I Entre l'attentat du 15 mai et l'insurrection de Juin, quarante jours s'écoulent : période pleine de malaises et d'anxiétés où la société, assez clairvoyante pour pressentir une catastrophe et trop faible pour la prévenir, s'agite en mille combinaisons sans y trouver le salut ; où l'autorité, impuissante à échapper aux principes qu'elle a proclamés et aux promesses qu'elle a consenties, imprévoyante dans ses résistances comme dans ses concessions, également incapable de fournir les solutions et de les ajourner, essaye en vain de faire halte sur le chemin des abîmes où ses fautes l'ont conduite ; où le peuple, privé de la plupart de ses chefs, mais avant retenu leurs leçons, dédaigneux désormais (le vaines paroles, mais avide d'action, muet, mais implacable, poussé d'ailleurs à bout par la misère, fabrique silencieusement la poudre ou les armes pour une nouvelle guerre servile. Pendant ces six semaines, tout n'est qu'incertitude, déception, contradiction, confusion. On voit apparaître successivement tous les signes des discordes prochaines : le pouvoir devenu tellement faible qu'il est abandonné par ses propres amis ; ces amis se divisant eux-mêmes dans des compétitions sans fin ; la bourgeoisie en quête de chefs et, dans sou affolement, prête à leur tout sacrifier ; le nom d'un général murmuré dans les groupes politiques et le nom fatidique d'un prince prononcé dans la foule ; des lois de proscription proposées et votées ; la République préparant elle-même l'ostracisme d'un de ceux qui l'ont fondée ; les ateliers de travail transformés plus que jamais en officines de désordre ; les masses ouvrières traitées tour à tour avec une dureté qui les exaspère ou avec une faiblesse qui les enhardit ; un problème social qu'on ne sait dénouer et qu'on n'ose trancher ; avec cela, le crédit ruiné ; le numéraire qui se dérobe ; les boutiques qui se ferment ; les rassemblements dans les rues ; les fausses alertes en attendant l'inévitable péril ; Paris triste comme aux plus tristes jours et dévoré d'une fièvre qui ne permet ni le mouvement ni le repos. Ce sont ces douloureux préludes de la guerre civile que nous avons le devoir de retracer : tâche singulièrement pénible et cependant non inutile. Car, en voyant où conduisent certaines fautes, on apprend à se garder de ces fautes mêmes. II Dès que l'Assemblée nationale et la Commission exécutive furent revenues des émotions du 15 mai, une question destinée à les absorber de plus en plus s'imposa à elles ; je veux parler des ateliers nationaux. Un retour en arrière est indispensable, si l'on veut mesurer les effrayants progrès de cette funeste institution. On se rappelle que, le 26 février, le gouvernement provisoire, avec son imprévoyance ordinaire, avait décrété l'établissement d'ateliers nationaux. Les ouvriers qui désiraient en faire partie devaient se munir d'un certificat de leur propriétaire ou logeur en garni constatant qu'ils résidaient dans le département de la Seine, faire viser ce certificat par le commissaire de police de la circonscription et se présenter, pourvus de cette pièce, à la mairie d'arrondissement à qui incombait le soin de les diriger vers les chantiers. Mais il se trouva que, dès les premiers jours, le chiffre des inscriptions dépassa de beaucoup celui des places disponibles : d'un autre côté, les employés des mairies, ne recevant que des instructions trop vagues, ne savaient le plus souvent sur quel point diriger ceux qui s'adressaient à eux. Par suite, les ouvriers, renvoyés de chantiers en chantiers, privés d'indications précises, dépourvus d'outils, promenés de Saint-Mandé à Chaillot, et de Romainville à la chaussée du Maine, rentraient chez eux irrités, harassés et sans pain. La création de deux bureaux d'enrôlement, l'un à la Halle aux veaux, l'autre rue de Bondy, n'avait apporté à cette situation irrégulière qu'un remède tout à fait insuffisant[1]. On se débattait péniblement au milieu de ces embarras,
lorsqu'un jeune ingénieur de l'École centrale, M. Émile Thomas, fit proposer
au ministre des travaux publics, M. Marie, un plan d'organisation dont il
garantissait le succès. Introduit auprès du ministre, puis convoqué, le 5
mars, à une réunion de l'Hôtel de ville, M. Émile Thomas put développer tout
à son aise son projet. Il commença, comme il était naturel, par critiquer
tout ce qui s'était fait jusque-là. Puis il proposa la création d'un bureau
central vers lequel les mairies dirigeraient tous les travailleurs munis d'un
certificat de résidence à Paris. Ce bureau central devait inscrire les
ouvriers, les enrôler militairement, les verser clans des cadres formés
d'avance, les subordonner à des chefs qui les conduiraient sur les chantiers,
les surveilleraient et les payeraient. Une série de contrôles successifs
devait prévenir les doubles emplois, les supercheries, les erreurs. Ce
système, qui séduisait par son apparente régularité, rencontra une
approbation unanime. M. Garnier-Pagès, plus facile encore que ses collègues à
l'enthousiasme, s'écria même, assure-t-on, qu'un
homme d'État venait de se révéler[2]. M. Thomas fut
nominé directeur du bureau central des ateliers
nationaux. Comme les jeunes gens des écoles paraissaient alors
tout à fait propres aux missions délicates, on l'autorisa à choisir parmi ses
camarades de l'École centrale ses principaux collaborateurs. Le pavillon de
Monceaux fut affecté à la nouvelle administration. Il fut convenu que les
embrigadements commenceraient le 9 mars. Puis on se sépara complètement
rassuré. Si les règlements minutieux suffisaient à faire les bons administrateurs, M. Émile Thomas eût été sans rival. Nul, en effet, ne fut plus prodigue d'arrêtés, nul ne s'ingénia davantage à créer des emplois, à organiser des cadres, à établir des moyens de surveillance ; et c'est même, à proprement parler, le seul soin auquel il ne faillit jamais. Une vaste administration avec un directeur, quatre sous-directeurs, un caissier central, des inspecteurs d'ordre, fut, au bout de peu de temps, installée au pavillon de Monceaux. On détermina d'avance les jours et heures où les inscriptions seraient reçues. Une fois immatriculés, les ouvriers furent versés dans des cadres créés à l'imitation de la hiérarchie militaire : onze hommes formaient une escouade ; quatre escouades, une brigade ; quatre brigades, une compagnie[3] ; trois compagnies, un service ; les chefs de service se reliaient à des chefs d'arrondissement qui relevaient directement de l'administration centrale. Les travailleurs, réunis chaque matin à six heures et demie, devaient être dirigés aussitôt sur les chantiers. Il fut décidé qu'il serait procédé à deux appels par jour, sans compter les appels supplémentaires. Des amendes étaient édictées pour punir les négligences dans le travail, l'abandon des chantiers, les jeux de hasard, l'ivresse. La solde quotidienne était fixée à deux francs. La paye devait être faite par les brigadiers, assistés d'un agent spécial. Les signatures des feuilles d'émargement et les mentions portées sur les livrets étaient destinées à prévenir les fraudes. En un mot, la bureaucratie, pour empêcher la confusion, avait épuisé le luxe de ses règlements. Toute cette sagesse administrative ne tint guère contre la réalité. Dans ces ateliers officiels si imprudemment ouverts, les ouvriers se précipitèrent en foule. Il en arriva de Paris, il en arriva de la banlieue, il en arriva des départements avec de faux certificats de domicile, il en arriva même de l'étranger. Parmi eux, on comptait sans doute d'honnêtes gens qui, frappés par la crise industrielle, ne cherchaient qu'à retrouver l'équivalent de leurs ressources perdues. Mais à cette masse se mêlèrent bientôt les paresseux qui flairaient un salaire facilement gagné, les vagabonds qui voulaient faire une halte dans leur existence errante, les malfaisants qui pressentaient des troubles. Beaucoup enfin jugèrent ingénieux de se mettre en grève et, en attendant que les patrons cédassent, de s'enrégimenter dans les ateliers nationaux. Le 15 mars, le nombre des inscriptions était de quatorze initie ; le 21 mars, il atteignait trente mille. En vain M. Marie, dans ses proclamations, conjurait-il les travailleurs de ne point abandonner les usines et les manufactures qui étaient restées ouvertes[4] : en vain Ledru-Rollin invitait-il à plusieurs reprises les commissaires à détourner de Paris les ouvriers des départements et les ouvriers étrangers[5]. Ni les avertissements ni les circulaires ne pouvaient arrêter le courant qui entraînait dans la même voie les affamés, les désœuvrés et les factieux. A la fin de mars, les ateliers nationaux contenaient quarante mille ouvriers ; le 16 avril, ils en comptaient soixante-six mille[6]. A cette multitude dont l'affluence déconcertait toutes les prévisions, il fallait assurer du travail. M. Émile Thomas s'adressait à la mairie de Paris ou au ministère des travaux publics. Le ministre, de son côté, convoquait à de fréquentes réunions les ingénieurs des ponts et chaussées ou stimulait leur zèle par des circulaires. Soit routine, soit impossibilité réelle, le corps des ponts et chaussées ne formulait aucun projet efficace. Les conférences avec les industriels, les architectes, les entrepreneurs demeuraient, à la vérité, un peu moins stériles ; on proposait des constructions de quartiers ouvriers, des achèvements de routes, des travaux de canalisation ou de chemins de fer ; mais tous ces travaux exigeaient des devis, des études préliminaires, une organisation préalable. Faute de mieux, on se vit réduit à consacrer aux besognes les plus insignifiantes cette masse de bras inoccupés. Les ouvriers furent employés à arracher sur les boulevards les arbres abattus en février ; on les envoya dans les pépinières des environs pour y chercher des plants nouveaux ; on les expédia dans les forts pour en rapporter les outils nécessaires ; on mettait à allonger ces courses autant de soin qu'on en eût mis en d'autres temps à les abréger. Ajoutez à cela quelques réparations de chemins de ronde ou de halage, quelques extractions de cailloux, quelques terrassements. C'est dans ces objets dérisoires que se dépensait l'activité de cette armée populaire si témérairement rassemblée, si savamment hiérarchisée. Ce simulacre de travail ne pouvait lui-même être assuré qu'au plus petit nombre. On utilisa les ouvriers, d'abord un jour sur deux, puis deux jours par semaine, enfin un jour sur quatre. Cependant, comme la misère de la plupart s'accommodait mal de ces interruptions, on avait imaginé pour les jours de chômage une solde d'un franc, dite solde d'inactivité Par malheur, l'attrait de cette solde accrut encore l'affluence. Un franc était peu comme salaire, beaucoup comme aumône. Cette Façon de gagner de l'argent sans rien faire comblait les souhaits des paresseux. Des concierges, des marchands de vin, des commerçants, des propriétaires même parvinrent, à l'aide de faux certificats, à se faire inscrire aux ateliers nationaux[7] ; ils auraient répugné aux pénibles travaux, mais tous se jugeaient capables de gagner une solde d'inactivité. La diversité des aptitudes était une autre cause d'embarras. C'est aux industries de luxe que la révolution de Février avait porté le plus rude coup. Aussi enrôlait-on à Monceaux non seulement des terrassiers, des maçons, des hommes de peine, mais encore des ciseleurs, des bijoutiers, des doreurs, des passementiers, des commis, des artistes. Pour cette catégorie de travailleurs, inhabiles à manier la pioche ou la pelle, M. Émile Thomas s'efforça de créer des ateliers spéciaux ; il réussit à organiser des ateliers de tailleurs, de cordonniers et de charrons ; mais ces essais ne purent s'étendre aux ouvriers de luxe proprement dits. Ces malheureux, tout à la fois inaptes aux travaux manuels et mécontents de ces travaux mêmes, recevaient leur salaire avec d'autant plus d'humiliation qu'ils avaient la conscience de l'avoir moins mérité. Est-il besoin d'ajouter que ces salaires, si niai gagnés, quoique si insuffisants, ruinaient le Trésor ? Au 1er avril, les ateliers nationaux occasionnaient une dépense journalière de 70.000 francs ; quinze jours plus tard, cette dépense était presque doublée ; car le nombre des enrôlements allait toujours en augmentant. On se pressait à la porte du pavillon de Monceaux comme autrefois, dans les temps de disette ou de crise, à la porte des couvents d'Espagne ou d'Italie : c'était le même spectacle, avec cette différence toutefois qui sépare la mendicité officielle de l'aumône chrétienne. Pourtant à leur début, les ateliers nationaux parurent un gaspillage financier plutôt qu'un péril public. L'institution sembla plus ridicule que dangereuse. Les ouvriers parcouraient lentement les rues, portant sur l'épaule leur pioche, symbole du travail que, d'ailleurs, ils ne faisaient pas. Nonobstant les prétendus appels, ils arrivaient tard sur les chantiers et en repartaient tôt. Une fois arrivés, ils se mettaient à causer politique, à moins qu'ils n'aimassent mieux jouer au loto ou au bouchon. Le printemps, qui, cette année-là, fut très beau, favorisait encore leur oisiveté salariée. La plantation des arbres de la liberté vint bientôt leur offrir un divertissement presque journalier. Ils formaient le personnel accoutume de ces fêtes civiques, y chantaient la Marseillaise ou le Chœur des girondins, et, la cérémonie faite, allaient boire sans payer dans les maisons voisines. Ils prirent même à ces manifestations un goût si vif qu'on eut toutes les peines du inonde à leur persuader que, tous les arbres ne pouvaient être des arbres de la liberté. La bourgeoisie s'égayait de ce spectacle plus encore qu'elle ne s'en effrayait : le plus grand tort de ces prétendus travailleurs était de ne pas travailler du tout ; mais ce tort même semblait à demi pardonnable, puisque, s'ils eussent été laborieux, on n'aurait pas eu de travaux à offrir à leur activité. On était d'autant plus enclin à se rassurer que, durant le mois d'avril et pendant la période électorale, les ateliers nationaux manifestèrent, ainsi qu'on l'a vu, les dispositions les plus hostiles à la commission du Luxembourg et semblèrent apporter l'appoint de leur nombre à la politique modérée de l'Hôtel de ville. Cette trompeuse sécurité dura peu. L'oisiveté, cette mère de tous les vices, enfante principalement le désordre. Vers le commencement de mai, les ouvriers des ateliers nationaux apparurent à tous sous leur véritable aspect. Leur nombre, qui égalait celui des plus puissantes armées, était à lui seul une menace : ce nombre était alors de cent mille hommes[8], et l'on craignait que ce chiffre formidable ne fût bientôt dépassé. — Des comités se formaient pour débaucher les travailleurs des ateliers privés et les pousser vers les ateliers publics ; cette tendance était si générale que beaucoup de patrons ne pouvaient suffire même aux rares commandes qu'ils recevaient[9]. — Le désarroi financier était arrivé à son comble : toutes les règles établies pour prévenir les dilapidations étaient impudemment et ouvertement violées ; les ouvriers signaient les uns pour les autres les feuilles d'émargement ; la représentation des livrets, qui devaient être parafés par les brigadiers au moment de la paye, n'était pas toujours exigée ; souvent aussi les brigadiers parafaient les livrets des absents et partageaient avec eux les profits. Les doubles livrets, dont l'administration toléra imprudemment la circulation, devinrent une nouvelle source d'abus[10]. — Le plus inquiétant, c'était que l'esprit général tendait à se pervertir complètement. Sous l'influence de la misère, du désœuvrement, des prédications malsaines, les bons devenaient mauvais, les mauvais devenaient pires. Les idées modérées qui, avant les élections, avaient paru en faveur, perdaient chaque jour du terrain. Les ouvriers laissés oisifs se plaignaient de recevoir un salaire qui ressemblait trop à une aumône, et lorsque d'aventure on leur offrait un travail quelque peu rude, ils se plaignaient de nouveau, se disant exploités. Le plus souvent ils désertaient les chantiers, et, se réunissant en groupes chez les marchands de vin de la barrière, y écoutaient les discours des agitateurs[11]. Les brigadiers, recrutés par l'élection, favorisaient le trouble, loin de l'apaiser. M. Émile Thomas, qui avait accepté si témérairement une si lourde charge et qui se consumait en vains projets, ne pouvait se dissimuler le péril. Comme il inspectait les chantiers entre la barrière de la Villette et la barrière du Combat, il lui arriva d'être accueilli par les cris : Vive la révolution sociale ![12] Le 15 mai, quatorze mille hommes des ateliers prirent part à la manifestation. Une plus longue illusion était impossible : on se trouvait en présence d'une armée de cent mille hommes, organisée dans des cadres merveilleusement propres à l'action, armée mécontente, affamée, déshabituée du travail, n'avant rien à perdre. Les ateliers nationaux, avec leur masse énorme, brutale, irrésistible, apparaissaient comme un de ces blocs gigantesques qui interceptent parfois les routes de montagnes et qu'il faut de toute nécessité attaquer de vive force ou désagréger. Le danger était trop réel pour que l'Assemblée nationale et la Commission exécutive pussent le dédaigner ou l'ignorer. L'Assemblée, qui, pour faciliter l'étude des divers projets dus à l'initiative parlementaire, s'était divisée en quinze comités, avait constitué, entre autres, un comité des travailleurs. C'est à ce comité, composé d'hommes de toutes nuances, tels que M. de Falloux, M. Corbon, M. Tourret, M. Roulier, c'est à ce comité qu'elle renvoya toutes les motions dont elle fut saisie dès les premiers jours et qui avaient pour but la solution du redoutable problème. Ces motions étaient nombreuses, et, si elles témoignaient d'une bonne volonté plus louable qu'efficace, elles révélaient par leur nombre même l'intensité des préoccupations publiques. M. Billault proposait la création, dans chacun des arrondissements de France, d'une commission composée moitié de patrons, moitié d'ouvriers, et chargée d'étudier l'organisation du travail. M. Saint-Romme demandait que les ateliers nationaux fussent divisés en catégories suivant les professions, qu'une partie des salaires fût payée en bons de subsistances ou de vêtements, et que l'autre portion, constituée à titre de réserve, ne fût remise à l'ouvrier qu'à sa sortie des ateliers. M. Bouhier de l'Écluse voulait mettre à la disposition des industries privées les travailleurs des chantiers. M. de Montreuil formulait un projet pour consacrer soit à des défrichements, soit à de grandes entreprises de colonisation en Algérie, la masse des bras inoccupés. Enfin, M. Léon Faucher sollicitait l'ouverture d'un crédit de 10 millions pour des terrassements à faire sur les chemins de fer de l'Est et du Centre. Le comité des travailleurs recueillait toutes ces propositions, les examinait, les discutait, s'efforçait d'en dégager les applications pratiques : pour activer ses recherches, il s'était divisé en sous-commissions : le 22 mai, il entendait M. Émile Thomas. L'opinion de la plupart de ses membres s'affirma bientôt : ils voulaient la dissolution, mais par voie de mesures progressives. Tel était aussi le sentiment général de l'Assemblée, et elle eut bientôt occasion de le témoigner. Le ministre des travaux publics, M. Trélat, ayant demandé un crédit de 3 millions pour les ateliers nationaux, elle s'empressa de le voter ; mais, en même temps, elle vota un crédit de 3 millions 400.000 francs pour réparations aux routes nationales. Par le premier de ces votes, elle protestait contre toute pensée de suppression immédiate et brutale. Par le second, elle montrait sa volonté de répartir sur toute la surface du territoire cette armée dangereuse, et, après l'avoir rendue plus maniable en la divisant, de la ramener peu à peu et par parties vers l'industrie privée. A la Commission exécutive incombait la Liche la plus difficile ; car c'est à elle qu'appartiendrait, en ces graves conjonctures, la responsabilité de l'exécution. Elle procéda d'abord par voie d'essais et de tâtonnements, comme si elle eût voulu s'habituer peu à peu à contempler le péril en face. Le 17 mai, elle créa une commission. Elle prescrivit à plusieurs reprises et avec une extrême insistance le recensement des ouvriers, semblable en cela à ces débiteurs qui croient avoir amélioré beaucoup leur situation lorsqu'ils ont établi le compte de leur passif. Afin que l'état de choses déjà si critique ne s'aggravât pas, elle décida que les listes d'inscriptions seraient closes[13] ; elle donna des ordres en ce sens au ministre de l'intérieur et au maire de Paris ; deux maires d'arrondissement, qui avaient contrevenu à ces instructions, furent destitués[14]. Ces mesures prises, elle résolut d'attaquer le mal dans sa racine. Mais il n'y a rien de pire que les intermittences de fermeté des pouvoirs naturellement faibles ; leur fermeté est d'ordinaire si maladroite qu'elle fait regretter leur faiblesse même. Ce fut le sort de la Commission exécutive. Dans un conseil de gouvernement tenu le 23 mai, elle décida que le travail à la tache serait partout substitué au travail à la journée ; que les travailleurs qui ne justifiaient pas d'une résidence de six mois à Paris seraient congédiés ; qu'il serait établi des bureaux de placement où les patrons pourraient demander des ouvriers, et que ceux d'entre eux qui refuseraient d'entrer dans les ateliers privés seraient aussitôt rayés des ateliers nationaux. Reprenant une pensée déjà exprimée le 13 mai précédent, le gouvernement se préoccupa, en outre, d'ouvrir des listes pour recevoir les engagements militaires des travailleurs âgés de dix-huit à vingt-cinq ans ; ceux qui refuseraient de souscrire ces engagements seraient, eux aussi, exclus des chantiers. On comptait opérer par ces moyens des réductions très considérables. Parmi les ouvriers qui resteraient, on se réservait d'organiser des brigades qui seraient employées aux travaux publics dans les départements et qui, en particulier, seraient mises à la disposition du directeur du chemin de fer de Lyon[15]. Ce sont ces mesures rigoureuses qui, transformées un mois plus tard en décret, devaient précipiter l'insurrection de Juin. Lorsque M. Émile Thomas apprit, le 24 mai, par les instructions qui lui furent adressées, les projets concertés la veille, il se rendit auprès du ministre des travaux publics, M. Trélat, et le conjura d'ajourner la publication d'une résolution si grave. Il parvint, non sans peine, à obtenir de lui un sursis. Mais la Commission exécutive, à la manière des autorités faibles qui confondent l'arbitraire avec l'énergie, était avide de frapper un grand coup. Ne pouvant atteindre les ateliers nationaux, elle voulut du moins atteindre leur directeur. Le procédé qu'elle employa mérite d'être rapporté. Le 25 mai, le ministre des travaux publics nomma une nouvelle commission, composée d'ingénieurs et d'industriels, et munie de pouvoirs presque sans limites, pour surveiller et réformer l'administration de Monceaux[16]. Dès le lendemain, la commission, présidée par le ministre lui-même, se livra à une première enquête : Il faut, dit M. Trélat à M. Émile Thomas, que vous nous aidiez à détruire ce que vous avez édifié. M. Thomas formula quelques réserves et protesta, d'ailleurs, de son dévouement à la chose publique. Le ministre parut satisfait de ces assurances et ne ménagea même point les éloges à son jeune subordonné. Cependant il était mécontent de M. Émile Thomas : il le considérait comme présomptueux et plein d'ambition ; il l'accusait d'entraver par son inertie volontaire l'opération du recensement ; il le soupçonnait de vouloir faire des ateliers nationaux une armée à sa solde. L'après-midi, rencontrant M. Garnier-Pagès à l'Assemblée, il lui communiqua ses craintes : Eh bien ! répondit celui-ci, débarrassez-vous d'Émile Thomas ; voyez le préfet de police et demandez-lui un mandat d'arrêt pour le cas où il ne consentirait pas à partir. Trouvez-lui une mission, faites ce que vous voudrez de lui[17]. C'est le même Garnier-Pagès qui, trois mois auparavant, saluait dans M. Thomas un homme d'État qui venait de se révéler... A neuf heures du soir, NI. Thomas fut appelé au ministère des travaux publics sous prétexte d'affaires de service. M. Trélat était dans son cabinet avec son secrétaire, M. Boulage. Nous vous demandons votre démission, lui dit aussitôt le ministre. Après quelques observations, M. Thomas s'assit à une table et se mit en devoir de rédiger l'acte qu'on réclamait de lui. Je me tiendrai à la disposition de mon successeur, ajouta-t-il. — C'est inutile, reprend le ministre, il faut que vous quittiez Paris sur-le-champ et que vous alliez à Bordeaux pour y étudier le prolongement du canal des Landes. M. Émile Thomas résiste, fait observer qu'il n'est pas ingénieur des ponts et chaussées, finit cependant par céder, et annonce qu'il partira le lendemain matin. Demain matin, c'est trop tard. II faut partir immédiatement. — Laissez-moi faire mes préparatifs. — C'est impossible. — Permettez-moi au moins de voir ma mère... — J'en suis désolé, vous ne devez voir personne. — Mais ceci ressemble à une arrestation. Où sont vos instructions ? Où est votre mandat d'amener ? M. Trélat convient alors qu'il est autorisé, en cas de résistance, à recourir à la force. Une chaise de poste, préparée par les soins du préfet de police et escortée par deux officiers de paix, attendait dans la cour de l'hôtel. A onze heures, M. Émile Thomas monta en voiture ; le ministre l'accompagna jusqu'à la portière, comme il l'eût fait pour un visiteur ; les deux agents prirent place il côté de lui. Deux jours plus tard, il arrivait à Bordeaux, incertain s'il était libre ou prisonnier, s'il allait remplir une mission ou subir une captivité : le gouvernement d'ailleurs ne le savait pas plus que lui ; car une première dépêche ordonnait de le maintenir en état d'arrestation, et une seconde, presque aussitôt après, prescrivait de le mettre en liberté[18]. Lorsqu'on apprit à Monceaux le départ d'Émile Thomas, une grande agitation se manifesta : Il est parti chargé d'une mission dans les Landes, répond le ministre des travaux publics à ceux qui l'interrogent. Cette réponse dérisoire ne satisfait personne ; les sous-directeurs offrent leur démission et ne consentent qu'à regret à conserver provisoirement leur charge. Cependant M. Trélat promet de se rendre à trois heures à l'assemblée des délégués des ateliers nationaux pour y justifier la mesure qu'il a prise. Il arrive à l'heure annoncée et, comme s'il eût redouté l'explication attendue, parle de la dernière révolution, de ses souffrances pour la cause populaire, des années qu'il a passées dans les cachots. Au fait ! lui crie-t-on. Il essaye d'éluder les questions : mais les instances redoublent. Tout ce que je puis dire, répond le ministre, c'est qu'au départ, j'ai serré la main d'Émile Thomas comme à un honnête homme, comme à un ami. — Alors, pourquoi l'enlèvement ? Pourquoi l'arrestation ? On n'arrête qu'un coupable ! C'est seulement au bout de trois heures que M. Trélat parvient à se retirer. Le soir, deux bataillons d'infanterie et deux bataillons de garde mobile occupent le parc de Monceaux. C'est au milieu de cet appareil militaire que s'installe le nouveau directeur, M. Lalanne[19]. On était alors au 27 mai. Quelques propositions soumises à l'Assemblée et au comité des travailleurs, un décret tellement rigoureux qu'on avait dû renoncer à le publier, avec cela l'arrestation arbitraire de M. Émile Thomas, tel était le bilan des mesures prises jusque-là. Du moins, la nouvelle direction, créée dans des conditions si étranges, faciliterait-elle cette dissolution progressive réclamée par tous les gens de bien ? La suite de ce récit l'apprendra. Mais avant d'achever la lamentable histoire des ateliers nationaux, il faut dire les embarras de toute sorte qui, en dehors même de ce redoutable problème, assaillaient à cette heure la Commission exécutive. III Cette malheureuse Commission voyait s'ébranler à la fois tous ses appuis. L'Assemblée qui l'avait nommée s'éloignait d'elle. Elle ne lui pardonnait pas la surprise du 15 mai. Dans les comités, les membres de la droite avaient, grâce à leur expérience des affaires, une influence tout à fait disproportionnée à leur petit nombre, et ils ne se faisaient pas faute d'insinuer que si le pouvoir était incapable de résolutions fermes, il fallait s'en débarrasser : ces dispositions se révélaient surtout dans le comité des finances et dans le comité des travailleurs. Les représentants, pour imprimer plus d'unité à leur action commune, créaient des réunions extraparlementaires : il y eut la réunion du Palais national, où dominaient les républicains modérés ; il y eut la réunion de la rue des Pyramides, où se groupaient les républicains socialistes ou radicaux ; il y eut surtout la réunion de la rue de Poitiers, bien modeste à ses débuts, composée uniquement de nouveaux venus dans la politique, mais qui bientôt, par l'adjonction des anciens chefs parlementaires, devint un puissant instrument de réaction. Dans ces réunions, le gouvernement était violemment attaqué, mollement défendu. Cette malveillance contre la Commission exécutive se trahissait, quoique sous une forme discrète, jusque dans les séances du Palais-Bourbon. Dès le 20 mai, M. Dabeaux avait proposé de soumettre à la révision des comités les actes du gouvernement provisoire, et, bien que cette motion n'eût pas été prise en considération, c'était un symptôme de l'état des esprits qu'elle eût été écoutée sans colère. La création irrégulière d'un corps de garde mobile à cheval donnait lieu, quelques jours plus tard, à un débat non sans vivacité. Enfin, la discussion du projet de décret sur les rapports entre la Commission exécutive et. l'Assemblée, et sur les mesures propres à assurer la sécurité de la représentation nationale, mettait à nu les méfiances du Parlement : à la vérité, après de longs débats, on parvint à s'entendre ; il fut décidé que le commandement des forces militaires appartiendrait à la Commission exécutive, sans préjudice du droit de réquisition directe consacré, dans les cas d'urgence, au profit du président de l'Assemblée : mais l'insistance des représentants à affirmer leur souveraineté, l'animation des discours, les allusions à l'attentat récent du 15 mai, tout cela indiquait entre les deux pouvoirs moins une harmonie durable qu'un accord précaire et prêt à se change ! en hostilité. Attaquée ou mal soutenue par l'Assemblée, la Commission exécutive ne rencontrait dans la bourgeoisie ou dans le peuple parisien qu'indifférence ou défaveur. — La bourgeoisie lui reprochait les embarras du commerce, la ruine de l'industrie, la rareté du numéraire, les agitations de la rue. Le service de la garde nationale lui était pénible, et, par allusion aux convocations fréquentes, elle appelait la Commission la commission du rappel[20]. Par-dessus tout, comme elle pressentait les périls, elle voulait une autorité forte, et, la Commission exécutive étant faible, elle se plaignait ne n'être pas gouvernée. Le gouvernement n'était à proprement parler ni populaire, ni impopulaire, il était dédaigné. On se divertissait à ses dépens, comme pour faire trêve à ses propres frayeurs. On n'avait pas assez de railleries pour ce nouveau Directoire qu'on se plaisait à comparer à l'ancien, et en cela bien à tort, car s'il en avait l'incapacité, il n'en avait ni les vices ni la corruption. Les cinq membres de la Commission exécutive étaient appelés les Pentarques. On s'amusait de leur vanité, on bafouait leur impuissance. Leur séjour dans le superbe et voluptueux palais des Médicis fournissait la matière de mille plaisanteries qui achevaient d'enlever A ce pouvoir, né d'hier et déjà usé, le reste de son prestige. Ainsi pensait la bourgeoisie. — Quant au parti radical, il se répandait, non en railleries, mais en paroles amères. Il redemandait ses chefs prisonniers, il s'indignait de voir Ledru-Rollin au sommet des honneurs, tandis que le généreux Barbès gémissait à Vincennes. On observait dans les journaux démagogiques un redoublement de violences. L'une de ces feuilles, le Père Duchêne, organisait dans ses bureaux une souscription pour un banquet populaire à vingt-cinq centimes : les souscriptions se multiplièrent dans des proportions effrayantes : même on craignit un instant que le gouvernement de Février, issu de l'interdiction d'un banquet, ne fût, par un étrange retour, renversé, lui aussi, à quatre mois d'intervalle, à l'occasion d'un banquet[21]. Si Paris était agité, les provinces n'étaient guère plus tranquilles. De toutes parts, des grèves étaient signalées. Sur certains points, des collisions éclataient entre ouvriers français et ouvriers belges. Sur les chemins de fer, les mécaniciens français menaçaient d'expulser les mécaniciens anglais. A Lyon et dans le département de l'Ain, des magistrats étaient séquestrés et ne retrouvaient leur liberté qu'après une périlleuse détention. Quelques troubles éclataient à Perpignan. Dans plusieurs départements, et notamment dans le département du Cher, la perception des droits réunis était contestée ou entravée. L'impôt des quarante-cinq centimes soulevait surtout les récriminations : dans la Dordogne et dans le Gers, cette irritation se traduisait, soit par des menaces, soit par des voies de fait contre les agents de recouvrement. Pour lutter contre les dispositions malveillantes ou hostiles de l'Assemblée, de la bourgeoisie et du peuple, pour comprimer les agitations qui se produisaient hors de la capitale, pour vaincre toutes ces difficultés qui s'ajoutaient à la difficulté toujours pendante des ateliers nationaux, la Commission exécutive n'avait d'autres ressources que sa bonne volonté impuissante, ses capacités douteuses, et les capacités plus douteuses encore de ses ministres. — C'est en vain qu'elle essayait de puiser un retour de popularité dans quelqu'une de ces manifestations dont on avait été jusque-là si prodigue. La fête de la Fraternité, d'abord fixée au 14 mai, puis remise au 21, n'avait eu pour résultat que d'exciter la malignité publique. A l'enthousiasme naïf avait succédé l'impitoyable raillerie. Ce char de l'agriculture symbolisant l'abondance, ces filles suspectes personnifiant la chasteté, ces chœurs patriotiques ordonnés d'avance, ces sortes de reposoirs où s'étalaient les chefs-d'œuvre de l'industrie, toute cette exhibition froide et prétentieuse n'avait produit qu'une immense hilarité. On s'était moqué du programme de la fête ; on se moqua de la fête elle-même : tout cet appareil théâtral n'était plus qu'un décor usé. Lamartine lui-même était impuissant à rendre quelque lustre au pouvoir, tant avait décliné sa popularité ! — Ainsi réduite à l'isolement, la Commission exécutive tantôt songeait à la retraite, tantôt s'efforçait de se relever par quelque résolution virile. C'est sans doute parmi ces prétendus actes de fermeté qu'il convient de ranger le projet de décret destiné à étendre à la famille d'Orléans la loi du 10 avril 1832, qui interdisait le territoire français à la branche aînée des Bourbons. Dans de nobles lettres rendues publiques, les princes protestèrent contre cette privation de la patrie. Après une discussion écourtée et sans éclat, le décret fut voté par 631 voix contre 63. Ce succès lui-même était peu de chose. Ce ne sont pas les pouvoirs récemment renversés qu'il faut redouter. Ce sont ceux qui, depuis longtemps tombés, n'apparaissent plus qu'à travers une légende qui voile les fautes et grandit la gloire même. Une dernière déception était réservée à la Commission exécutive. Si délaissée qu'elle fût, elle comptait encore sur l'appui de ces républicains modérés qui formaient l'ancien groupe du National et qui, depuis le 24 février, avaient été les hôtes assidus de l'Hôtel de ville. Or, vers l'époque où nous sommes arrivés, ce concours même lui échappait. Dans ce parti, on commençait à se dire que la République succomberait, soit sous l'effort de la démagogie, soit sous les tentatives de la réaction, si elle ne s'incarnait dans un pouvoir énergique. On insinuait d'une façon discrète, mais très claire, que le gouvernement était bien faible et ses agents plus faibles encore. On répétait qu'un chef unique, appuyé sur des ministres résolus, pourrait seul sauvegarder la paix publique et l'état républicain. Ces doctrines trouvaient surtout faveur dans la réunion du palais National. Parmi ces amis plus clairvoyants que fidèles, M. Marrast et M. Sénard se distinguaient par lu netteté de leur langage. On murmurait même le nom du chef futur : c'était le ministre de la guerre, le général Cavaignac. Fils d'un conventionnel, frère du publiciste Godefroy Cavaignac, le général portait un nom doublement cher à la démocratie. D'un autre côté, son respect de la discipline, sa réputation d'austérité, les habitudes de sa vie militaire, ses services à l'armée d'Afrique, étaient propres à inspirer confiance aux hommes d'ordre. Ceux qui l'approchaient étaient frappés de sa fermeté modeste. Sa nature était concentrée et silencieuse ; et la longue solitude des commandements aux confins du désert avait encore développé cette disposition de son âme. Mais cette humeur froide et taciturne le servait, loin de lui nuire : on avait, depuis trois mois, tant abusé de la parole que savoir se taire semblait sagesse et vertu. La révolution de Février avait trouvé Cavaignac maréchal de camp, et l'avait fait général de division, gouverneur de l'Algérie, puis ministre de la guerre. Par suite de circonstances particulières, il n'avait, pris possession du ministère que le 17 mars. Il arrivait ainsi, tout neuf encore, sur ce théâtre de la politique où, en peu de mois, tant de renommées avaient vieilli : il survenait à point nominé, à l'heure où Lamartine, homme de parole, déclinait, et où, de toutes parts, on demandait un homme d'action. M. Marrast, M. Sénard, quelques autres lui avaient aussitôt servi de patrons, et déjà songeaient à le pousser au pouvoir ; en cela, ils se flattaient de travailler non seulement à l'intérêt public, mais aussi à leur intérêt propre : car ils comptaient devenir le conseil de ce gouvernement dont Cavaignac serait l'épée. Cependant, de la part d'adversaires si récents, une attaque directe était difficile. On ne pouvait frapper que par une voie détournée la Commission exécutive. Si l'on en croit une opinion assez répandue à cette époque, la demande d'autorisation de poursuites contre Louis Blanc, déposée sur ces entrefaites, fut l'œuvre de ce parti nouveau : elle n'eut d'autre but, assure-t-on, que d'atteindre, à travers leur ancien collègue, M. Ledru-Rollin et M. de Lamartine, de mettre en pleine lumière leurs complaisances pour les factieux et de préparer la dissolution du pouvoir. Ces poursuites fixèrent pendant quelques jours l'attention publique au point de dominer les autres préoccupations. On se rappelle par quelle explosion d'injures Louis Blanc avait été accueilli, dans la soirée du 15 mai, au sein de l'Assemblée. Depuis, l'enquête judiciaire avait fortifié les soupçons contre lui : son attitude pendant l'envahissement, ses discours au peuple, les ovations des factieux, sa présence constatée sur le quai aux Fleurs au moment où Barbès et Albert prenaient le chemin de la place de Grève, tout cela passait aux yeux du plus grand nombre pour des signes non douteux de complicité. Certains témoignages, colportés de bouche en bouche, accusaient même Louis Blanc d'avoir été, lui aussi, à l'Hôtel de ville ; on l'y avait vu, disait-on, au milieu des émeutiers. Vers la fin de mai, M. Portalis, procureur général, et M. Landrin, procureur de la République, furent entendus par le garde des sceaux et, se fondant sur les présomptions déjà recueillies, exprimèrent l'avis qu'il convenait de solliciter de l'Assemblée une autorisation de poursuites. La Commission exécutive, consultée par le ministre, exigea un nouvel interrogatoire : après cet interrogatoire, M. Portalis revint à la charge, offrant sa démission si l'on ne faisait droit à sa requête. Devant cette insistance, la Commission décida qu'il ne lui appartenait pas d'entraver l'action de la justice. Le 31 mai, M. Portalis déposa sur le bureau de l'Assemblée la demande d'autorisation de poursuites contre Louis Blanc. Directement désigné comme l'un des auteurs de l'attentat
du 15 mai, Louis Blanc s'éleva aussitôt avec beaucoup de véhémence contre cette
accusation : Ce
qu'on vous demande, citoyens, alors qu'on n'apporte aucune preuve, c'est
d'ouvrir l'ère des proscriptions, c'est de
vous décimer les uns les autres ; ce qu'on vous demande, c'est de commencer
l'ère de la République nouvelle, qui devait être une ère de clémence, de justice
et d'équité, par ce régime de terreur qu'on nous a reproché si longtemps de
vouloir. (Agitation.)
..... Voilà la récompense de ceux qui ont cherché à
foncier la République sur des idées de justice, de clémence, de liberté
individuelle... On vous engage dans la voie
au bout de laquelle il y aurait, si vous n'y prenez garde, le système des
épurations et des haines implacables... On
m'accuse d'avoir voulu violer le principe de la souveraineté du peuple, moi
qui ai passé ma vie à le défendre... J'aurais
manqué de respect à ma propre pensée au point de convier le peuple à venir
violer l'Assemblée dont j'ai l'honneur de faire partie... Non ! non ! mille fois non ! Et que celui qui peut
apporter la preuve du contraire se lève pour que je lui dise en face qu'il en
a menti. (Applaudissements sur
quelques bancs.) Que produira le rapport ? s'écria Louis Blanc en terminant. Je suis curieux de savoir les accusations qu'on porte contre moi... Je ne me justifie pas, n'ayant pas besoin d'être justifié. (Agitation.) Le ministre de la justice, M. Crémieux, comme pour bien marquer sa solidarité avec les magistrats, ses subordonnés, demanda le renvoi à une commission. La commission fut nommée : par quinze voix contre trois, elle se prononça pour les poursuites, et elle désigna Jules Favre pour son rapporteur. Le 2 juin, il vint lire son rapport. Ce document était rédigé avec cet art consommé qui insinue
le crime en se gardant bien de l'affirmer, et avec cette modération qui
accable plus sûrement que la violence. Il protestait contre toute pensée de
réaction politique, et repoussait d'avance toute idée de rancunes
personnelles. Avec une perfide affectation d'impartialité, Jules Favre
s'attachait à mettre en relief les travaux et les succès de Louis Blanc : Quel esprit sensé pourrait admettre qu'on eût choisi comme
victime de je ne sais quel système haineux mi homme déjà considérable par ses
travaux d'histoire, en relation de familiarité, en communauté d'opinions avec
ceux qui le signalent aujourd'hui ; un homme qui a partagé le dévouement, les
sacrifices et les périls du gouvernement provisoire ; un homme enfin qui,
attaqué dans ses théories, n'en a pas moins été constamment respecté et
honoré pour ses sentiments généreux que ses erreurs économiques n'ont pas
effacés ? Personne ne voudra croire que, par une animosité du reste
inexpliquée, les magistrats aient songé à créer cet embarras au gouvernement,
et que le gouvernement l'ait inutilement accepté. Sur les faits eux-mêmes
le rapporteur se taisait. La commission est d'avis qu'il
y a lieu d'accorder l'autorisation réclamée par le réquisitoire. Cet avis ne
sera accompagné d'aucun développement, et en voici la raison. La commission a
puisé les éléments de ses opinions dans une procédure que nos lois rendent
secrète, et dont nous ne pourrions vous entretenir sans manquer à tous nos
devoirs... Il suffit qu'il y ait un doute pour
que la France ait hâte de l'éclaircir. Tel doit titre aussi le désir de notre
collègue, et nous croirions trahir ses intérêts les plus chers, si nous le
condamnions à subir les bénéfices d'une inviolabilité qui étoufferait la
lumière. Cette invocation du secret de la procédure pour se dérober à toute explication était, à coup sûr, habile. On ne pouvait demander en un meilleur langage que l'accusé fût livré sans discussion à la justice. Cependant l'Assemblée nationale ne fut pas dupe de cette tactique. Plusieurs même, en entendant ce rapport où l'âpreté de la pensée se déguisait sous l'harmonie de la phrase, se rappelèrent le temps où Barrère préludait par d'élégants discours à l'immolation de ses ennemis. En vain quelques représentants auraient voulu étouffer le débat : la majorité proteste. A la séance du lendemain, M. Mathieu de la Drôme s'élève contre le vote de confiance qu'on essaye de surprendre. M. Dupont de Bussac fait observer, non sans raison, que l'inviolabilité parlementaire ne serait qu'une dérision si les réquisitions de l'autorité judiciaire devaient être accueillies sans contrôle. Jules Favre revient à la charge. Mais l'Assemblée se montre de plus en plus jalouse d'exercer son droit d'examen. Déjà M. Théodore Bac avait entrepris la justification de Louis Blanc. Cette justification apparut bientôt plus complète. On lui faisait un grief d'avoir parlé aux envahisseurs : il fut établi qu'il n'avait parlé que sur l'autorisation du président. On l'accusait d'avoir félicité le peuple de ce qu'il avait reconquis son droit de pétition : Barbès écrivit du donjon de Vincennes, pour faire connaitre que les paroles incriminées n'avaient été prononcées que par lui. On lui reprochait les ovations populaires : il parut démontré qu'il avait subi, non désiré ces ovations. A la vérité, un grave soupçon subsistait. Le bruit courait que, le 15 mai, on avait vu Louis Blanc à l'Hôtel de ville, et ce bruit avait pris d'autant plus de consistance qu'on en faisait remonter l'origine à M. Marrast lui-même. Successivement, M. Louis Blanc et M. Théodore Bac avaient sommé le maire de Paris de confirmer ou de démentir cette rumeur. Devant cette double mise en demeure, M. Marrast avait gardé le silence ; mais, à la fin de la séance, sur l'invitation du représentant Raynal, il monta à la tribune : J'aurais répondu plus tôt, dit-il, à l'interpellation qui m'a été adressée, si elle m'avait été faite dans la forme employée par le précédent orateur ; mais je n'aime pas les sommations : je n'ai pas l'habitude d'y répondre. J'ai cru, le premier jour, que le citoyen Louis Blanc était venu à l'Hôtel de ville ; mais aujourd'hui, après enquête, il m'est resté la conviction complète qu'il n'y a pas mis les pieds pendant la journée du 15 mai. Cette déclaration terminait le débat : l'autorisation fut repoussée par 369 voix contre 337. Louis Blanc était sauvé, mais pour peu de temps ; car la demande, aujourd'hui rejetée, devait, comme on le verra, triompher plus tard. Quant au groupe politique qui, suivant une croyance presque universelle alors, avait ourdi cette trame, et qui s'était flatté d'entraîner Ledru-Rollin et Lamartine dans la chute de Louis Blanc, il voyait ses espérances trompées. Néanmoins il n'avait pas travaillé en vain. Cet incident, s'il n'entraîna pas la chute du pouvoir, mit en pleine lumière l'anarchie qui régnait. La Commission exécutive avait sanctionné la demande de poursuites : le garde des sceaux, M. Crémieux, était personnellement intervenu pour solliciter le renvoi dans les bureaux : le rapporteur, M. Jules Favre, était sous-secrétaire d'État au département des affaires étrangères. Qu'arriva-t-il cependant ? Au moment du scrutin, les membres du gouvernement et tous les ministres, sauf M. Bastide, votèrent contre ces mêmes poursuites qu'ils avaient autorisées. — La séance parlementaire du lendemain accrut le scandale de ce désaccord. Les magistrats du parquet, M. Portalis et M. Landrin se plaignirent d'avoir été abandonnés : ils affirmèrent que le garde des sceaux les avait assurés de sa communauté de sentiments avec eux. M. Crémieux nia qu'il eût donné cette assurance, il ajouta qu'il ignorait les pièces de la procédure. MM. Portalis et Landrin répliquèrent qu'il les connaissait. Ce n'était pas assez de ces mutuels démentis. Jules Favre, se mêlant à la discussion, poussa à fond l'attaque et, aux applaudissements de l'auditoire, proclama la nécessité d'un pouvoir fort et énergique, comme s'il eût voulu saluer d'avance un nouveau gouvernement. L'Assemblée passa à l'ordre du jour. Mais elle témoigna à sa manière son sentiment. Comme elle avait à renouveler son bureau, elle nomma M. Portalis vice-président et M. Landrin secrétaire. A la suite de cet édifiant débat, MM. Portalis, Landrin, Favre, désavoués par le gouvernement, se démirent de leurs fonctions officielles : de son côté, M. Crémieux, désavoué indirectement par l'Assemblée, résigna son portefeuille. Le pays eût pu se consoler aisément de la retraite de ces personnages ; mais ce qui l'inquiétait à plus juste titre, c'était l'esprit d'indécision qui se révélait dans le pouvoir, esprit d'indécision d'autant plus funeste que le péril social devenait chaque jour plus pressant. IV Les peuples ont besoin de conducteurs. Lorsqu'ils ne se sentent pas gouvernés, ils cherchent partout qui les dirige. Si alors quelque nom prestigieux les attire, ils se rangent derrière ce nom et suivent en aveugle. Tandis que tout allait à la dérive, un personnage, presque inconnu jusque-là, plus dédaigné encore qu'inconnu, mais porteur d'un de ces noms qui fascinent les foules, surgit tout à coup du milieu de la confusion générale. Je veux parler de Louis-Napoléon Bonaparte. Troisième fils[22] de Louis, roi de Hollande, et de la reine Hortense, Louis-Napoléon Bonaparte était né à Paris le 20 avril 1808. Il avait six ans lorsque la chute du régime impérial l'entraîna sur la terre étrangère. La ville d'Augsbourg, puis le château d'Arenenberg, au bord du lac de Constance, donnèrent asile à l'enfant proscrit. Son adolescence s'écoula auprès de sa mère. Sa participation à l'insurrection des Romagnes fut le principal événement qui marqua sa jeunesse. Rien n'annonçait qu'il dût être un jour un prétendant au trône. La mort de son frère aîné en 1831, celle du duc de Reichstadt survenue l'année suivante, l'exclusion qui pesait sur Lucien et sur sa race, l'effacement du roi Joseph qui, réfugié tour à tour en Amérique et en Angleterre, ne demandait qu'à finir sa vie dans la tranquille monotonie de l'exil, tout ce concours de circonstances changea sa destinée et fit de lui le représentant héréditaire de la dynastie impériale. A vrai dire, le jeune prince n'était guère encouragé à se prévaloir à ce titre. Les membres de sa famille, dispersés et surtout désabusés, avaient cessé d'espérer un retour de fortune ; les chancelleries européennes ignoraient presque qu'il existât. En France, les anciens serviteurs de l'Empire, ralliés presque tous autour du trône de Juillet, n'étaient guère moins indifférents que les chancelleries. En dépit du sort adverse, Louis-Napoléon résolut de ne point abdiquer les prérogatives de sa naissance. Les conseils de sa mère le poussèrent dans cette voie : ses propres réflexions l'y affermirent. Dans ses promenades sous les magnit4pies ombrages d'Arenenberg ou sur les bords du lac, il se plaisait à s'entretenir de la grandeur de sa race : Il se disait que les révolutions se répètent les unes les autres, et que la fortune qui, par un de ses plus étonnants caprices, l'avait fait naître aux Tuileries, pouvait, par un nouveau caprice, l'y ramener un jour. La solitude favorise les rêves et finit par leur donner consistance. Louis-Napoléon, nature méditative et taciturne, concentra toutes ses pensées vers ces rêves d'empire et, malgré toutes les apparences contraires, s'y attacha avec une étrange obstination. Ceux qui l'ont vu à cette époque lui trouvaient une intelligence peu au-dessus de l'ordinaire, mais étaient frappés de cette foi superstitieuse dans l'avenir. Sur ce coin de terre ignoré où l'avait jeté l'exil, le prince se préparait silencieusement au rôle qu'une sorte d'intuition lui révélait. Par la largesse de ses libéralités et la bienveillance de son accueil, il se rendait populaire : les titres de bourgeois de Sallenstein et de citoyen du canton de Thurgovie lui ayant été conférés, il acceptait avec bonne grâce ces modestes distinctions comme s'il y eût vu le présage d'autres honneurs ; il étudiait l'art militaire à l'école d'application de Thoune ; il devenait capitaine d'artillerie du gouvernement de Berne ; il publiait un manuel d'artillerie. En même temps commençait à se dessiner dans son esprit, sous des traits d'abord très vagues, le programme politique qu'on a désigné plus tard sous le nom d'idée napoléonienne, et qui, alliant le principe de l'hérédité impériale à celui de la souveraineté populaire, se flattait de satisfaire la démocratie tout en la contenant par une autorité puissante. Les visites de France étaient rares. Un jour pourtant, un jeune homme, voyageant alors en Allemagne et déjà épris du nom de Napoléon, fut saisi d'un ardent désir de connaître l'héritier de cette race illustre. Il était de naissance obscure, venait de quitter l'armée où il n'avait pas dépassé le grade de sous-officier et se nommait Fialin. Il fut introduit auprès de l'exilé, flatta ses illusions, lui inspira confiance, et lui voua, de son côté, un dévouement qui ne se démentit pas. De retour en France, il amplifia son nom et s'appela Fialin de Persigny, adopta pour devise ces mots : Je sers, s'employa avec beaucoup d'activité à grouper autour du prince un parti. On sonda les dispositions des anciens militaires ; on chercha à entraîner quelques ouvriers ; on assure même qu'un peu plus tard des tentatives furent faites auprès des membres de la société secrète dite Société des saisons. Cependant ces efforts étaient à peu près vains. Le prétendant avait vingt-huit ans : il lui tardait de faire violence à la fortune ; car sa nature, d'ordinaire rêveuse et peu active, le portait par instants aux brusques décisions. Soit témérité de jeunesse, soit confiance aveugle dans son nom, il se jeta, le 30 octobre 1836, dans la ville de Strasbourg et, avec la complicité de quelques amis, essaya d'entraîner à sa suite la garnison. On sait quelle fut la misérable issue de ce coup de main, presque aussitôt réprimé que tenté. Le prince fut dirigé sur Lorient, embarqué sur un navire, déposé sur le sol américain. Ses complices, en l'absence de l'auteur principal, furent acquittés par le jury. Le gouvernement royal prit à tâche de désarmer les conspirateurs par sa clémence et d'étouffer sous le ridicule la conspiration elle-même Mais Louis-Napoléon ne renonça point à ses projets. Revenu en Europe, il voulut de nouveau faire appel aux armes. Le 6 août 1840, il débarquait sur la plage de Boulogne, et, parodiant Napoléon au retour de l'ile d'Elbe, déplorait ses aigles sur le rivage. La seconde tentative ne fut pas plus heureuse que la première. Cette fois, malgré la mansuétude royale, il fallut que la justice eût son cours. Le prince fut traduit devant la Cour des pairs, condamné à une détention perpétuelle et enferme au fort de Ham. L'héritier de Napoléon n'avait alors d'autre renommée que celle que lui avaient. valu deux entreprises téméraires, mal conçues, par-dessus tout criminelles. Sa captivité le servît, loin de lui nuire D'abord elle le préserva de nouvelles folies. Ensuite elle lui donna des loisirs qu'il consacra fort sagement à d'utiles études. En outre, du fond de sa prison que la tolérance du pouvoir avait rendue très douce, Louis Bonaparte eut l'art d'entretenir l'attention publique sur sa personne, tantôt par des brochures sur l'Extinction du paupérisme, la Question des sucres, le Recrutement, tantôt par des lettres ou des articles publiés dans divers journaux, et principalement dans le Progrès du Pas-de-Calais. Le prince enfin profita de son séjour en France pour recevoir d'assez nombreux visiteurs : presque tous appartenaient au parti le plus avancé ; Louis Blanc, entre autres, passa plusieurs jours à Ham. De telles sympathies n'avaient rien d'étonnant : le langage du prisonnier offrait à cette époque le plus singulier mélange de doctrines socialistes, d'opinions démocratiques, d'appels à la souveraineté du peuple, de protestations contre l'étranger, de souvenirs patriotiques et militaires ; c'est derrière ces séduisantes apparences que se cachait le dogme de l'hérédité impériale, dogme insinué plutôt que proclamé. Louis Bonaparte tira encore de sa réclusion un autre bénéfice ; il éveilla bientôt cette sorte d'intérêt qui s'attache à tout, prétendant qu'on enferme. Les cendres de Napoléon ayant été ramenées en France, il se trouva quelques voix pour rappeler que son héritier, loin de participer à ces honneurs, gémissait dans un cachot. On vantait les habitudes studieuses du captif, son amour pour l'égalité, son goût pour les questions sociales, sa douceur vis-à-vis de la mauvaise fortune : on répétait quelques-uns des mots à effet auxquels, déjà en ce temps-là, il se complaisait ; à la méprisante indifférence des premiers jours avait succédé, non sans doute la faveur, mais une curiosité Plus bienveillante qu'hostile. Il n'est si douce captivité qui ne finisse par lasser. Louis Bonaparte, qui avait demandé sans l'obtenir l'autorisation l'aller voir son père malade, prit la résolution de recouvrer lui-même ce bien de la liberté qu'on lui refusait. Comme on éparait la forteresse, il s'évada sous les vêtements d'un maçon. Il se réfugia à Londres, où il vécut plus inconnu qu'à Ham. Le gouvernement se préoccupa peu de perdre cette proie. Dans les régions officielles, on dédaigna de prendre au sérieux toute cette aventure ; on avait ri des deux échauffourées ; on avait ri des procès ; on avait ri des brochures du prince ; on affecta de rire encore de l'évasion, qui était, de toutes les entreprises du prétendant, la seule où il eût réussi. Deux ans plus tard, la révolution de Février éclatait. A la nouvelle de l'événement, Louis Bonaparte vint à Paris. Tout d'abord le gouvernement provisoire le crut assez dangereux pour l'éloigner. Mais le prince étant retourné docilement à Londres, et aucune agitation bonapartiste ne se produisant, le nouveau pouvoir jugea que toute appréhension serait désormais superflue. — Un fils de Murat, un fils de Lucien, un fils de Jérôme ayant été nommés représentants dans le Lot et la Corse, pas une voix ne s'éleva du banc des ministres pour réclamer l'application des lois de bannissement, et les trois élections furent validées sans débat. — Quelques jours plus tard, tandis qu'on discutait le décret d'ostracisme contre les princes d'Orléans, M. Sarrut demanda le retrait des lois d'exil en ce qui concernait les Bonaparte ; un représentant ayant alors répondu que les membres de cette famille étaient acceptés provisoirement, le prince Napoléon, fils de Jérôme, réclama avec beaucoup de force contre cette réserve, et cela sans qu'aucun membre du gouvernement ne protestât contre une telle revendication. — A quelque temps de là, la Commission exécutive, par l'organe du garde des sceaux, M. Crémieux manifesta son sentiment avec plus de netteté encore. M Piétri venait de reprendre la proposition de M. Sarrut, et l'on discutait sur la prise en considération du projet. M. Crémieux monta à la tribune. La gloire de Napoléon, s'écria-t-il, appartient à la France. Tout ce qu'il y a de populaire dans cette gloire, nous l'acceptons avec empressement ; la proscription de sa famille serait pour la France une honte. Déclarer que la loi de 1832 a pu survivre une heure au triomphe de nos barricades de Février, ce serait presque commettre un crime. En vain un représentant, M. Vallette, fit-il observer qu'il ne comprenait pas comment la proclamation de la République avait pu abroger une loi faite contre une famille dont le chef avait régné comme empereur et avait eu le pouvoir absolu. L'Assemblée, résolue à dépasser les limites ordinaires de l'imprévoyance, n'accueillit que par des murmures cette remarque si sensée. La prise en considération fut votée presque à l'unanimité. On était alors au 2 juin. La sécurité des amis de la République touchait à son terme. La journée du surlendemain réservait à leur indifférence un cruel réveil. Ce jour-là, qui était le ii juin, avait été fixé pour les élections complémentaires devenues indispensables par suite d'options, d'annulations ou de démissions. Parmi les candidats élus, on remarqua Caussidière, qui, par une habileté raffinée, avait résigné son mandat de représentant en même temps que ses fonctions de préfet de police ; M. Goudchaux, un instant ministre des finances ; le général Changarnier, que les souvenirs du 16 avril recommandaient aux suffrages de la bourgeoisie ; M. Thiers, dont l'esprit net, incisif, habile à démasquer l'utopie, devait être surtout prisé en ce temps d'universelles déclamations ; Victor Hugo, qui n'avait pas encore rompu avec le parti de l'ordre ; Pierre Leroux, sorte de philosophe humanitaire à qui l'enthousiasme de quelques disciples avait dressé un piédestal ; Lagrange, le combattant des barricades ; Proudhon, l'homme aux bruyants paradoxes et à l'impitoyable logique ; M. Boissel, l'organisateur déjà bien oublié du banquet du 22 février Mais tous ces noms, notables à des titres divers, étaient dominés par un autre nom, plus illustre à la fois et plus imprévu, c'était celui de Louis-Napoléon Bonaparte. Louis-Napoléon, l'homme de Boulogne et de Strasbourg, le personnage qu'on dédaignait de proscrire, était nommé par quatre départements, et cette quadruple élection pouvait devenir l'origine d'une candidature plus haute et plus redoutable. Le 8 juin, le pays tout entier connaissait, cette grande surprise du scrutin ; et Proudhon, qui excellait à flageller les fautes de ses amis, disait dans son journal : Le peuple vient de se passer une fantaisie princière : Dieu veuille que ce soit la dernière ! Jusque-là indifférente ou dédaigneuse, la Commission exécutive se décida enfin à s'enquérir de la vérité. Elle apprit alors ce qu'elle aurait dû connaître depuis longtemps, à savoir que le parti bonapartiste, sans être encore bien fort, était plus actif qu'on ne le croyait communément. Si le prince était demeuré à Londres, ses amis travaillaient pour lui à Paris, amis d'autant plus unis qu'ils étaient moins nombreux, d'autant plus zélés qu'ils avaient moins à perdre, d'autant plus commodes qu'ils étaient plus obscurs et qu'on pourrait, en cas d'insuccès, les désavouer. Cette faction naissante puisait ainsi quelques avantages dans sa faiblesse même Parmi ces auxiliaires de la première heure, M. de Persigny, M. Laite, M. Ferrère, se distinguaient par leur ardeur. Ils embauchaient les anciens militaires, ils organisaient les moyens de publicité, ils agissaient auprès des commerçants et des ouvriers, et leur action, presque inaperçue, s'exerçant surtout dans les classes inférieures, n'avait pas peu contribué à l'élection du 4 juin. Ce succès était devenu un encouragement à une propagande encore plus suivie. A partir de cette date, de continuels rapports de police signalent les agissements bonapartistes. Aux Buttes-Chaumont, à Belleville, aux Batignolles, le nom de Louis Bonaparte est accueilli avec une extrême faveur. Les uns proposent de le nommer colonel de la 2e légion de la banlieue ; les autres prédisent sa prochaine arrivée au pouvoir. Sur quelques-uns des chantiers nationaux, les mêmes sympathies se manifestent[23]. La douceur de la saison et le chômage universel amenaient chaque soir des rassemblements sur Ies boulevards : or, du sein de ces rassemblements, s'élèvent fréquemment les cris : Vive Napoléon ! Chose étrange ! ces cris alternent avec ceux de : Vive Barbès ! car les amis du prince, pour trouver plus facilement accès auprès des ouvriers, l'ont représenté comme le champion des idées socialistes. Chaque jour le mouvement semble s'accentuer. Le 10 juin, le bruit court à l'Assemblée qu'un régiment d'infanterie, entrant à Troyes, aurait répondu au cri : Vive la République ! poussé par la garde nationale, par le cri : Vive Napoléon ! M. de Heederen interpelle sur ce fait le général Cavaignac, qui, après avoir déclaré qu'aucune information n'est parvenue au ministère de la guerre, ajoute, aux applaudissements de l'auditoire, ces paroles solennelles : Je voue à l'exécration publique quiconque osera jamais porter une main sacrilège sur les libertés du pays. Le 11 juin, on annonce qu'il se fait rue Hauteville des enrôlements pour Louis Bonaparte ; on affirme que le 48e de ligne est gagné à sa cause ; on parle d'une proclamation tumultuaire en sa faveur[24]. A la vérité, dans la soirée, le prince Jérôme Napoléon se rend successivement à la présidence de l'Assemblée, au ministère de l'intérieur, à la préfecture de police, et se porte garant des intentions loyales de son parent[25]. Mais le lendemain, 12 juin, dès le matin, les dépêches de Boulogne signalent les allées et venues de MM. Laity et de Persigny qui arrivent de Londres et se dirigent sur Paris[26]. De plus, comme le bruit s'était répandu que la séance de ce jour serait consacrée à la vérification des pouvoirs de Louis Bonaparte, des groupes nombreux se forment vers onze heures sur la place de la Concorde, ainsi qu'aux abords du Palais-Bourbon, et de ces groupes s'élèvent de temps en temps des cris favorables au prince. — Sans doute, à les considérer en elles-mêmes, ces manifestations sont plus bruyantes qu'inquiétantes ; la plupart des informations transmises par la police sont d'ailleurs inexactes ou exagérées. Mais ce qui prête a cette agitation une certaine gravité, c'est qu'elle s'abrite derrière le nom de Napoléon, nom fatidique entre tous, qui signifie pour la bourgeoisie. l'ordre, pour un grand nombre d'ouvriers le socialisme, pour la généralité du peuple la souveraineté nationale, pour tous la gloire, nom assez éblouissant pour prêter du prestige, même au personnage, alors inconsistant et dédaigné, qui en est le débile héritier. Il n'est pas téméraire de penser que la Commission exécutive, en apprenant ce retour de l'opinion, se prit à regretter le langage plus naïf encore que généreux de son imprudent garde des sceaux. Elle résolut de se montrer ferme. La proposition Piétri sur l'abrogation des lois de 1816 et de 1832 avait été prise eu considération ; mais ces lois subsistaient encore. Le gouvernement décida qu'elles seraient appliquées et, le 12 au matin, expédia en conséquence aux préfets et aux procureurs généraux l'ordre d'arrêter Louis Bonaparte s'il mettait le pied sur le sol français. Il rédigea de plus une déclaration en ce sens, déclaration qui devait, en cas de besoin, être lue à l'Assemblée[27]. Ces mesures adoptées, les membres de la Commission exécutive prirent le chemin du Palais-Bourbon. L'ordre du jour appelait, pour cette séance du 12 juin, un débat en apparence modeste, grave en réalité. La Commission exécutive sollicitait un crédit de 100.000 francs par mois pour frais de bureau et de secrétariat. Or, au cours de cette discussion, on savait que la question de confiance serait posée, en sorte que le vote ou l'échec du projet assurerait le maintien ou entraînerait la chute du gouvernement. Lamartine avait été choisi par ses collègues pour plaider leur cause, et nul, en effet, n'était plus propre à voiler les fautes ou à grandir les succès. Cependant, ses magnifiques périodes, au lieu d'être soulignées comme à l'ordinaire par les acclamations, paraissaient attendre ce jour-là des applaudissements qui ne venaient pas, lorsque, pendant une suspension de séance, on apprit que les attroupements bonapartistes, considérables dès le matin, croissaient d'heure en heure aux abords du Palais-Bourbon : on ajoutait que trois coups de feu avaient été tirés, le premier sur le général Clément Thomas, le second sur un officier de l'armée, le troisième sur un officier de la garde nationale. Lamartine remonte à la tribune. Citoyens représentants, dit-il, une circonstance fatale vient d'interrompre le discours que j'avais l'honneur d'adresser à l'Assemblée. Pendant que je parlais... plusieurs coups de feu étaient, dit-on, tirés... ils l'étaient aux cris de : Vive l'Empereur ! Lorsque l'audace des factieux est prise en flagrant délit, la loi doit être appliquée d'acclamation. Lamartine lit aussitôt la déclaration délibérée le matin en conseil de gouvernement. Cette déclaration, précédée de longs considérants, se terminait ainsi. La commission fera exécuter, en ce qui concerne Louis Bonaparte, la loi de 1832 jusqu'au jour où l'Assemblée en aura autrement décidé. A cette motion, les applaudissements éclatent ; tons les représentants se lèvent et crient : Vive la République ! les rassemblements tumultueux du dehors, les cris séditieux qui retentissent sur la place de la Concorde, pardessus tout, les coups de feu qui viennent, affirme-t-on[28], d'être tirés, toutes ces circonstances produisent un revirement subit. L'Assemblée, à l'imitation du gouvernement, se prend à croire au péril bonapartiste si longtemps nié. Lamartine achève au bruit des acclamations le discours qu'il avait commencé au milieu de la froideur presque générale. Lorsqu'il rappelle sa vie, ses services, ses dangers, lorsque, par une métaphore restée célèbre, il convient qu'il a conspiré avec Blanqui, mais comme le paratonnerre conspire avec la foudre, une immense ovation lui répond. Le crédit est voté par 569 voix contre 112. Abrité sous l'autorité de ce vote, le pouvoir s'affermit dans ses résolutions : non seulement il confirme l'ordre d'arrestation contre Louis Bonaparte, mais il fait décerner des mandats d'arrêt contre MM. Laity et de Persigny, qui sont écroués le lendemain[29]. La Commission exécutive s'abusait sur son succès. La vie parlementaire est pleine de surprises. L'Assemblée qui, le 12 juin, avait ratifié, sinon par son vote formel, au moins par ses applaudissements, la proscription de Louis Bonaparte, devait, le 13 juin, admettre le même Bonaparte au nombre des représentants du peuple. Jules Favre, par un jeu bizarre de la fortune, fut le principal auteur de cette évolution inattendue. Les rapports sur la vérification des pouvoirs des nouveaux élus étaient presque tous prêts. Au début de la séance du 13 juin, il monta à la tribune pour lire le sien, qui était relatif à l'élection de Louis Bonaparte dans la Charente-Inférieure et qui concluait à l'admission. Il rappela que, lors de la discussion récente sur le bannissement de la famille d'Orléans, l'Assemblée avait manifesté clairement sa volonté de ne pas étendre aux Bonaparte ces rigoureuses mesures. Il ajouta que, le 2 juin, au cours du débat sur la proposition Piétri, le gouvernement s'était élevé contre ces lois de proscription qu'on voudrait faire revivre. La Commission exécutive l'avant désavoué dans l'affaire des poursuites contre Louis Blanc, Jules Favre se complaît à lui rendre coup pour coup, et ce sentiment étouffe chez lui toute prévoyance. Avec cet accent d'amer sarcasme qui lui est naturel et qui est, d'ailleurs, ordinaire aux anciens amis devenus rivaux, il relit, d'après le compte rendu sténographique du Moniteur, les paroles du garde des sceaux : La proscription de la famille de Napoléon serait pour la France une honte. — C'est ainsi, poursuit-il avec un redoublement d'ironie, c'est ainsi que le gouvernement qui, par l'organe de M. le ministre de la justice, ne manque jamais de faire connaître sa pensée, l'a fait connaître avec une heureuse spontanéité. Si la situation de Louis Bonaparte, continue le rapporteur, était jugée si favorablement alors qu'il n'était que simple candidat, comment sa position serait-elle plus précaire, aujourd'hui que le suffrage populaire a mis son quadruple sceau sur son front ? Abordant ensuite la question politique, Jules, Favre se refuse à croire au péril que Lamartine a signalé la veille. La Commission exécutive, dit-il, a mal à propos grandi la personnalité du citoyen Louis Bonaparte... Si le citoyen Bonaparte était assez insensé pour rêver une sorte de parodie de ce qu'il a fait en 1840, il serait couvert par le mépris de ses concitoyens et celui de la postérité. Le rapporteur insiste enfin sur le danger d'une sentence d'ostracisme. En France, Louis Bonaparte ne sera qu'un citoyen... Repoussé, au contraire, par votre vote, il sera rejeté dans sa qualité dé prétendant, et il repassera la mer avec quelques centaines de mille de suffrages qui, jusqu'à un certain point, lui donneront une sorte de légitimité. Ainsi parla Jules Favre, devenu, par haine de la Commission exécutive, l'introducteur du prince dans l'Assemblée. Comme si aucune étrangeté ne dût manquer à ce débat, il fut réservé à Ledru-Rollin, le tribun intempérant et emporté, de tenir ce jour-là le langage de la prévoyance. C'est avec une remarquable netteté qu'il se plaça tout de suite au cœur même de la discussion. — Les lois de bannissement existent, dit-il, elles existent par cela seul que vous avez mis en question de savoir si elles seraient suspendues, abrogées ou exécutées. En vain objecterait-on l'élection de deux ou trois départements pour abriter l'élu derrière le principe de la souveraineté du peuple. Ce qu'il faut considérer, c'est l'ensemble de la nation, et non pas le vœu isolé d'un département surpris ou égaré. — Après avoir ainsi établi la question de légalité, Ledru-Rollin rappelle les faits récents qui ont éveillé les inquiétudes. Je ne mets pas d'exagération, continue-t-il, dans les accusations contre Louis Bonaparte ; je ne viens pas vous dire d'une façon hyperbolique : La République est perdue. Non, la République n'est pas perdue ; mais je demande à ceux qui nous combattent s'ils veulent se rendre coupables d'une seule goutte de sang versée au nom de l'Empereur. Vous nous dites de repousser les lois de proscription..... Mais avant tout, nous avons à maintenir l'ordre et la sécurité en France... Vous ajoutez : Le citoyen Louis-Napoléon est étranger à toutes ces manœuvres : il y est étranger, tout le monde l'a dit, excepté lui. (C'est vrai !) Deux fois il a été prétendant, deux fois il a parlé des droits héréditaires de l'Empire... Maintenant qu'il est élu, qu'il vienne dire : Je m'incline devant le peuple souverain, je vivrai et mourrai simple citoyen. Qu'il le dise s'il le juge convenable, et alors votre loi, qui n'est qu'une exécution provisoire, pourra être modifiée. Si concluant que fût ce discours, il n'entraîna pas l'Assemblée. Les appréhensions si vives de la veille s'étaient un peu calmées. Ledru-Rollin était peu sympathique à ses collègues. Quelle confiance pouvait, d'ailleurs, inspirer ce gouvernement qui, après avoir déclaré le 2 juin que les lois de bannissement étaient une honte, invoquait dix jours plus tard ces mêmes lois ? Les représentants conservateurs que les dangers de la République ne touchaient guère, les ennemis de la Commission exécutive qui étaient charmés (le lui infliger un échec, les républicains dogmatiques qui, comme Louis Blanc, repoussaient toute proscription dynastique, tous ces éléments coalisés formèrent une majorité en faveur de l'admission de Louis Bonaparte. Non moins versatile que le pouvoir lui-même, l'Assemblée admit dans son sein celui que, la veille, elle voulait exiler. Le gouvernement, victorieux le 12, fut vaincu le 13. En ce temps d'universelle confusion, cette série de contradictions surprit moins qu'on ne pense. La Commission exécutive révoqua l'ordre d'arrestation lancé la veille et, après avoir songé un instant à déposer le pouvoir, finit par le garder. Que faisait cependant le prince, devenu presque subitement l'objet des préoccupations générales ? Retiré prudemment à Londres, se fiant au prestige de son nom et laissant ses amis s'agiter pour lui, il se bornait à entrer en communication avec le public par des lettres dont les termes habilement calculés laissaient percer, à travers la modestie du citoyen, les ambitions du chef d'État. — Le 11 mai, dans une lettre à M. Vieillard, lettre lue dans la séance du I3 juin, il exposait qu'il n'avait pas voulu se présenter aux élections générales parce que son nom, ses antécédents avaient fait de lui, bon gré, mal gré, un homme sur lequel s'attachent les regards de tous les mécontents. Si la France avait besoin de moi, continuait-il, si mon râle était tout tracé, je n'hésiterais pas à passer sur toutes les considérations secondaires pour remplir mon devoir... En attendant, l'exil volontaire m'est très doux, parce que je sais qu'il est volontaire. — Le 24 mai, dans une lettre au président de l'Assemblée, il s'élevait contre les lois de bannissement qui frappaient sa famille depuis 1816 : Pourquoi aurais-je mérité une semblable peine ? Serait-ce pour avoir toujours publiquement déclaré que la France n'était l'apanage, ni d'un homme, ni d'une famille, ni d'un parti ?... Mais, tout en protestant qu'il ne revendiquait que ses droits de citoyen, il rappelait qu'il était l'héritier d'un empire fondé sur l'assentiment de 4 millions de Français. — Le 14 juin, admis comme représentant du peuple, et enhardi par le crédit croissant de son nom, il écrivit au président en ces terni es : Londres, 14 juin 1848. MONSIEUR LE PRÉSIDENT. Je partais pour me rendre à mon poste lorsque j'apprends que mon élection sert de prétexte à des troubles déplorables, à des erreurs funestes. Je n'ai pas recherché l'honneur d'être représentant du peuple ; je rechercherais encore moins le pouvoir. Si le peuple m'impose des devoirs, je saurai les remplir. Mais je désavoue tous ceux qui me prêteraient des intentions ambitieuses que je n'ai pas. Mon nom est un symbole d'ordre, de nationalité et de gloire, et ce serait avec la plus vive douleur que je le verrais servir à augmenter les troubles et les déchirements de la patrie. Pour éviter un tel malheur, je resterais plutôt en exil : je suis prêt à tous les sacrifices pour le bonheur de la France. Ayez la bonté, Monsieur le président, de donner connaissance de cette lettre à mes collègues. Recevez l'assurance de mes sentiments distingués. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. Cette lettre hautaine, lue à la fin de la séance du 15 juin, provoqua dans l'Assemblée une émotion extraordinaire. Le général Cavaignac s'indigna : les vieux républicains affectèrent de dissimuler leur colère sous le mépris. On commentait surtout avec amertume cette phrase audacieuse : Si le peuple m'impose des devoirs, je saurai les remplir. Nul doute que si, à ce moment, une nouvelle loi de bannissement eût été proposée contre le prince, elle eût été votée séance tenante : personne n'eut ce sang-froid ou cette prévoyance, et le courroux des représentants s'évapora en vaines invectives. Le lendemain à midi, un ami, parti de Londres la veille au soir, remit au président un nouveau message de Louis Bonaparte. Dans ce message, le prince se déclarait fier de sa quadruple élection, mais ajoutait que, puisque involontairement il favorisait le désordre, il déposait, non sans de vifs regrets, sa démission entre les mains de l'Assemblée. Avancer, reculer, puis avancer encore, proclamer en toute occasion ses droits en les confondant avec les droits de la nation, inquiéter tour à tour et t'assurer ses adversaires, les lasser par ses attaques ou ses retraites afin de les vaincre plus sûrement, telle était déjà à ce début de sa carrière la tactique de Louis-Napoléon. Ayant ainsi sondé l'opinion, il jugea sage de faire halte avant de franchir une nouvelle étape dans la voie de sa fortuite. Quant aux représentants, ils écoutèrent avec un dédain affecté la lettre de démission du prince, et, croyant ou feignant de croire que tout péril dynastique était désormais conjuré, ils passèrent à l'ordre du jour. Malheureusement l'ordre du jour ramenait la discussion sur les ateliers nationaux, question d'instant en instant plus menaçante et devant laquelle tous les autres s'effaçaient. V Que s'était-il passé aux ateliers nationaux depuis que M. Émile Thomas, en vertu d'une lettre de cachet démocratique, avait été transféré à Bordeaux ? Les actes arbitraires sont toujours condamnables ; mais ils le deviennent doublement lorsqu'ils n'obtiennent pas même cette amnistie imparfaite que donne le succès. C'est dans la catégorie des violences inutiles qu'il faut ranger l'arrestation de M. Émile Thomas. Un nouveau directeur, M. Lalanne, fut, ainsi qu'on l'a dit, installé à Monceaux : à cela près, et malgré d'honnêtes efforts, l'institution subsista avec ses abus et avec ses dangers. Un instant, à la vérité, on put espérer qu'une impulsion à la fois résolue et mesurée viendrait, non du gouvernement, niais de l'Assemblée. Au milieu de tant de volontés faibles, indécises ou timorées, un homme surgit, doué d'activité, de courage, et surtout de cette énergie mêlée de prudence et de hardiesse qui est le propre de l'homme d'État. C'était un jeune représentant de Maine-et-Loire, de famille légitimiste, entré depuis deux années seulement dans la vie publique, M. le vicomte de Falloux. Le comité des travailleurs avait confié à une sous-commission composée de trois membres le soin de régler plus particulièrement la question des ateliers nationaux. Membre de cette sous-commission, M. de Falloux en fut aussitôt l'organe. Dès le 29 mai, il vint lire en son nom à la tribune un rapport dont le langage, ferme sans Forfanterie, s'imposa tout de suite à l'attention de l'Assemblée. Il commençait par rappeler, non sans habileté, que le comité des travailleurs avait déjà témoigné de son zèle pour les intérêts populaires, soit par des propositions d'enquête agricole et industrielle, soit par l'élaboration d'une loi des prud'hommes, soit enfin par de consciencieuses recherches pour favoriser les associations libres, pour faciliter l'éducation professionnelle, pour perfectionner les moyens d'assistance. Il écartait avec beaucoup de soin toute récrimination : Le blâme qui tombe sur les vices de l'institution ne doit atteindre dans notre pensée ni ses premiers fondateurs, ni ses collaborateurs actuels. Après ce préambule, il pénétrait dans le cœur même du débat et, sans amertume comme sans complaisance, traçait le plus saisissant tableau du désordre qui régnait. Il montrait les ateliers nationaux ne rendant à l'État qu'un produit dérisoire en dépit d'immenses sacrifices ; les ouvriers honnêtes promptement circonvenus ou subjugués ; l'oisiveté devenue une doctrine qui règne par la violence ; quelques meneurs imposant à leurs camarades des lois tyranniques, et ceux-ci les imposant à leur tour à leurs patrons. Les ateliers nationaux, ajoutait-il, ne sont aujourd'hui, au point de vue industriel, qu'une grève permanente et organisée à 110.000 fr. par jour, soit 45 millions par an ; au point de vue politique. c'est un foyer actif de fermentation menaçante ; au point de vue financier, une dilapidation quotidienne et flagrante ; au point de vue moral, l'altération la plus évidente du caractère du travailleur. — Pour combattre ce mal si terrible, le rapporteur avait imaginé un triple remède. Le premier consistait à substituer au travail à la journée le travail à la tache, livré directement sans intermédiaire d'entrepreneurs, soit à des ouvriers associés, soit à des ouvriers isolés. Le second était le renvoi dans les provinces, avec indemnité jusqu'à destination, des travailleurs qui avaient moins de trois mois de résidence à Paris. Le troisième, enfin, était l'ouverture de crédits spéciaux destinés à hâter, par voie d'avances et de primes, la reprise des travaux départementaux, communaux ou d'industrie privée. Comme on le voit, les résolutions proposées par M. de Falloux étaient loin de présenter le même caractère de rigueur que celles projetées naguère Dar la Commission exécutive et combattues par M. Emile 'Marnas. Le gouvernement songeait à imposer aux travailleurs la dure option entre un engagement dans l'armée et la radiation immédiate des ateliers : M. de Falloux ne reproduisait rien de pareil. Le gouvernement voulait renvoyer de la capitale les ouvriers qui y avaient moins de six mois de résidence : le projet de M. de Falloux ne s'appliquait qu'aux ouvriers résidant depuis moins de trois mois. Le gouvernement ne semblait pas stipuler de secours pour les ouvriers renvoyés dans leurs départements : M. de Falloux stipulait expressément une indemnité au profit des ouvriers rapatriés. Enfin, tandis que le gouvernement ne trouvait rien de mieux que de verse, les ouvriers sur les chantiers des chemins de fer ou de les livrer aux patrons qui les réclameraient, M. de Falloux se préoccupait (l'aider par des avances ou des primes la reprise des travaux départementaux, communaux ou privés, en sorte que les provinces ainsi favorisées pussent rappeler à elles et absorber peu à peu la masse des bras inoccupés. Nous n'avons pas voulu, disait le rapporteur, fermer une porte aux abus sans en ouvrir aussitôt deux au travail. Le décret proposé fut, dès le lendemain 30 mai, voté par l'Assemblée et fut inséré le 4 juin au Moniteur. Ces mesures appliquées avec fermeté et surtout avec suite eussent-elles épargné la crise qui suivit ? Il serait téméraire de l'affirmer ou même de le présumer. Dans tous les cas, la voie à suivre était indiquée, et elle l'était avec une autorité de langage et d'attitude à laquelle, depuis le 24 février, on n'était plus guère accoutumé. Malheureusement, cette parole énergique ne devait pas trouver d'écho. La Commission exécutive, qui était si faible, avait un agent plus faible encore dans le ministre des travaux publics, M. Trélat, médecin savant autant que bon et charitable, mais politique inexpérimenté, passant tour à tour de l'affolement à la présomption, ne dédaignant pas l'arbitraire, ainsi qu'il l'avait montré dans l'affaire d'Émile Thomas, et le confondant volontiers avec la fermeté, protestant à tout propos de sa bonne volonté, comme si la bonne volonté eût suffi en ces périlleuses conjonctures, personnage remarquable entre tous par son incapacité, même en ce temps où l'incapacité, dans les grandes charges publiques, était peu remarquée à force d'être commune. Il arriva donc que le décret proposé par la commission du travail et voté par l'Assemblée demeura sans effet. Le mal empira, loin de diminuer. Le nombre des inscriptions aux ateliers nationaux atteignait, disait-on, le chiffre de cent dix-sept mille[30]. Les circulaires aux préfets et aux maires leur enjoignaient de refuser tout passeport pour Paris aux ouvriers qui ne justifieraient pas de ressources assurées à leur arrivée dans la capitale : nonobstant ces recommandations, tes demandes affluaient toujours. Les emplois dans l'administration centrale de Monceaux étaient surtout avidement recherchés, et le directeur, M. Lalanne, était obligé de faire placarder un avis pour annoncer que toute sollicitation resterait sans réponse. La dépense journalière ne s'abaissait guère au-dessous de ce chiffre de 170.000 francs, annoncé par M. de Falloux[31]. Le travail enfin était plus illusoire et plus improductif que jamais En présence de cette situation lamentable, le gouvernement flottait entre des mesures diverses, mais toutes également impuissantes. Il poursuivait l'œuvre du recensement, mais sans parvenir à l'accomplir dans des conditions satisfaisantes. Il interrogeait par voie de circulaires les chambres de commerce sur les meilleurs moyens de ranimer l'industrie privée, mais il était clair que la crise serait dénouée à Paris avant que la réponse arrivât. A certains moments, il essayait de s'abuser sur l'imminence du péril, et il s'efforçait de faire partager aux autres cette illusion. A la fin de la séance parlementaire du 7 juin, M. Trélat annonçait que les ateliers nationaux étaient transformés ; qu'il n'y régnait plus d'agitation ; qu'on n'y entendait plus de plaintes ; que le travail à la tache serait établi partout ; mais ces bonnes nouvelles étaient bientôt démenties, et, après un moment de surprise et d'espérance, la crainte saisissait de nouveau les cœurs. L'annonce de Grands travaux de canalisation ou de chemins de fer, qui allaient, disait-on, être entrepris dans les vallées de la Marne et de la Seine, dans l'Ouest et dans la Sologne, et pour lesquels des crédits avaient été votés, était peu propre à rassurer l'opinion publique : ces travaux eux-mêmes ne convenaient qu'aux hommes habitués aux rudes labeurs des terrassements ; d'un autre côté, il fallait amener les ouvriers à quitter Paris : or, on redoutait, non sans raison, que la faible volonté du ministre des travaux publics fùt impuissante à vaincre leur résistance. Non-seulement cette résistance était probable, mais tout faisait présager qu'elle serait terrible. Malgré toutes les assurances contraires, l'esprit des ateliers nationaux se pervertissait de jour en jour davantage. La rivalité des ouvriers des chantiers et des délégués du Luxembourg avait cessé, et les uns et les autres étaient désormais unis dans une commune pensée de désordre. Les grèves, déjà si nombreuses, se multipliaient, et il arrivait que les patrons, impuissants à satisfaire aux commandes, voyaient les marchés leur échapper et passer à l'industrie étrangère[32]. Les ateliers offraient plus que jamais un refuge aux gens ennemis du travail et avides de troubles. Dans quelques-uns de ces chantiers si prudemment ouverts, les meneurs ne se faisaient pas scrupule d'exciter leurs camarades, de leur prédire des séditions prochaines, de leur annoncer qu'ils les conduiraient dans des maisons riches où il y aurait à piller[33]. Les journaux démagogiques pullulaient : pour mieux frapper les imaginations, ils prenaient les titres les plus sinistres : il y avait le Robespierre, la Carmagnole, la République rouge : tous ces journaux, répandus dans les masses ouvrières, contribuaient à les affermir dans les violents desseins : l'un d'eux, l'Organisation du travail, poussait l'audace jusqu'à publier des listes nominatives de banquiers, de notaires et d'agents de change, comme pour les désigner à la colère du peuple[34]. A partir du 30 mai, des rassemblements se formèrent chaque soir sur les boulevards, entre la porte Saint-Denis et la porte Saint-Martin. Ces groupes se dissipaient devant la force publique, puis se reformaient : à moins que la température ne fût défavorable, la rue ne devenait libre qu'à une heure avancée de la soirée. Ni de nombreuses arrestations, ni une loi sévère votée d'urgence sur les attroupements, ne pouvaient triompher de ces manifestations[35]. Dans ces escarmouches en apparence inoffensives, on se préparait à la guerre civile, à la guerre civile dont les ateliers nationaux fourniraient tout à la fois les cadres et le personnel. Le 14 juin, cette malheureuse question des ateliers
nationaux revint à l'ordre du jour de l'Assemblée. Elle v revint sous la
forme d'une demande de crédit : car l'argent s'écoulait des caisses du Trésor
comme l'eau s'écoule d'une écluse ouverte. Les 3 millions votés le 22 et le
24 mai[36] étant depuis
longtemps épuisés, le ministre des travaux publics, M. Trélat, vint
solliciter de l'Assemblée une nouvelle allocation du même chiffre. M. de
Falloux fut ce jour-là encore l'adversaire ou plutôt le critique clairvoyant
de la politique gouvernementale : Le chiffre de
trois millions, dit-il, exactement semblable
à celui qu'on a déjà demandé, prouve que l'état des ateliers est aujourd'hui
exactement, sans aucune exception, ce qu'il était il y a six semaines, il y a
trois semaines. Je ne doute pas de la bonne volonté du ministre des travaux
publics ; mais je suis obligé de dire qu'il n'a pu réussir à vous présenter l'ombre
d'une mesure. L'orateur ajoute que, dans de pareilles conditions, il
veut nettement séparer la responsabilité du comité ou du sous-comité du
travail de celle du pouvoir. Il demande que le décret proposé par le ministre
soit renvoyé aux bureaux, qui nommeront une nouvelle commission pour
l'examiner. La réponse de M. Trélat, par les demi-aveux qu'elle renfermait, vint encore ajouter à l'inquiétude : Toute chose, dit-il, est difficile en ce monde : celle dont nous sommes chargés l'est surtout... Depuis quinze jours, en apparence nous n'avons pas beaucoup fait ; cependant nous avons beaucoup travaillé. Nous avons déjà modifié notre milieu... Des ouvriers demandent du travail ; autrefois, ils n'en demandaient pas... Si vous savez attendre, nous allons obtenir des résultats. C'est sur ces assurances singulièrement vagues que le décret fut renvoyé dans les bureaux. A partir de ce moment, la préoccupation des ateliers
nationaux devint si vive que tous les débats furent ramenés vers cet objet
par la sollicitude inquiète de l'Assemblée. Sous l'impression de l'imminent
péril, on demande à tous le remède ; on le demande aux monarchistes, aux
républicains, aux révolutionnaires, aux économistes de toutes les écoles ; on
interroge surtout les socialistes, comme si l'heure semblait venue pour eux
de montrer par des effets visibles l'excellence de leurs doctrines. C'est là
sans doute le secret de l'attention religieuse avec laquelle est écouté M.
Pierre Leroux lorsque, à propos d'un débat sur la colonisation de l'Algérie,
il aborde pour la première fois la tribune. Le peuple,
dit-il, demande une civilisation nouvelle. Si vous
ne voulez pas sortir de l'ancienne économie politique ; si vous voulez
anéantir toutes les promesses, non pas seulement de la dernière révolution,
mais de tous les temps de la Révolution française ; si vous ne voulez pas que
le christianisme lui-même fasse un pas nouveau ; si vous ne voulez pas de
l'association humaine, je dis que vous exposez
la civilisation ancienne à mourir dans une agonie terrible. Ce début
solennel et lugubre, qui, en tout autre temps, eût été accueilli par des
murmures, est écouté, non seulement en silence, mais presque avec faveur ; on
se flatte que du moderne Évangile va surgir quelque moyen de salut, et, dans
l'extrémité où l'on se trouve, on est décidé à accepter le salut de tonte
main. On écoute donc avec avidité ; mais il se trouve que la nouvelle
économie politique ne diffère guère de l'ancienne : Il
faut, dit M. Pierre Leroux, augmenter la production
par l'association, par la mise en culture des terrains vagues de la Bretagne,
du Limousin ou de la Sologne, par les migrations en Corse ou en Algérie.
Remèdes bien connus, cent fois développés, et, dans tous les cas, d'un effet
éloigné ! Or, ce qu'on demande, c'est un remède immédiat ! On satisfait mal
les affamés en leur promettant le pain de la moisson qui va mûrir. Au socialiste Pierre Leroux succède le républicain Gond-chaux. Lui, il écarte hardiment la question à l'ordre du jour : Vous ne trouverez pas étonnant que je ne vous parle pas de l'Algérie ; ce n'est pas pour elle que je suis monté à la tribune. L'Assemblée lui sait gré de cette franchise : un seul débat importe à cette heure : Il faut, dit M. Goudchaux, que les ateliers nationaux disparaissent, je dis le mot, en leur entier ; il faut qu'ils disparaissent à Paris d'abord, en province aussi ; il ne faut pas qu'ils s'amoindrissent, entendez-le bien ; il faut qu'ils disparaissent... Le sol, ajoute-t-il, est maintenant très miné... La révolution de Février est arrivée trop tôt... Au Luxembourg, on fait des essais par les travailleurs, non pour les travailleurs. Les représentants écoutent avec une attention pleine de stupeur cette confession, étrange dans une bouche républicaine. Cependant, de toutes parts le même cri s'élève : Le remède ! le moyen ! la conclusion ! Hélas ! M. Goudchaux, pas plus que M. Pierre Leroux, ne satisfait au vœu de l'Assemblée. Il préconise la diffusion de l'instruction, le développement du crédit, la diminution des impôts ; il se perd dans les généralités, et c'est au milieu du désappointement universel qu'il descend de la tribune. L'Assemblée pourtant ne se décourage pas. A chaque orateur, obscur ou célèbre, éloquent ou vulgaire, elle jette la même prière : Le remède ! le remède ! En vain essaye-t-on de détourner son attention sur d'autres objets, sur les agitations qui se produisent en ce moment-là même dans certains départements, sur les troubles que la perception de l'impôt des quarante-cinq centimes vient de faire éclater à Guéret et qui ont amené entre la garde nationale et le peuple une sanglante collision. Elle ne prête à ces nouvelles qu'une oreille inattentive. Une seule pensée s'impose à elle, celle de résoudre, sans déchaîner la guerre civile, cette terrible question des ateliers nationaux. On atteignit, au milieu de cette anxiété, le jour où la commission nommée par les bureaux vint présenter son rapport sur le nouveau crédit de trois millions demandé par le ministre des travaux publics. C'était le 19 juin, M. de Falloux, nommé rapporteur de la nouvelle commission comme il l'avait été de l'ancienne, vient lire son travail. M. Trélat lui répond. Puis, la discussion qui s'ouvre fournit à tous les donneurs de conseils une dernière occasion d'exposer leurs vues. Chacun propose son remède : l'un vante les primes à l'exportation ; l'autre, les prêts directs à l'industrie ; celui-ci demande qu'une prime soit assurée aux patrons pour chaque ouvrier employé ; celui-là se préoccupe de favoriser l'industrie du bâtiment. Victor Hugo, tout récemment élu, multiplie dans un discours étudié ses brillantes antithèses. L'Assemblée écoute avec patience, dans l'espoir, hélas ! toujours déçu, d'une solution efficace. Non seulement elle prête l'oreille aux médecins, mais elle ne dédaigne pas d'entendre les empiriques. Elle fait presque une ovation à Caussidière, qui propose de grandes entreprises de colonisation et qui, dans un langage d'une trivialité pittoresque, prêche la concorde à tous les partis. Après ces longs discours, le crédit de trois millions, sollicité par le ministre, est voté on arrête, en outre, que chaque allocation nouvelle ne pourra excéder le chiffre d'un million ; on décide enfin que les pouvoirs de la commission nommée par les bureaux seront continués. Cependant le dénouement approchait. Il en est du monde politique comme du monde physique : il y a des heures où l'air est tellement chargé d'électricité qu'il devient presque impossible d'éviter l'orage. Dans l'Assemblée, dans les réunions extraparlementaires, dans la presse, dans le monde du commerce et des affaires, un seul mot était clans toutes les bouches : Il faut en finir ! La seule question était de savoir comment la dissolution s'accomplirait. M. de Falloux, que la haine des partis a essayé plus tard de rendre responsable de la crise et de la guerre civile, M. de Falloux inclinait vers une dissolution préparée par une série de mesures progressives. Cela est si vrai qu'il proposait dans ce temps-là même à la nouvelle commission du travail dont il avait déjà été l'organe tout un plan d'institutions charitables et de prévoyance destinées à adoucir la transition. Ce plan souleva d'assez vives critiques, principalement celles de M. Goudchaux, qui le trouvait trop compliqué et d'une exécution trop difficile : il fut tour à tour repoussé, adopté, et, en fin de compte, rejeté[37]. Si la commission de l'Assemblée ne parvenait pas à s'entendre sur les moyens propres à faire disparaître les ateliers nationaux, le gouvernement était bien moins capable encore de mener à bien une œuvre si ardue. Accusée de duplicité par les conservateurs, de dureté par les ouvriers, d'incapacité par tous, cette malheureuse Commission exécutive perdait de plus en plus son sang-froid. Longtemps elle avait essayé de nier ou de voiler le péril. Lorsqu'il fut impossible de le dissimuler, elle s'y jeta aveuglément et tête baissée. Le 21 juin, reprenant un projet déjà discuté un mois auparavant, elle décida que les ouvriers de dix-huit à vingt-cinq ans devraient opter entre un engagement dans l'armée et la radiation immédiate des ateliers. En même temps, des ordres étaient donnés pour que les départs des brigades pour la province fussent poursuivis avec activité. Le Moniteur du 22 qui promulguait cette résolution l'accompagnait d'un commentaire dérisoire : Les ouvriers eux-mêmes verront avec plaisir que, par cette mesure, on commence à résoudre la question des ateliers nationaux... Il importe que ces ateliers soient dissous, et nous sommes persuadés que les travailleurs le comprendront sans peine, grâce à leur bon sens et à leur patriotisme. Comme s'il eût été nécessaire d'accroître par la brusquerie des formes la rigueur même d'un tel arrêté, M. Lalanne faisait connaitre par l'affiche suivante les volontés du gouvernement : Les chefs d'arrondissement sont invités à envoyer chacun la cinquième partie de leur effectif, ce soir à trois heures, au manège. Il s'agit de départs qui doivent avoir lieu aujourd'hui, demain, après-demain. Je parlerai moi-même aux hommes de bonne volonté qui se présenteront. Le gouvernement veut que ces départs aient lieu. Il faut que sa volonté soit exécutée aujourd'hui même. Le coup était porté. L'effet produit fut terrible. Le 22 juin, vers huit heures du matin, trois ou quatre cents ouvriers, conduits par un nommé Pujol, lieutenant aux ateliers nationaux, se dirigent vers le Luxembourg et demandent à être entendus par la Commission exécutive. M. Marie, qui était seul à cette heure dans la salle du conseil, donne l'ordre d'introduire cinq délégués. Pujol veut prendre la parole au nom de ses camarades. M. Marie l'interrompt : Je vous reconnais, lui dit-il, vous étiez le 15 mai l'un des envahisseurs de l'Assemblée ; je vous défends de parler ici... Cependant ses compagnons intimidés se taisaient. Vous qui êtes de vrais ouvriers, parlez ! s'écrie M. Marie. Avez-vous besoin de la permission de Pujol ? Êtes vous les esclaves de cet homme ?[38] Ce que fut une entrevue commencée sous de tels auspices, on le conçoit sans peine. Après trois quarts d'heure de discussion orageuse, les délégués quittent le palais et, se répandant dans les groupes qui stationnent au dehors, leur communiquent leur indignation. Puis la colonne se met en marche et se dirige vers la place Saint-Sulpice : là Pujol harangue la foule ; les menaces contre l'Assemblée et la Commission exécutive retentissent. Un bataillon d'infanterie survient et dégage la place. Pendant la matinée, les excitations des feuilles publiques accroissent les colères. Vous venez de prononcer par un de vos vizirs, disait l'Organisation du travail, un décret de proscription qui atteint vingt mille prolétaires. Trélat, du National, est chargé de cet ordre inhumain, et, au moment même où nous écrivons ces lignes, nous entendons la voix du peuple, voix qui brise tout dans sa colère, s'élever et protester contre votre barbarie... Vous pouvez calomnier les socialistes, vous n'aurez de repos que par la démocratie. La lutte est ouverte ! Choisissez : leur libérateur ou leur bourreau ! Réfléchissez !... A mesure que la journée s'avance, les rassemblements se multiplient. Le mouvement, d'abord concentré sur la rive gauche, gagne bientôt l'autre rive du fleuve. Des groupes parcourent la rue Saint-Honoré, apparaissent dans le quartier des Halles, stationnent sur la place de l'Hôtel de ville. On entend les cris : A bas Marie ! A bas Lamartine ! Nous ne partirons pas ! Du travail ou du pain ![39] Justement inquiets, les membres de la Commission exécutive donnent l'ordre au ministre de l'intérieur de faire arrêter cinquante-six délégués des ateliers nationaux, entre autres Pujol, ainsi que cinq autres ouvriers[40] ; mais on n'a pas les adresses exactes : en outre, quant aux cinquante-six délégués, l'ordre d'arrestation, par une étrange incurie, va se perdre au ministère de l'intérieur, d'où il n'est transmis que le lendemain à la préfecture de police[41] ; nulle mesure décisive ne vient donc réprimer à son origine le tumulte populaire. Toutes les rumeurs sont accueillies par la crédulité ou l'irritation des masses. On répand le bruit que de nombreuses brigades sont envoyées en Sologne, mais que ce pays est un pays malsain, et qu'on veut faire mourir de faim les ouvriers ; on ajoute que les travailleurs envoyés dans la banlieue y ont été maltraités. La journée se passe au milieu de ces agitations[42]. Cependant les rapports de police annonçaient une grande réunion pour le soir, sur la place du Panthéon. Vers six heures, en effet, un rassemblement plus considérable que tous les autres se forme sur cette place, descend la rue Saint-Jacques, traverse la Cité, gagne le boulevard, se dirige vers la Bastille, fait plusieurs fois le tour de la colonne en chantant la Marseillaise, remonte ensuite vers la rive gauche et revient à dix heures à son point de départ. Là, les manifestants s'arrêtent, allument quelques torches, forment cercle pour entendre les discours des meneurs ; puis ils se séparent au cri de : Vive la République sociale ! et en se donnant rendez-vous sur les barricades pour le lendemain. On verra dans le prochain livre comment fut tenu cet engagement. |
[1] Émile THOMAS, Histoire des ateliers nationaux, p. 29 et suivantes. — GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, p. 268.
[2] Émile THOMAS, Histoire des ateliers nationaux, p. 53.
[3] Lorsque, vers le mois d'avril, le chiffre des ouvriers s'accrut au delà de tous les calculs, on porta à huit, puis à seize, le nombre des brigades de chaque compagnie. On créa, en outre, un lieutenant par chaque fraction de quatre brigades.
[4] Moniteur de 1848, p. 644.
[5] Circulaires des 14, 18 mars et 4 avril 1848. (Enquête parlementaire, t. II, p. 170 et 171.)
[6] Émile THOMAS, Ateliers nationaux, p. 164 et 195.
[7] Rapports de police, 7 avril. (Enquête parlementaire, t. II, p. 178.)
[8] Rapport de la Cour des comptes sur la comptabilité des ateliers nationaux. (Enquête parlementaire, t. II, p. 156.) — Émile THOMAS, Ateliers nationaux, p. 264.
[9] Déposition Cartier, directeur de la police au ministère de l'intérieur. (Enquête parlementaire, t. I, p. 246.)
[10] Rapport de la commission de comptabilité des ateliers nationaux. (Enquête parlementaire, t. II, p. 148 et 149.) — Lettre d'un des adents des ateliers nationaux au chef du deuxième arrondissement. (Enquête parlementaire, t. II, p. 155.)
[11] Enquête parlementaire, t. I, p. 275.
[12] Émile THOMAS, Ateliers nationaux, p. 253.
[13] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive. (Enquête parlementaire, t. II, p. 44 et 161.)
[14] GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. X, p. 94.
[15] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive, séances des 13 et 23 mai. (Enquête parlementaire, t. II, p. 161.) — Émile THOMAS, Ateliers nationaux, p. 171.
[16] Émile THOMAS, Ateliers nationaux, p. 230 — L'arrêté instituant cette commission ne parut au Moniteur que le 28 mai.
[17] Déposition Trélat. (Enquête parlementaire, t. I, p. 356.)
[18] Émile THOMAS, Histoire des ateliers nationaux, p. 285 et suivantes, p. 298. — Le récit de M. Émile Thomas est implicitement confirmé par la déposition de M. Trélat. (Enquête parlementaire, t. I, p. 356. — Voir Moniteur, p. 1201.)
[19] Émile THOMAS, Histoire des ateliers nationaux, p. 305 et 306. — Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive, séance du 27 mai. (Enquête parlementaire, t. II, p 44.) — Déposition Trélat. (Enquête parlementaire, t. I, p. 355.) — Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 186.)
[20] Maxime DU CAMP, Souvenirs de 1848, p. 203.
[21] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 196 et suivantes.)
[22] Des deux fils ainés, le premier mourut en bas âge et le second en 1831.
[23] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 198-205.)
[24] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 198-205.)
[25] Moniteur de 1843, p. 1347.
[26] GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. X, p. 190.
[27] GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. X, p. 192.
[28] Cette rumeur était fausse ; le lendemain, M. Clément Thomas lui-même déclarait à la tribune qu'il n'y avait eu qu'un seul coup de feu : ce coup de feu était vraisemblablement le résultat d'un accident.
[29] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 207.)
[30] Rapport de la commission de comptabilité des ateliers nationaux. (Enquête parlementaire, t. II, p. 156.)
[31] La dépense totale des ateliers nationaux fut de 14.174.987 francs. Note annexée au rapport de la commission de comptabilité (Enquête parlementaire, t. II, p. 156.)
[32] Déposition Carlier, Enquête parlementaire, t. I, p. 246. — Rapports de police, Enquête parlementaire, t. II, p. 185-187. — Note et rapport de M. Carlier au ministre des travaux publics, Enquête parlementaire, t. II, p. 169.
[33] Cour d'assises de la Seine, affaire Jourdan. (Gazette des Tribunaux, 10 juillet 1848.)
[34] Le journal l'Organisation du travail, numéro du 8 juin. — Moniteur, p. 1332.
[35] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p 190 et suivantes.)
[36] Voir supra, § II.
[37] Voir discours de M. de Falloux, séance du 24 mai 1849, Moniteur de 1849, p. 1891. — M. DE FALLOUX, Mélanges politiques, t. I, p. 113 et 114. — Dans des Mémoires inédits, qu'une obligeante communication nous a permis de consulter, M. Armand de Melun, qui s'était beaucoup occupé des questions sociales et ouvrières, s'exprime en ces termes : M. de Falloux, au moment où il s'apprêtait à obtenir de l'Assemblée la suppression des ateliers nationaux, voulut créer des institutions pratiques en faveur des ouvriers et des pauvres, et me demanda un projet sur le développement de la prévoyance et de l'assistance. Il le présenta à la commission des ateliers nationaux. Des voix s'élevèrent dans la commission contre le projet, eu l'accusant de donner une trop grande part à l'intervention de l'État dans le soulagement de la misère, et de restreindre le domaine de la charité privée. Le projet ne fut pas accepté.
[38] Déposition Marie. (Enquête parlementaire, t. I, p. 320.)
[39] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 212-214.)
[40] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive. (Enquête parlementaire, t. II, p 45.)
[41] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive — déposition Panisse. (Enquête parlementaire, t. II, p. 45, et t. I, p. 332.)
[42] Rapports de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 210, 212, 214.)