours de deuil, porta tous les gens de cœur au service de la société menacée. Dans les quartiers riches, la garde nationale qui, quatre mois auparavant, parcourait les rues en criant : Vive la reforme ! sut expier dignement ses folles imprudences. A la Ire, à la IIe, à la IIIe mairie, on vit les commerçants, les banquiers, les employés accourir à la voix du rappel. La plupart n'avaient jamais vu le feu ; beaucoup ignoraient même le maniement des armes ; ils n'hésitèrent pourtant pas à défendre leurs intérêts, leurs autels, leurs foyers ; et leur sang répandu au clos Saint-Lazare, au faubourg Saint-Denis, au faubourg du Temple, témoigna de leur vaillance et de leur énergie. — L'armée fut admirable de courage et plus admirable encore de discipline. Ni les trahisons de la guerre de rues, ni les coups portés par des ennemis invisibles, ni les avances ou les menaces des émeutiers, ni les longues attentes sous un soleil brillant, ni les fatigues d'une lutte prolongée pendant quatre jours ne purent lasser sa patience. A la vérité, l'exemple de ses chefs ne lui fit pas défaut. Beaucoup de vaillants capitaines, qui avaient échappé dans leur jeunesse aux guerres du premier Empire et plus tard aux combats de l'Afrique, trouvèrent la mort dans ces journées. Les généraux Négrier, Bréa, Renault tombèrent pour ne plus se relever : Damesme, Duvivier allaient mourir ; les généraux François, Bedeau, Lafontaine, Foucher étaient parmi les blessés. — A côté de l'armée, la garde mobile, d'abord tenue en suspicion, dépassa toutes les espérances qu'on avait fondées sur elle. Si la guerre civile n'était une si triste chose, ç'eût été merveille de voir ces jeunes gens, tantôt faisant le siège des maisons et s'établissant jusque sur les toits pour dominer ou éteindre le feu de l'ennemi, tantôt se précipitant sur les barricades, et puis, le visage pâli par l'émotion ou par la perte de leur sang, l'apportant à leurs compagnons les drapeaux conquis par leur vaillance. A cette jeune troupe, on ne pouvait adresser qu'un seul reproche, c'était d'apporter à la lutte une ardeur presque féroce, soit que la prolongation du combat l'eût exaspérée, soit qu'elle fût encore à l'âge dont on a dit : Cet âge est sans pitié. — Personnifiant en elle, en ces tristes jours, l'ordre selon la loi, l'Assemblée sut se grandir à la proportion de son rôle. Dès le début de la bataille, les représentants se disputèrent l'honneur de se rendre sur les points les plus menacés pour s'y mêler aux combattants. Quatre d'entre eux furent blessés ; Bixio, Clément Thomas, Dornès, Charbonnel, ces deux derniers mortellement. Ils firent mieux que de s'offrir au péril ; ils surent conserver leur sang-froid, se garder de toute désunion, et, par là, ils soutinrent l'énergie de leurs défenseurs et découragèrent leurs ennemis. L'honneur d'une si sage attitude revient en partie à M. Sénard, qui, avec une rare habileté, écarta les motions inutiles, les projets irritants, et maintint dans le grand corps qu'il présidait l'unité de vue qui était la condition nécessaire du salut. — Cette courageuse résistance aux factions, cette énergie de tous les honnêtes gens ne passèrent point inaperçues. La France admira. L'Europe s'étonna : depuis le 24 février, nos vanités puériles ne lui avaient fourni que trop d'occasions de s'égayer à nos dépens : pendant l'insurrection de Juin, elle retrouva la vraie société française, énergique, virile, résolue. M. Guizot, qui était alors à Londres et qui suivait en observateur attentif le mouvement des esprits à l'étranger, écrivait peu de jours plus tard : On commence ici à se dire que la France, qui a jeté l'Europe dans l'abîme, pourrait bien lui montrer comment on en sort[76]. La victoire remportée, les témoignages de la
reconnaissance publique ne manquèrent point à Cavaignac. Ces témoignages
étaient mérités. Ce n'était pas que le général eût déployé des qualités
militaires hors ligne ; mais il avait révélé un sang-froid et une sagesse
presque aussi rares que les plus hautes aptitudes. C'est ainsi que, résistant
à toutes les obsessions, il s'était refusé à disséminer ses forces ; c'est ainsi
que, malgré toutes les démarches tentées auprès de lui, il avait repoussé
toutes les propositions de médiation qui auraient énervé la défense et
peut-être ranimé la sédition. Cette même sagesse clairvoyante, qui l'avait
inspiré pendant la lutte, ne l'abandonna pas au lendemain du succès.
L'insurrection à peine vaincue, il se trouva des hommes qui, craignant que
l'esprit de réaction ne s'attaquât à la République elle-même, songèrent à
conférer au général une sorte de dictature. Ils n'étaient pas éloignés de
sacrifier pour un temps toutes les libertés publiques afin de prévenir tout
retour aux régimes passés. Parmi ces hommes, était le ministre des affaires
étrangères, M. Bastide. A ces ouvertures Cavaignac opposa un refus décisif : C'est un coup d'État que l'on me demande,
répondit-il à Bastide, je n'en ferai jamais ; je ne
veux pas que les ambitieux puissent un jour s'autoriser de mon exemple ; il
n'y a qu'un souverain légitime, c'est l'Assemblée à qui je dois compte de mon
pouvoir passager[77]. Il tint parole.
Le 28 juin, à l'ouverture de la séance parlementaire, il déposa l'autorité
qui lui avait été conférée quatre jours auparavant, dans le feu de la guerre
civile. L'Assemblée n'entendit pas sans émotion le langage fier et modeste du général victorieux. L'émotion s'accrut encore lorsque Cavaignac, faisant allusion aux généraux qui étaient ses collègues, qui naguère avaient été ses chefs, demanda pour eux un témoignage spécial de la gratitude publique. Les représentants décidèrent, par acclamation, que le général Cavaignac avait bien mérité de la patrie : ils enveloppèrent dans le même et solennel hommage l'armée et ses chefs, la garde nationale, la garde mobile, le président, M. Sénard, l'archevêque de Paris. Puis ils pensèrent qu'ils ne pouvaient se confier à des mains plus sûres qu'à celles de ce soldat si respectueux du Parlement et si empressé à se dépouiller. Un décret fut voté, qui était ainsi conçu : Le pouvoir exécutif est confié au général Cavaignac. Ce décret fut accueilli par d'unanimes applaudissements. VI Pendant que se livrait à Paris cette horrible bataille, les départements furent tranquilles, tellement tranquilles qu'ils purent envoyer une portion de leurs gardes nationaux au secours de la capitale. Seule, la ville de Marseille vit la sédition éclater dans son sein ; cette émeute, sans avoir la gravité de l'insurrection parisienne, fut trop sérieuse pour qu'on la passe sous silence. Marseille quoique la majorité de sa population fût honnête et amie de la paix, renfermait de nombreux éléments de trouble. Lorsque les ouvriers avaient connu le décret du gouvernement provisoire, qui fixait à dix heures pour Paris et à onze heures pour la province le maximum de la journée de travail, ils avaient réclamé avec beaucoup d'ardeur contre une différence de traitement qui, disaient-ils, n'était pas justifiée. et avaient demandé avec instance que le chiffre de dix heures, établi pour Paris, fût également applicable à leur cité. Le préfet avait pris un arrêté qui satisfaisait à leur vœu ; mais les patrons n'avaient pas tous accepté cette décision : de là des dissentiments souvent très vifs entre les chefs d'usine et les travailleurs. L'organisation de la garde nationale était devenue une autre cause de désordre : en dehors de la garde nationale officielle, s'étaient créés des corps spéciaux bien plus propres à troubler la paix publique qu'à la sauvegarder. C'était la compagnie des travailleurs, compagnie recrutée sur le Cours ou dans les échoppes du port, et composée presque uniquement de mendiants, d'étrangers, de repris de justice : c'était la légion des tirailleurs démocrates, ostensiblement destinée à servir de contrepoids à la garde bourgeoise. Le maire connaissait l'existence de ces étranges milices, mais les tolérait ou feignait de les ignorer. Sur ce foyer de passions incandescentes, les clubs, non moins ardents à Marseille qu'ailleurs, soufflaient l'étincelle qui allumerait l'incendie. Ce qui aggravait le péril, c'était que la ville ne possédait qu'une garnison tout à fait insuffisante, ne dépassant pas dix-huit cents hommes[78]. Enfin, le préfet, M. Émile Ollivier, alors âgé de vingt-trois ans à peine, semblait au plus grand nombre bien jeune pour sa lourde tache. Ce n'était pas qu'il ne révélât, dès cette époque, les plus hautes qualités : il était honnête, brave de sa personne, de la plus rare distinction d'esprit, animé d'intentions généreuses et surtout éloquent. Il avait fait les plus louables efforts pour assurer un travail utile aux ouvriers des ateliers nationaux et y avait en partie réussi ; il avait montré, en mainte occasion, le libéralisme le plus éclairé. Par malheur, il était inexpérimenté, trop confiant dans l'empire de la parole et en particulier de la sienne qui était si chaude, si sincère et si belle, persuadé que, pour contenir les masses, il suffit de leur donner des leçons d'économie politique et de morale, avec cela mal entouré et souvent mal renseigné. Telle était la situation lorsque, vers le 12 juin, arrivèrent à Marseille des volontaires parisiens destinés, disait- on, à former une légion italienne. Le consul de Sardaigne, peu jaloux de tels auxiliaires, refusa de viser leurs passeports. En revanche, la municipalité leur assura la nourriture et le logement : les démagogues les fêtèrent et organisèrent des quêtes à leur profit : quant à eux, pour payer leur hospitalité, ils se répandirent dans les clubs, se mirent à y raconter l'envahissement du 15 mai ou la vie héroïque de Barbès, et exaltèrent encore les esprits déjà surexcités[79]. Ils firent mieux. Dans la soirée du 18 juin, ils se joignirent à des bandes d'ouvriers et se présentèrent, la menace à la bouche, à la préfecture pour y réclamer des secours. Le préfet était seul ; par son attitude intrépide, il les intimida[80]. Vous m'assassinerez, dit-il, plutôt que de m'arracher par menace quelque acte contraire à ma dignité. Il était urgent de débarrasser la ville d'hôtes aussi dangereux. Des mesures furent prises pour diriger vers l'intérieur ces prétendus volontaires dont l'Italie ne voulait pas. Beaucoup partirent ; mais d'autres restèrent, flairant une émeute prochaine et bien résolus à la hâter. Leur espoir ne fut pas trompé. Le 21, une réunion générale des chefs de clubs, tenue rue d'Aubagne, décida d'organiser un mouvement populaire pour le lendemain[81]. L'autorité fut avertie. Cependant on ne songea point à s'approvisionner de cartouches. Le 22, dès le matin, presque toutes les troupes de la garnison partirent pour une revue au champ de manœuvre du Pharo. On se contenta de réunir aux abords de la préfecture deux cents hommes de troupes de ligne et autant de garde nationale. Dès cinq heures du matin, les meneurs des clubs et les démagogues étrangers essayèrent de provoquer le soulèvement annoncé. Leurs premiers efforts eurent peu de succès Tout manquait pour cette émeute, même le prétexte qui pût la colorer. Cependant, vers neuf heures, un rassemblement de mille à douze cents personnes descendit de la gare du chemin de fer, suivit les allées de Meilhan et la rue de Noailles, puis s'engagea dans la rue Saint-Ferréol et se dirigea vers la préfecture. L'édifice était gardé. Le commissaire central essaya de parlementer avec la foule et fut blessé. On convint pourtant que des délégués seraient envoyés au préfet pour exposer les prétendus griefs populaires, et l'on put espérer une solution pacifique. Mais en attendant le retour de ces députés, la multitude s'impatientait : Aux barricades ! crièrent quelques voix. Cet appel fut entendu. En un instant, dans la rue de la Palud et dans la rue Deuxième-Calade, les barricades s'élevèrent à l'aide des matériaux de maisons en construction. Un peloton d'infanterie et de garde nationale, envoyé pour les détruire, fut accueilli par une grêle de pierres, de tuiles et de pavés : cinq ou six hommes furent sérieusement atteints, d'autres contusionnés. Les sommations légales furent faites, mais en vain. On les renouvela plusieurs fois. Les projectiles de tonte sorte continuaient à pleuvoir sur les défenseurs de l'ordre et avaient déjà causé plusieurs blessures assez graves. La troupe seule avait des cartouches : un coup de feu partit, suivi d'une décharge générale. Les émeutiers eurent trois des leurs mortellement frappés : ils abandonnèrent aussitôt les barricades et se dispersèrent dans les rues voisines en criant : Aux armes, on égorge nos frères ! Ce massacre, comme on se plut à l'appeler, fournit à l'insurrection le prétexte qu'elle cherchait. La légion des tirailleurs, massée dans le quartier de la Cannebière, ne dissimula plus son hostilité : elle poussa l'audace jusqu'à désarmer au café Puget une compagnie de garde nationale dévouée à l'ordre. Le commandant supérieur de la garde nationale, le général Mesnard-Saint-Martin, s'étant porté au milieu des factieux, fut atteint d'un coup de feu au visage : auprès de lui, un capitaine d'infanterie de ligne fut tué. Les insurgés se divisèrent alors en deux bandes : les uns, qui étaient les plus ardents, se rassemblèrent place Jauguin, au centre des quartiers populaires ; les autres se dirigèrent vers la place Castellane, à l'extrémité du Prado : sur ces deux points, ils s'entourèrent de barricades et se disposèrent à braver les forces de la répression[82]. Le préfet s'était longtemps flatté d'éviter l'effusion du sang. Il avait fait une proclamation ; il avait parlementé avec les délégués. La matinée était déjà avancée lorsqu'il avait envoyé chercher au fort Saint-Nicolas des cartouches pour la garde nationale. Quand le général Mesnard-Saint-Martin, tout sanglant encore de sa blessure, s'était présenté à la préfecture, il s'était borné à regretter qu'un conflit s'élevât entre citoyens. Ceux qui assassinent les généraux ne sont pas des citoyens, avait répondu le vieux soldat[83]. Ce n'est qu'en présence de l'émeute grandissante que M. Émile Ollivier s'était résigné aux mesures de rigueur. Vers midi, il était descendu sur la place Saint-Ferréol pour y haranguer les défenseurs de l'ordre. Toujours cependant une même préoccupation le dominait, préoccupation honorable, mais, à raison de la gravité croissante des événements, inopportune et dangereuse. Aux officiers, aux commissaires de police, à tous, il recommandait d'user de modération, de n'employer la force qu'à la dernière extrémité ; il expédiait parmi les insurgés quelques-uns des démocrates les plus influents pour y prêcher la conciliation. On eût dit qu'il craignait de provoquer l'insurrection, comme si l'insurrection n'eût pas déjà éclaté[84]. À la place Jauguin, la lutte fut acharnée. La nécessité d'attendre les munitions avait obligé à suspendre l'action jusqu'à deux heures et demie, et les rebelles avaient eu le loisir de se fortifier dans leurs positions. M. Lombard, commandant de l'artillerie de la garde nationale, avec deux cent quatre-vingts artilleurs et deux pelotons d'infanterie de ligne, reçut l'ordre d'attaquer les barricades par la Grande-flue, du côté du Cours. Aux sommations légales, les émeutiers répondirent par une décharge. Une autre colonne, dirigée sur la place par la rue Requis-Novis, n'eut pas un sort plus heureux. Le commissaire de police, fidèle aux instructions du préfet, s'avança pour parlementer : un coup de feu l'atteignit. Les insurgés étaient maîtres des maisons : embusqués aux fenêtres ou abrités derrière leurs remparts de pavés, ils tiraient presque à coup sûr et faisaient dans les rangs des défenseurs de l'ordre d'assez nombreuses victimes. Pour triompher de cette opiniâtre résistance, il fallut qu'une troisième colonne s'élançât contre la place par la Grande-Rue, du côté du Palais de justice : de ce côté, comme les barricades étaient moins fortes, les émeutiers furent contraints de les abandonner. Ils ne renoncèrent pas pour cela à toute résistance : les plus résolus, retranchés dans les maisons, continuèrent longtemps un feu meurtrier. Il était plus de quatre heures lorsque la troupe et la garde nationale se rendirent maîtresses du quartier[85]. A l'autre extrémité de la ville, la place Castellane, à l'entrée du Prado, était, elle aussi, entourée de barricades. C'est sur ce point surtout que la longanimité imprudente de l'autorité retarda la répression. A trois heures, un fort détachement d'infanterie de ligne se dirigea vers le Prado pour déloger les rebelles de leur position. Il n'était plus qu'à cent vingt mètres de la barricade lorsqu'on vit s'avancer M. Gent, préfet du Vaucluse, et plusieurs autres personnes qui, se prévalant des intentions de M. Émile Ollivier, sollicitèrent une suspension d'hostilités. Les insurgés, disait-on, s'engageaient à détruire eux-mêmes les travaux de défense qu'ils avaient élevés. La troupe se retira : les barricades restèrent debout. Une heure plus tard, un nouvel ordre d'attaque fut donné ; deux ouvriers se présentèrent alors, demandèrent à être conduits devant le général Parchappe qui commandait la division, promirent derechef de déblayer eux-mêmes la place Castellane et, sur cette promesse, obtinrent un nouveau sursis. Les soldats demeurèrent donc l'arme au bras en face des émeutiers qui se gardaient bien de toucher à leurs murailles de pavés. Vers six heures et demie du soir, les troupes et la garde nationale se préparèrent une troisième fois à l'action, et l'on put croire que force allait enfin rester à la loi. Une seconde intervention de M. Gent, soutenu par l'un des agents de la préfecture, amena de nouveaux délais. Puis l'heure avancée fit remettre au lendemain l'attaque décisive[86]. Cependant, des renforts étant arrivés d'Aix et d'Avignon, on comprit qu'une plus longue hésitation serait coupable. Le 23 juin, dès le matin, trois colonnes furent dirigées sur la place Castellane : M. Émile Ollivier, qui avait péché la veille non par faiblesse — car il avait montré au contraire un extrême courage —, mais par excessive générosité, M. Émile Ollivier se rendit lui-même sur le théâtre des troubles : les sommations ayant été faites par le commissaire de police, la troupe s'élança sur les barricades : les émeutiers ne les abandonnèrent que pour se réfugier dans les maisons voisines, d'où ils dirigèrent contre leurs adversaires une fusillade qui fit plusieurs victimes. A dix heures l'ordre était rétabli. Paris apprit presque en même temps que des troubles avaient éclaté à Marseille et que ces troubles étaient réprimés. Au milieu de la terrible lutte qui désolait la capitale, cette nouvelle produisit peu d'impression. On était trop préoccupé de son propre salut pour songer aux périls éloignés. Cette insurrection cependant méritait d'être rapportée. Rien n'établit qu'elle se soit rattachée directement à l'insurrection parisienne : mais elle mit en danger pendant près de deux jours la tranquillité d'une grande cité, et elle accrut encore la liste déjà si longue des victimes de nos guerres civiles. |
[1] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 231.) — Procès Pinel-Grandchamp. (Gazette des Tribunaux, numéros des 12-14 septembre 1848.)
[2] Déposition Vieil et Conti, chefs de bataillon de la garde nationale. (Enquête parlementaire, t. I, p. 351 et 263.)
[3] Déposition Renault. (Enquête parlementaire, t. I, p. 341.)
[4] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive, séance du 23 juin. (Enquête parlementaire, t. III, p. 247.)
[5] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive, séance du 23 juin. (Enquête parlementaire, t III, p. 248.) — Lettre de M. Clément Thomas, commandant en chef de la garde nationale. (Le National, n° du 2 décembre 1848.)
[6] Assemblée nationale, séance du 25 novembre 1848, discours de Cavaignac.
[7] Assemblée nationale, séance du 25 novembre, discours de M. Barthélemy Saint-Hilaire.
[8] Conseils de guerre, procès Pinel-Grandchamp, maire du XIIe arrondissement. (Gazette des Tribunaux, numéros des 12-14 septembre 1848.)
[9] Conseils de guerre, procès Pinel-Grandchamp, déposition Buchère. (Gazette des Tribunaux, numéros des 12-14 septembre.) — Ce que j'ai fait pendant l'insurrection, par M. DUPONT, chef de bataillon de la 12e légion.
[10] Conseils de guerre, procès Pinel-Grandchamp, dépositions Arago et autres. (Gazette des Tribunaux, 12-14, septembre 1848.)
[11] Tableau de l'emplacement et des mouvements des troupes et de la garde mobile pendant l'insurrection de Juin. (Moniteur de 1848, p. 3421.)
[12] Tableau de l'emplacement et des mouvements des troupes et de la garde mobile pendant l'insurrection de Juin. (Moniteur de 1848, p. 3421 et 3437.)
[13] Assemblée nationale, séance du 25 novembre 1848, discours du général Bedeau.
[14] Conseils de Guerre, procès des assassins du commandant Masson, dépositions Giles, Réaume, Hardouin (Gazette des Tribunaux, 1er et 2 octobre 1848.)
[15] Enquête parlementaire sur l'insurrection de Juin, déposition Vilin, maire de Belleville, et Winter, commissaire de police de la Chapelle, t. I, p. 368 et 369.
[16] Assemblée nationale, séance du 25 novembre, discours de Cavaignac. — Le général Cavaignac ne parle que des troupes placées sous le commandement immédiat de Lamoricière ; mais si l'on veut avoir le compte total des forces qui, dès le début, furent appelées à défendre les quartiers des boulevards et les faubourgs du nord, il faut ajouter à ces quatre bataillons le 5e et le 7e bataillon mobile, ainsi que le 3e bataillon du 7e léger, placés sous les ordres directs du général Lafontaine et qui furent engagés dès le commencement de l'après-midi au faubourg Poissonnière et rue Saint-Laurent. (Tableau des mouvements des troupes, Moniteur, p. 3421 et 3437.)
[17] Assemblée nationale, séance du 25 novembre 1848, discours du général Cavaignac. — Séance du 23 juin 1648, discours de M. Duclerc. — Conseils de guerre, affaire Lécuyer (Gazette des Tribunaux, 27 octobre 1848.) — Maxime DU CAMP, Souvenirs de 1848, p. 246.
[18] Séance du 25 novembre 1848.
[19] Déposition Ledru-Rollin. (Enquête parlementaire, t. I, p. 312.)
[20] Assemblée nationale, séance du 25 novembre, discours de Cavaignac.
[21] Seize mois de commandement dans la garde nationale, par M. THEIL, chef de bataillon de la 11e légion.
[22] Enquête parlementaire, t. I, p. 156 et 255. — Conseils de guerre, affaire Givet. (Gazette des Tribunaux, 26 août 1848.)
[23] Conseils de guerre, affaire Chapon. (Gazette des Tribunaux, 15 septembre 1848.)
[24] Lord NORMANBY, Une année de révolution à Paris, t. II, p. 97.
[25] Moniteur, p. 1488.
[26] GARNIER-PAGÈS, Histoire de la révolution de 1848, t. XI, p. 245.
[27] Assemblée nationale, séance du 25 novembre 1848, M. Barthélemy Saint-Hilaire, le général Cavaignac, M. Landrin.
[28] Moniteur, p. 3354.
[29] Moniteur, p. 1491.
[30] Moniteur, p. 1492.
[31] Récit par un garde national d'Amiens des faits et gestes des détachements qui ont pris part aux événements de Juin. Amiens, 1848.
[32] Rapport du préfet de Seine-et-Marne. (Enquête parlementaire, t. III, p. 109.)
[33] Enquête parlementaire, t. I, p. 299.
[34] Déposition Moreau et déposition Richard, le premier, ancien maire, le second, maire du VIIIe arrondissement. (Enquête parlementaire, t. I, p. 325 et 342.)
[35] Charles BESLAY, Mes souvenirs, p. 182.
[36] Conseils de guerre, affaire Desteract, déposition Deschamps. (Gazette des Tribunaux, numéros des 14-17 février 1849.) — Enquête parlementaire, déposition Allard, t. I, p. 221.
[37] Conseils de guerre, affaire Racary (Gazette des Tribunaux, numéro du 27 août 1848.)
[38] Conseil de guerre, affaire Desteract, déposition Pillet. (Gazette des Tribunaux, numéros des 11-17 février 1849.)
[39] Conseils de guerre, affaire Jacquinet, déposition Bourdon, colonel de la 8e légion. (Gazette des Tribunaux, 3 septembre 1848.)
[40] Déposition Richard, maire du VIIIe arrondissement. (Enquête parlementaire, t. I, p. 342.)
[41] Conseils de guerre, affaire Racary ; affaire Lacollonge, passim. (Gazette des Tribunaux, 27 août 1848, 28 avril 1849.)
[42] Lettre de M. Marrast au président de l'Assemblée nationale. (Moniteur, p. 1499.)
[43] Daniel STERN, Révolution de 1848, t. III, p. 223.
[44] Lettre à M. Sénard. (Moniteur, p. 1499.)
[45] Moniteur, p. 1500.
[46] Conseils de guerre, procès des assassins du général Bréa. Déposition du commandant Desmarets (Gazette des Tribunaux du 20 janvier 1849), du commandant Gobert, numéro du 21 janvier ; du tambour Ducellier, numéro du 24 janvier ; de Buisson, numéro du 30 janvier.
[47] Procès des assassins du général Bréa, dépositions Tradeler et Bourse. (Gazette des Tribunaux, numéros des 2 et 28 janvier 1849.)
[48] Procès des assassins du général Bréa, dépositions Mercier, Godefroid, Saingeot, Duvivier, Deschamps. (Gazette des Tribunaux, numéros des 23, 25, 27 janvier 1849.)
[49] Procès des assassins du général Bréa, déposition Deschamps, déposition Dordelin, maire de Gentilly. (Gazette des Tribunaux, 23 et 25 janvier.)
[50] Procès des assassins du général Bréa, dépositions Baudot, Delahaye, Foucaut, Armagnac, Viel, Gobert, Desmaretz. (Gazette des Tribunaux, 20, 21, 23, 26 janvier 1849.)
[51] Procès des assassins du général Bréa, dépositions Delabre, Pichennot. (Gazette des Tribunaux, 25 et 27 janvier 1849.)
[52] Vie de M. Frédéric Ozanam, par M. G. A. OZANAM, p. 393. — Lettre de M. Léon Cornudet, 8 juillet 1848.
[53] Récit des circonstances qui ont précédé et suivi la mort de Mgr l'archevêque de Paris, publié par les VICAIRES CAPITULAIRES, Paris, 1848. — M. BESLAY, Souvenirs, p. 189. — Récit de M. Beslay à l'Assemblée nationale le 26 juin. (Moniteur, p. 1503.) — M. BRÉCHEMIN, Récit inédit.
[54] Le faubourg Saint-Antoine du 23 au 27 juin, par RAYMOND DES ESSARTS.
[55] Enquête parlementaire, t. II, p. 261.
[56] Rapport de M. Galy-Cazalat, représentant du peuple, la commission d'enquête. (Enquête parlementaire, t. II, p. 247 et suivantes.)
[57] Récit de M. Sénard à l'Assemblée nationale le 26 juin. (Moniteur, p. 1502.)
[58] Le faubourg Saint-Antoine du 23 au 27 juin, par M. RAYMOND DES ESSARTS.
[59] Récit de M. Sénard. (Moniteur, p. 1502.)
[60] Enquête parlementaire, t. I, p. 337.
[61] Enquête parlementaire, rapport de M. Galy-Cazalat, t. II, p. 249.
[62] Moniteur, p. 1503.
[63] Récit des circonstances qui ont précédé et suivi la mort de Mgr l'archevêque, par les VICAIRES CAPITULAIRES, Paris, 1848.
[64] Maxime DU CAMP, Souvenirs de 1848, p. 294.
[65] Voir procès des insurgés de Juin, affaire des assassins du commandant Masson, dépositions Levenassier et Denolle. (Gazette des Tribunaux, 1er-2 octobre 1848.)
[66] Procès des insurgés de Juin, affaire Grenon, dépositions Mauduit et Bordes. (Gazette des Tribunaux, 12 octobre 1848.)
[67] Procès des insurgés de Juin, affaire Leblanc, dépositions Bose et Devaux. (Gazette des Tribunaux, 28 mars 1849.)
[68] État des mouvements de troupes. (Moniteur de 1848, p. 3122.)
[69] Enquête parlementaire, t. I, p. 358, déposition de M. Trouvé-Chauvel, préfet de police.
[70] Séance parlementaire du 25 novembre 1848.
[71] État dressé au ministère de la guerre et publié au Moniteur du 22 juillet 1848. (Moniteur, p. 1720.)
[72] La deuxième légion pendant l'insurrection de Juin, Paris, 1848.
[73] Enquête parlementaire, t. I, p. 363.
[74] Rapports du préfet de police. (Moniteur des 19 août et 21 septembre, p. 1927 et 2520.)
[75] Rapport du représentant Dérodé (Moniteur du 7 octobre 1848, p 2740).
[76] M. Guizot à M. Vitet, 1er juillet 1848, Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 255.
[77] Maxime DU CAMP, Souvenirs de 1848, p. 302.
[78] Cour d'assises de la Drôme, procès des insurgés de Marseille, déposition Marquois, commissaire central à Marseille, Caire, commissaire de police, général Mesnard-Saint-Martin, Émile Ollivier. (Gazette des Tribunaux, 1er et 6 juillet 1849.)
[79] Rapport de M. Marquezy, conseiller à la cour d'appel d'Aix. (Enquête parlementaire, t. III, p. 24.) Ce rapport est l'un des documents les plus développés sur l'insurrection de Marseille. Il ne doit cependant are consulté qu'avec réserve, car, rédigé peu après les événements, il semble n'avoir pis échappé à l'influence des passions politiques.
[80] Cour d'assises de la Drôme, acte d'accusation.
[81] Rapport de M. Marquezy. (Enquête parlementaire, t. III, p. 25.)
[82] Cour d'assises de la Drôme, procès des insurgés de Marseille, acte d'accusation, dépositions Caire, Péroudy, Marquois, Sabattier, Reny, Mesnard-Saint-Martin (Gazette des Tribunaux, numéros des 29 juin, 1er, 3, 6 juillet 1849.)
[83] Cour d'assises de la Drôme, déposition Mesnard-Saint-Martin. (Gazette des Tribunaux, 6 juillet 1849.)
[84] Procès des insurgés de Marseille, passim.
[85] Cour d'assises de la Drôme, procès des insurgés de Marseille, déposition Bourilhon, commissaire de police : Lombard, commandant l'artillerie de la garde nationale. (Gazette des Tribunaux, 6 et 10 juillet 1849.)
[86] Procès des insurgés de Marseille, acte d'accusation, déposition Lombard, commandant l'artillerie de la garde nationale ; Arnaud, commissaire de police. (Gazette des Tribunaux, 29, 30 juin, 1er, 6 juillet 1849.)