I L'organisation du droit de vote avait été l'un des premiers soins du gouvernement provisoire. Le lendemain même de la Révolution, M. de Cormenin et M. Isambert avaient été chargés de préparer un projet électoral, et, dès le 5 mars, ce projet, remanié en quelques-unes de ses parties, avait été transformé en décret. Avec la témérité imprévoyante qui régnait alors, on avait supprimé toutes les conditions de cens et institué le suffrage universel direct. Tout Français non privé de ses droits civiques était à vingt et un ans électeur et à vingt-cinq ans éligible. Le nombre des représentants devait être de neuf cents. Le vote devait avoir lieu au chef-lieu de canton et au scrutin secret sur une liste qui contiendrait autant de noms qu'il y avait de représentants à élire dans le département. Nul ne pouvait être valablement élu s'il ne réunissait au moins deux mille suffrages. Enfin une indemnité de 25 fr. par jour était allouée aux futurs législateurs. Malgré les protestations de quelques-uns des membres de la minorité qui, sous prétexte de faire l'éducation du pays, auraient volontiers prolongé leur dictature, le gouvernement avait mis un louable empressement à convoquer le corps électoral. Les élections, d'abord fixées au 9 avril, avaient été définitivement remises au dimanche 23 avril. A l'époque où nous sommes arrivés, on touchait donc à cette imposante manifestation. Quoique les résultats de cette première épreuve du suffrage universel fussent fort incertains, on pouvait déjà prévoir qu'ils ne répondraient pas aux espérances de la démocratie avancée. Le pays, d'abord favorable à l'essai loyal de la République, avait bientôt douté de l'expérience. Les circulaires violentes de Ledru-Rollin avaient causé une première déception. La déception s'était accentuée lorsqu'on avait vu arriver dans les départements des commissaires dont les noms inconnus ou trop connus éveillaient la surprise ou inspiraient l'effroi. Les prédications des délégués du Club des clubs et les excitations haineuses du Bulletin de la République avaient encore diminué la confiance. Dès le commencement d'avril, les rapports de police signalaient le crédit renaissant du parti conservateur, et principalement du parti légitimiste et religieux[1]. L'impôt des quarante-cinq centimes décrété sur ces entrefaites n'avait pas moins contribué à altérer les dispositions bienveillantes des premiers jours. Cet impôt, qui eût été lourd en tout temps, était particulièrement pénible après la crise agricole de 1846. Il l'était d'autant plus qu'il portait non seulement sur les centimes principaux, mais aussi sur les centimes additionnels et facultatifs, en sorte que les communes et les départements les plus grevés étaient aussi ceux que la nouvelle contribution frappait le plus durement. En vain, pour atténuer les effets de cette mesure, un décret du 5 avril avait-il autorisé les commissaires à prononcer, sur l'avis des maires, des réductions ou des remises au profit des citoyens pauvres ou malaisés. Les populations des campagnes comprenaient mal que la République leur demandât, comme les monarchies de l'ancien régime, un don de joyeux avènement ; et, réduites à payer les frais d'une révolution qu'elles n'avaient point faite, elles se prenaient parfois à regretter cette révolution elle-même. A toutes ces causes de mécontentement s'ajoutait enfin la réprobation qu'excitaient dans les départements plus encore qu'il Paris les nouvelles théories sociales. Le mouvement du 16 avril avait été réprimé au cri : A bas les communistes ! Ce cri, se propageant comme un mot de ralliement, allait réunir autour de l'urne électorale tous ceux qui voulaient l'intégrité de la famille et l'inviolabilité de la propriété. Ces signes de désaffection n'avaient pas échappé aux meneurs du parti radical. Les uns auraient voulu précipiter les élections afin que le pays n'eût pas le temps de se reconnaître ; c'est ainsi que, le 21 mars, la Société démocratique du Ve arrondissement avait déposé à l'Hôtel de ville une pétition demandant que la date du 9 avril fia maintenue : les autres — et c'était le plus grand nombre — auraient souhaité au contraire une prolongation de dictature qui leur permit de façonner les masses à leur gré : les manifestations du 17 mars et du 16 avril n'eurent pas, au fond, d'autre but. Lorsqu'on reconnut qu'il était impossible de surprendre le vote en le précipitant ou de l'assurer en le retardant, on chercha dans la candidature officielle une dernière chance de succès. Dans certains départements, tes commissaires créèrent, avec les deniers publics, des journaux destinés à soutenir les candidats radicaux et quelquefois leur propre candidature. Ailleurs des sommes assez importantes furent employées à répandre, soit la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, soit des Catéchismes électoraux. Dans l'Ariège, l'Allier, le Morbihan, Seine-et-Oise, la préfecture fit imprimer des listes de candidats, des placards, des professions de foi, des avis de toute sorte. Dans les Bouches-du-Rhône, la candidature de M. Thiers fut combattue à outrance. Dans une vingtaine de départements enfin, des inspecteurs des écoles primaires se répandirent dans les campagnes pour y faire des conférences sur les élections, et cette étrange propagande, déguisée sous le titre de mission extraordinaire, fut payée par l'État[2]. En agissant de la sorte, les commissaires ne faisaient que se conformer au vœu de Ledru-Rollin qui venait de renouveler, dans une circulaire du 7 avril, ses fameuses instructions du 12 mars : Sous peine d'abdiquer ou même de trahir, disait-il, le gouvernement ne peut se réduire à enregistrer des procès-verbaux et à compter des voix : il doit éclairer la France et travailler ouvertement à déjouer les intrigues de la contre-révolution si, par impossible, elle ose relever la tête[3]. Telle était la candidature officielle dans les départements. A Paris, Louis Blanc, jaloux d'assurer le succès du parti ouvrier et surtout le sien propre, transformait en agents électoraux les délégués du Luxembourg. Le 28 mars, il leur conseillait de dresser une liste en vue des élections prochaines. Paris devant nommer trente-quatre députés, il proposait que, sur les trente-quatre noms à choisir, vingt fussent pris parmi les ouvriers et les quatorze autres parmi les hommes qui, bien avant la révolution, avaient donné des gages à la cause populaire. Il fut donc convenu que chaque corporation présenterait un candidat, que chaque candidat passerait un examen devant une commission spéciale, et que, sur le vu des procès-verbaux d'examen, l'assemblée générale des délégués arrêterait la liste définitive. Ainsi fut fait. La liste portait vingt ouvriers ou prétendus tels, quatre des membres du gouvernement provisoire, le préfet de police Caussidière, et neuf chefs de clubs ou écrivains du parti radical. Cette liste une fois faite, les hommes du Luxembourg n'imaginèrent rien de mieux pour la répandre que de convoquer, au Champ de Mars, pour le jour des élections tous les travailleurs du département de la Seine : Citoyens, disait l'adresse de convocation, c'est à l'exercice du droit électoral qu'est attaché notre avenir, l'existence de nos familles ; mais ce n'est que par la plus complète abdication de toute susceptibilité de candidature entre les divers corps d'État, ce n'est que par l'union que nous pouvons arriver à un résultat sérieux. Ne nous faisons pas illusion ; si nous nous divisons, nous sommes perdus. Pour arriver à cette unité dans le vote, une réunion de tous les travailleurs du département de la Seine a été résolue pour dimanche 23 avril à six heures du matin au Champ de Mars. Que personne n'y manque : nous vous en adjurons au nom de l'indépendance des votes populaires. Hâtez-vous donc de retirer vos cartes d'électeurs : ne perdez pas une minute, et dimanche, réunis sous nos bannières, garants et gardiens nous-mêmes de l'ordre et de la liberté, nous montrerons au monde que la fraternité est l'arme héroïque des peuples. Cette adresse était signée des membres du bureau des délégués des corporations. L'intervention des agents des ateliers nationaux arrêta seule cette audacieuse tentative d'embrigadement des votes[4]. Ce que Louis Blanc essayait au Luxembourg au profit des idées radicales, Marrast le faisait par représailles, à l'Hôtel de ville, au profit des idées modérées. Il faisait imprimer à un million d'exemplaires des bulletins sur papier rose d'où l'élément socialiste et jacobin était soigneusement exclu, et ces bulletins étaient envoyés à profusion aux maires d'arrondissement sur qui l'on pouvait compter[5]. Quant à M. Marie, il s'efforçait d'associer à ses vues les ateliers nationaux, hostiles, comme on l'a dit, aux corporations. Cinq cents agents de ces chantiers étaient employés à répandre une liste publiée par le comité de l'Union des travailleurs, et d'où les membres de la minorité du gouvernement provisoire étaient écartés. Une autre liste, rédigée dans le même esprit, était remise le 22 avril à l'un des fonctionnaires supérieurs des ateliers, M. Jaime, qui, le soir même, dans une réunion au Tivoli d'été, la recommandait à ses subordonnés et la faisait acclamer par eux. Le maire de Paris, d'accord en cela avec le ministre des travaux publics, songeait enfin à passer, le 22 avril, sur le champ de manœuvre de Saint-Maur une revue des ouvriers et à recevoir, dans la soirée, leurs délégués au palais de la Bourse. Ce projet tour à tour adopté, contremandé et repris, fut en définitive abandonné[6]. C'est ainsi qu'au Luxembourg comme à l'Hôtel de ville les deux fractions rivales du gouvernement provisoire se servaient de leur autorité pour attirer à elles la masse électorale. — On ne serait pas complet si l'on n'ajoutait que M. Ledru-Rollin avait aussi ses listes et se disposait à envoyer ses agents dans les mairies pour y surveiller le scrutin[7]. Hâtons-nous de le dire, soit à Paris, soit dans les départements, ces tentatives, de quelque côté qu'elles vinssent, se perdaient dans l'agitation générale. Le droit de vote et d'éligibilité accordé à tous les citoyens avait surexcité les convoitises à un point incroyable, et la nation mettait à jouir de sa nouvelle conquête un empressement si bruyant qu'aucune autre voix ne pouvait se faire entendre à côté de la sienne. Des milliers de candidatures surgissaient, et d'innombrables proclamations étaient affichées sur les murailles ou distribuées dans les rues. Les vieux républicains parlaient de leurs persécutions et de leurs emprisonnements. Les jeunes promettaient de consacrer à la cause populaire les longues années de leur avenir. Tous se disaient hommes du peuple, ouvriers, anciens ouvriers, ou du moins fils ou parents d'ouvriers. Comme on comptait autrefois les quartiers de noblesse, on compte aujourd'hui les quartiers de républicanisme. Il se trouve tout à coup un nombre infini de gens qui ont conspiré dans les ventes du temps de la Restauration, qui ont accompagné jusqu'au pied de l'échafaud les quatre sergents de la Rochelle, qui ont fait, en 1830, le coup de feu contre la garde royale, qui ont été affiliés aux sociétés secrètes, qui ont fondu des halles en février ou remué les pavés des barricades. Chacun prend des peines extrêmes pour établir ses titres. On ne néglige rien, ni les brochures qu'on a publiées, ni les condamnations qu'on a subies, ni les périls qu'on a courus, ni les blessures qu'on a failli recevoir. Parmi ces innombrables candidats, il n'en est, d'ailleurs, pas un seul qui ne soit dépourvu d'ambition personnelle, qui ne préfère la vie privée à la vie publique, qui ne cède comme' par force aux instances de ses amis. Tout le monde a des recettes infaillibles pour diminuer ou supprimer le budget. On ne doute pas que la monarchie n'ait disparu pour toujours. Il semble que l'intégrité et l'honnêteté, longtemps bannies de la terre, aient été tout récemment retrouvées. Cette époque est bien l'époque triomphante de la phraséologie. Les candidats distribuent leur biographie ou, s'ils ne peuvent s'en composer une, celle de leurs parents. Les circulaires dégénèrent en brochures ; les professions de foi se transforment en vrais traités d'économie politique et sociale ; déclamations parfois haineuses et violentes, mais le plus souvent mystiques, humanitaires, presque religieuses ! Car la démocratie de ce temps-là vénérait le Christ comme un ancêtre, mêlait l'éloge du libéral Pie IX à celui du magnanime Barbès, honorait les martyrs de l'Église presque à l'égal des héros de Février, citait indifféremment la Déclaration des droits de l'homme ou l'Évangile, et la confusion des esprits était alors si grande qu'un tel mélange n'offusquait pas ! Ainsi parlaient les candidats des clubs et des réunions populaires. Le langage des conservateurs n'était pas lui-même sans étrangeté. Les anciens députés ministériels, sous le coup d'une chute trop récente, s'abstenaient de briguer les votes. Mais le parti légitimiste, le parti religieux, l'ancien tiers parti, l'ancienne opposition dynastique n'hésitaient pas à affronter le suffrage universel. Or, les représentants de ces partis divers, dissimulant à l'envi leurs vœux et leurs espérances, observaient tous à peu près la même attitude. S'ils n'avaient pas désiré h république, ils l'acceptaient : non seulement ils l'acceptaient, mais ils étaient disposés à la soutenir loyalement. C'est dans ce sens que s'exprimaient M. Berryer, M. de Falloux, M. de Larcy, M. de Montalembert, M. Duvergier de Hauranne, M. Gustave de Beaumont. Quelques-uns allaient plus loin et ne se contentaient pas d'une adhésion réservée : Je suis républicain par raison, par sentiment, par conviction, disait M. Baroche. Je travaillerai résolument à la fondation du gouvernement républicain, disait M. Billault. Rêver une restauration monarchique serait insensé. — J'ai adhéré au gouvernement provisoire, s'écriait à son tour M. Dupin, avec la persuasion que la République était désormais le seul gouvernement possible. On eût dit qu'aucun de ces personnages n'avait conservé le souvenir des années heureuses de la monarchie. Seul, M. Thiers, que l'étude de l'histoire et l'expérience des hommes avaient éclairé, ne craignait pas d'affirmer, dans une lettre aux électeurs des Bouches-du-Rhône, que le régime constitutionnel était suffisant à ses yeux pour assurer au pays une sage liberté. — Les candidats conservateurs différaient cependant par un point des candidats démocratiques : ils ne promulguaient pas de théories sociales ; ils n'annonçaient pas une nouvelle économie politique ; ils ne vantaient pas le droit au travail : et c'est par là qu'ils gagnaient, dans les départements, la confiance de ces masses rurales qui ne parlaient pas, qui ne manifestaient pas, qui laissaient passer, avec une impassibilité un peu moqueuse, le torrent des déclamations et des promesses, qui, malgré certaines déceptions, n'avaient pas plus de répugnance contre la République que contre toute autre forme de gouvernement, mais qui, voulant par-dessus tout le respect de l'ordre social, étaient jalouses d'assurer à leur vote cette signification précise et solennelle. II Les élections eurent lieu le 23 avril. C'était le jour de Pâques. Hasard providentiel ou calcul, la plus auguste des Fêtes religieuses coïncidait avec la plus grande des solennités civiques. Dans un grand nombre de communes rurales, les paysans, dès le matin, se groupèrent, à l'issue de la messe, autour de leur maire et de leur curé, et se rendirent en masse au chef-lieu de canton pour y déposer leur vote. Nulle agitation parmi eux ; peu de chants ; une attitude grave et recueillie. C'est qu'ils sentaient que de l'urne qui recevait leur bulletin allait sortir leur destinée. Les habitants des villes montrèrent un égal empressement à remplir leur devoir électoral et, sauf de rares exceptions, le remplirent avec le même calme. A Paris enfin, l'ordre ne cessa de régner, soit que le grand nombre des sections de vote prévînt toute agglomération tumultueuse, soit que cette première épreuve du suffrage universel absorbât toutes les pensées. La multiplicité des candidats, le nombre des suffrages exprimés, les difficultés du recensement ne permirent point de connaître tout d'abord les résultats du scrutin. C'est seulement au bout de plusieurs jours qu'on put former quelques conjectures sur le groupement probable des partis dans la future Assemblée nationale. Le parti légitimiste avait conquis environ cent trente sièges. Frappé d'ostracisme depuis 1830, il avait échappé aux responsabilités du dernier règne. L'appui du clergé, l'affection très réelle des paysans dans certains départements de l'Ouest et du Midi, le sentiment du péril public qui fait rechercher les supériorités naturelles comme autant d'abris, le double prestige qui s'attache à la naissance et à la possession du sol, toutes ces circonstances justifiaient d'ailleurs amplement ce retour de faveur : M. Berryer, M. de Falloux, M. de Laboulie, M. de Larcy étaient parmi les élus. Le parti religieux faisait entrer h la Chambre son grand orateur, M. de Montalembert : trois évêques et quelques ecclésiastiques étaient aussi investis du mandat constituant : parmi eux se trouvait l'illustre Père Lacordaire, élu, comme Berryer, par la grande cité de Marseille. L'ancien tiers parti et l'ancien centre gauche rentraient dans la vie parlementaire avec M. Dufaure, M. Billault, M. Vivien, M. de Rémusat. L'ancienne gauche dynastique reparaissait avec M. Odilon Barrot, M. Duvergier de Hauranne, M. Gustave de Beaumont, M. de Malleville. — Comme on le voit, si l'on excepte les derniers ministres de la royauté encore suspects et proscrits, si l'on excepte M. Thiers et M. Molé que les élections partielles allaient bientôt rendre à la vie publique, tous les personnages qui avaient joui de quelque notoriété dans les anciennes Chambres étaient appelés à prendre place dans la représentation nouvelle. Cependant toutes ces fractions réunies ne formaient guère plus d'un quart de l'Assemblée, qui comptait, comme on sait, neuf cents membres. L'opinion républicaine pouvait revendiquer tout le reste, et, disposant du nombre, elle paraissait assurée de la domination. Il semble donc à première vue que la joie eût dû être grande dans le camp démocratique. Il n'en était rien pourtant : or, si le pays envoyait à la Chambre une majorité républicaine, il avait indiqué en même temps, avec plus de netteté qu'on n'eût osé l'espérer, quelle république il entendait soutenir. Le nom qui, par-dessus tout, sortait triomphant de l'urne électorale etait celui de Lamartine. Il était élu le premier à Paris : il était acclamé dans dix départements. Sa popularité, destinée à de si prompts retours, était alors égale à celle des plus grands citoyens. Dans les lieux publics, dans les théâtres, partout où il se montrait, des cris d'enthousiasme l'accueillaient. Mais si Lamartine voulait l'établissement et la consolidation de la république, il était plus encore le champion des doctrines libérales, l'adversaire des théories exclusives, l'ennemi de la démagogie, l'allié des gens d'ordre qui, au 17 mars et au 16 avril, avaient placé en lui leur espoir. On ne pouvait s'y méprendre ; ce que la nation saluait dans Lamartine, c'était moins l'homme qui avait fait la république que l'homme qui, l'ayant faite, avait su du moins la contenir. Par un symptôme non moins significatif, les collègues de Lamartine les plus dévoués à sa politique, Dupont de l'Eure, Arago, Garnier-Pagès, Marie, Marrast, venaient de suite après lui sur la liste des élus du département de la Seine. Au contraire, Ledru-Rollin, l'auteur des circulaires violentes que le pays ne se rappelait que trop, n'est élu que le vingt-quatrième à Paris. Louis Blanc, le président de la commission des travailleurs, ne figure qu'au vingt-septième rang. Les plus actifs de ses lieutenants, Lagarde, Vidal, n'obtiennent pas trente mille voix. Les ouvriers portés sur la liste du Luxembourg échouent tous sans exception. Les anciens membres des sociétés secrètes, les chefs de clubs, Barbès, Raspail, Huber, Flotte, Cabet, Sobrier, sont, eux aussi, repoussés par les électeurs parisiens. Enfin, si, dans certains départements, quelques commissaires d'opinion radicale font triompher leur candidature, si Barbès battu à Paris est élu dans l'Aude, si le Cher nomme Félix Pyat, les Pyrénées-Orientales Étienne Arago, la Loire Banne et Martin Bernard, il ressort de toutes les dépêches que la plupart des députés choisis par les provinces sont des hommes nouveaux, à la physionomie un peu effacée, plus enclins à la modération qu'il la violence, par-dessus tout très inexpérimentés et, à ce titre, destinés a subir l'influence des vieux chefs parlementaires. — En résumé, dès que les élections du 23 avril furent connues, elles apparurent sous leur vrai caractère. Le pays, quoique déjà trompé dans quelques-unes de ses espérances, se soumettait sans arrière-pensée à la république : mais entre les candidats des diverses nuances républicaines, il avait très inégalement partagé ses faveurs, répudiant ou n'acceptant qu'à regret les démocrates suspects de radicalisme, comblant au contraire de ses suffrages les hommes d'opinions modérées qui lui garantissaient la paix sociale, la paix sociale bien plus précieuse à son gré que la république elle-même. Ces résultats, connus ou au moins pressentis avant d'être
officiellement annoncés, furent accueillis dans le parti démagogique par une
explosion de douleur et de colère. Nous comptions
sur de bien mauvaises élections, disait le journal la Réforme, mais l'événement, il faut l'avouer, a dépassé notre
attente. La Commune de Paris attribuait l'échec de ses amis la mollesse des commissaires et aux manœuvres
des républicains du lendemain : Si l'Assemblée
avance, ajoutait-elle d'un ton de menace, ce
sera le peuple qui l'inspirera ; si elle s'arrête, si elle recule, ce sera le
peuple qui fera lui-même sa constitution. Le 29 avril enfin, Louis
Blanc, devant les délégués du Luxembourg, se répandait en récriminations. Je viens ici, s'écriait-il, le cœur plein de tristesse et cependant plein d'ardeur, de courage et
d'espérance. Non, quoi qu'on en puisse penser, le génie de la révolution ne périra
pas. Puis, après de violentes déclamations contre l'ordre social, il
exposait que le suffrage universel n'est l'expression de la volonté du peuple
que dans une société où chacun a le libre développement de son esprit et de
son âme : En est-il ainsi, ajoutait-il, dans la société actuelle ? Non, mille fois non[8]. Si vif que fia à Paris le ressentiment de la défaite, le parti radical se contint ou du moins se réserva. A Limoges et à Rouen, ce parti, plus irrité on moins discipliné, supporta plus impatiemment la perte de ses espérances. Dans ces deux villes, l'insuccès des listes démagogiques excita une véritable sédition Ainsi qu'on l'a vu plus haut[9], l'agitation était permanente à Limoges depuis le 24 février, et cette agitation s'était accrue à mesure que l'époque des élections approchait. Le club de la Société populaire, qui ne visait à rien moins qu'à concentrer tous les pouvoirs, avait formé une liste et, pour la faire triompher, n'avait reculé devant aucun moyen. Des comités de correspondance avaient été créés : des agents avaient été envoyés dans les cantons : pour vaincre la résistance des esprits timorés, on avait annoncé des troubles si la liste radicale ne sortait pas victorieuse de l'urne. Le 23 avril, dès la pointe du jour, des émissaires apostés aux portes de la ville arrêtaient les paysans et, par supercherie ou par menace, les amenaient à accepter leurs bulletins : des attroupements, formés aux abords des sections électorales, lacéraient les listes conservatrices : telle fut l'intimidation que beaucoup de citoyens paisibles s'abstinrent de voter ou votèrent coutre leur conscience. Cette journée, si calme dans presque toute la France, avait donc été à Limoges pleine de troubles et d'inquiétude. Tant d'efforts devaient demeurer vains. Dès le 26 avril, les nouvelles transmises des divers points du département ne laissèrent guère de doute sur l'échec à peu près complet des candidats démagogiques. Furieux de cet insuccès, les membres de la Société populaire résolurent d'annuler par la violence un résultat qui contrariait leurs vues. Le soir même, le club se réunit et réclame la dissolution du conseil municipal, le désarmement de l'ancienne garde nationale, la distribution entre tous les citoyens par la voie du sort des fusils provenant de ce désarmement. Le commissaire, présent à la séance, essaye d'intervenir. Trois mille fusils, dit-il, ont été promis par le ministre, mille vont arriver. — Il nous les faut tout de suite, répliquent les plus ardents. Les avis les plus violents sont ouverts : on parle de brûler les bulletins, d'enclouer les canons. A l'issue de la séance, une pétition est rédigée pour résumer les vœux de la Société, et, à une heure déjà avancée de la soirée, cette pétition est portée à la préfecture. Le 27 avril, dans la matinée. les ouvriers, descendant par bandes de leurs quartiers, Je rassemblent au champ de Juillet : a défaut de fusils, ils se sont armés de leurs instruments de travail, sortes de longues perches, terminées par un croc en fer. Ils se dirigent vers la salle du manège, vaste salle tout à fait propre aux assemblées tumultueuses et choisie, par la plus insigne des imprudences, pour le dépouillement du scrutin. Le recensement des votes, repris le matin, allait être achevé. Il ne restait plus à contrôler que les suffrages de l'armée. Les ouvriers envahissent la salle. Quelques-uns des plus audacieux s'approchent du bureau, saisissent le président, s'emparent de procès-verbaux et des bulletins, et, aux acclamations de la multitude, les lacèrent et les foulent aux pieds. Heureusement, le commissaire, M. Chamiot, avait eu la sage précaution de mettre en sûreté, quelques heures auparavant, les procès-verbaux déjà recensés, en sorte que les votes militaires qui ne pouvaient changer le résultat définitif sont seuls détruits. L'attentat pourtant n'était pas moins grave, et le scrutin n'était pas moins violé. Ce qui suivit cette scène ne fut pas moins attristant que la scène elle-même. Les émeutiers, obéissant aux inspirations des chefs de clubs, se répandent à travers la ville. Un instant, le commissaire semble décidé à la répression. Après s'y être refusé plusieurs fois, il donne l'ordre de battre le rappel ; il envoie des réquisitions à l'autorité militaire. Mais ces fermes résolutions s'évanouissent bientôt. Sur les instances du maire, M. Bac, un contre-ordre est envoyé à la troupe et à la garde nationale : M. Bac, dans sa vigilance, va lui-même à la caserne pour s'assurer que le régiment ne sortira pas du quartier : il visite les postes de la garde nationale ; les armes sont déchargées, les cartouches enlevées, les gibernes visitées. Les clubistes laissés libres se portent alors sur la place de la Mairie, pénètrent dans l'Hôtel de ville, envahissent, sur la place Lamothe, plusieurs maisons suspectes. Le repos de la nuit ne suffit point à calmer les esprits. Le lendemain, une foule immense, armée de bâtons, se dirige vers la demeure d'un minotier nommé Lanoaille qu'on accusait d'avoir, en 1847, accaparé des grains et des châtaignes. La maison est envahie, et pour soustraire le malheureux à la fureur de la multitude, on n'a d'autre ressource que de l'enfumer comme un criminel à la maison d'arrêt. Le commissaire, M. Chamiot, contraint de donner sa démission, quitte la ville. Le comité insurrectionnel du 24 février reprend le pouvoir. L'ancienne garde nationale est désarmée. C'est seulement au bout de quelques jours que la paix renaît à Limoges[10]. A Rouen, les élections avaient été suivies de désordres plus graves encore. Bien avant l'ouverture du scrutin[11], les vociférations des clubs, les lacérations des listes conservatrices, les voies de fait contre les citoyens suspects de modérantisme, en un mot toutes sortes de symptômes inquiétants avaient révélé l'état des esprits. Le 18 avril, les instituteurs primaires avaient été rassemblés dans l'une des salles de la mairie, et le président de la réunion les avait sollicités de s'engager par écrit à voter pour les candidats démocratiques. Si une autre liste que celle du comité central passe, avait-il dit, les candidats ainsi élus ne siégeront pas vingt-quatre heures à la Chambre. L'adjoint provisoire, M. Durand neveu, s'exprimait dans des termes plus violents encore : Si l'on n'arrive pas par le scrutin, on arrivera à coups de carabine[12]. Contre toute attente, les élections furent calmes : mais lorsque, le 27 avril, on apprit la nomination de M. Sénard, le succès presque complet de la liste modérée, l'échec de la plupart des ouvriers et celui du commissaire, M. Deschamps, le parti démagogique se souleva tout entier. Vers trois ou quatre heures de l'après-midi, des groupes d'enfants et de jeunes gens de quinze à seize ans commencent à se grouper sur la place de l'Hôtel de ville, agitant des drapeaux tricolores et chantant le chœur des Girondins. Peu à peu, ils se rapprochent des gardes nationaux qui sont de garde à la mairie, les harcèlent, les provoquent, puis, s'enhardissant par degrés et se glissant sous les galeries de l'édifice, ils essayent de les entourer et de les désarmer. Ceux-ci résistent et dégagent les galeries ; mais le nombre des séditieux s'accroît ; aux enfants se mêlent des ouvriers ; la place est bientôt pleine d'une foule hostile. Des gardes nationaux qui regagnent leurs postes par groupes isolés sont attaqués ; des rixes s'engagent. Deux hommes du peuple sont atteints mortellement : plusieurs gardes nationaux sont blessés. De nouveaux assaillants surviennent d'instant en instant : peut-être les défenseurs de la mairie eussent-ils succombé sous le nombre si une charge de cavalerie faite à propos n'avait déblayé la place. L'Hôtel de ville est momentanément dégagé, et ce résultat lui-même est d'un grand prix : là se trouvait, en effet, un dépôt important d'armes et de munitions : là se trouvaient aussi les urnes électorales. Par malheur, la foule, repoussée sur ce point, se réforme dans les rues adjacentes et, loin de s'apaiser, s'irrite davantage. Les boutiques se ferment, les émeutiers pénètrent de force dans les maisons et y prennent des armes, des pioches, du bois. Des barricades se dressent avec une rapidité effrayante : on en compte bientôt jusqu'à trente-sept : non seulement elles enserrent l'Hôtel de ville de nouveau menacé, mais elles ne tardent pas à s'étendre dans toute la partie est de la cité. Des pavés sont montés aux étages supérieurs des maisons pour être jetés sur la troupe, des débris de verre sont répandus sur le sol pour arrêter le passage de la cavalerie. Déjà le tumulte populaire a dégénéré en une véritable insurrection. Le commissaire, M. Deschamps, était alors absent de la Préfecture. Ce fut seulement à sept heures qu'il apprit les événements. Sa situation était étrange ; il était l'un des vaincus du scrutin, et c'était contre ses électeurs de la veille qu'il devait venger la cause de l'ordre. En toute hâte, il rédige une proclamation ; il se rend de sa personne rue Saint-Hilaire et rue du Ruissel, où s'élèvent les barricades ; il multiplie les exhortations : mais ses conseils se perdent dans l'agitation toujours croissante. Une répression énergique pouvait seule ramener la paix M. Sénard, qui, depuis deux jours, avait déposé ses fonctions de procureur général, les reprend en prévision du péril et organise la résistance. La soirée était déjà avancée, et l'obscurité était d'autant plus grande que les réverbères et les becs de gaz avaient été brisés. Cependant les chefs militaires ne veulent pas laisser l'émeute grandir : les troupes de ligne qui sont sorties de leurs casernes, la garde nationale qui s'est réunie avec une rare promptitude se disposent à la lutte : elles s'engagent, à la lueur des torches, dans les rues où les insurgés se sont retranchés. Dans la nuit du 27 au 28 avril, plus de trente barricades sont enlevées et détruites. Les hostilités suspendues pendant quelques heures recommencèrent le matin. L'insurrection s'était concentrée sur deux points : sur la rive droite de la Seine dans le quartier Martinville, sur la rive gauche dans le quartier Saint-Sever. C'est sur ces deux points qu'il fallut la vaincre. A sept heures, deux colonnes d'attaque, commandées par le général Gérard, pénètrent dans le quartier Martinville. Dans la rue des Arpents se dressaient trois barricades formées avec des pavés : une pièce d'artillerie, placée en batterie sur le quai Napoléon, lance quatre boulets sur ces retranchements. Les insurgés effrayés envoient aussitôt des parlementaires au général, et s'engagent à remettre eux-mêmes en place les pavés qu'ils ont soulevés. Quelques actes de résistance isolés se produisent encore dans les rues voisines. Mais, vers le milieu du jour, la rive droite est complètement pacifiée. Sur la rive gauche, la lutte fut plus sérieuse. Dès le matin, les émeutiers s'étaient répandus dans les communes limitrophes de Sotteville et du Petit-Quevilly, et, à force de menaces, s'étaient fait livrer des armes ; ils s'étaient en outre emparés d'un grand nombre de voitures, de meubles, de pièces de bois, et les avaient utilisés pour édifier leurs barricades. Ces barricades, construites non sans un certain art, couvraient une portion du faubourg Saint-Sever ; elles étaient gardées par un assez grand nombre de défenseurs, et des factionnaires avaient été placés de distance en distance pour prévenir toute surprise. C'est sur ce point que se porte le général Gérard après avoir reçu la soumission du quartier Martinville. Sa colonne se composait de sept cents hommes d'infanterie et de garde nationale, d'une section d'artillerie et de cinquante cavaliers. Il se rendit maitre assez vite ries barricades de la rue d'Elbeuf ; mais lorsqu'il arriva à la barrière Saint-Julien, il fut obligé de s'arrêter. Là s'élevait une barricade plus solide et plus formidable que toutes les autres, et derrière ces sortes de remparts s'étaient groupés les plus déterminés des clubistes et des ouvriers des ateliers communaux. Le général donne aux révoltés un quart d'heure pour se soumettre. Ce délai s'écoule sans qu'ils consentent à se rendre. Une dernière sommation demeure sans effet. On a prétendu qu'en ce moment le nombre des insurgés atteignait le chiffre de quinze ou seize cents hommes rassemblés derrière leurs retranchements et abrités dans les maisons voisines. Le général, sentant qu'il ne peut différer plus longtemps l'attaque, donne ordre aux artilleurs d'ouvrir le feu : deux pièces, mises en batterie à deux cents mètres de la barricade, y envoient quinze boulets. Dès que la brèche est faite, une partie de la colonne s'élance en avant. Les insurgés, après avoir tiré quelques coups de fusil, se décident alors à abandonner leurs positions et, repassant la barrière, s'enfuient par la route de Caen. La rébellion était apaisée, non sans laisser, hélas ! de douloureuses traces. A la vérité, la garde nationale et la troupe de ligne n'avaient à déplorer que quelques blessés, et cette circonstance s'expliquait par l'incertitude du tir des émeutiers et par la mauvaise qualité de la poudre dont ils s'étaient servis. Mais, dans les rangs des insurgés, onze hommes avaient été tués, soixante-seize avaient été transportés blessés dans les hôpitaux ; quelques autres, plus ou moins grièvement atteints, avaient été ramenés à leur domicile. Sur les soixante-seize blessés des hôpitaux, vingt-trois devaient succomber les jours suivants[13]. Ces résultats attestaient la durée et l'énergie de la résistance. Combien le mouvement insurrectionnel n'eut-il pas été plus terrible si les quatre mille fusils que Ledru-Rollin, connue on l'a vu plus haut[14], recommandait à l'autorité militaire d'expédier pour les travailleurs rouennais, avaient été mis entre les mains des ouvriers avant le jour de l'émeute ! Par bonheur, la Providence, comme si elle eût voulu réparer l'inexcusable imprudence du ministre, permit que les armes, envoyées par la direction d'artillerie de Saint-Omer, n'arrivassent à Rouen que le 28 et le 30 avril, c'est-à-dire après la pacification de la cité[15]. A Paris, le parti démagogique, déjà si mécontent du résultat des élections, trouva dans les événements de Rouen un prétexte pour surexciter encore l'irritation populaire. Blanqui, au nom de la Société centrale républicaine, adressait an gouvernement provisoire une pétition ainsi conçue : La contre-révolution vient de se baigner dans le sang du peuple. Justice ! Justice immédiate des assassins ! Depuis deux mois, la bourgeoisie royaliste de Rouen tramait dans l'ombre une Saint-Barthélemy contre les ouvriers... Il lui fallait un massacre... Rien n'y a manqué : ni la mitraille, ni les boulets, ni les maisons démolies, ni l'état de siège, ni la férocité de la soldatesque, ni l'insulte aux morts ! La rue Transnonain est dépassée... La pétition concluait en réclamant : 1° la dissolution et le désarmement de la garde bourgeoise de Rouen ; 2° l'arrestation et la mise en jugement des généraux et des officiers de la garde bourgeoise et de la ligue qui ont ordonné les massacres ; 3° l'arrestation et la mise en jugement des soi-disant membres de la Cour d'appel ; 4° l'éloignement des troupes de ligne... Le journal la Commune de Paris, le Club des Antonins, la Société des droits de l'homme, ne tenaient pas un langage moins factieux. Enfin, dans les conseils de l'Hôtel de ville, Louis Blanc, se faisant l'interprète de la faction radicale, proposait que les généraux qui commandaient à Rouen fussent mandés en toute hâte à Paris ; son insistance h cet égard amena même entre lui et le ministre de la guerre, M. Arago, une de ces scènes violentes qui n'étaient que trop habituelles au sein du gouvernement[16]. L'écho de ces déplorables disputes retentissait encore à l'heure où l'Assemblée constituante se réunissait. III Le 4 mai était le jour fixé pour l'ouverture des travaux de la représentation nationale. A midi, les membres du gouvernement provisoire se rassemblèrent place Vendôme, au ministère de la justice. De là, ils se dirigèrent à pied vers le Palais-Bourbon par la rue de la Paix, les boulevards, la rue Royale. Au moment de déposer leurs pouvoirs, ils avaient voulu s'entourer d'un certain appareil. Les officiers supérieurs de la garde nationale les accompagnaient ; la garde nationale et la troupe de ligne faisaient la haie sur leur passage : des pelotons de cavalerie ouvraient et fermaient la marche. Bien que les déclamations des clubs et certaines affiches menaçantes, placardées dans le quartier de l'Hôtel de ville et sur la rive gauche, eussent éveillé quelques craintes, les avis les plus récents donnaient l'assurance que la journée s'écoulerait sans trouble. La foule, d'autant plus nombreuse que le temps était plus beau, garnissait les fenêtres ou se pressait sur les pas du cortège. On se plaisait à oublier, dans l'éclat de cette cérémonie, les inquiétudes de la veille et celles du lendemain. Lamartine, surtout, attirait les regards : on saluait en lui l'élu de dix départements, le médiateur des partis, le vrai souverain de l'opinion publique ; et lui-même s'abandonnait avec ivresse à ces hommages comme s'il eût pressenti combien serait courte cette popularité. Pendant ce temps, les députés, tout récemment débarqués de leur province, se rendaient, eux aussi, au palais législatif. L'enceinte de l'ancienne Chambre étant trop exiguë, on avait construit à la hâte, dans la cour du Palais-Bourbon, une salle fort incommode et très mal disposée au point de vue de l'acoustique, mais assez vaste pour contenir neuf cents représentants. Les élus arrivaient un à un, et se plaçaient presque au hasard. Aucune des assemblées parlementaires de la monarchie n'aurait pu donner l'idée du spectacle qu'offrait l'assemblée nouvelle. Le nombre des représentants était si grand qu'on eût dit un club prêt à entrer en séance plutôt qu'un corps politique prêt à exercer la souveraineté. La diversité des attitudes, du langage, du rang social, des costumes même, accroissait la confusion. Les anciens condamnés politiques, Barbès, Banne, Martin-Bernard, siégeaient à coté de leurs juges. Les membres de l'Institut, les magistrats, les hauts fonctionnaires coudoyaient les ouvriers devenus législateurs comme eux. A côté des paysans de l'Ouest, qui portaient encore l'habillement de leur pays, on remarquait Caussidière, qui, soit excentricité, soit obéissance aux décrets du gouvernement provisoire[17], avait revêtu le gilet blanc à grands revers à la mode de la Convention. Sur le fond sombre des habits noirs se détachaient les soutanes violettes des évêques et la robe blanche du Père Lacordaire. Nul lien, nul concert préalable entre tous ces hommes venus de tous les points de l'horizon et réunis par le caprice du suffrage universel. Les représentants d'un même département, loin d'être groupés par la communauté d'origine et de sentiments, appartenaient souvent aux opinions les plus différentes : c'est ainsi que le Rhône avait nommé tout à la fois Greppo et le duc de Mortemart, le Cher M. Félix Pyat et M. Duvergier de Hauranne. Les nouveaux venus erraient dans l'enceinte avec ce mélange d'importance et d'embarras qui distingue les députés de date récente, et se désignaient ceux de leurs collègues que leur célébrité recommandait à l'attention. On se montrait Lamennais, dont la physionomie tourmentée révélait les longues souffrances ; Béranger, dont la popularité vivace semblait braver le temps ; Odilon Barrot, que beaucoup avaient vu l'année précédente dans les banquets réformistes de leurs départements ; Berryer, champion populaire d'une cause qui ne l'était pas ; Montalembert., que son récent discours sur les affaires de Suisse avait rangé, comme Berryer, parmi les princes de l'éloquence. Les tribunes n'offraient guère un spectacle moins pittoresque que l'enceinte législative elle-même. Là, se pressaient tous les vaincus du scrutin : par un singulier contraste, il se trouvait que la tribune diplomatique avoisinait la tribune des clubs. Les gens de service, choisis par Albert, n'étaient pas moins étranges que tout le reste. Habitués à la gravité des usages anciens, les vieux parlementaires ne revenaient pas de leur étonnement, et ils ne se lassaient pas d'admirer les surprises de toute sorte que le suffrage universel avait réservées au pays. Dès qu'un peu d'ordre se fut établi au sein de cette vaste confusion, M. Audry de Puyraveau, doyen d'âge, monta au fauteuil de la présidence : les membres les plus jeunes de l'Assemblée prirent place au bureau en qualité de secrétaires. Il était alors une heure et quart. Au même instant une salve d'artillerie annonça l'arrivée des membres du gouvernement provisoire. M. Dupont de l'Eure monta à la tribune et s'exprima en ces termes : Citoyens représentants du peuple, le Gouvernement provisoire de la République vient s'incliner devant la nation et rendre un hommage éclatant à votre pouvoir suprême... Le moment est arrivé pour le Gouvernement provisoire de déposer entre vos mains le pouvoir illimité dont la Révolution l'avait investi. Vous savez si pour nous cette dictature a été autre chose qu'une puissance morale au milieu des circonstances difficiles que nous avons traversées. Fidèles à notre origine et à nos convictions personnelles, nous n'avons pas hésité à proclamer la République naissante de février... Aujourd'hui, nous inaugurons les travaux de l'Assemblée à ce cri qui doit toujours la rallier : Vive la République ! Après ce discours, les représentants se retirèrent dans leurs bureaux pour y procéder à la vérification des pouvoirs. A trois heures et demie, la séance fut reprise, et les rapports sur les élections commencèrent. Pourtant, dans une portion de l'Assemblée, il était visible qu'une préoccupation dominait, c'était celle de faire reconnaitre immédiatement la République. Interprète de cette pensée, M. Démosthènes Ollivier demanda que chaque député fût appelé successivement à la tribune pour prêter serment à la République une et indivisible. La motion rencontra peu de faveur : mais les cris : Vive la République ! qui s'élevaient de toutes parts montraient que, si les représentants répugnaient à l'idée d'un serment individuel, ils n'entendaient pas marchander leur adhésion au symbole nouveau. Pour permettre à cette adhésion de se produire sous une forme solennelle, M. Berger, quelques instants plus tard, donna lecture de la proposition suivante : L'Assemblée nationale, Fidèle interprète des sentiments du peuple qui vient de la nommer, Avant de commencer ses travaux, Déclare, au nom du peuple français et à la face du monde entier, que la République proclamée le 24 février 1848 est et restera la forme du gouvernement de la France. A ces mots, les applaudissements éclatent. Les représentants debout répètent, à l'envi les uns des autres, le cri : Vive la République ! Toute la rhétorique des clubs se donne libre carrière, L'instant est solennel, s'écrie M. Emmanuel Arago. La République, c'est le soleil qui vivifie la France et qui vivifiera le monde, ajoutent M. Vignerte et M. Trélat. Il faut que les mots de République démocratique soient joints à ceux de liberté, dit à son tour M. Germain Sauta. Il ne dépend plus de personne de mettre en doute la République, fait observer Barbès : nous sommes les serviteurs du peuple, nous n'avons qu'a acclamer sa volonté. Les républicains d'ancienne date ne peuvent contenir leur enthousiasme ; les représentants des provinces, impressionnés par l'appareil un peu théâtral de cette scène, non encore en garde contre la déclamation, favorables en majorité ou du moins non hostiles au régime nouveau, s'abandonnent sans réserve à l'influence du lieu et de l'heure, les plus sages eux-mêmes ne protestent pas, soit qu'il leur convienne, à eux aussi, d'essayer la République, soit qu'ils aient la conviction de leur impuissance à arrêter le courant. Les assemblées, surtout lorsqu'elles sont nombreuses, surtout lorsqu'elles sont nouvelles, ressemblent au peuple lui-même et ont, à son exemple, des entraînements qu'elles subissent, quitte à s'en étonner le lendemain. On a calculé que la République fut, dans cette séance, acclamée dix-sept fois. Ce n'était pas assez. Vers cinq heures du soir, comme l'effervescence s'était un peu calmée et comme la vérification des pouvoirs continuait, le général Courtais, commandant de la garde nationale, parut à la tribune. Citoyens représentants, dit-il, le peuple demande que les membres du gouvernement provisoire veuillent bien venir sur le péristyle du Palais, et que l'Assemblée nationale veuille bien les accompagner. En vain un député, M. Flandin, s'oppose-t-il à cette interruption de l'ordre du jour : la proposition est adoptée. Les membres du gouvernement provisoire et le président de l'Assemblée, suivis de tous les représentants, sortent de l'enceinte législative et se rendent sous la colonnade du Palais. Là, le cri Vive la République ! poussé tour à tour par le peuple massé sur le quai et par les représentants groupés sur les marches de l'escalier, retentit de nouveau et avec plus de force que jamais. Quelques députés, entre autres le Père Lacordaire, descendent les degrés et, à travers les barreaux de la grille, pressent les mains des ouvriers qui s'avancent vers eux. La République semblait définitivement consacrée par l'acclamation populaire ; et peut-être l'eût-elle été, en effet, si, à cette heure même, les passions démagogiques, travaillant dans l'ombre, n'eussent tenté de la détourner et de la confisquer à leur profit. Le lendemain, les représentants poursuivirent la vérification des pouvoirs. Puis ils procédèrent à l'élection de leur bureau. M. Buchez, adjoint au maire de Paris, fut nommé président par 382 voix sur 727 votants Il est permis de croire que l'Assemblée, en lui conférant cette haute dignité, ne voulut pas seulement récompenser les services qu'il avait rendus à l'Hôtel de ville, mais se plut à honorer en sa personne l'un des hommes en qui s'incarnaient le mieux les tendances généreuses et chimériques d'une portion du parti républicain. A la fois médecin, philosophe, économiste, historien, doué d'une intelligence plus élevée que nette et plus étendue que puissante ; très pénétré des souffrances du pauvre et cherchant avec zèle, dans l'économie sociale, le moyen de les guérir ; chrétien jusqu'à la ferveur, mais d'un christianisme mystique qui, à force de se subtiliser, se perdait dans ses obscurités ; épris tout ensemble de la démocratie et de l'Évangile, marchant avec une ardeur téméraire vers des régions inconnues sans se demander si ses doctrines n'étaient point déjà dénaturées ou travesties, Buchez était bien le représentant le plus autorisé de la République idéale et humanitaire : type assez commun alors, mais aujourd'hui perdu, et d'autant plus curieux à étudier qu'il a sans doute disparu pour ne plus renaître jamais ! Le scrutin appela à la vice-présidence le docteur Recurt, médecin renommé pour sa bienfaisance ; M. Guinard, ancien membre des sociétés secrètes et vétéran des luttes démocratiques ; M. Corbon, ouvrier et rédacteur du journal l'Atelier ; le général Cavaignac, populaire par le souvenir de son frère Godefroy, et destiné lu i-même à une prochaine célébrité ; M. de Cormenin ; l'illustre pamphlétaire ; M. Sénard enfin, avocat déjà connu et naguère procureur général à Rouen. Si l'on excepte M. de Cormenin, il n'était pas un seul de ces représentants qui n'appartînt au parti républicain. Mais en même temps, la nomination de M. Sénard semblait, aux yeux d'un grand nombre, la récompense de son énergie dans la répression de l'insurrection rouennaise. C'est ainsi que l'Assemblée, dès ses premiers actes, manifestait son double désir de respecter la République et de maintenir l'ordre. La vérification des pouvoirs achevée et le bureau constitué, Lamartine monta, le G mai, à la tribune et, au nom de M. Dupont de l'Eure à qui son âge interdisait de pareilles fatigues, vint présenter à l'Assemblée un exposé général de la politique du gouvernement provisoire : CITOYENS REPRÉSENTANTS DU PEUPLE, Au moment où vous entrez dans l'exercice de votre souveraineté, au moment où nous remettons entre vos mains les pouvoirs d'urgence que la Révolution nous avait confiés, nous vous devons d'abord compte de la situation où nous avons trouvé et où vous trouvez vous-mêmes la patrie. Une révolution a éclaté le 24 février ; le peuple a renversé le trône, il a juré sur ses débris de régner désormais seul et tout entier par lui-même. Il nous a chargés de pourvoir provisoirement aux dangers et aux nécessités de l'interrègne qu'il avait à traverser. Notre première pensée a été d'abréger cet interrègne en convoquant aussitôt la représentation nationale, en qui seule résident le droit et la force. Simples citoyens, sans autre appel que le péril public, sans autre titre que notre dévouement, tremblant d'accepter, pressés de restituer le dépôt des destinées de la patrie, nous n'avons eu qu'une ambition, celle d'abdiquer la dictature dans le sein de la souveraineté du peuple. Le trône renversé, la dynastie s'exilant elle-même, nous ne proclamâmes pas la république. Elle s'était proclamée elle-même par la bouche de tout un peuple. Nous ne fîmes qu'écrire le cri de la nation. Certes il y avait quelque audace et, pour tout dire, quelque impudence à transformer la surprise de février en une révolution voulue par le pays. Mais les contemporains ont rarement, sur les événements dont ils sont les acteurs, les claires vues de l'histoire : l'auditoire était dans son immense majorité favorable à la République, ou, du moins, hostile au pouvoir tombé : enfin à ces affirmations, si hasardées qu'elles fussent, Lamartine prêtait l'autorité, alors souveraine, de son nom. Les applaudissements éclatent. Lamartine continue. Il rappelle comment le drapeau rouge fut écarté par les combattants eux-mêmes ; comment l'abolition de la peine de mort en matière politique donna son véritable sens à la victoire populaire ; comment la France, l'Algérie, les colonies acclamèrent d'un même cœur le gouvernement provisoire. Il célèbre, avec sa générosité habituelle, les mérites de ses collègues qui ont travaillé à la réorganisation des finances, de la justice, de l'instruction publique. Rien ne peut désormais, à ses yeux, ébranler la paix générale. Six semaines avant l'insurrection de juin, il proclame que l'armée n'est plus à Paris qu'une garnison honoraire destinée à prouver à nos braves soldats que la capitale de la patrie appartient à tous ses enfants... Il n'y a plus de factions possibles, ajoute-t-il, dans une République où chacun a son droit et son arme. De la manifestation du 17 mars, de celle du 16 avril, des circulaires du ministre de l'intérieur, des excitations des clubs et de la presse, il n'est pas dit un mot. La commission du Luxembourg, qui avait causé de si vives alarmes, n'est plus rien autre chose qu'un laboratoire d'idées, congrès préparatoire et statistique du travail et des industries. L'Assemblée écoute sans qu'une seule protestation s'élève ; les uns croient de bonne foi à la vérité du tableau ; les autres jugent inutile tout retour sur le passé. Et puis, tel est le prestige de Lamartine, telle est la magnificence de son langage que l'auditoire, aussi curieux de l'art que de la politique, se laisse entraîner à la suite du poète : le poète, dupe lui-même de ses propres illusions, idéalise son œuvre et commence par se tromper comme pour mieux tromper les autres ! Nous avons fondé la République, poursuit-il, ce gouvernement déclaré impossible en France. Nous l'avons montrée heureusement compatible avec la paix européenne, avec la paix intérieure, avec l'ordre volontaire, avec la liberté individuelle, avec la douceur et la sérénité des mœurs d'une nation pour qui la haine est un supplice, et pour qui l'harmonie est un instinct national. (Marques d'assentiment.) Nous avons promulgué les grands principes d'égalité, de fraternité, d'unité, qui doivent, en se développant de jour en jour dans nos lois faîtes par tous et pour tous, accomplir l'unité du peuple par l'unité de la représentation. Nous avons universalisé le droit de citoyen en universalisant le droit d'élection ; et le suffrage universel nous a répondu. Nous avons armé le peuple tout entier dans la garde nationale, et le peuple tout ? Altier nous a répondu en voilant l'arme que nous lui avons confiée, à la défense de la patrie, de l'ordre et des lois ! Nous avons passé quarante-cinq jours sans autre force que notre autorité morale ; et le peuple a consenti à se laisser gouverner par la parole, par nos conseils, par ses propres et généreuses inspirations. (Marques d'approbation.) Nous avons traversé plus de deux mois de crise, de cessation de travail, de misères, et cela sans que les propriétés aient été violées, sans qu'une colère ait menacé une vie, sans qu'une répression, une proscription, un emprisonnement politique, une goutte de sang répandue en notre nom ait attristé le gouvernement dans Paris ! Nous pouvons redescendre de cette longue dictature sur la place publique, et nous mêler au peuple sans qu'un citoyen puisse nous demander : Qu'as-tu fait d'un citoyen ? C'est à la fois le privilège et le danger de l'éloquence d'élever à son niveau même les causes les plus douteuses. Les représentants acclamèrent sans l'approfondir cette téméraire apologie. L'émotion s'accrut lorsque Lamartine, changeant tout à coup de langage, demanda pour sa dictature l'amnistie de la représentation nationale et, dans des termes empreints d'une vraie grandeur, appela sur le berceau de la République la bénédiction divine : Citoyens représentants, notre œuvre est accomplie, la vôtre commence. Nous remettons avec confiance à votre jugement tous nos actes ; nous vous prions seulement de vous reporter au temps, et de nous tenir compte des difficultés. Notre conscience ne nous reproche rien comme intention. La Providence a favorisé nos efforts. Amnistiez notre dictature involontaire. Nous ne demandons qu'à rentrer dans les rangs des bons citoyens. Puisse seulement l'histoire de notre chère patrie inscrire avec indulgence, au-dessous, et bien loin des grandes choses faites par la France, le récit de ces trois mois passés sur le vide, entre une monarchie écroulée et une République à asseoir ; et puisse-t-elle, au lieu des noms obscurs et oubliés des hommes qui se sont dévoués au salut commun, inscrire dans ses pages deux noms seulement : le nom du peuple, qui a tout sauvé, et le nom de Dieu, qui a tout béni, sur les fondements de la République ! (Acclamations unanimes et prolongées.) Tel était ce compte rendu fameux qui, rejetant habilement dans l'ombre les actes iniques ou douteux et ramenant eu pleine lumière les mesures généreuses, environnait la révolution de Février d'une légende poétique comme son héros. Il eût été sage de se borner à cette seule justification. En ce temps de déclamation universelle, ce rapport général sembla insuffisant. A part M. Flocon, M. Albert, M. Marrast, chacun des membres du gouvernement provisoire et des ministres parut à sou tour à la tribune pour y présenter le résumé spécial à son administration. Chacun se montra très satisfait de soi-même. Ledru-Rollin loua fort ses circulaires et n'omit pas l'éloge de ses commissaires aux pouvoirs illimités. M. Garnier-Pagès estima que la République dont il était le ministre des finances avait sauvé la France de la banqueroute. Le garde des sceaux, M. Crémieux, se félicita d'avoir rompu l'alliance adultère qui s'était formée sous la monarchie entre la justice et la politique. M. Carnot, ministre de l'instruction publique, ne fut pas moins empressé à se glorifier. M. Louis Blanc déclara que le palais du Luxembourg était devenu le palais de l'étude. Lamartine, prenant une seconde fois la parole, présenta son rapport spécial comme ministre des affaires étrangères et se décerna aussi le meilleur témoignage. Seuls, MM. Arago, Marie et Bethmont échappèrent au travers commun. Les Assemblées nouvelles sont patientes. Les représentants laissèrent les dictateurs de l'Hôtel de ville se louer tant qu'il leur plut ; ils les applaudirent même, comme s'il eût été nécessaire d'ajouter quelque chose à l'approbation qu'ils se donnaient. Ils poussèrent plus loin encore la faveur et jugèrent bon de leur conférer un témoignage solennel de gratitude civique. On oublia les fautes, les erreurs, les rivalités : on se voila les yeux pour ne pas voir les germes de sédition imprudemment semés et déjà grandissants. On ne songea qu'à la guerre civile évitée, au pays rendu à lui-même. Le 8 mai, l'Assemblée déclara par un vote solennel, auquel Barbès et trois ou quatre autres représentants refusèrent seuls de s'associer, que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie. IV Le gouvernement du 24 février ayant cessé d'exister, il fallait créer un pouvoir exécutif intérimaire qui fonctionnât jusqu'au vote de la Constitution. L'organisation de ce pouvoir était, dans les réunions des bureaux, l'objet de tous les entretiens. Après bien des pourparlers, deux systèmes principaux s'étaient dégagés de toutes les opinions diverses. Le premier laissait le gouvernement à l'Assemblée, qui déléguerait le soin de l'administration à un président du conseil et à des ministres nommés par elle et perpétuellement révocables ; le second proposait de faire élire par les représentants une Commission exécutive qui serait investie d'une autorité propre et qui choisirait ses ministres. Les membres des anciennes Chambres, les légitimistes, les représentants de l'ancienne gauche dynastique, les plus modérés d'entre les républicains inclinaient en général vers la première solution. Ils supprimaient par cette combinaison tout rouage inutile. Ils se flattaient que leur expérience parlementaire leur permettrait de dominer les agents préposés par eux aux divers départements ministériels. Ils comptaient bien que l'élection écarterait complètement des ministères l'élément socialiste et l'élément jacobin. Ils se disaient enfin que si, contre toute prévision, quelque personnage de l'un ou de l'autre de ces deux groupes recevait un portefeuille, il n'occuperait qu'une situation subordonnée. Une seule position, en effet, devait avoir quelque importance dans l'organisation qu'ils projetaient, c'était celle du président du conseil : or, cette position éminente était, dans leur pensée, réservée à Lamartine, à Lamartine qui serait, jusqu'au vote de la Constitution, le véritable mandataire de l'Assemblée et qui, la Constitution une fois votée, deviendrait, sans doute, le candidat désigné par la France entière pour la première magistrature nationale. La seconde solution, qui consistait à créer une Commission exécutive issue de l'Assemblée, et cependant distincte d'elle, trouvait dans le parti démocratique ses principaux appuis. C'est surtout dans la clientèle du National et dans l'entourage de l'ancien gouvernement provisoire que cette idée était accueillie avec faveur. Des réunions avaient lieu chez M. Marie : on sondait les dispositions de M. Dupont de l'Eure : M. Garnier-Pagès se donnait, suivant son habitude, beaucoup de mouvement et d'importance. Cependant, la réalisation de ce plan soulevait elle-même bien des questions délicates. Cette commission serait-elle, comme le voulaient quelques-uns des plus radicaux, la résurrection pure et simple du gouvernement provisoire ? Serait-elle, au contraire, selon le vœu du plus grand nombre, composée de trois ou cinq membres ? Dans ce dernier cas, quels seraient ces membres ? Ferait-on place dans le gouvernement nouveau, non à Louis Blanc et au parti socialiste qui étaient généralement abandonnés, mais du moins à Ledru-Rollin et à la République jacobine ? Sur tous ces points la difficulté était extrême ; et peut-être la combinaison elle-même eût été abandonnée si elle n'eût tout à coup rencontré dans Lamartine l'auxiliaire le plus inattendu. Lamartine, on ne saurait trop le redire, était, à cette heure, le véritable dictateur de l'opinion. Pour être, dès à présent, l'arbitre et pour devenir plus tard, sous l'empire de la Constitution future, le président de la République française, il n'avait qu'à se laisser aller au courant de sa fortune. Par quelle étrange aberration d'esprit préféra-t-il au prestige d'un pouvoir unique les soucis, les divisions d'un pouvoir partagé, et partagé avec ses ennemis ? Il a pris la peine d'expliquer lui-même que, sans l'alliance de Ledru-Rollin, il se jugeait impuissant à dominer le parti radical[18]. Si invraisemblable que paraisse cette défiance de soi-même en une âme d'ordinaire présomptueuse, il y a lieu de croire qu'il était alors sincère : car, en agissant de la sorte, il se faisait le plus cruel ennemi de sa réputation et de sa gloire. Quoi qu'il en soit, dans ses entretiens avec ses anciens collègues de l'Hôtel de ville, il 'l'hésita pas à appuyer la création d'une commission gouvernementale, et il insista pour que le parti le plus avancé y fût représenté. C'est à la suite de cet accord que M. Dornès, le 8 mai, monta à la tribune pour y donner lecture d'une proposition conçue en ces termes : L'Assemblée nationale constituante étant investie de la souveraineté populaire dans sa plénitude, le gouvernement a provisoire, né de la révolution de Février, a cessé d'exister. La souveraineté de l'Assemblée devant s'exercer par délégation jusqu'à la mise en vigueur de la Constitution qui va être décrétée par elle, elle confie le pouvoir exécutif à une commission composée de cinq membres. Ces cinq membres sont les citoyens Lamartine, F. Arago, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès et Marie. La commission nommera hors de sort sein des ministres responsables et révocables. Elle rendra compte de sa gestion à l'expiration de son mandat. Le début de cette motion fut écouté en silence. Mais lorsque M. Dornès voulut lire les noms qu'il proposait aux suffrages de ses collègues, un véritable tumulte éclata. Pas de noms ! Pas de noms ! s'écria-t-on de toutes parts. Avec la susceptibilité propre aux Assemblées nouvelles, les représentants s'indignaient qu'on voulût leur dicter leur choix : l'irritation était si grande que le président fut obligé de suspendre la séance. Lorsqu'elle fut reprise après une demi-heure d'interruption, M. Dornès lut de nouveau sa motion, dont il eut soin de retrancher, cette fois, toute désignation de personnes. Les députés se retirèrent ensuite dans leurs bureaux pour y nommer une commission chargée d'examiner tout ensemble et la proposition Dornès et toutes les autres propositions relatives à la constitution du pouvoir exécutif. La commission, composée de dix-huit membres, se réunit le soir même. Dans son sein tous les voiles se déchirent. Si l'Assemblée élit directement les ministres, Lamartine sera sûrement élu président du conseil ; par suite, le parti radical sera exclu des affaires, la représentation nationale respectée, l'ordre sauvegardé. Si, au contraire, une commission exécutive est nommée, l'influence de Lamartine sera noyée au milieu de celle de ses collègues ; et, parmi ses collègues, on comptera sans doute, sinon Louis Blanc, au moins Ledru-Rollin, Ledru-Rollin que Dornès, dans sa proposition primitive, a nominativement désigné. Après de longs et vifs débats, le système qui conférait à l'Assemblée la nomination directe des ministres finit par l'emporter au sein de la commission. La proposition Dornès fut repoussée par 14 voix contre 4. M. Peupin, ouvrier, fut nommé rapporteur. Le lendemain, 9 mai, il lut son rapport à l'Assemblée. La discussion s'ouvrit aussitôt. Les conclusions de la commission, le nom du rapporteur qui, pour rallier quelques suffrages dans le camp démocratique, avait été fort habilement choisi parmi les représentants ouvriers, un discours de M. Odilon Barrot écouté avec faveur, tout faisait présager l'échec de la proposition Dornès. C'est alors qu'apparut Lamartine. Il monte à la tribune an moment où l'ancien chef de la gauche dynastique en descend. Autant M. Odilon Barrot avait pris soin d'écarter les questions de personnes, autant M. de Lamartine entre dans le vif des préoccupations de l'auditoire. Vous ne pouvez laisser, dit-il, en dehors du gouvernement des droits, des souffrances, des exigences légitimes... Si vos choix venaient à tomber sur quelques-uns d'entre nous et à écarter injustement quelques autres, descendez dans vos propres cœurs ; demandez-vous par votre propre sentiment quel serait notre sentiment à nous-mêmes. Eh quoi ! nous avons traversé, deux mois et demi, les situations les plus critiques où jamais des hommes politiques se soient rencontres ; nous avons été portés à l'Hôtel de ville par l'acclamation des dangers communs. Le peuple, avec un instinct admirable, n'a pas choisi un seul parti pour lui confier ses destinées... mais il a dit à toutes les nuances d'opinions et de volontés confondues par le même intérêt : Ralliez-vous, unissez-vous, oubliez vos dissidences, s'il y en a !... Et après avoir agi en commun, après nous être séparés hier pleins d'estime les uns pour les autres... nous viendrions le lendemain combattre ici, juger, peut-être accuser, au gré de telle ou telle passion, les collègues que nous avions la veille, les amis avec lesquels nous avons gouverné le pays... Non, citoyens ! c'est là un rôle que vous ne pouvez pas demander à un homme d'honneur. Un tel discours dissipait toutes les équivoques. Ledru-Rollin, et avec lui son parti, serait-il ou non écarté du pouvoir ? Voilà la question qui s'agitait, et, à vrai dire, il n'y avait pas d'autre préoccupation au fond des consciences. Soit générosité suprême, soit versatilité d'esprit, soit crainte de dissensions civiles, Lamartine venait de lier son sort à celui-là même que, pendant deux mois, il avait incessamment combattu. Mais son prestige était tel alors que nulle influence ne résistait à la sienne. Son intervention déconcerta tous les calculs. Ni les conclusions du rapporteur, ni l'éloquence de M. Barrot, ni la crainte de Ledru-Rollin, ne purent faire triompher le système de la nomination directe des ministres ; 411 voix contre 385 repoussèrent cette combinaison. L'Assemblée décida que le pouvoir exécutif serait confié à une commission de cinq membres. Le 10 mai, le scrutin ouvert pour la nomination des membres de cette commission donna les résultats suivants :
Le vœu de Lamartine était exaucé. Mais la victoire qu'il avait remportée contre le parti de l'ordre, il l'avait remportée plus encore contre lui-même. L'Assemblée, tout en cédant à ses instances, lui infligea aussitôt un premier châtiment. Sur la liste des élus, il ne figurait que le quatrième, entre M. Marie et Ledru-Rollin, son nouvel allié. Le protecteur était enveloppé dans la défaveur du protégé. Un message annonça, dès le lendemain, la nomination du ministère. M. Crémieux eut la justice, M. Recurt l'intérieur, M. Duclerc les finances, le vice-amiral Cazy la marine, M. Carnot l'instruction publique ; M. Bethmont, M. Trélat, M. Flocon, reçurent les portefeuilles des cultes, des travaux publics, de l'agriculture et du commerce. Le lieutenant-colonel Charras, en attendant le général Cavaignac, fut appelé par intérim au ministère de la guerre. M. Bastide, secondé par M. Jules Favre, sous-secrétaire d'État, devint ministre des affaires étrangères. M Marrast demeura maire à Paris, et M. Caussidière préfet de police. Comme on le voit, le personnel de l'ancien gouvernement provisoire se perpétuait dans le régime nouveau. La Commission exécutive, ainsi complétée, entra immédiatement en fonction. Déjà, les passions démagogiques recommençaient à gronder : en dépit des prévisions de Lamartine, le nom de Ledru-Rollin serait bien impuissant à les désarmer. |
[1] Enquête parlementaire, t. II, p. 218.
[2] Voir les rapports sur les comptes du Gouvernement provisoire présentés à la Constituante et à l'Assemblée législative par M. Théodore. Ducos (Moniteur du 26 avril 1849 et du 26 juin 1851.)
[3] Moniteur de 1848, p. 777.
[4] Enquête parlementaire, t. I, p. 118-122 ; t. II, p. 179. — Louis BLANC, Histoire de la révolution de 1848, t. II, p. 52 et suivantes. — Histoire des ateliers nationaux, par M. Émile THOMAS, p. 213 et suivantes.
[5] Émile THOMAS, Histoire des ateliers nationaux, p. 216.
[6] Émile THOMAS, Ateliers nationaux, p. 213-227.
[7] Enquête parlementaire, t. I, p. 245 et 322.
[8] Voir le texte de ce discours au t. I de l'Enquête parlementaire, p. 122 et suivantes.
[9] Livre troisième, § VIII.
[10] Cour d'assises de la Vienne, procès des troubles de Limoges ; dépositions Chamiot, Bac, général de Barbeyrac. (Gazette des Tribunaux, n° du 16 mars 1849 et suivants.)
[11] Voir supra, livre troisième, § VIII.
[12] Cour d'assises du Calvados, émeute de Rouen ; dépositions Pottier, Sauvage. (Gazette des Tribunaux, 19 novembre 1848.)
[13] Assemblée nationale, séance du 8 mai, discours de M. Sénard. (Moniteur, p. 987.)
[14] Livre troisième, § VIII.
[15] Voir procès des troubles de Rouen, Cour d'assises du Calvados, audience des 13 novembre-7 décembre 1848. (Gazette des Tribunaux, n° des 15 novembre-10 décembre.)
[16] Louis BLANC, Révolution de 1848, t. II, p. 48.
[17] Le gouvernement provisoire, par un décret du 30 avril, avait cru devoir réglementer le costume des représentants du peuple.
[18] LAMARTINE, Histoire de la révolution de Février, t. II, p 373.