I Pendant que les derniers cris des émeutiers se perdaient sous les voûtes du Palais-Bourbon, Lamartine, fort de son investiture et la jugeant sans doute suffisante, se dirigeait vers l'Hôtel de ville. En cela, il obéissait à ses propres inspirations non moins qu'aux conseils de ses amis. Ne pas prendre aussitôt possession de ce poste, c'était s'exposer à y être devancé par quelque fraction rivale. C'est, d'ailleurs, une tradition constante dans nos insurrections parisiennes que tous les pouvoirs, issus d'un tumulte populaire, doivent s'organiser à l'Hôtel de ville ou, du moins, s'y faire promptement consacrer. Historien de notre révolution, Lamartine ignorait moins que personne cette coutume. Dupont de l'Eure l'avait accompagné. Ledru-Rollin et Crémieux ne tardent pas à le rejoindre. Autour d'eux se groupent quelques gardes nationaux, quelques élèves des écoles, quelques chefs de bandes. Le rassemblement accru par des hommes du peuple, des femmes, des enfants, forme une masse de cinq à six cents personnes, mais la plupart sans armes et incapables de résistance. Cependant, sur l'autre rive du fleuve, on apercevait de nombreuses troupes d'infanterie et de cavalerie, distribuées sur la place de la Concorde ou dans les Champs-Élysées : force encore imposante et qui eût paru singulièrement redoutable si la retraite du Roi, l'échec de la régence, l'incertitude des événements, l'absence d'ordre précis, la fatigue énervante de trois jours de lutte n'avaient été autant de garanties contre tout retour offensif. Le cortège se mit en marche en suivant la route des quais. Lamartine s'avance seul, à pied, en tête du rassemblement, grave, mais confiant, et composant son attitude pour le rôle que la destinée lui prépare ; ses collègues le suivent. Dupont de l'Eure, que son grand âge rend impropre aux fatigues, monte dans un cabriolet de place. A mesure qu'on avance vers l'intérieur de la ville, la masse de curieux s'accroît. Des ouvriers et des enfants, se détachant de la colonne, se répandent dans les groupes et y annoncent le nouveau gouvernement. Quelques acclamations retentissent. On franchit la Seine sur le pont Neuf et l'on s'engage sur le quai de la Mégisserie. Là, la foule, jusqu'ici indifférente ou favorable, pousse quelques cris hostiles ; de plus en plus houleuse, elle bat de ses îlots pressés les flancs du chétif cortège. Partout apparaissent les traces de la guerre civile ; çà et là, sur le sol, des tronçons d'armes brisées ou de longues traînées de sang des brancards transportant aux hôpitaux les victimes de la journée ; des barricades s'élevant de distance en distance. Dupont de l'Eure met pied à terre. Les membres du gouvernement franchissent avec peine les pavés amoncelés. A la vue de cette multitude pleine des ardeurs de la lutte, ils commencent à douter de leur tentative. Leur découragement s'accroit lorsque, arrivés à l'extrémité du quai, ils débouchent sur la place de l'Hôtel de ville. Citadelle établie au cœur même de la cité, l'Hôtel de ville avait été, dès le matin, cerné par les insurgés. A midi, la révolution y était maîtresse. Dès ce moment, les émeutiers n'avaient cessé d'y affluer, soit pour y chercher des nouvelles, soit pour s'y préparer à de nouveaux combats. Vers une heure, Garnier-Pagès y était arrivé, envoyé par M. Odilon Barrot. A la vue de cette insurrection triomphante, il avait oublié qu'il était le délégué d'un ministre du Roi : il s'était laissé acclamer comme maire de Paris ; il avait harangué le peuple, et à ses paroles avait répondu le cri : Vive la République ! Les groupes non seulement couvraient la place et débordaient dans les rues adjacentes, mais encore pénétraient sous les portiques et envahissaient les salles de l'édifice. Par intervalles, des coups de feu retentissaient dans le lointain ; le tocsin sonnait encore dans les tours de la cathédrale. Les mains étaient noires de poudre, les vêtements déchirés, les visages enflammés par la lutte. Des clameurs confuses s'élevaient, au milieu desquelles on distinguait des cris de vengeance. Déjà dans l'une des salles de l'Hôtel de ville, un sieur Fanjat avait osé demander la condamnation à mort de Louis-Philippe, et cette motion, bien que rejetée par l'indignation générale, révélait assez l'exaltation de certains esprits[1]. Tel était le spectacle qui s'offrit aux membres du gouvernement lorsque, entourés de leur petite escorte, ils essayèrent de pénétrer sur la place. Quelles que fussent leurs appréhensions, il était trop
tard pour reculer. Ils s'efforcent donc de percer cette foule compacte et
d'arriver jusqu'au palais. Place au gouvernement provisoire
! s'écrient quelques hommes de bonne volonté. Ce cri est rarement
entendu. Les émeutiers craignent que ce gouvernement, formé à la Chambre, ne
leur ravisse, comme en 1830, le fruit de leur victoire. Pourtant, le nom de Dupont de l'Eure, vétéran de la
démocratie, commande le respect, celui de Lamartine éveille la
curiosité. Quelques groupes s'entr'ouvrent pour leur livrer passage. Ils
s'avancent avec peine au milieu des murmures des uns, des acclamations des
autres. Déjà, ils étaient sur le point d'atteindre la grande porte du palais,
lorsqu'une nouvelle poussée les rejette dans la direction du quai. C'est
seulement après de longs efforts qu'ils parviennent il pénétrer dans
l'édifice par une porte latérale rapprochée du fleuve. Mais l'Hôtel de ville
lui-même est rempli par la multitude. Les membres du gouvernement errent
longtemps de salle en salle, de couloir en couloir. Enfin, un employé du
palais, M. Flottard, parvient à les conduire dans un cabinet écarté que
l'invasion populaire a respecté. Là, se réunissent MM. Dupont de l'Eure,
Lamartine, Ledru-Rollin, Crémieux. M. Garnier-Pagès vient les rejoindre. M.
Marie, qui, en quittant le Palais-Bourbon, est passé par le ministère de
l'intérieur, ne tarde pas à les retrouver. M. Arago, que ses amis avaient
cherché à l'Observatoire, arrive à son tour. C'est dans cette pièce exiguë,
obscure, que les membres du gouvernement, tour à tour menacés ou acclamés, ne
sachant s'ils sont les prisonniers ou les élus du peuple, se dérobant à
l'insurrection même qui les a élevés, se disposent à prendre les premières
mesures qui vont affirmer leur autorité. Ils se distribuèrent d'abord les ministères. Dupont de l'Eure dut à son grand âge la présidence du Conseil. Lamartine, que son nom et l'éclat de son génie devaient rendre agréable à l'Europe, eut les Affaires étrangères. M. Ledru-Rollin prit l'Intérieur ; M. Crémieux, la Justice ; M. Arago, la Marine ; M. Marie, les Travaux publics. Les Finances furent confiées à un banquier appartenant à l'opinion démocratique, M. Goudchaux ; l'Agriculture, à un avocat intègre et justement honoré, M. Bethmont. M. Carnot, nom illustré dans la première révolution, reçut le portefeuille de l'Instruction publique. La désignation d'un ministre de la guerre souleva seule quelque embarras ; la plupart des officiers généraux étaient attachés par la reconnaissance à la dynastie d'Orléans : incertains d'ailleurs sur les intentions du pouvoir nouveau, il était à craindre qu'ils ne fissent attendre leur adhésion. On songea d'abord à Lamoricière, puis au général Bedeau. Plus tard, sur le refus de l'un et de l'autre, le choix du gouvernement se porta sur un vieillard, un des rares survivants des armées républicaines, valeureux soldat, sans doute, mais inconnu de l'armée nouvelle, le général Subervie. M. Garnier-Pagès fut confirmé dans les fonctions de maire de Paris. Le commandement de la garde nationale fut confié à un ancien officier, député de la gauche, M. de Coudais. Quant à la préfecture de police et à la direction des postes, on n'eut pas l'embarras d'y pourvoir. Caussidière, accompagné de Sobrier, s'était emparé de l'une ; M. Étienne Arago s'était installé dans l'autre ; ne voulant point les reconnaître et ne pouvant les chasser, le gouvernement se tut. Des décrets successifs prononcèrent la dissolution de la Chambre des députés et interdirent à la Chambre des pairs de se réunir. Enfin, une proclamation, remaniée plusieurs fois, annonça la République à la France : Le Gouvernement provisoire, disait cette proclamation, veut la République, sauf ratification par le peuple qui sera immédiatement consulté. Pendant que les nouveaux dictateurs délibéraient de la
sorte, la nuit était venue, mais elle était venue sans ramener le calme dans
les esprits. Bien des fois, M. de Lamartine et ses collègues avaient dû
interrompre leur travail, soit pour se barricader dans l'asile où ils
s'étaient réfugiés, soit pour aller au-devant de la multitude et l'apaiser
par leur voix. Fatiguée de stationner sur la place ou d'errer dans les
couloirs de l'Hôtel de ville, la foule s'était concentrée vers le soir dans
l'une des grandes salles de l'édifice, la salle Saint-Jean. Dans cette salle
transformée en club, les orateurs populaires se succédaient, soufflant à tous
les défiances et s'appliquant à réveiller les colères dès qu'elles semblaient
s'apaiser : Quel est, disaient-ils, ce Gouvernement sorti de la Chambre des corrompus
? Que veut-il ? Quel est son programme ? Quelles réformes réalisera-t-il ? Ne
songe-t-il pas à préparer quelque restauration monarchique ? Le peuple
n'aurait-il pas, comme en 1830, versé inutilement son sang ? Un tel
langage ne répondait que trop bien à l'état des âmes, et déjà l'on pouvait
craindre que la sédition, contenue depuis quelques heures, n'éclatât avec une
irrésistible violence. Lamartine n'hésita pas. Il se rend dans le foyer même
du tumulte. Il parait dans la salle Saint-Jean : ses amis le hissent sur une
estrade d'où il domine la multitude : De quel droit
vous érigez-vous en gouvernement ? lui crie-t-on de toutes parts. — De quel droit ? répond Lamartine, du droit du sang qui coule, de l'incendie qui dévore vos
édifices, de la nation sans chef, du peuple sans guides, sans ordre et demain
peut-être sans pain : du droit des plus dévoués et des plus courageux ! Citoyens,
puisqu'il faut vous le dire, du droit de ceux qui livrent les premiers leur
furie au soupçon, leur tête à la vengeance des peuples ou des rois pour
sauver leur nation !... Notre titre, nous le
prenons dans nos consciences et dans vos dangers[2]. A ces paroles,
les murmures se calment, et, par un de ces miracles de l'éloquence que
Lamartine devait renouveler plusieurs fois en ces jours troublés, ils se
changent en applaudissements : victoire brillante et bien passagère
cependant, car elle assurait à peine la sécurité de la nuit ! Comme si les épreuves de cette étrange journée n'eussent pas été suffisantes, une compétition éclatant, à cette heure de la soirée, au sein même du gouvernement, menaçait d'en briser l'unité. Vers cieux heures de l'après-midi, presque au moment où se faisait an Palais-Bourbon l'élection que nous avons racontée, quelques-uns des chefs du parti radical s'étaient réunis aux bureaux de la Réforme. Parmi eux se trouvaient Cahaigne, Caussidière, Flocon, Banne, Thore, Sobrier : Louis Blanc les inspirait ; autour d'eux se groupaient les gens de service et les employés du journal. Soit qu'on se défiât des intrigues du Palais-Bourbon, soit qu'on voulût réagir contre les prétentions exclusives du National, on résolut de Dominer un gouvernement provisoire. Trente personnes au moins étaient rassemblées ; c'était apparemment plus qu'il n'en fallait pour une telle besogne, et, avec le sans-façon des temps révolutionnaires, on n'avait pas hésité à se transformer en pouvoir constituant. Des listes avaient été proposées. MM. Dupont de l'Eure, Arago, Ledru-Rollin, Lamartine, Marie, Garnier-Pagès, acclamés presque au même instant à la Chambre, avaient été acceptés par le conciliabule. M. Armand Marrast, rédacteur en chef du National ; M. Flocon, rédacteur en chef de la Réforme ; M. Louis Blanc, cher aux gens de désordre par ses tendances socialistes, avaient été élus à leur tour et représentaient l'élément nouveau. La liste allait être close, lorsqu'un des assistants avait imaginé, pour la rendre plus populaire, d'y introduire un ouvrier. Cette proposition, séduisante par son originalité, rallia tous les suffrages. Un ouvrier, le sieur Martin, dit Albert, avait été désigné par quelques voix, et, séance tenante, on l'avait acclamé sous le nom d'Albert, ouvrier, membre du gouvernement. Le nouveau pouvoir avait aussitôt affirmé son autorité en déléguant Caussidière et Sobrier à la préfecture de police et Étienne Arago à la direction des postes : on sait avec quel empressement ces nouveaux fonctionnaires avaient pris possession de leur emploi. Puis Louis Blanc, suivi d'Armand Marrast et de Flocon, s'était rendu à l'Hôtel de ville. Il y était arrivé à la chute du jour, avait harangué la foule, l'avait séduite par son éloquence entraînante non moins que par l'étalage de son zèle démocratique, et avait reçu d'elle la confirmation de ses prétendus pouvoirs. Fort de cette investiture, il se présentait, vers huit heures et demie du soir, dans la salle du conseil, et réclamait, pour lui et pour ses collègues, Marrast, Flocon et Albert, le droit de prendre part aux délibérations. A l'arrivée inattendue de ces collaborateurs supplémentaires, les élus du Palais-Bourbon ne purent cacher ni leur surprise ni leur mécontentement. Si nouvelle que fût leur autorité, il leur déplaisait de la partager : porter de sept à onze le nombre des membres du gouvernement, c'était d'ailleurs en affaiblir l'unité. Plus irascible que ses collègues, M. Arago se montra surtout irrité. Il avait encouragé Louis Blanc dès ses débuts dans la vie publique et lui avait témoigné une bienveillance paternelle ; aussi les sommations impérieuses de cette jeunesse téméraire lui semblaient-elles une irrévérence pour ses cheveux blancs. La discussion s'échauffa. Louis Blanc, revêtu de l'uniforme de la garde nationale, hissé sur une chaise dont il se faisait une tribune, gesticulant avec une extrême véhémence, portant sur son visage les traces des émotions de la lutte, revendiquait, avec une énergie extraordinaire, ce qu'il appelait son droit : Vous avez été acclamés par le peuple au Palais-Bourbon, disait-il à ses prétendus collègues ; nous avons été acclamés par le peuple aux bureaux de la Réforme : les uns et les autres nous sommes venus chercher à l'Hôtel de ville l'investiture de notre autorité Nos droits sont donc égaux. Ce gouvernement, déjà si faible, menaçait de se briser en deux. M. Garnier-Pagès s'interposa : Ces messieurs, dit-il d'un ton de familiarité amicale en montrant M. Louis Blanc et ses collègues, seront les secrétaires du gouvernement. Louis Blanc repoussa d'abord la transaction ; mais M. Marrast et M. Flocon, dont les convoitises étaient moins âpres, l'acceptèrent, et, vaincu par leur exemple, il fut lui-même obligé de céder[3]. Cette qualification disparut au bout de quelques jours ; et, à vrai dire, il n'y avait aucune raison pour qu'elle fût maintenue ; l'élection par les émeutiers de la Réforme n'était pas plus irrégulière que l'élection par les émeutiers du Palais-Bourbon, et, à ne considérer que le titre originaire, les deux légitimités se valaient. Quoi qu'il en soit, l'orage s'apaisa au sein du conseil, et, au moment où la journée s'achevait, l'accord — accord, à la vérité, bien précaire — semblait scellé entre tous les élus. Ainsi fut constitué le gouvernement avec ses sept membres titulaires et ses quatre secrétaires qui, répudiant bientôt toute infériorité importune, se confondirent avec leurs collègues. Avant de raconter les événements qui vont suivre, il convient de faire connaître les nouveaux dictateurs que la Révolution venait d'imposer à la France. Ami de Lafayette et de Manuel, mêlant dans son esprit le libéralisme généreux de 1789 et le libéralisme étroit du temps de la Restauration, Dupont de l'Eure était de ceux qui avaient accueilli la royauté de 1830 comme la meilleure des Républiques, et qui, plus tard, voyant cette royauté dévier de son origine, avaient tourné contre elle tous les ressentiments de leurs espérances déçues. On vantait l'austérité de ses mœurs, l'intégrité de son caractère, la constance de ses convictions : on le vantait d'autant plus que, la médiocrité de son esprit n'offusquant personne, chacun, dans le parti démocratique, rendait sans jalousie hommage à sa vertu A la vérité, c'était un de ces hommes honnêtes, mais faibles, qui, en temps de révolution, laissent faire le mal par complaisance, et qui consentent ensuite, par l'effet même de cette complaisance, à couvrir de l'autorité de leur nom le mal accompli. Dupont de l'Eure était plus sensible à la faveur publique qu'à l'exercice du pouvoir ; pour lui, comme pour Lafayette, son patron et son ami, le goût de la popularité était la passion dominante de sa vie. — Arago devait à la science sa renommée, mais n'avait pas résisté aux tentations de la politique. La République l'avait séduit, soit qu'il crût avoir à se plaindre de la monarchie, soit que, homme d'imagination autant que de science, il se plût à caresser, dans ses heures de délassement, le rêve d'un État nouveau. De caractère impérieux et dominateur, il était, du reste, moins propre que personne à se plier aux exigences démocratiques. Son goût inné pour l'ordre, son dédain des phrases toutes faites, sa répugnance aux concessions devaient lui faire bientôt prendre en haine le gouvernement dont il était membre. Nul n'en dénonça plus tard avec une sincérité plus impitoyable les fautes, les faiblesses, les divisions. — Autour de Dupont de l'Eure et d'Arago se groupaient, dans une communauté presque complète de vues et de sentiments, plusieurs de leurs collègues. — C'était M. Marie, avocat justement honoré pour la droiture de son caractère et l'élévation de sa pensée ; esprit d'ailleurs peu maniable et plus propre aux débats judiciaires qu'aux luttes de la politique. — C'était M. Crémieux, aussi souple que M. Marie l'était peu, orateur original et plein de verve, mais personnage trop ondoyant et trop mobile pour acquérir l'autorité d'un homme d'État. — C'était M. Garnier-Pagès, héritier d'un frère illustre et cher à la démocratie, incapable, au surplus, et présomptueux, s'attribuant, bien à tort, en matière économique et financière, une compétence exceptionnelle, rachetant heureusement ces graves défauts par une grande bonté de cœur et un réel dévouement à la chose publique. — C'était M. Marrast, journaliste à la plume incisive et facile, élégant de manières, ami du plaisir, affectant volontiers le scepticisme, raillant plus volontiers encore le ton dogmatique des doctrinaires de la révolution, s'attirant trop souvent par ses sarcasmes des inimitiés cruelles, esprit résolu sous des apparences légères et destiné à rendre à la cause de l'ordre des services qui ne furent pas toujours appréciés. Dupont de l'Eure, Arago, Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, Marrast, devaient poursuivre la fondation d'une sorte de République bourgeoise. La régence, avec le retour au programme de 1830 et la promesse d'abondantes faveurs pour eux-mêmes, les eût certainement ralliés La République survenant contre toute attente, ils l'acceptaient avec une joie mêlée de quelque appréhension, désireux d'en mesurer l'allure, jaloux de la maintenir ou de la ramener an niveau de leurs ambitions, nullement insensibles surtout à la perspective de se créer, dans l'organisation nouvelle, une situation influente, commode et durable. Ledru-Rollin personnifiait dans le pouvoir nouveau, non la République bourgeoise, mais la République jacobine. Chef des radicaux les plus exclusifs, Ledru-Rollin, presque seul parmi les hommes politiques, avait, sous la royauté de Juillet, nettement affirmé sa foi républicaine. Il affectait de glorifier les souvenirs de la Convention, comme s'il eût voulu marquer d'avance que la deuxième République serait l'imitatrice de sa devancière. Ainsi qu'on l'a rapporté, il avait raillé au début les banquets, puis s'y était associé et s'était signalé par l'audace tribunitienne de son langage, rappelant dans un style un peu vide et déclamatoire, mais d'un grand effet sur les masses ignorantes, les traditions et les légendes de 1793. A vrai dire, il avait emprunté aux hommes de la Révolution leur masque bien plus qu'il ne leur avait dérobé leur véritable esprit. Sa nature le préservait des excès et le rendait incapable des farouches vertus tic cette mémorable époque. Par faiblesse alitant que par humanité, il aurait répugné au crime. D'un autre côté, sa mollesse, sa légèreté ; sa facilité de mœurs contrastaient avec le sombre fanatisme et l'impassible résolution des terribles Conventionnels. Ses collègues venaient de lui confier le ministère de l'intérieur ; nul n'y était moins propre ; la sûreté de jugement, In suite dans les idées, l'aptitude à découvrir et à employer les hommes lui faisaient également défaut. On le verra dans l'exercice de cette grande charge tour à tour violent dans les paroles et faible dans les actes, indécis et provocateur, flottant perpétuellement au gré des influences diverses qui l'attireront en sens contraire. Quelle que fût son insuffisance, Ledru-Rollin était, dans le Conseil, le représentant le plus autorisé de la tradition révolutionnaire. Il devait entraîner à sa suite M. Flocon, rédacteur de la Réforme, personnage inconnu jusque-là, et dont l'élévation au pouvoir était une des étrangetés de ces étranges journées. A la différence de Ledru-Rollin, Louis Blanc voulait, non pas recommencer la première Révolution, mais en faire une nouvelle. La proclamation de la République était, à ses yeux, le symbole et le gage des réformes sociales. Nul n'était plus affirmatif, plus tranchant, plus téméraire. Son air juvénile et sa petite taille contrastaient avec l'autorité de son langage et l'âpreté de ses convoitises. De bonne heure, il avait monté à l'assaut de la renommée. Son Histoire de dix ans l'avait révélé au public. Mais, abandonnant tout à coup l'histoire et les belles-lettres, il s'était consacré à l'étude des questions économiques, soit que réellement il fût touché de la misère des masses, soit que l'affectation d'une telle sollicitude lui parût le meilleur moyen de parvenir. Lorsque l'insurrection de Février avait éclaté, Louis Blanc, comme tout le monde, avait cru à sa défaite : dès qu'elle fut triomphante, il songea à l'exploiter. Une force de volonté extraordinaire dans un corps si chétif, des doctrines nouvelles revêtues de formes spécieuses, une éloquence sonore, imagée, harmonieuse, des promesses semées à pleines mains, une foi inébranlable en ses propres lumières, une ambition sans limites, tout cela était propre à lui assurer au sein du Conseil et sur la place publique un ascendant peu en rapport avec sa jeunesse et la nouveauté de ses services. Très habilement, il s'était ménagé un auxiliaire en la personne de l'ouvrier Albert, qu'il avait porté sur la liste du journal la Réforme. Albert, étroitement rattaché à sa cause, devait, en face du peuple, lui servir de garant. Allant au-devant des ouvriers, il devait se faire précéder par l'ouvrier Albert, absolument comme un parlementaire se fait précéder d'un drapeau qui annonce ses intentions. Entre ces trois groupes si différents, Lamartine servait de trait d'union. Nous avons déjà fait connaître cet illustre personnage. Très supérieur à tous ses collègues par la naissance, le génie, la notoriété du nom, il pouvait se flatter de les dominer en les contenant. Il n'épargnera à cette œuvre aucune séduction, faisant des efforts infinis pour fondre dans un même programme la République bourgeoise de Marie, la République jacobine de Ledru-Rollin, la République sociale de Louis Blanc, multipliant les appels à la conciliation, essayant même sur les plus rebelles l'ascendant de son prestige, prodiguant à tous les partis les sourires, sans se demander si tous les partis ne se retourneront pas un jour contre lui, obtenant ainsi à force de persuasion et de bonne grâce quelques heures d'une précaire union. Aux yeux de la France et de l'Europe, Lamartine fut, dés le premier jour, la personnification du nouveau pouvoir, assez glorieux pour communiquer à ses collègues un peu de sa grandeur, assez généreux pour se faire pardonner cette supériorité. Tels apparaissent, au moment même de leur élévation, les gouvernants du 24 Février. Il faut maintenant les voir à l'œuvre. Il faut voir commuent ils vont justifier cette faveur de la fortune qui les a tout à coup transformés en chefs d'État, à la grande surprise du public et à leur propre étonnement. II Tous les pouvoirs sortis de l'émeute se ressemblent en un point. L'insurrection, qu'ils jugent héroïque tant qu'elle les porte aux affaires, leur paraît criminelle dès qu'elle survit à leur élévation. Les membres du gouvernement provisoire n'échappèrent point à l'illusion commune. Issus du désordre, ils multiplièrent aussitôt les appels à l'ordre. Mais Dieu permet rarement que la vague s'apaise à la voix de ceux qui l'ont soulevée. A voir l'aspect de Paris, à l'aube du 25 février, on pouvait craindre que les nouveaux dictateurs fussent ensevelis dans la tempête d'où ils avaient surgi. Ce n'était pas qu'ils eussent à redouter quelque retour du pouvoir déchu. De ce côté, aucun péril ne les menaçait. Le Roi fugitif ne s'était arrêté que quelques instants à Saint-Cloud et à Trianon, et était arrivé à Dreux le 24 dans la soirée. Il se flattait encore que sou petit-fils pourrait recueillir sa couronne et que lui-même, éloigné du trône, mais non proscrit, trouverait au château d'Eu un refuge pour sa vieillesse. Les courriers venus de la capitale avaient détruit cet espoir. Accablé sous le poids de cette dernière disgrâce, l'infortuné monarque n'avait plus songé qu'à assurer son salut. Le 25 février, à l'heure même où Paris s'éveillait, il fuyait sur la route de Normandie. On devait apprendre, quelques jours plus tard, qu'il était parvenu, après bien des péripéties, à aborder en Angleterre. La duchesse d'Orléans n'avait pas été plus heureuse. Entraînée hors de la Chambre au moment où les factieux avaient envahi le palais, elle avait cherché un asile à l'Hôtel des Invalides, asile à peine sûr, car le maréchal Molitor qui y commandait n'était rien moins que confiant dans les dispositions de ses vieux soldats. M. Odilon Barrot, après avoir tenté un dernier et inutile effort pour réunir la garde nationale, était venu la retrouver : il ne lui avait pas caché que la résistance était impossible, et l'avait engagée à s'éloigner de Paris, ajoutant toutefois que les divisions des nouveaux gouvernants pourraient ramener quelques chances propices à sa fortune[4]. Docile à cet avis, la malheureuse princesse abandonnait le soir même l'Hôtel des Invalides et se réfugiait chez M. de Montesquiou au château de Bligny. Elle allait bientôt quitter cet abri lui-même et se retirer en Allemagne, en Allemagne où elle devait trouver, du moins, au sein de sa famille et au milieu des souvenirs de son pays natal, l'adoucissement de son veuvage et de sa grandeur perdue. Si l'on ajoute que le duc de Nemours, toujours loyal et intrépide, était, lui aussi, réduit à demander son salut à l'exil, que l'armée démoralisée était peu propre à de nouveaux combats, que les casernes et les avines étaient en grande partie entre les mains des insurgés, que les forts étaient tombés ou allaient tomber en la possession du peuple, on comprendra que l'ancienne dynastie n'ait dû inspirer aux membres du gouvernement provisoire aucune appréhension sérieuse. Mais, s'ils avaient vaincu la monarchie, ils avaient à lutter contre leurs propres amis, et c'était assez pour justifier leurs alarmes. Paris, en effet, offrait l'aspect des grands jours révolutionnaires. Les émeutiers, dès le 24 février, s'étaient portés au château des Tuileries et au Palais-Royal, et les avaient dévastés. La nuit, en tombant sur la ville, y avait point ramené le calme. Les malles-poste avaient été arrêtées sur la place de la Bastille. Les insurgés bivouaquaient sur les places comme dans un camp, rangés autour de grands feux et attentifs au moindre bruit, comme s'ils eussent craint qu'on leur ravît la victoire Des sentinelles gardaient l'entrée de toutes les rues : des coups de feu retentissaient par intervalles : de temps en temps quelques hommes, portant au chapeau une cocarde rouge, se glissaient dans les groupes comme pour y propager un mot d'ordre. — Le 25 février, à la pointe du jour, les barricades s'étaient relevées presque aussi fortes que la veille. Sur plusieurs points, les barrières étaient détruites, la circulation interrompue, les boutiques fermées. L'approvisionnement de la capitale était compromis. Des hommes du peuple et des enfants parcouraient les voies publiques, armés de fusils et affublés de l'équipement des troupes. Si, parmi les insurgés, beaucoup répugnaient au pillage, d'autres, enivrés par la lutte, ne rêvaient que dévastation. Le Louvre était menacé, et pour préserver les Tuileries d'une ruine totale, il faudra les transformer, par un ingénieux artifice, en un hospice des Invalides civils. — Ce n'est pas tout. Du dehors surviennent toutes sortes de messages inquiétants ou sinistres : le château royal de Neuilly est détruit ; le pavillon du Raincy est saccagé ; le château de Suresnes, propriété de M. Salomon de Rothschild, devient la proie des flammes. Aux environs de Paris, des bandes nombreuses s'attaquent aux chemins de fer. Composées d'hommes criminels qui se plaisent au désordre et d'hommes aveuglés dont l'invention nouvelle dérange les habitudes ou compromet la profession, elles se portent vers les gares et font irruption sur les voies. Sur la ligne du Nord, des rails sont arrachés. les stations de Saint-Denis, de Pontoise, de l'Isle-Adam sont détruites : le pont de Nanterre est incendié. Encore quelques heures, et le pont de Bezons, le pont du Manoir, le pont de Chatou, les gares de Meulan et de Rueil auront le même sort. — Pour comble de malheur, l'anarchie trouve dans certains agents de l'autorité des complaisants et des complices. Caussidière, personnage actif, rusé, dissimulant son ambition sous des dehors vulgaires et sous une feinte bonhomie, s'est installé, comme on l'a vu, à la préfecture de police. D'anciens détenus politiques, d'anciens membres des sociétés secrètes, des combattants des barricades, quelques gardes nationaux de la 11e légion se sont réunis autour de lui et lui ont improvisé une garde qui devait être bientôt désignée sous le nom de corps des Montagnards. Sans relations avec l'Hôtel de ville, il semble en être le surveillant plutôt que l'auxiliaire ; il sourit à l'insurrection, et dans une proclamation qu'il adresse, le 25 février au matin, à la population parisienne, on lit cette phrase étrange : Il est expressément recommandé au peuple de ne point quitter ses armes, ses positions et son attitude révolutionnaire. Il a été trop sou vent trompé par la trahison : il importe de ne pas laisser la possibilité d'aussi terribles et d'aussi criminels attentats. De nombreux combattants en armes stationnent, à la vérité, à l'Hôtel de ville : les uns, groupés dans la cour des Bureaux, gardent avec un soin jaloux les canons enlevés aux troupes ; les autres sont masses dans la cour de Louis XIV et occupent les abords de la salle Saint-Jean, où sont déposés les cadavres des victimes de l'insurrection : mais ils ressemblent à des gardiens plus qu'à des défenseurs : à voir leur attitude, entendre leur langage, on devine qu'ils attendent des événements une impulsion, indécis jusque-là entre l'adhésion ou l'hostilité. Renfermés dans l'intérieur de l'édifice, les membres du gouvernement provisoire suivaient avec une anxiété croissante le mouvement des esprits. Une circonstance particulière aggravait leur embarras. Les révolutions se proposent d'ordinaire un but précis, et, lorsqu'elles triomphent, c'est vers ce but, sage ou déraisonnable, légitime ou criminel, que les chefs de l'insurrection tournent l'activité publique. En 1848, ce mobile faisait défaut. Deux jours auparavant, personne ne prévoyait un changement de régime, et presque personne ne le souhaitait. Par suite, les nouveaux dictateurs ne savaient quel aliment donner à ce peuple tout à la fois enivré et déconcerté de sa victoire ; l'indécision qui était le résultat de leur inexpérience s'accroissait encore de l'indécision qui était la conséquence des événements. C'est ainsi que, dans cette matinée du 25 février, pressés par les nouvelles qui leur arrivent de tous côtés, ils procèdent au hasard, flottant entre la résistance et les concessions. Dans l'espoir d'arracher la jeunesse parisienne aux dangereuses excitations de la place publique, ils décident la création de vingt-quatre bataillons de garde mobile : les bureaux d'enrôlement sont immédiatement ouverts : un des généraux les plus renommés de l'armée d'Afrique, le général Duvivier, est chargé d'organiser cette troupe, destinée, contre toute attente, à rendre d'éclatants services. Une proclamation adressée à l'armée l'invite à reconnaitre le pouvoir nouveau et lui garantit son existence et ses prérogatives. Des ordres sont expédiés pour arrêter les désertions qui, à la nouvelle du triomphe de l'émeute, avaient commencé à se produire dans certains régiments. Des instructions sont données pour assurer le service des subsistances. Les exhortations se multiplient, conviant le peuple à l'apaisement. — Par malheur, à ces sages mesures succède aussitôt la plus déplorable des faiblesses. Un ouvrier nommé Marche parvient à pénétrer jusqu'au sein du gouvernement et lui présente une pétition demandant le droit au travail : Le peuple veut le droit au travail, dit Marche d'un ton impérieux, il le veut immédiatement, dans une heure... Et en même temps, il montre la multitude qui stationne sur la place de l'Hôtel de ville et dont il est, dit-il, le délégué. Le gouvernement résiste : il sent dans quelle voie fatale on le pousse ; mais il ne résiste d'abord que pour céder bientôt, et, après quelque hésitation, il rend le décret suivant : Le gouvernement provisoire de la République française s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier par le travail ; il s'engage à garantir du travail à tous les citoyens... Fatal décret qui contient le germe de toutes les crises qui suivront ! Cependant une manifestation plus inquiétante que toutes les autres se préparait. Les bandes insurrectionnelles que la victoire de la veille n'avaient point calmées, et qui depuis le matin semaient l'agitation à travers la capitale, s'étaient concentrées peu a peu vers l'Hôtel de ville. À mesure que la journée s'avançait, elles affluaient plus nombreuses et plus compactes. Vers trois heures de l'après-midi, elles couvraient entièrement la place. Parmi les manifestants, beaucoup portaient une cocarde rouge, et, au milieu des clameurs et des chants ; un cri dominait tous les autres : Le drapeau rouge ! Le drapeau rouge ! Déjà la foule grossissante débordait sur les quais et dans les rues adjacentes, tandis que les plus ardents tentaient de pénétrer dans la maison commune. De la salle où ils étaient renfermés, les membres du gouvernement provisoire pouvaient entendre le vœu de la multitude. Le drapeau rouge ! c'est le symbole du sang, c'est le gage de proscriptions prochaines, c'est l'effroi se répandant de Paris dans les provinces et y suscitant une réaction fatale à la République elle-même. La délibération s'engage autour de la table du Conseil, délibération tumultueuse, haletante, interrompue à chaque instant par les bruits du dehors. Le gouvernement n'est pas au complet : Dupont de l'Eure et Arago dont l'âge trahit les forces ont regagné leur demeure : Ledru-Rollin est au ministère de l'intérieur. Lamartine, Marie, Garnier-Pagès, Louis Blanc doivent prendre seuls les résolutions que commande l'heure présente. Louis Blanc engage ses collègues à adopter le signe de ralliement que le peuple leur offre : A une politique nouvelle il faut, dit-il, un symbole nouveau. Et par des arguments empruntés à l'histoire, il essaye d'ôter au drapeau rouge sa signification sinistre. Marie, Garnier-Pagès, Lamartine repoussent énergiquement ce qu'ils considèrent comme la plus compromettante, la plus dangereuse des concessions. L'invasion populaire mit fin au débat. La foule qui bat de ses flots pressés les portes de l'Hôtel de ville ne tarde pas à en forcer l'entrée. La vue des cadavres qui remplissent encore l'édifice, l'émotion qui survit à la lutte, l'ivresse de la victoire, les excitations de meneurs fanatiques ou criminels, les bruits de trahison semés à dessein, les souvenirs révolutionnaires habilement évoqués, l'aspect même de ce drapeau sinistre qui semble appeler à la vengeance, tout contribue à surexciter les âmes. Parmi les factieux, quelques-uns, se disant les délégués de leurs compagnons, parviennent jusque dans les appartements intérieurs du palais. Heureusement il était à l'Hôtel de ville un homme dont cette scène, loin d'abattre le courage, relève la fermeté. En proclamant avec une si téméraire audace un pouvoir nouveau. M. de Lamartine avait du moins voulu que ce pouvoir demeurât pur de tout excès. Son attitude, à la salle Saint-Jean, dans la soirée de la veille, avait déjà témoigné de sa résolution. A la vérité, sur la question du droit au travail, il venait de céder à la pression des émeutiers, mais il était jaloux d'effacer cette passagère défaillance. Le visage impassible, il s'avance vers les prétendus délégués et, en dépit de leurs sommations, se refuse à une concession à la fois déshonorante et impolitique. Il est rare qu'un homme seul, opposant à des adversaires irrités la puissance d'une énergie inflexible, ne les domine pas quelques instants ; et cette influence est surtout assurée si à l'ascendant du courage se joint celui de l'éloquence. Aux accents de M. de Lamartine, les voix s'adoucissent, les armes se détournent, les menaces fléchissent. Plusieurs fois, il renouvelle la même tentative. Entouré de quelques défenseurs qui lui frayent un passage, il descend et remonte tour à tour les degrés de l'escalier, va de groupe en groupe, de salle en salle, et, par le prestige souverain de sa parole, subjugue les esprits, amortit les colères. Cependant le péril n'était qu'à demi conjuré. Si dans l'intérieur du palais se montraient quelques signes d'apaisement, sur la place, la multitude houleuse, mugissante, alimentée continuellement par de nouvelles colonnes, continuait à pousser les mêmes cris et élevait dans les airs les mêmes emblèmes. Quoique épuisé de fatigue, Lamartine se prépara à un nouvel effort. Il montra ce jour-là qu'il était aussi habile à calmer les masses que téméraire à les soulever. Il ne lui déplaisait pas, au surplus, de figurer comme acteur dans quelqu'une de ces scènes révolutionnaires que sa plume d'historien avait tant de fois décrites ; son âme d'artiste s'enivrait de son éloquence, comme la foule s'enivrait de ses clameurs. Il parvient jusqu'à une des fenêtres de l'édifice, se hisse sur une chaise que soutiennent ses amis, et là, seul en face de l'immense auditoire, il tente une suprême invocation à la concorde et à la paix. Il exalte d'abord la victoire de la veille, victoire si complète et si inespérée : puis après avoir, par ce souvenir, incliné les âmes vers les résolutions magnanimes : Voilà ce qu'a vu le soleil d'hier, citoyens, continua-t-il,... et que verrait le soleil d'aujourd'hui ? Il verrait un autre peuple, d'autant plus furieux qu'il a moins d'ennemis à combattre, se défier des mêmes hommes qu'il a élevés hier au-dessus de substituer une. révolution de vengeance et de supplices à une révolution d'unanimité et de fraternité, et commander à son gouvernement d'arborer, en signe de concorde, l'étendard du combat à mort entre les citoyens d'une même patrie. Le drapeau rouge ! on a pu l'élever quelquefois quand le sang coulait : mais on doit l'abattre aussitôt après le combat, en signe de réconciliation et de paix. J'aimerais mieux le drapeau noir qu'on fait flotter quelquefois sur une ville assiégée... Voulez-vous que le drapeau de votre République soit plus menaçant et plus sinistre que celui d'une ville bombardée ?... A ces paroles, quelques acclamations retentissent, premier
signe du triomphe de la modération sur la colère. Citoyens,
reprend Lamartine, vous pouvez faire violence au
gouvernement, vous pouvez lui commander de changer le drapeau de la nation et
le nom de la France... Quant à moi, jamais ma main ne signera ce décret ! Je
repousserai jusqu'à la mort ce drapeau de sang, et vous devriez le répudier
plus que moi ! car le drapeau rouge n'a jamais fait que le tour du Champ de
Mars, traîné dans le sang du peuple en 1791 et 1793, et le drapeau tricolore
a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie.
Cette éloquence superbe, cette sublime apostrophe provoquent un revirement
dans la foule. Les applaudissements succèdent aux murmures. L'émotion gagnant
de proche en proche, les acclamations se répètent jusqu'aux extrémités de la
place. Les drapeaux rouges arborés aux fenêtres disparaissent peu à peu : la
minorité factieuse se disperse, noyée dans le courant d'enthousiasme que
l'orateur a soulevé. Il se trouve que la manifestation, qui s'annonçait comme
si terrible, n'a été que bruyante, et avant la nuit la place de Grève
redevient presque déserte. Cette victoire ne fut point sans fruit. Elle déconcerta, au moins provisoirement, la cause du désordre qui, le matin, semblait triomphante. Dès le soir, les barricades commencèrent à s'abaisser. Le service des malles-poste reprit sa régularité. Des délégués furent préposés pour la protection des chemins de fer et des résidences royales. Des volontaires, empruntés pour la plupart aux écoles, s'installèrent à l'Hôtel de ville pour y défendre le gouvernement contre toute nouvelle attaque. En vain une proclamation, placardée sans signature et sans nom d'imprimeur, revendique-t-elle le drapeau rouge et annonce-t-elle que le peuple victorieux n'amènera pas son pavillon, cet appel laisse le public indifférent. En vain dans un club ouvert à la salle du Prado, émet-on l'idée d'un coup de main contre le gouvernement : Blanqui lui-même, dans la prévision d'un échec, repousse ce dessein. Le lendemain, à la vérité, quelques bandes reprennent la route de l'Hôtel de ville pour y renouveler leur sommation de la veille, et Louis Blanc se fait encore l'organe de leurs vœux : mais sur les instances du ministre des finances, M. Goudchaux, la majorité persiste dans son refus, et l'agitation s'apaise d'elle-même. Une résolution habile et magnanime tout ensemble achève de marquer le caractère du nouveau pouvoir. En repoussant le drapeau rouge, il avait déjà rompu nettement avec les hommes de violence. Pour mieux répudier le sinistre héritage de la Terreur, Lamartine propose de décréter l'abolition de la peine de mort en matière politique. Cette pensée, déjà exprimée la veille, mais renvoyée à un examen ultérieur, est, cette fois, unanimement approuvée. Louis Blanc, qui redoute que la presse n'exploite contre la seconde république les sanglants souvenirs de la première, reprend aussitôt pour son propre compte la proposition de son collègue. Le décret est immédiatement libellé : Louis Blanc en écrit les considérants, et Lamartine en rédige le dispositif, mesure opportune plus encore que généreuse, et plus propre qu'aucune autre à ramener l'opinion en la rassurant ! Des hommes d'État expérimentés et habiles eussent poursuivi leur succès. Les membres du gouvernement, comme effrayés de leur propre énergie, semblèrent n'avoir d'autre souci que de se faire pardonner par quelque complaisance leur passagère fermeté. Un décret surtout révéla leur faiblesse. Sous le contre-coup des émotions des derniers jours, un grand nombre d'ouvriers désertaient les usines ou les chantiers, et beaucoup de patrons eux-mêmes fermaient leurs établissements. Pour assurer l'existence de cette foule désœuvrée, la même politique imprévoyante qui a décrété le 25 février le Droit au travail, crée, le 26, les Ateliers nationaux. On ne se demande pas s'il y a des travaux à exécuter, si l'on pourra régulariser l'embrigadement, si le nombre des ouvriers ne s'accroîtra pas dans des proportions effrayantes, s'il se rencontrera une main assez ferme pour les contenir, si cette armée du prolétariat ne deviendra pas l'instrument d'une guerre sociale. On n'a d'autre souci que celui de l'heure présente, et l'on s'empresse de promulguer le décret suivant : Le gouvernement provisoire décrète l'établissement immédiat d'Ateliers nationaux. Les termes du décret aggravent, s'il est possible, le décret lui-même. On ne spécifie pas, comme à d'autres époques, que les ateliers publics ne sont établis qu'à titre transitoire. Soit aveuglement, soit crainte, on néglige cette précaution si sage. Il s'agit d'une institution nationale, et rien n'indique que cette institution ne doive être permanente ! Dans ce Conseil de gouvernement ramené après un effort d'énergie à l'irrésolution et à la faiblesse, l'influence de. M. Louis Blanc grandissait. Appuyé sur l'ouvrier Albert, il affectait de se poser, à l'Hôtel de ville, comme le représentant spécial des intérêts des travailleurs. Ses sophismes éloquents et audacieux éblouissaient la foule ignorante et embarrassaient souvent ses collègues, presque aussi ignorants des questions sociales que la foule elle-même. Déjà il avait, en effaçant son titre de secrétaire, fait disparaître une inégalité pénible à son amour-propre. Ce premier succès à peine remporté, il se plaignit de ce qu'il n'était en possession d'aucun portefeuille, et, essayant d'associer à ses doléances Marrast et Flocon qui étaient dans le même cas, il fit entrevoir au premier la perspective d'un Ministère des Beaux-Arts, au second la perspective d'un Ministère de la Bienfaisance, tandis qu'il se réserverait pour lui-même, comme il le disait modestement, le Ministère du Progrès. Marrast et Flocon ayant décliné ces ouvertures, il résolut de porter seul ses réclamations devant le Conseil. Dans la séance du 28 février, il revendiqua pour lui, sans ambages et sans détours, le Ministère du Progrès : en même temps, par une coïncidence assez opportune pour faire croire à un concert prémédité, une colonne de plusieurs milliers d'hommes débouchait en bon ordre sur la place de Grève, portant des bannières où étaient inscrits ces mots : Ministère du Travail ! Organisation du travail ! Une députation, se détachant du rassemblement, demandait à être entendue par le gouvernement provisoire. Lamartine, effrayé des ambitions de Louis Blanc, froissé de cette manifestation survenant, comme à point nommé, pour peser sur les décisions du pouvoir, Lamartine s'élève avec une extrême vivacité contre les prétentions de son collègue et rencontre dans le Conseil une approbation presque unanime. Qu'est-ce que l'organisation du travail ? Quelle est l'utilité de ce ministère dont on réclame la création ? Tous les services publics ne tendent-ils pas au progrès ? On ne comprend pas plus un ministère du progrès qu'on ne comprendrait un ministère de la routine. Les questions relatives au travail ne ressortissent-elles pas tout naturellement au ministère des travaux publics ? A quoi bon ajouter un nouveau rouage au mécanisme déjà si compliqué de notre administration ? A ce langage Louis Blanc s'irrite, mais c'est en vain qu'il répète que la révolution demeurera stérile si elle n'inaugure de larges réformes en matière économique et sociale, les membres du gouvernement demeurent inébranlables. C'est alors que, blessé d'un échec qui lui apparaît comme une humiliation personnelle, il donne sa démission. Pendant ce temps, les bandes, massées sur la place, et les
délégués, groupés dans les couloirs de l'Hôtel de ville, attendaient une
décision. La retraite de Louis Blanc, survenant à un pareil moment, n'était
pas sans danger, et ce personnage, éliminé du Conseil, pouvait être
transformé sur l'heure en un chef de sédition. Pour conjurer un si grave
péril, on imagina, à titre de compromis, la création d'une commission
spéciale, chargée de l'étude des questions ouvrières, commission dont Louis
Blanc serait le président. Louis Blanc repousse d'abord cette transaction : Que ferai-je, dit-il, sans
budget et sans moyen d'action ? Que sera cette orageuse école où je serai appelé
à faire un cours sur la faim, devant un
peuple affamé[5] ? On insiste
pourtant. Cette commission siégera au palais du Luxembourg, dans la salle de
l'ancienne Chambre des pairs ; elle aura pour vice-président Albert ; elle se
composera en partie d'ouvriers ; la plus grande publicité sera donnée à ses
travaux. Arago, plus que tous les autres, presse son jeune collègue de
revenir sur sa décision. Louis Blanc se ravise enfin, et, se contentant d'une
tribune à défaut d'un portefeuille, accepte ce nouveau rôle, rôle propice à
son éloquence. Les délégués du peuple défilent devant le gouvernement et,
tandis que Lamartine leur parle, fixent les veux sur Louis Blanc pour modeler
leur attitude sur la sienne. Comme celui-ci reste impassible, ils se retirent
en silence, ne sachant s'ils doivent se réjouir ou s'irriter[6]. Pendant qu'ils
sortent du palais, Louis Blanc rédige le décret suivant : Considérant que la révolution, faite par le peuple, doit être faite pour lui ; qu'il est temps de mettre un terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ; que la question du travail est d'une importance suprême ; qu'il n'en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d'un gouvernement républicain ; qu'il appartient surtout à la France d'étudier ardemment et de résoudre un problème posé aujourd'hui chez toutes les nations industrielles de l'Europe ; qu'il faut aviser sans le moindre retard à garantir au peuple les fruits légitimes du travail, Le gouvernement provisoire de la République arrête : Une commission permanente, qui s'appellera Commission de gouvernement pour les travailleurs, va être nommée avec mission expresse et spéciale de s'occuper de leur sort. Pour montrer quelle importance le gouvernement provisoire de la République attache à la solution de ce grand problème, il nomine président de la Commission de gouvernement pour les travailleurs un de ses membres, M. Louis Blanc, et pour vice-président, un autre de ses membres, M. Albert, ouvrier. Des ouvriers seront appelés à faire partie de la Commission. Le siège de la Commission sera au palais du Luxembourg. Tels sont les assauts que le Gouvernement provisoire subit dans les premiers jours de son existence : tels sont les principaux décrets que, librement ou sous la pression du dehors, il discute et promulgue. Les nouveaux dictateurs de l'Hôtel de ville se révèlent, dès les premiers moments, avec les traits qui les marqueront plus tard, braves de leur personne, mais indécis, désunis, faibles contre le mal, prompts surtout à affirmer, avec la légèreté de l'inexpérience, des principes funestes. Leur résistance au drapeau rouge, le 25 février, honore leur courage et a sauvé peut-être leur autorité menacée dans son berceau. Mais l'honneur de cette résistance ne doit pas faire oublier les concessions qui ont précédé ou qui ont suivi. Ce pouvoir, né depuis quatre jours, a déjà proclamé le Droit au travail, décrété les Ateliers nationaux, créé la Commission du Luxembourg : autant de germes d'anarchie et de sédition qui porteront bientôt leurs fruits ! III Cependant, les conséquences de ces fautes n'apparurent point tout d'abord, et le Gouvernement provisoire rencontra a ses débuts, soit au sein des grands corps de l'État, soit dans les partis et dans le pays lui-même, une bonne volonté presque universelle. L'année donna l'exemple de la soumission. Dès le 24 février, le général Lamoricière et le général Bedeau s'étaient rendus à l'Hôtel de ville. Les jours suivants, le Moniteur enregistra les adhésions des maréchaux de France et des généraux ; parmi elles, on remarqua surtout celle du maréchal Bugeaud, qui, dans une lettre, d'ailleurs fort digne, déclara mettre son épée au service du pouvoir nouveau. Le Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour d'appel, ne marchandèrent point non plus leur concours. On vit ces graves personnages, comblés pour la plupart des bontés du roi Louis-Philippe, se presser autour du Gouvernement provisoire ; et leur promptitude à servir fut si grande, que quelques-uns, se rappelant les nobles retraites de 1830, s'affligèrent de cet empressement. La République, en abolissant le serment politique, avait eu soin, au surplus, d'ôter tout prétexte aux fidélités trop obstinées. Les fonctionnaires dans les départements montrèrent le même zèle à se rallier, et les plus hostiles se contentèrent de garder le silence. L'Algérie, il est vrai, fut pendant quelques jours un sujet d'alarmes. Là était le duc d'Aumale, gouverneur général de la colonie, prince jeune, brave, aimé des troupes : là était aussi le prince de Joinville, aussi populaire dans la marine que son frère dans l'armée. On ne songeait pas sans anxiété aux résolutions que pourrait leur inspirer leur ambition, leur fierté blessée on leur audace. Mais cette inquiétude elle-même dura peu. Soumis, comme ils le disaient eux-mêmes, à la volonté générale, les deux princes, après avoir adressé à leurs compagnons d'armes les plus nobles adieux, quittèrent Alger le 3 mars, et, prenant volontairement la route de l'exil, rejoignirent leur père au château de Claremont. Tandis que les chefs de l'armée, les membres des grands corps de l'État, les fonctionnaires de tout ordre faisaient parvenir leur adhésion à l'Hôtel de ville, les partis eux-mêmes désarmaient en face du Gouvernement provisoire. Le parti religieux, malgré la bienveillance des dernières années, se rappelait, non sans amertume, à quelles avanies les ministres du culte catholique avaient été exposés après la révolution de 1830. Il reprochait, en outre, au régime tombé de n'avoir pas décrété la liberté d'enseignement. Aussi, dès la première heure, sa soumission fut complète et sans réserve. Dès le 24 février, l'archevêque de Paris, Mgr Affre, ordonnait aux curés de son diocèse de célébrer un service pour les victimes de l'insurrection ; quelques jours plus tard, le 3 mars, il publiait une instruction pastorale où on lisait ces lignes : Jésus-Christ, en déclarant que son royaume n'est pas de ce monde, a déclaré par là même qu'il ne commandait ni ne proscrivait aucune forme de gouvernement... L'Église, héritière de cet esprit, a vécu sous l'empire romain, sous les monarchies et sous les républiques italiennes du moyen âge ; elle vit encore sous la Confédération suisse et sous les gouvernements démocratiques de l'Amérique du Nord ou du Midi. Il est inouï que jamais le clergé de ces contrées ait manifesté la moindre opposition à cette dernière forme de pouvoir... Il redit partout, après saint Paul, aux rois absolus comme aux présidents de république : Vous êtes les ministres de Dieu pour le bien des hommes. Trois jours après, le respectable pontife, se rendant à l'Hôtel de ville, assurait le gouvernement du concours de son clergé ; et M. Dupont de l'Eure, organe de ses collègues, lui répondait par ces sages et belles paroles : La liberté et la religion sont deux sœurs également intéressées à bien vivre ensemble. L'archevêque de Lyon, Mgr de Bonald, publiait des déclarations non moins nettes : Vous formiez souvent, disait-il à ses coopérateurs, vous formiez souvent le vœu de jouir de cette liberté qui rend nos frères des États-Unis si heureux. Cette liberté, vous l'aurez... Et, attribuant par avance au pouvoir nouveau les sentiments qu'il lui souhaitait, le prélat ajoutait : Le drapeau de la République sera toujours pour la religion un drapeau protecteur. Interprète du pape Pie IX, le nonce se félicitait du respect que le peuple de Paris, au milieu de si grands événements, avait témoigné à la religion. Du haut de la chaire de Notre-Daine, le Père Lacordaire faisait allusion aux ouvriers qui avaient respectueusement transporté à Saint-Roch le Christ de la chapelle des Tuileries. Dieu parle par la voix des événements, disait à son tour le journal l'Univers. La révolution de 1848 est une notification de la Providence... Il n'y aura pas de meilleurs et de plus sincères républicains que les catholiques français. Sensibles à ces hommages, les membres du Gouvernement provisoire ne manquaient aucune occasion d'affirmer leur respect pour les idées religieuses. L'opinion publique s'associait à ces témoignages : des gardes nationaux se présentaient à l'archevêché pour faire bénir leurs drapeaux ; les blessés de Février recueillis aux Tuileries demandaient que l'office divin fût célébré dans la salle du Trône ; l'archevêque, visitant les hôpitaux, recevait de toutes parts les marques de vénération les plus touchantes[7]. Émues autant que charmées de ce retour, les âmes religieuses s'abandonnaient avec délices fi cette popularité inespérée et reprenaient le rêve si souvent déçu d'une alliance féconde entre le christianisme et la démocratie. Quant aux amis de Henri V, la révolution de Février avait réveillé soudain leurs espérances presque assoupies. Au milieu des complications qui ne manqueraient. pas de surgir, la fortune, pensaient-ils, ménagerait sans doute au petit-fils de Charles X quelque chance de restauration. Or, le gouvernement de l'Hôtel de ville, essentiellement provisoire, était le plus propre à tenir la place en attendant l'heure désirée. Soutenir ce gouvernement, et, du moins dans le présent, ne pas lui créer d'embarras, tel fut, en conséquence, le mot d'ordre que M. Berryer, M. de La Rochejaquelein, M. de Falloux communiquèrent autour d'eux. En dehors de ces vues dynastiques, le parti légitimiste obéissait à une inspiration plus haute. Quand les fondements de la société étaient menacés, il lui aurait répugné d'attaquer la seule autorité qui restât debout. C'est dans ces dispositions d'esprit que, comme le parti religieux, il accepta le régime nouveau. Les amis de la royauté de Juillet étaient eux-mêmes moins découragés qu'on ne l'aurait cru. Les plus compromis seuls gardaient le silence ou cherchaient à se dissimuler. Mais tous ceux qui, soit dans le centre gauche ou le tiers parti, soit dans l'opposition dynastique, avaient donné quelque gage à l'opinion libérale, se hâtaient de déclarer qu'ils ne déserteraient point la vie publique, qu'ils ne se réfugieraient point dans l'abstention ; qu'ils n'imiteraient point les émigrés de 1792, ou les carlistes de 1830 ; que tout en observant une honorable réserve, ils soutiendraient loyalement le pouvoir tant qu'il défendrait l'ordre et les lois. Soit patriotisme, soit ambition, ils ne se lassaient pas de répéter cette profession de foi. Quelques-uns même, portant plus allégrement encore le deuil de la monarchie déchue, laissaient clairement entendre que la République, pour peu qu'elle fût raisonnable, les compterait au nombre de ses serviteurs dès que les bienséances le permettraient. Les masses enfin, les masses, qui n'appartiennent à aucun parti et qui ne demandent que le travail et la paix, étaient disposées à accepter ces biens, de quelque main qu'ils vinssent. Elles avaient subi, en quelques jours, deux impressions successives. Tout d'abord, la proclamation de la République les avait remplies de crainte ; puis l'attitude du gouvernement, ses efforts pour combattre l'anarchie, ses promesses réitérées de respecter les personnes et les propriétés, l'abolition de la peine de mort en matière politique, solennel désaveu des crimes de la Terreur, par-dessus tout, l'influence dominante de M. de Lamartine, tout cela les avait rassurées. Il leur arriva alors ce qui arrive souvent : ayant redouté un gouvernement détestable, elles furent ravies de ce que le gouvernement était, non pas bon, mais supportable. On se rappelle ce paysan de Virgile qui se croyait obligé d'appeler Auguste un dieu, parce qu'Auguste ne lui avait pas volé son champ près de Mantoue. Les masses, en France, obéirent à un sentiment pareil, et elles furent d'autant moins exigeantes qu'elles avaient été dès l'abord plus effrayées. De là, une sorte de bonne volonté générale qui facilitait la tâche du pouvoir. Et cette bonne volonté était alors si unanime que les anciens républicains, les républicains de la veille, en ressentaient parfois quelque humeur, comme ;'ils eussent redouté que la République, en devenant le gouvernement de tout le monde, n'échappât à leur exclusive direction. Le gouvernement de l'Hôtel de ville, accepté par le pays, semblait devoir être également reconnu par l'Europe. Sans doute, à l'étranger comme à l'intérieur, l'établissement de la République avait d'abord alarmé : on redoutait soit la contagion du désordre, soit une guerre révolutionnaire. Mais le nom de M. de Lamartine, gage de modération aux yeux des province, parut aussi, au delà de nos frontières, une garantie de sagesse et de paix. homme d'ancienne race et de haute illustration, il avait reçu, comme nous l'avons dit, la direction des affaires extérieures. Nul personnage n'était plus propre à calmer les défiances. Dès le 2 mars, s'adressant au corps diplomatique, il lui notifiait l'avènement du régime nouveau en des termes qui méritent d'être rapportés : MONSIEUR, J'ai l'honneur de vous informer que le gouvernement provisoire de la République française m'a confié le portefeuille des affaires étrangères. La forme républicaine du nouveau gouvernement n'a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudraient, comme elle, l'indépendance des nations et la paix du monde. Ce sera un bonheur pour moi, Monsieur, de concourir par tous les moyens en mon pouvoir à cet accord des peuples dans leur dignité réciproque et à rappeler à l'Europe que le principe de paix et le principe de liberté sont nés le même jour en France... LAMARTINE. A la vérité, deux jours plus tard, M. de Lamartine, non content de cette lettre si simple et si digne, y ajoutait sous le titre de : Circulaire aux agents de la République française, un solennel et orgueilleux manifeste, plus semblable à un discours académique qu'à un document de chancellerie. Ce manifeste, qui tenait la balance égale entre la politique de paix et la politique guerrière, affirmait, entre autre choses, avec une souveraine imprudence, que les traités de 1815, respectés en fait, n'existaient plus en droit. Heureusement, un tel langage fut interprété à l'étranger plutôt comme une satisfaction donnée à l'amour-propre national que comme une provocation belliqueuse. M. de Lamartine, dans ses entretiens avec les ambassadeurs présents à Paris, ne négligea rien pour accréditer cette opinion[8], en sorte que cet incident n'eut pas les suites qu'on aurait pu redouter. Dès le 28 février, lord John Russell avait déclaré à la Chambre des communes que le cabinet britannique ne se mêlerait en rien des affaires intérieures de la France. Quant aux trois grandes puissances continentales, leur attitude était réservée plutôt que menaçante. Quelles que fussent, d'ailleurs, leurs dispositions, les soulèvements qui allaient éclater à Berlin et à Vienne devaient paralyser les forces de la Prusse et de l'Autriche ; et la Russie, seule libre dans son action, ne pouvait rien sans le concours de ses alliés. La seconde république, à ses débuts, avait donc cette heureuse fortune de voir, à l'intérieur, tous les partis ralliés autour d'elle et, à l'extérieur, la paix presque assurée. A la faveur de ces circonstances propices, Paris offrit pendant quelques jours un spectacle étrange, bien propre à éveiller la surprise et la curiosité. Ce même peuple, vieilli dans la monarchie, entreprit de se persuader qu'il était républicain et finit par y réussir. Il y eut un moment — moment, à la vérité, bien fugitif ! — où les hommes de tous les partis parlèrent le même langage et affectèrent tous de faire à l'intérêt général le sacrifice de leurs préférences ; époque singulière, je le répète, époque d'illusions naïves, de confiant enthousiasme, de générosité sincère ou calculée ! Des clubs s'ouvraient dans tous les quartiers de la capitale : hangars, manèges, magasins à louer, salles de bal ou de concert, tous les locaux disponibles se transformaient chaque soir en réunion politique ; on formait un bureau, on déterminait un ordre du jour ; du haut d'une tribune élevée à la hâte, des orateurs improvisés parlaient de tout à propos de tout ; et ces assemblées qui devaient bientôt créer un si grand danger pour l'ordre social excitaient alors plus de curiosité que d'effroi. — Les murailles se couvraient d'affiches de toutes couleurs : dans ces affiches d'un style étrange et souvent d'une orthographe aussi étrange que le style, de prétendus réformateurs exposaient, en prose ou en vers, leurs plans d'améliorations politiques ou sociales. Tous promettent des merveilles qui ne coûteront presque rien ; tous se flattent de substituer au numéraire qui commence à se cacher un papier-monnaie qui enrichira tout le monde ; tous ont des moyens nouveaux pour transformer les rapports du patron et du travailleur. Nul ne doute que le peuple français, en faisant la révolution de Février, ne se soit placé au premier rang dans la civilisation. — Aux motions les plus iniques ou les plus ineptes se mêlent parfois les plus touchants appels à la fraternité. On emprunte fréquemment à l'Évangile ses maximes : on annonce le royaume du Christ ; on rappelle le mot de l'Apôtre : Aimez-vous les uns les autres : on appelle Jésus le Prolétaire de Nazareth ; volontiers on verrait en lui le précurseur de la République. Parfois le clergé, charmé autant que surpris, sourit avec complaisance à ce langage inaccoutumé. — En même temps que les affiches, les feuilles périodiques, dégagées de toute entrave, se multipliaient à profusion, et chaque matin et chaque soir, des nuées de colporteurs sillonnaient la ville, variant à l'infini leurs cris et leur costume pour attirer l'attention. — Le gouvernement lui-même résidait moins dans les salles de l'Hôtel de ville que sur la place publique. Du matin au soir les députations se succédaient, et on les voyait sans cesse déboucher sur la place de Grève, se serrant autour de leurs bannières et chantant la Marseillaise. Démocrates belges ou polonais, chartistes anglais, décorés de Juillet, blessés de Février, détenus politiques, ouvriers des différents corps de métiers, membres de la société des gens de lettres, élèves des lycées, étudiants des écoles, délégués des loges maçonnique, tous à l'envi offraient au pouvoir nouveau leurs félicitations ou sollicitaient son appui. Lamartine, comme un acteur préféré du public, apparaissait à l'une des fenêtres du palais et haranguait les principales députations ; ses collègues se chargeaient d'expédier les autres. On s'adressait au gouvernement pour les objets Les plus divers, comme si sa puissance et son autorité eussent été sans bornes. Les réfugiés polonais demandaient la reconstitution de leur patrie ; les décorés de Juillet s'indignaient que l'image de Louis-Philippe fût gravée sur leurs médailles ; les ouvrières de la lingerie réclamaient la suppression du travail dans les prisons ; les délégués du commerce des liquides sollicitaient la suppression de l'exercice à domicile ; les marchandes de la halle dénonçaient leurs inspecteurs et en demandaient le remplacement ; les tailleurs de pierre s'élevaient contre le travail à la tâche ; les étudiants de l'École de médecine voulaient élire eux-mêmes leur doyen ; les élèves de l'école d'Alfort revendiquaient le droit de porter l'épée ; les élèves des lycées aspiraient à apprendre l'histoire de la Révolution française et à être exercés au maniement des armes[9]. Les journées se passaient à écouter ces demandes, parfois justes et généreuses, mais le plus souvent puériles ou iniques, inopportunes ou irréalisables. Avec cette facilité à promettre qui est le propre des pouvoirs naissants, les nouveaux dictateurs s'appliquaient à ne décourager aucune espérance ; et peut-être étaient-ils plus sincères qu'on ne croit, car on se grise soi-même de ses propres paroles — Tout devenait prétexte à manifestation. Le 27 février, le gouvernement proclamait la République sur la place de la Bastille. Le 2 mars, de longues colonnes populaires se dirigeaient vers Saint-Mandé pour y rendre hommage au tombeau d'Armand Carrel. Le 4 mars, les obsèques des victimes de l'insurrection étaient l'occasion d'une nouvelle cérémonie. — A toute heure des groupes se formaient à l'angle des carrefours ; des cortèges sillonnaient les boulevards en chantant des chants naguère réputés séditieux ; des orateurs péroraient en plein vent ; des publicistes excentriques distribuaient aux passants leurs propres brochures ; enfin des feux d'artifice, des retraites aux flambeaux, des illuminations improvisées prolongeaient bien avant dans la nuit les agitations de la journée ; et le spectacle de cette foule bruyante semblait au plus grand nombre plus pittoresque qu'inquiétant. Ainsi vécut, pendant quinze jours, ce peuple à la fois ravi et embarrassé de sa victoire, flottant entre les résolutions violentes et magnanimes, prêtant l'oreille à toutes les promesses qui bercent sa crédulité, s'enivrant des phrases sonores qu'on lui prodigue, cherchant dans des manifestations presque enfantines l'occupation de son oisiveté. Les conséquences des fautes commises ne se montrent pas encore dans tonte leur étendue. Déjà le travail chôme, mais on ne sent point encore l'aiguillon de la misère. Déjà le numéraire devient rare, mais on ne mesure point encore l'intensité de la crise. Déjà les passions fermentent, mais la guerre civile n'est point encore imminente. Avant l'heure où les rivalités, les haines, les souffrances vont se révéler dans toute leur âpreté, il semble que la Providence veuille laisser quelques jours à l'insouciance et A l'oubli ; jours où le peuple, comme un enfant en vacances, se réjouit et s'étourdit, sans crainte du lendemain ; où les plus mauvais desseins eux-mêmes prennent le masque de la générosité ; où les partis se confondent avant de s'entre-déchirer. Les plus éclairés eux-mêmes s'abandonnent, comme la foule, à cette passagère quiétude, soit que, malgré leur clairvoyance, ils partagent l'illusion commune, soit que, ne la partageant pas, ils ne veulent pas troubler un rêve qui ne finira que trop tôt. IV Une circulaire de M. Ledru-Rollin vint rompre cette trêve des partis. Dans la distribution des grands emplois publics, Ledru-Rollin avait reçu, comme on l'a dit, le ministère de l'intérieur. Il avait choisi comme secrétaire général un avocat déjà célèbre, M. Jules Favre : M. 'lias Regnault, journaliste de la Sarthe, était devenu le chef de son cabinet : M. Carteret avait été appelé à la direction de la sûreté générale. C'est avec laide de ces collaborateurs qu'il s'était mis à l'œuvre. Son premier soin avait été de remplacer les préfets et les sous-préfets de la monarchie par des commissaires et sous-commissaires imbus de l'esprit nouveau. Ce devoir une fois rempli, toutes ses préoccupations s'étaient tournées vers les élections prochaines En effet, un décret du 5 mars venait de conférer à tous les Français âgés de vingt et un ans et non frappés d'indignité le droit électoral : les élections pour l'Assemblée constituante étaient fixées au 9 avril. On aurait pu croire, à première vue, que la conquête du suffrage universel dût combler de joie le parti radical, et qu'il dût tressaillir d'aise à la pensée de l'imposante manifestation qui se préparait. Il n'en était rien. Tandis que les républicains de l'école parlementaire et libérale se félicitaient de voir le pays rendu à lui-même, les républicains de l'école autoritaire ou jacobine redoutaient, loin de la désirer, l'heure solennelle des élections. Ils craignaient que la nation, mal affranchie des influences royalistes ou religieuses, ne concourût au triomphe de leurs ennemis. L'empressement général à accueillir le nouveau régime leur paraissait plus habile que sincère et ne les rassurait en rien. Une république qui ne se serait pas adaptée à leur formule leur semblait, au surplus, non moins haïssable que la monarchie. En revanche, une prolongation de dictature leur souriait fort ; pour colorer leurs vœux de l'apparence du bien public, ils laissaient entendre que les masses ne pourraient exercer le suffrage universel si elles n'étaient préalablement éclairées ; de là, disaient-ils, la nécessité de retarder les élections ou du moins de peser sur les électeurs. Ainsi parlait-on dans le parti radical ; et ces propos, d'abord échangés à voix busse, furent bientôt répétés tout haut. Il importait que ces vues trouvassent dans le gouvernement un confident et un complice. On avait songé à Ledru-Rollin. Ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin était en mesure plus que personne, soit de demander au sein du conseil l'ajournement des élections, soit d'influencer les élections elles-mêmes s'il devenait impossible de les éluder. Nul n'ignorait que, par goût pour la tradition révolutionnaire, il affectait de dédaigner les scrupules libéraux de ses collègues. De plus, la faiblesse de son caractère, contrastant avec l'intempérance de son langage le livrait sans défense aux donneurs d'avis et aux officieux de toute sorte. Les républicains radicaux s'efforcèrent donc de le circonvenir, de le pousser hors des voies modérées, de le provoquer à quelque éclat : ils n'y réussirent que trop bien. Deux fois depuis son avènement au pouvoir, Ledru-Rollin était entré en relation avec ses subordonnés. Le 8 mars, il s'était adressé aux commissaires, et ses instructions, rédigées par la plume élégante de Jules Favre, avaient revêtu une forme correcte et modérée : un passage qui recommandait de n'appeler aux fonctions publiques que des républicains de la veille et non du lendemain trahissait seul les tendances exclusives du maitre qui avait retouché le document. Le lendemain 9 mars, le ministre s'était adressé aux maires, et son langage n'avait guère été moins sensé. Trois jours plus tard, cédant sans doute aux influences qui ne cessaient de l'assiéger, il changea complètement d'attitude. Une troisième circulaire parut, qui, publiée dans le Moniteur du 12 mars et adressée aux commissaires, était comme le manifeste de la République jacobine. ... Quels sont vos pouvoirs ? disait le ministre aux commissaires. Ils sont illimités. Agents d'une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaires aussi. La victoire du peuple vous a imposé le mandat de faire proclamer, de consolider son œuvre. Pour l'accomplissement de cette tâche, vous êtes investis de sa souveraineté : vous ne relevez que de votre conscience : vous devez faire ce que les circonstances exigent pour le salut public... Les sentiments républicains doivent être vivement surexcités, et pour cela il faut confier toutes les fonctions politiques à des hommes sûrs et sympathiques... En conséquence, le ministre recommande à ses agents de changer partout les autorités administratives, même dans les localités où l'on réclame leur maintien, de pourvoir au remplacement des maires et adjoints, de dissoudre, en cas de nécessité, les conseils municipaux hostiles. Dans vos rapports avec les chefs militaires, continue le ministre, vous exercez les pouvoirs de l'autorité exécutive ; la force armée est donc sous vos ordres. Vous la requérez, vous la mettez en mouvement ; vous pouvez même, dans les cas graves, suspendre un chef de corps en m'en référant immédiatement... Quant à la magistrature inamovible, vous la surveillerez, et, si quelqu'un de ses membres se montrait publiquement hostile, vous pourriez user du droit de suspension que vous confère votre autorité souveraine. C'est surtout vers les élections prochaines que se reportait la pensée de Ledru-Rollin, et une citation intégrale des instructions ministérielles est ici nécessaire. Les élections, dit-il, sont votre grande œuvre : elles doivent être le salut du pays. C'est de la composition de l'Assemblée que dépendent nos destinées. Il faut qu'elle soit animée de l'esprit révolutionnaire, sinon nous marchons à la guerre civile et à l'anarchie. A ce sujet, mettez-vous en garde contre les intrigues des hommes à double visage, qui, après avoir servi la royauté, se disent les serviteurs du peuple. Ceux-là vous trompent, et vous devez leur refuser votre appui. Sachez bien que, pour briguer l'honneur de siéger à l'Assemblée nationale, il faut être pur des traditions du passé. Que votre mot d'ordre soit partout : Des hommes nouveaux et, autant que possible, sortant du peuple. Les travailleurs, qui sont la force vive de la nation, doivent choisir parmi eux ceux que recommandent leur intelligence, leur moralité, leur dévouement. Réunis à l'élite des penseurs, ils apporteront à la discussion de toutes les grandes questions qui vont s'agiter l'autorité de leur expérience pratique. Ils continueront la Révolution et la contiendront dans les limites du possible et de la raison ; sans eux elle s'égarerait en de vaines utopies ou serait étouffée sous l'effort d'une faction rétrograde. Éclairez les électeurs et répétez-leur sans cesse que le règne des hommes de la monarchie est fini. Vous comprenez combien ici votre tache est grande. L'éducation du pays n'est pas faite. C'est à vous de le guider. Provoquez sur tous les points de votre département la réunion de comités électoraux, examinez sévèrement les titres des candidats. Arrêtez-vous à ceux-là seulement qui paraissent présenter le plus de garanties à l'opinion républicaine, le plus de chances de succès. Pas de transactions, pas de complaisances. Que le jour de l'élection sois le triomphe de la Révolution. Tout était étrange dans ce document. Il succédait à deux circulaires modérées comme si l'esprit de violence, un instant contenu, n'eût pu se dissimuler plus longtemps. Il affectait le ton de la provocation et paraissait calculé à dessein pour ranimer les colères apaisées. Il conférait aux commissaires des pouvoirs absolus pour rechercher, proscrire et frapper leurs ennemis. Il annonçait une sorte de dictature civile, non moins redoutable et plus savamment tyrannique que les dictatures militaires. Jamais, d'ailleurs, le droit d'intervention du gouvernement en matière électorale n'avait été proclamé avec une plus audacieuse insolence. Enfin (chose plus étrange que tout. le reste !) cette circulaire, qui formulait tout un programme politique, n'avait point été délibérée en conseil : comme une simple instruction administrative, elle avait été expédiée directement aux commissaires ; et les collègues de Ledru-Rollin ne connurent cette pièce fameuse qu'à l'heure même où le public la lisait et la commentait. L'effet produit fut immense. Les masses qui déjà se
ralliaient s'éloignèrent de nouveau. Les intérêts qui auraient eu tant besoin
de sécurité s'alarmèrent. Ces alarmes, se propageant à la Bourse où
régnaient, à la vérité, bien d'autres causes d'inquiétude, contribuèrent à
précipiter les cours déjà si bas. Le 5 pour 100, qui ouvrait le 13 mars à 77 francs,
descendait en deux jours à 65 francs, et le 3 pour 100 subissait un mouvement
de recul analogue, quoique un peu moins accentué. On répétait publiquement
que le gouvernement provisoire sentait le besoin de
faire de l'intimidation pour acquérir de la force[10]. De la
circulaire de Ledru-Rollin on rapprochait une circulaire du ministre de
l'instruction publique, M. Carnot, circulaire qui affirmait que la France réclamait des hommes nouveaux, qu'il fallait
changer non pas seulement les institutions, mais les hommes ; qu'on ne
pouvait changer d'ouvrage sans changer en même temps d'outil. On se
disait que le courant de la politique jacobine était apparemment bien fort,
puisqu'un esprit modéré, comme M. Carnot, s'y abandonnait lui-même. Les gens
sensés regrettaient d'autant plus cet étalage de violence que la résistance
ne se rencontrant nulle part, la générosité eût été facile. Seuls, quelques
esprits clairvoyants, ennemis implacables de la République, se réjouissaient.
Ils savaient à merveille que Ledru-Rollin serait aussi mou dans l'action
qu'audacieux dans le langage ; tout en signalant, avec de grands élans
d'indignation, les allures proconsulaires du ministre, ils se félicitaient
d'avoir un adversaire qui, après s'être discrédité par la violence de ses
paroles, ne se discréditerait pas moins par l'incertitude de ses résolutions. Quelle que fût l'inconsistance personnelle de Ledru-Rollin, l'inquiétude publique n'était pas hors de propos : cette politique de compression violente, à l'heure même où elle s'affirmait au ministère de l'intérieur, était ouvertement favorisée, soit par la Préfecture de police, soit par la Commission du Luxembourg, et était bruyamment acclamée dans les clubs. Nous avons vu Caussidière s'installant à la Préfecture de police, adressant une proclamation aux Parisiens pour les engager à conserver leurs barricades, et recrutant, parmi les anciens détenus politiques et les combattants des guerres civiles, quatre compagnies de Garde du peuple qu'on désigna bientôt sous le nom générique de Montagnards. Il s'était retranché dans son poste comme dans une citadelle, gardant une attitude indécise entre la révolte et la soumission. M. Bethmont, ministre du commerce, qui, au lendemain même de la révolution, s'était rendu à la Préfecture de police pour y arrêter les mesures relatives à l'approvisionnement de la capitale, n'avait pu contempler sans un véritable ahurissement le spectacle qui s'était offert à lui. Ces gardes improvisés, revêtus de cravates et de ceintures rouges, et encore parés des armes abandonnées par la troupe ; ces conspirateurs d'hier se transformant en agents de police ou fouillant les dossiers d'une main fébrile afin d'y trouver leurs traces ou celles de leurs amis ; ces employés de la veille venant timidement reprendre leur place dans leur bureau et tour à tour traités en otages ou rassurés, suivant le caprice du moment ; ce magistrat, bizarre de physionomie autant que de caractère, dominant en maître dans les lieux mêmes où il avait tant de fois comparu en suspect ; le bruit des chants, l'éclat des disputes, le cliquetis des sabres retentissant dans les corridors naguère silencieux ; cette prise de possession par les gens de désordre de cette administration qui, en temps ordinaire, répond de l'ordre ; tout cet ensemble, à la fois pittoresque et inquiétant, paraissait tellement étrange qu'il était, à lui seul, une des curiosités de cette curieuse époque. De retour à l'Hôtel de ville, M. Bethmont s'était empressé de raconter à ses collègues ce qu'il avait vu : à ce singulier récit, nul n'avait su s'il convenait de rire ou de s'effrayer. Désireux de se débarrasser d'un agent si extraordinaire et si incommode, le gouvernement provisoire avait délégué M. Recurt pour remplacer Caussidière : M. Recurt avait été repoussé par les Montagnards. Garnier-Pagès, qui croyait volontiers à son prestige personnel, s'était flatté d'amener à composition le redoutable préfet ; dans ce but, il s'était rendu à son tour à la Préfecture de police. Mais en vain avait-il fait à Caussidière les offres les plus avantageuses : celui-ci s'était obstiné à ne pas se laisser destituer ; et Garnier-Pagès, tout surpris que son éloquence eût été vaine, avait, comme M. Recurt, rapporté à l'Hôtel de ville ses craintes et son désappointement. Un instant, les appréhensions avaient été si vives que, le 26 février, quelques-uns des membres du gouvernement provisoire s'étaient donné rendez-vous pour la nuit suivante chez M. Marie. On devait, dans cette réunion, aviser aux moyens de combattre la politique radicale et surtout de se débarrasser de Caussidière ; Lamartine, Arago, Garnier-Pagès ayant, pour des raisons diverses, manqué au rendez-vous, le conciliabule, ainsi qu'il arrive souvent en pareille conjoncture, se sépara sans avoir rien décidé. Pendant ce temps, le préfet de police, persistant dans son attitude, s'abstenait de se rendre à l'Hôtel de ville ou, s'il s'y rendait, n'y venait qu'en armes et moins en fonctionnaire subordonné qu'en rival. II se séparait de son collègue Sobrier qui s'installait rue de Rivoli, dans un des bâtiments de la liste civile, et y rassemblait des fusils et des munitions comme pour de prochains combats. Une destitution, difficile au début, devenait, au bout de quelques jours, tout à fait impossible. On se résigna, à l'Hôtel de ville, à accepter de bonne grâce cet auxiliaire qui ne voulait pas se laisser éconduire et qu'on était impuissant à chasser. Le 29 février, le Moniteur enregistrait la nomination de Caussidière comme préfet de police provisoire. — À l'époque où nous sommes parvenus, cette importante fonction était donc aux mains d'un personnage notoirement acquis à la politique révolutionnaire. Comme Ledru-Rollin, Caussidière ne doutait pas que le gouvernement n'eût le devoir de peser sur le choix des électeurs ; mais à cette action peut-être inefficace, il préférait de beaucoup l'ajournement des élections elles-mêmes. Il souriait d'avance à toute manifestation populaire qui inclinerait en ce sens les résolutions de l'Hôtel de ville : cette manifestation, il était prêt à la soutenir..., autant du moins que sa nature cauteleuse, réservée, par-dessus tout égoïste, lui permettait de se compromettre et de se donner. La Commission des travailleurs, établie au Luxembourg, n'offrait pas à la politique radicale un point d'appui moins sûr. Louis Blanc a raconté lui-même[11] quelle émotion il avait éprouvée en pénétrant en maître dans ce palais des Médicis, où il était entré autrefois en solliciteur, pour y rechercher le patronage de M. Decazes Sans doute, il ne se flattait point de réaliser de toutes pièces son plan d'organisation du travail qui tendait à abolir la concurrence et à attribuer à l'ouvrier un salaire proportionné non à ses capacités, mais à ses besoins Néanmoins, à travers les hésitations et les tristesses mêmes de son langage, on devine combien l'apparente grandeur de son rôle l'avait ébloui. L'événement avait rabattu bien vite cette présomption des premiers jours. Le 1er mars, cent cinquante à deux cents ouvriers, se disant délégués par leurs camarades, s'étaient réunis dans l'ancienne Chambre des pairs : ils ne s'étaient réunis, hélas ! que pour étaler leurs bruyantes divisions. Toutes les professions, dit-on, ne sont pas représentées : les titres des délégués, ajoute-t-on, ne sont pas valables. En même temps, l'assistance tout entière, insensible aux théories qu'on veut lui soumettre, demande à grande cris une seule chose, la diminution des heures de travail et l'abolition du marchandage. Dès le 4 mars, les premiers signes de découragement se révèlent chez Louis Blanc : Quelle que soit votre impatience, dit-il dans une proclamation aux ouvriers, la commission vous conjure de ne pas faire aller vos exigences plus vite que ses recherches... Trop d'impatience de votre part, trop de précipitation de la nôtre n'aboutirait qu'à tout compromettre[12]. Les premiers choix ayant été taxés d'irréguliers, les élections des délégués ont lieu : chaque profession nomme trois représentants, l'un qui est destiné à prendre part aux travaux de la commission, les cieux autres qui feront partie des assemblées générales auxquelles la commission soumettra ses rapports. Ainsi se forme, pour employer le langage du temps, le Parlement du travail. Ce Parlement du travail constitué de la sorte est convoqué le 10 mars : mais des invectives contre l'ancienne société remplissent les assemblées générales. Quant à la commission elle-même, son rôle se borne à provoquer la création d'un bureau de renseignements pour les travailleurs, à solliciter l'établissement de cités ouvrières, à concilier les différends des cochers avec les entrepreneurs de transports. — Cependant, à ces malheureux dont on avait surexcité les espérances et à qui l'on n'offrait que de si maigres satisfactions, il fallait donner un autre aliment. Louis Blanc tourna leur activité vers la politique. Avec l'éloquence persuasive qui lui était propre, il leur insinua ses propres idées ; bientôt, à l'exemple de leur patron, ils allèrent répétant partout que le peuple, surtout dans les campagnes, serait incapable de choisir ses représentants, qu'il fallait diriger les élections ou mieux encore les ajourner : en même temps, ils organisaient leurs cadres en vue d'une manifestation qui prêterait une force irrésistible à ces vœux. Les clubs, d'abord objet de curiosité plutôt que d'effroi, n'avaient pas tardé, eux aussi, à devenir le rendez-vous de toutes les passions. Blanqui, rendu à la liberté par la révolution de Février, avait, sous le nom de Société républicaine centrale, ouvert un club dans la salle du Conservatoire de musique. Habitué aux conspirations, s'y jouant comme en son élément, tellement accoutumé aux manœuvres souterraines qu'il avait besoin d'ombre comme d'autres ont besoin de lumière, aimant la solitude, fuyant les lieux publics, affectant l'austérité et presque l'indigence, s'entourant de quelques fidèles tels que Lacambre et Flotte, impénétrable, d'ailleurs, à tous, Blanqui était plus redouté que sympathique à la démagogie. Le mystère qui l'environnait servait son prestige. Peu éloquent, mais d'esprit dominateur, ne travaillant que pour lui-même autant par défiance d'autrui que par ambition, possédant à un suprême degré l'art de se ménager, il devait acquérir bien vite un renom d'audace et d'astuce qui n'était pas tout à fait usurpé. On lui attribuait des desseins terribles, et il se plaisait à entretenir cette opinion, comme si cette puissance malfaisante qu'on lui prêtait eût flatté son orgueil. Nul ne l'aimait : mais tous appréhendaient d'être ses instruments : tous craignaient son influence qu'on croyait plus grande qu'elle n'était et qu'on augmentait en la redoutant. Blanqui, dans son club, prêchait la défiance contre le gouvernement provisoire et laissait volontiers entendre que, le cas échéant, il conviendrait de l'épurer. Le 7 mars, il s'était rendu en pétitionnaire à l'Hôtel de ville et y avait sollicité l'ajournement des élections. Tandis que Blanqui réunissait ses adeptes au Conservatoire, Barbès fondait au Palais-National le Club de la Révolution. Condamné à mort à la suite de l'attentat du 12 mai 1839 et gracié par le roi Louis-Philippe, Barbès, comme Blanqui, appartenait au parti des conspirateurs. A part cette ressemblance, tout séparait ces deux hommes. Autant Blanqui était concentré, autant Barbès se livrait à tout venant : Blanqui, dans l'opinion révolutionnaire, personnifiait l'habileté tortueuse, Barbès la générosité : Blanqui avait des sectaires, Barbès des partisans. Tandis que Blanqui était redouté du gouvernement, Barbès avait un pied à l'Hôtel de ville. En sortant de prison, sa première visite avait été pour Lamartine, qui, en 1839, avait sollicité sa grâce par l'intermédiaire de M. de Montalivet : son langage avait révélé alors un esprit ardent, non factieux. Il venait parfois au ministère de l'intérieur. Il semblait avide de nouveautés plutôt qu'animé de mauvais desseins. Seulement, comme les hommes au jugement peu sûr et aux entrainements faciles, il se grisait de ses propres paroles et quelquefois aussi des paroles des autres. Vers le milieu du mois de mars, ses sages résolutions des premiers jours fléchissaient déjà, et, tout en se défendant encore de toute pensée séditieuse, il soutenait dans son club une politique qui, avec moins d'âpreté et de violence, ne différait guère de celle de Blanqui. A côté de ces deux clubs, il convient de mentionner la Société des droits de l'homme, dont Villain était le chef. Cette société, organisée militairement et divisée en sections armées, inspirait d'autant plus de crainte qu'elle semblait mieux faite pour l'action. Elle siégeait alors au Conservatoire des arts et métiers. A quelque temps de là, elle devait, avec la complicité du préfet de police, transférer son état-major et ses bureaux au cœur même de Paris, c'est-à-dire au Palais-National. Les chefs des écoles socialistes avaient profité, de leur côté, de la liberté commune. Raspail fondait le club des Amis du peuple. Cabet, l'apôtre du communisme, groupait autour de lui ses partisans, d'abord dans la grande salle de :a Redoute, puis à la salle Montesquieu. Quoique, dans ces deux derniers clubs, on gardât quelque réserve, les motions révolutionnaires étaient accueillies le plus souvent avec faveur. Le club Cabet votait, le 10 mars, une adresse pour réclamer l'ajournement des élections. A la Préfecture de police, au Luxembourg dans les clubs, un courant puissant poussait, comme on le voit, à la dictature révolutionnaire. Ledru-Rollin s'abandonnait de plus en plus à ce courant. Non content de la circulaire du 12 mars, il jugea bientôt à propos de donner un nouveau gage à l'opinion démagogique. Sur l'avis du directeur des postes, un journal, destiné à être colporté dans les campagnes par les facteurs ruraux, fut créé, sous le nom de Bulletin de la République, au ministère de l'intérieur : or, à la date du 15 mars, le second numéro de cette feuille, publiée et propagée avec l'estampille officielle, demandait que les élections fussent reculées : Dans les villes, disait le Bulletin de la République, la classe des travailleurs, façonnée au joug par de longues années de compression et de misère, ne prendrait aucune part au scrutin, ou bien elle y serait conduite par ses maîtres comme un bétail aveugle. Dans les campagnes, toutes les influences sont aux mains des aristocrates. Une tyrannie savante a étouffé toute spontanéité... Les malheureux paysans deviendraient à leur insu le marchepied des ennemis qui les oppriment et les exploitent... Le peuple ne sait pas ; il faut qu'il sache. Ce n'est pas l'œuvre d'un jour ni d'un mois. Lorsque la contre-révolution a seule la parole depuis cinquante ans, est-ce donc trop d'accorder une année peut-être à la liberté ?... Heureusement la majorité du gouvernement provisoire persistait avec une sage fermeté à repousser ces invitations à la dictature. Dans cette pensée d'honorable résistance, elle rencontrait l'adhésion de tous ceux que la République rouge, comme on disait alors, froissait dans leurs croyances ou alarmait dans leurs intérêts. L'ancienne opposition dynastique, l'ancienne garde nationale, quelques clubs conservateurs récemment créés, le commerce, la haute banque se ralliaient autour d'elle. Le nom de Lamartine surtout éveillait les sympathies : car on voyait en lui la personnification la plus éclatante de la politique libérale opposée à la politique jacobine. Lui-même était jaloux de justifier cette confiance. Il trouva bientôt l'occasion d'exprimer ses sentiments. Le 15 mars, le Club républicain pour la liberté des élections, club conservateur récemment créé, avait envoyé une députation à l'Hôtel de ville pour pro. tester contre la circulaire du ministre de l'intérieur. Lamartine n'hésita pas à désavouer son collègue : Le gouvernement, dit-il aux délégués du club, n'a chargé personne de parler en son nom à la nation et surtout de parler un langage supérieur aux lois... Soyez certains qu'avant peu de jours, le gouvernement provisoire prendra lui-même la parole, et que ce qui a pu, dans les termes et non certes dans les intentions de ce document, blesser, inquiéter la conscience du pays, sera expliqué par la voix même du gouvernement tout entier[13]. Le lendemain, le conseil s'étant réuni, Lamartine donna lecture d'un projet de proclamation qui était une nouvelle affirmation de la politique libérale : Le gouvernement provisoire, disait cette proclamation, n'imitera point les gouvernements usurpateurs de la souveraineté du peuple... A quoi bon succéder à ces pouvoirs si c'est pour leur ressembler ? Le gouvernement provisoire veut que la conscience publique règne... Donnez sûreté, liberté, respect à tous. Assurez aux autres l'indépendance des suffrages que vous voulez pour vous. Ne regardez pas quels noms ceux que vous croyez vos ennemis écrivent sur leurs bulletins... Respect aux consciences des électeurs. Voilà le devoir du Gouvernement. La proclamation fut adoptée et, le soir même, affichée dans Paris. Trois semaines après la révolution de Février, l'harmonie apparente des premiers jours s'était donc évanouie. Deux partis se trouvaient en présence : d'un côté, Ledru-Rollin et Louis Blanc, appuyés par les Montagnards de la Préfecture de police, les ouvriers du Luxembourg, les meneurs des clubs, essayant de manier ces forces et de les assouplir à leur main, les poussant et les retenant tour à tour, s'y confiant sans pourtant s'y abandonner tout à fait et quelquefois s'effrayant de leurs propres auxiliaires ; de l'autre, la majorité du gouvernement se groupant autour de Lamartine et défendant, avec le concours de tous les gens d'ordre, la souveraineté nationale. Pour quiconque avait l'expérience des temps de crise, il était clair que le premier de ces deux partis chercherait, par une démonstration puissante, à intimider et à absorber l'autre. On touchait à une manifestation ou, pour parler le langage révolutionnaire, à une journée. V Un incident inattendu précipita la crise. Par un arrêté du 13 mars, Ledru-Rollin avait prononcé la dissolution des compagnies de grenadiers et de voltigeurs de la garde nationale, et avait ordonné que les hommes qui les composaient seraient versés dans les compagnies ordinaires. Cette mesure avait produit une assez vive irritation. Ces compagnies d'élite, très belles, très bien équipées, recrutées le plus souvent dans la classe aisée, étaient animées d'un véritable esprit de corps ; et elles comprenaient mal que, sous couleur d'égalité, on les dépouillât de leurs inoffensifs privilèges. Le 14 et le 15 mars, les députations de la première légion et des légions de la banlieue s'étaient rendues à l'Hôtel de ville pour y protester contre la décision ministérielle ; d'autres députations s'étaient dirigées vers le ministère de l'intérieur, et, dans une entrevue avec le chef de cabinet, M. Elias Regnault, avaient exprimé, en termes très vifs, leur mécontentement. Peu à peu, les esprits s'échauffant, on jugea ces réclamations insuffisantes, et l'on imagina d'organiser une manifestation pour le lendemain. Le 16 mars, dans la matinée, quelques milliers de gardes nationaux, revêtus de leur uniforme, et sans autres armes que leur sabre, partirent donc de leurs points ordinaires de rassemblement et se portèrent vers l'Hôtel de ville. Aux grenadiers et aux voltigeurs s'étaient joints beaucoup de simples fusiliers : car la démonstration, en se généralisant, avait quelque peu changé de caractère : il ne s'agissait plus seulement de revendiquer contre Ledru-Rollin le maintien d'un ancien privilège, mais de protester contre la politique du ministère lui-même et tous les éléments conservateurs que la garde nationale renfermait s'étaient réunis dans cette commune pensée. A la hauteur du pont au Change, la colonne fut arrêtée par des groupes hostiles, du sein desquels partaient des cris : A bas les bonnets à poil ! — A bas Ledru-Rollin ! répondirent les gardes nationaux. Cependant, parmi les manifestants, beaucoup doutaient déjà de la sagesse de leur dessein, et, dans la crainte de compromettre la paix publique, désertaient le cortège et regagnaient sans bruit leur logis. Les plus ardents seuls persistèrent dans leur entreprise, et, fendant les flots de la multitude, arrivèrent à grand'peine jusque sur la place de Grève. Leurs délégués pénétraient dans l'Hôtel de ville au moment même on Lamartine communiquait à ses collègues le projet de proclamation dont nous avons parlé plus haut. Les membres du gouvernement provisoire n'avaient pas vu sans impatience se former cette manifestation. Ils la considéraient, non sans raison, comme intempestive et accueillirent fort mal les députations. Le gouvernement, dit M. Marrast, aurait souhaité que des hommes comme vous ne sortissent pas des voies régulières pour lui soumettre leurs réclamations... — Demain, ajoutait M. Arago, nous aurons une démonstration de la classe ouvrière pour répondre à celle de la garde nationale. Tout confus de ce langage et comprenant un peu tard que les hommes d'ordre ne gagnent rien à emprunter aux gens de désordre leurs procédés, les gardes nationaux se retirèrent en protestant de leurs intentions. C'est au milieu des huées populaires qu'ils sortirent du palais, et ces murmures les poursuivirent jusque dans leurs quartiers. La voix publique donna aussitôt à cette manifestation un nom qui lui est resté ; elle l'appela la Manifestation des bonnets à poil. Cet incident ne mériterait guère d'être rappelé, s'il n'avait fourni au parti radical le prétexte qu'il recherchait. Les derniers pelotons de gardes nationaux avaient à peine
quitté la place de l'Hôtel de ville, que déjà les meneurs parcouraient les
groupes et y éveillaient le désir des représailles. La
réaction relève la tête, disaient-ils en empruntant la formule alors
consacrée : aujourd'hui, on attaque Ledru-Rollin et
Louis Blanc ; demain, on attaquera la République elle-même ; après-demain, on
tentera quelque effort en faveur de la régence. Il importe de prévenir, par
une démonstration solennelle, de si coupables desseins : il faut venger, du
même coup, contre d'injustes attaques, ceux des membres du gouvernement qui
ont rendu le plus de services à la démocratie. A la chute du jour, les
journaux, colportés à travers la ville, répètent ce langage en l'accentuant
encore. C'est au milieu de l'agitation la plus vive que les clubs ouvrent
leur séance du soir. Sombre et impénétrable comme toujours, Blanqui se
prépare à l'action. nus communicatif et aussi plus modéré dans ses vues,
Barbès n'est guère moins résolu. Sobrier, l'ancien collègue de Caussidière,
répand partout l'ardeur un peu fébrile qui l'anime. Cabet lit à ses adeptes
un projet de proclamation : Que le peuple en masse,
dit-il, se rende à l'Hôtel de ville pour y demander
: 1° l'éloignement des troupes ; 2° l'ajournement des élections pour la garde
nationale jusqu'au 5 avril ; 3° l'ajournement des élections pour l'Assemblée
constituante jusqu'au 31 mai... Point de cris,
ajoute-t-il, point de menaces, point d'excès d'aucun
genre... Montrons à la France et à l'Europe
que le prolétariat parisien est plus sage que la bourgeoisie... Que notre silence soit la leçon de nos prétendus maîtres.
De son côté, Caussidière, recevant dans la soirée des délégations des
sociétés démocratiques, leur donne ce conseil : Soyez
demain avant midi cent mille sur la place de la Concorde, et venez en ordre
protester de votre attachement aux institutions républicaines. Cette grande
démarche fera rentrer dans le néant les ennemis de l'égalité[14]. Le préfet de
police ne se contente pas de ce singulier avis : il envoie ses agents dans la
ville et dans la banlieue pour y propager les mêmes instructions. Les
délégués du Luxembourg préviennent les corporations. La nuit se passe à
échanger des mots d'ordre, à confectionner des bannières, à régler la marche
du cortège. Le 17 mars, dès la pointe du jour, une adresse, signée de
Sobrier, de Cahaigne et de quelques autres, invite le peuple de Paris à se
réunir à dix heures sur la place de la Concorde. Enfin, à neuf heures du
matin, une commission, dite Commission des Trente,
arrête les termes d'une pétition qui sera présentée au gouvernement et qui
renouvelle le vœu formulé la veille par Cabet. La manifestation est désormais
assurée : elle s'annonce comme tellement imposante qu'elle effraye ceux mêmes
qui l'ont le plus désirée. Caussidière recommande à quelques-uns de ses Montagnards de tenir la tête du cortège et de
protéger, en cas de besoin, le gouvernement provisoire. Quant à Louis Blanc,
il convoque en toute hâte au Luxembourg quelques-uns des délégués les plus
sûrs et les conjure d'user de leur influence dans le sens de la modération[15]. Le gouvernement de l'Hôtel de ville suivait d'heure eu heure la marche du complot qui ne se déguisait plus. A cette manifestation qui pouvait devenir si redoutable, ii n'avait à opposer aucune force sérieuse. La nouvelle garde nationale n'était point organisée ; l'ancienne était impuissante et s'était, d'ailleurs, discréditée la veille. L'armée avait été éloignée de Paris, et les quelques corps isolés qui gardaient encore les barrières n'eussent fait qu'exciter les colères. Seules, quelques troupes irrégulières, recrutées sous le nom de Volontaires de Février, défendaient l'entrée de la maison commune. encore étaient-elles de dispositions fort douteuses, car leur chef, le colonel Bey, était un ami de Barbés. À tout hasard, M. de Lamartine envoie quelques émissaires dans les groupes qui commencent à se former. M. Marie s'assure de l'abstention des ouvriers des ateliers nationaux qui, par une très sage mesure de prudence, sont dirigés, dès le matin, vers les chantiers les plus éloignés. Ces précautions prises, on attend l'événement. Dès neuf heures, une immense multitude se porte de tous les quartiers de la capitale vers la place de la Concorde, point de départ du cortège. Les clubistes se rangent autour de leur président et des membres de leur bureau ; les corporations se rallient autour de leurs bannières : les citoyens qui n'appartiennent ni aux clubs ni aux corporations se divisent eux-mêmes en groupes. On ne peut douter que cette armée populaire n'obéisse à une direction, tant l'ordre est grand et la discipline bien observée ! A la vérité, les manifestants nourrissent au fond de l'âme des sentiments très divers. Les uns, mécontents des scènes de la veille, veulent simplement protester contre les prétentions d'une garde nationale privilégiée et se figurent de très bonne foi que l'agitation n'a pas d'autre but ; les autres, plus audacieux, se flattent de peser de l'autorité de leur nombre sur les décisions de l'Hôtel de ville et d'affermir le crédit de Ledru-Rollin et de Louis Blanc ; quelques-uns enfin, plus hardis encore, caressent l'espoir d'épurer le gouvernement lui-même. Mais c'est l'art des meneurs d'avoir su fondre ces éléments divers et de les avoir disciplinés pour une commune manifestation. Vers onze heures, le cortège se met en marche, se dirigeant par les quais vers la place de Grève. La commission dite Commission des Trente et les clubs les plus exaltés prennent la tête de la colonne ; les corporations ouvrières s'avancent derrière les clubs ; la multitude suit. Les manifestants affectent le calme. Tout emblème sinistre est proscrit : quelques bonnets rouges, élevés çà et là au-dessus des groupes, sont accueillis par des huées et disparaissent. A midi, les membres du gouvernement, sauf M. Arago, retenu au dehors, étaient tous réunis à l'Hôtel de ville. Otages du peuple bien plus que dépositaires du pouvoir, ils attendaient la manifestation annoncée. Ils avaient ordonné de fermer les grilles : faible défense contre une si formidable invasion ! De moment en moment, ils s'approchaient des fenêtres et interrogeaient l'horizon. Voilà notre 20 juin, disait tristement Lamartine ; à quand notre 10 août ? Enfin, vers une heure de l'après-midi, la tête de la colonne, débouchant le long des quais. se montre à l'angle de la place de Grève ; telle était l'étendue du cortège, qu'à ce moment-là même les derniers rangs avaient à peine quitté la place de la Concorde. Il y eut alors un instant d'attente qui ne fut pas sans anxiété. D'un côté, l'Hôtel de ville apparaissait avec ses grilles fermées, ses fenêtres closes ; de l'autre côté, la foule envahissait de plus en plus la place. On ne savait quelle serait la première impulsion de cette multitude dont le courant irrésistible pourrait tout emporter. Cependant Cabet, qui semblait exercer, ce jour-la, une influence modératrice, parvint à pénétrer dans l'Hôtel de ville, et promit à Lamartine que la dignité du gouvernement serait respectée. Sur cette assurance, les grilles s'entrouvrirent. Une centaine de personnes, chefs de clubs, ou prétendus délégués, se précipitèrent dans le palais ; parmi eux se trouvent Sobrier, Blanqui, Lacambre, Flotte. Quelques instants plus tard, ils étaient reçus par le gouvernement provisoire. Un des délégués, du nom de Gérard, lit la pétition adoptée le matin. Cette pétition, comme on l'a dit, réclamait l'éloignement des troupes, l'ajournement des élections de la garde nationale, l'ajournement des élections de l'Assemblée constituante. Quoique réservée dans ses termes, elle n'était pas moins inquiétante : car une pétition ressemble toujours à une menace, lorsque cent mille hommes s'unissent pour la présenter. Autour de Blanqui, d'ailleurs, s'agitent quelques Individus à la figure sinistre, au geste impérieux, à l'attitude provocatrice. Au langage respectueux de la pétition, ils s'efforcent de substituer d'injurieuses sommations : Il faut, disent-ils, que le gouvernement délibère tout de suite, il faut qu'une réponse soit reportée au peuple. Attentif aux moindres incidents de cette entrevue, Louis Blanc ne s'abuse point sur la gravité de ces symptômes : il sent que le mouvement, s'il s'accentue, échappera à sa direction. Il veut intimider ses collègues, non les livrer à l'émeute. Par un singulier retour, il devient l'adversaire ou du moins le modérateur de la démonstration qu'il a contribué à provoquer : Citoyens, dit-il, le gouvernement de la République est fondé sur l'opinion, il ne l'oubliera jamais. Notre force, nous le savons, est dans la force du peuple... Vous nous avez exprimé des vœux qui feront l'objet de nos délibérations. Vous-mêmes, vous ne voudriez pas que le gouvernement qui est appelé à vous représenter cédât à une menace... Soyez sûrs que le plus ferme désir du gouvernement provisoire est de marcher avec le peuple, de vivre pour lui et, s'il le fallait, de mourir pour lui. Pendant que Louis Blanc parlait de la sorte, deux courants se dessinaient très nettement dans l'assistance. D'un côté, Cabet et Sobrier, pensant qu'il suffisait que les manifestants eussent montré leur force, écoutaient avec faveur les conseils de modération et, par leurs gestes ou leur contenance, invitaient leurs amis à les imiter. D'un autre côté, les séides de Blanqui, serrés autour de leur chef, témoignaient par leurs signes d'impatience qu'ils n'étaient pas dupes de ces phrases sonores, et que les résolutions les plus violentes seraient aussi les plus conformes à leurs vœux. Le peuple attend autre chose que des paroles, murmuraient-ils, il veut une réponse définitive. Prenez le temps que vous voudrez pour délibérer, mais cette réponse décisive, nous l'exigeons. Ledru-Rollin, appelé comme Louis Blanc à contenir le parti qu'il a excité, prend la parole à son tour. Il a consulté, dit-il, les commissaires : s'il résulte de leurs rapports que les élections ne peuvent, à l'heure actuelle, assurer le triomphe du principe républicain, l'ajournement sera prononcé ; mais aucune résolution ne peut être prise si les vœux de la France entière ne sont connus. Ce que vous voulez, ce que nous voulons à tous, ajoute Ledru-Rollin en terminant, c'est l'établissement définitif de la République que nous avons proclamée sur les barricades... Des applaudissements, des cris : Vive Ledru-Rollin ! accueillent ce langage où l'esprit de résistance se déguise sous les formules révolutionnaires. Cabet et Sobrier, déjà appuyés par le plus grand nombre des délégués, essayent de nouveau d'entraîner l'adhésion unanime des assistants. Mais les amis de Blanqui s'agitent encore. Les délégués, dit Sobrier, ont une confiance entière dans le Gouvernement. — Pas dans tous, s'écrient aussitôt quelques voix. En même temps, tous les regards se tournent vers Lamartine, et plusieurs bouches prononcent son nom. Lamartine, jusque-là, s'était tu. Inspirateur du parti de la résistance, il était, à cette heure, plus suspect que tout autre n la démagogie : il ne lui déplaisait pas, au surplus, de laisser à Ledru-Rollin et à Louis Blanc le soin de dissoudre eux-mêmes la manifestation. Toutefois, mis en demeure de s'expliquer, il aurait eu honte de se dérober, et, s'avançant aussitôt vers ceux qui l'interpellent : Messieurs, dit-il j'ai été désigné par mon nom, je relève mon nom et je prends, moi aussi, la parole... Il n'y a de gouvernement possible qu'à la ic condition que vous ayez la confiance et la raison de conférer une autorité morale à ce gouvernement. L'autorité morale, qu'est-ce autre chose que l'indépendance complète de toute pression extérieure ?... Nous n'avons ni gardes, ni armes, ni appui matériel : nous n'avons d'autre force que notre autorité morale : cette suprême barrière de notre indépendance, nous la défendrons jusqu'à la mort. A ces paroles, l'assistance s'émeut. Lamartine, profitant de ces dispositions, aborde l'examen de la triple demande formulée par les manifestants. Il fait observer que les élections de la garde nationale ont déjà été reculées de huit jours. Il ajoute que les troupes ont quitté la capitale, et qu'il n'est resté que deux mille hommes à peine pour la garde des barrières et la protection des voies ferrées. Quant à l'ajournement des élections de la Constituante, il se refuse à engager son opinion ou celle de ses collègues. Il repousse avec beaucoup de chaleur l'idée d'une dictature prolongée. Nous devons tenir compte, dit-il, non seulement de la volonté du peuple de Paris, mais de la volonté des départements : Je ne vous promets qu'une chose, ajoute-t-il avec fermeté, c'est de peser vos vœux dans nos consciences. Ce net et courageux langage provoque une approbation très vive, et le parti de la modération gagne encore de nouveaux adhérents. Soyez sûr, dit l'un des délégués, que le peuple n'est lit que pour appuyer le gouvernement provisoire. — J'en suis convaincu, reprend Lamartine, mais la nation pourrait s'y tromper. Prenez garde à des réunions de ce genre, quelque belles qu'elles soient : les dix-huit brumaire du peuple pourraient appeler les dix-huit brumaire du despotisme, et ni vous ni moi nous n'en voulons. Cabet et Sobrier, à la faveur de l'émotion devenue générale, essayent de déterminer parmi leurs compagnons un mouvement de retraite. Au même instant, la multitude, qui est massée sur la place et qui s'impatiente de cette longue entrevue, appelle à grands cris le gouvernement provisoire. Pour obéir à ce vœu, M. de Lamartine et tous ses collègues, mêlés aux délégués, descendent les escaliers et s'acheminent vers les portes extérieures du palais. Les partisans de Blanqui ne renoncent pourtant point à leurs desseins. L'un d'eux s'approchant de Louis Blanc, lui glisse dans l'oreille ces paroles menaçantes : Tu es donc un traître aussi, toi ? Deux hommes armés essayent de se jeter sur M. Marrast et M. Garnier-Pagès : et les craintes sont si vives que les membres des clubs modérés improvisent en toute hâte une sorte de garde, pour prévenir ou réprimer de nouvelles violences[16]. C'est ainsi que les membres du gouvernement provisoire, à la fois acclamés et menacés, parviennent jusqu'à la place. A leur aspect, les cris : Vive Ledru-Rollin ! Vive Louis Blanc ! retentissent de toutes parts, mais rien n'annonce que les projets séditieux de Blanqui doivent trouver faveur ; tout fait présager, au contraire, que désormais le péril pourra être facilement conjuré. Louis Blanc prend la parole. Il emploie toutes les ressources de son éloquence pour persuader à la foule que le parti le plus sage est de se retirer et d'attendre en paix la décision qui sera prise. La multitude, qui stationne depuis deux heures sur la place, se laisse facilement convaincre. Le défilé s'accomplit sans désordre. Puis le cortège se divise en deux colonnes. L'une se rend en pèlerinage vers la place de la Bastille, l'autre se dirige vers le ministère de l'intérieur. Dans la soirée, les groupes regagnent leurs quartiers respectifs, et la journée s'achève plus paisiblement qu'on n'eût osé l'espérer. Le péril une fois passé, on vit un assez singulier
spectacle. M. de Lamartine et ses collègues feignirent de prendre pour autant
d'hommages les affronts qu'ils avaient reçus ; et, ayant été menacés par le
peuple, ils jugèrent bon de remercier ce même peuple de ce que les menaces
n'avaient pas été suivies d'effet : Citoyens,
dit une proclamation du 18 mars, le gouvernement
vous remercie de la manifestation si imposante dont vous avez donné hier le magnifique spectacle... Hier, vous avez apporté à notre autorité transitoire la
force morale et la majesté du souverain. Peuple de Paris, vous avez été aussi
grand dans cette manifestation si régulière et si bien ordonnée que vous avez
été héroïque sur vos barricades[17]. Enchérissant
encore sur ces éloges, le général de Courtais, commandant en chef de la garde
nationale, ne connut point de bornes à son enthousiasme : Hier, encore une fois, citoyens, vous vous êtes levés tous
pour fêter le triomphe de la République. Cette manifestation spontanée vous
honore et honore la France... Le gouvernement
provisoire s'appuie sur votre force : vous lui avez prouvé qu'il avait raison
de compter sur vous... Au milieu de vos
chants patriotiques, vous demandiez des armes : à quelles mains plus dignes
de les porter pourrait-on les confier ?... Je
partage vos joies et vos espérances, et si je puis ambitionner un titre,
c'est celui de général du peuple[18]. Comme si ces témoignages n'eussent pas été
suffisants, Dupont de l'Eure et Arago se rendirent le 19 mars au Luxembourg
et y félicitèrent les délégués des corporations de leur imposante attitude[19].
Enfin, les élections de la garde nationale furent reportées au 5 avril, et,
quelques jours plus tard, les élections de l'Assemblée constituante furent
ajournées au 23 du même mois. Ces témoignages de satisfaction officielle étaient aussi vains que peu sincères. En assistant au défilé des masses populaires, Lamartine et ses collègues avaient compris combien leur autorité était fragile : échappés aujourd'hui au danger, ils pouvaient et devaient y tomber demain. Quant au pays, revenu désormais de l'étourdissement des premiers jours, il n'était pas moins effrayé que le pouvoir lui-même. Il avait contemplé avec stupeur cette audacieuse revue des forces insurrectionnelles. Le calme affecté des manifestants ne le rassurait pas. Il se disait, non sans raison, que ce peuple, calme aujourd'hui, s'irriterait jusqu'à la fureur, dès que ses vœux seraient méconnus ou ses espérances trompées. On avait applaudi Lamartine protestant contre la circulaire de Ledru-Rollin ; mais on comprenait mal que ce même Lamartine, si résolu naguère contre l'émeute, n'eût que des paroles de complaisance pour les émeutiers, et cette fermeté intermittente inquiétait. L'ère des illusions était passée. Déjà un même cri s'échappait de toutes les poitrines : Comment atteindrons-nous l'époque des élections ? VI La situation, en effet, ne cessait de s'aggraver, et, de quelque côté que l'on se tournât, on ne rencontrait que des sujets d'alarme. L'état des finances était, pour le nouveau gouvernement, une première source de graves embarras ; ces embarras, qu'on avait d'abord essayé de dissimuler au public, n'avaient pu être longtemps cachés. Dans les dernières années de la royauté de Juillet, les réparations des places fortes et des ports militaires, la construction des voies ferrées, l'entretien de plus en plus coûteux de l'armée algérienne avaient accru, dans une large mesure, les dépenses publiques. Le fléau des inondations et l'insuffisance de la récolte avaient créé en 1846 de nouvelles charges pour le Trésor. Ces dépenses, à coup sûr, étaient justifiées. A la suite des complications qui avaient marqué l'année 1840, il était devenu nécessaire de mettre les frontières en état de défense. Après dix années de guerre et d'essais de colonisation, la sagesse commandait d'activer, même au prix des plus grands sacrifices, la pacification de l'Algérie. Enfin, l'invention nouvelle des chemins de fer, invention déjà vulgarisée dans plusieurs pays étrangers et si favorable au progrès du commerce et des échanges, ne pouvait demeurer plus longtemps indifférente au gouvernement français. Il n'était pas moins vrai que ces grands travaux n'avaient pu s'accomplir sans introduire quelque trouble dans l'administration de nos finances. Depuis 1845, le budget était en déficit, et ce déficit était couvert au moyen de réserves de l'amortissement. Un emprunt de 450 millions avait été voté en 1841. En 1847, un nouvel emprunt de 350 millions avait été autorisé par le pouvoir législatif, et, sur ces 350 millions, 250 avaient été souscrits au mois de novembre par la maison Rothschild. La dette flottante, au début de l'année 1848, s'élevait à un chiffre que jamais elle n'avait atteint jusque-là. De plus, à l'exemple des pouvoirs publics, l'industrie et la haute banque s'étaient engagées, peut-être outre mesure, dans la prévision d'une longue paix. Les chemins de fer ayant ouvert de nouveaux horizons à l'esprit d'entreprise, la spéculation s'était jetée avec avidité sur les titres de toute sorte qu'on avait créés. Les portefeuilles s'étaient encombrés d'actions dont on escomptait l'avenir. — Cet état de choses, longuement débattu au mois de janvier 1848, dans la discussion de l'adresse, n'offrait aux yeux du ministère aucun péril pressant, mais les adversaires du cabinet ne s'étaient point lassés de signaler ce qu'ils appelaient les témérités ou même les folies de la paix[20]. A vrai dire, l'une et l'autre manière de voir pouvaient être également soutenues. Si, pendant de longues années, la Providence éloignait toutes les calamités, si rien ne venait troubler la tranquillité générale, nos finances retrouveraient tout naturellement leur équilibre un peu troublé. Mais qu'une crise survînt à l'improviste, alors l'intensité de cette crise se mesurerait à la grandeur des entreprises subitement interrompues et des intérêts tout à coup compromis. En d'autres ternies, l'État ressemblait à un père de famille qui, dans la force de l'âge et de la santé, emprunte ou hypothèque pour de vastes entreprises dont il espère voir le ternie et recueillir les fruits. Cette hardiesse est, en soi, raisonnable et est souvent bénie de Dieu. Mais si ce père de famille, au milieu de ses engagements pris en vue d'un long avenir, est frappé tout à coup par la mort, on peut craindre que les négociations, dont seul il tenait le fil, n'échouent, et que ses héritiers, n'ayant pas en eux une égale confiance et n'inspirant point cette confiance aux autres, ne soient acculés bientôt à une liquidation difficile et même désastreuse. C'est au milieu de cette situation, sinon embarrassée, au moins compliquée, qu'éclata comme un coup de foudre la révolution de Février. L'effet produit fut terrible. En vain M. Goudchaux, nommé ministre des finances, fit-il connaître par une proclamation spéciale que rien n'était changé à l'ancienne organisation financière, et que les impôts devaient être perçus comme par le passé[21] : les recettes des caisses publiques parurent subitement arrêtées. En vain, pour ramener la confiance, annonça-t-il que le semestre de rente à échoir le 22 mars serait payé par anticipation[22] : cette ostentation de richesse rappela ces prodigalités assez ordinaires à la veille de la faillite. Comme si la détresse du Trésor n'eût pas été assez grande, le gouvernement provisoire réduisit encore les ressources du budget par l'abolition de l'impôt du timbre sur les journaux, impôt dont il avait d'abord annoncé le maintien[23]. Mécontent de cette concession, impuissant à dominer de tels embarras, empressé de pourvoir à ses propres affaires, M. Goudchaux, dès le 5 mars, déposa son portefeuille. Plus courageux ou moins clairvoyant, M. Garnier-Pagès accepta ce redoutable héritage : mais, malgré sa présomption habituelle, il se sentit bientôt défaillir. C'est que la situation, je le répète, était terrible. L'encaisse du Trésor, soit en numéraire, soit eu valeurs, était au 24 février de 192 millions[24]. Cette ressource était presque la seule sur laquelle on pût compter. L'impôt indirect était contesté, les barrières de l'octroi détruites, le recouvrement de l'impôt direct ralenti : les compagnies de chemins de fer débitrices envers l'État étaient plus disposées à solliciter son appui qu'il remplir à l'échéance leurs engagements envers lui. A la vérité, sur l'emprunt de 350 millions voté par les Chambres, 250 millions avaient été souscrits, comme nous l'avons dit, par la maison Rothschild, et la plus grande partie de cette somme était encore due : mais il était évident que les souscripteurs ne pourraient ou ne voudraient opérer les versements successifs auxquels ils s'étaient engagés. En résumé, les sources de revenus où la royauté de Juillet aurait puisé à pleines mains étaient taries presque toutes pour le gouvernement nouveau. C'était donc avec le faible encaisse du Trésor que l'État devait faire face à toutes les charges : payer le semestre de la rente, pourvoir à tous les services, poursuivre les travaux publics qu'on ne pouvait suspendre, organiser les ateliers nationaux qui devaient bientôt peser d'un poids si lourd sur les finances, rembourser enfin toutes les créances exigibles ; et cette dernière obligation était à elle seule considérable, si l'on songe que la dette flottante était, au 24 février, de 960 millions[25]. Ce qui rendait la crise plus aiguë, c'est que le crédit privé n'était pas moins rudement atteint que le crédit public. D'ordinaire, les révolutions sont annoncées longtemps d'avance par des signes précurseurs, en sorte que, le train des affaires s'étant ralenti peu à peu, le dernier coup est moins vivement ressenti. Au 24 février, le pays avait été d'autant plus frappé qu'il l'avait été à l'improviste et en pleine activité. Lorsque la Bourse, après douze jours de fermeture, se rouvrit le 7 mars, on assista à un véritable effondrement. La rente 5 pour 100, qui était cotée le 23 février à 116 francs, tomba à 89 francs ; le 3 pour 100 passa de 73 francs à 56 francs ; les actions de la Banque de France, qui valaient 3.200 francs, fléchirent jusqu'à 2.400 francs. Les banquiers affolés jetaient sur le marché leurs portefeuilles gonflés de valeurs, et, loin que la confiance se ranimât les jours suivants, les cours se dérobèrent au contraire de plus en plus. Les industriels, non moins effrayés que les banquiers, fermaient trop souvent leurs usines ; et les ouvriers sans travail, premières victimes de la crise, aggravaient par leur agitation menaçante cette crise elle-même. Le commerce n'était pas moins à plaindre. Dès le 26 février, il fallut qu'un décret prorogeât de dix jours l'échéance des effets de commerce, et cette mesure, restreinte d'abord au département de la Seine, fut ensuite étendue à la France entière[26]. La perturbation était si grande que cette concession ne satisfit pas les exigences du négoce. Le 8 mars, une députation nombreuse sollicita la prorogation à trois mois de toutes les échéances ; et ce fut à grand'peine que le gouvernement écarta cette proposition[27]. Quelques jours plus tard, un décret du 19 mars autorisa les tribunaux de commerce à accorder aux commerçants, sous certaines conditions, un sursis de trois mois, contre les poursuites de leurs créanciers[28]. Le trouble dégénérant en panique, les riches suspendaient leurs achats. Les objets de luxe étaient offerts à des prix avilis. Les nouveautés accumulées pour la saison prochaine étaient mises en vente avec d'incroyables rabais. A l'imitation des banquiers, des industriels, des négociants ou des bourgeois, les ouvriers aisés, les campagnards poussaient, eux aussi, leur cri d'alarme ; les uns réclamaient le remboursement des bons du Trésor échus ; les autres se pressaient aux bureaux des caisses d'épargne pour en retirer leurs dépôts. En vain la presse essayait-elle de prêcher la confiance : sa voix se perdant au sein du découragement général, trouvait rarement un écho. Soit présomption, soit désir de rassurer le public, le
gouvernement essaya d'abord de nier ou du moins de voiler le péril. Son
langage, dans les premiers jours qui suivent la révolution, offre, à cet
égard, un curieux mélange de naïveté et d'impudence. On
ne verra plus, dit le 1er mars aux délégués des agents de change M.
Garnier-Pagès, encore maire de Paris, on ne verra
plus, comme au temps de la monarchie, des budgets de 15 à 1.800 millions[29]. La République, dit, à la date du 4 mars, une proclamation de l'Hôtel de ville, la République n'aura
pas besoin, pour faire de grandes choses, de l'argent que la monarchie
demandait pour en faire de misérables[30]. Le crédit va se rétablir... Des versements importants sont faits aux caisses d'épargne, dit
le Moniteur du 8 mars[31]. Vaines
protestations qui compromettent la dignité du pouvoir sans rien ajouter à la
confiance ! Le gouvernement se dément, d'ailleurs lui-même en demandant aux
contribuables de verser d'avance les impôts de l'année[32]. Il n'y a plus
un jour à perdre ; il faut, à tout prix, chercher un remède à la crise que
chaque moment accroit. Comme il arrive toujours en pareille occurrence, les donneurs d'avis affluaient de toutes parts. Des affiches placardées sur les murailles demandaient le rappel du milliard distribué aux émigrés. Si l'on ajoute foi aux révélations faites plus tard par M. Ledru-Rollin et M. Louis Blanc, un des propriétaires du journal la Patrie, M. Delamarre, conseillait au nouveau pouvoir de réunir les principaux capitalistes et de leur faire souscrire de gré ou de force un engagement de 30 millions[33]. Si l'on en croit M. Goudchaux, un banquier considérable, M. Fould, proposait la suspension d'un ou deux semestres des arrérages de la rente[34]. D'autres voyaient le salut dans une émission de papier-monnaie ou dans l'organisation d'une banque d'État. Quelques-uns enfin, moins scrupuleux encore, considéraient qu'une banqueroute générale serait le moyen de liquidation le plus simple comme aussi le plus sûr, et n'hésitaient pas à préconiser cet expédient. C'est une justice à rendre au gouvernement provisoire qu'il repoussa sans discussion ces conseils déshonnêtes autant qu'inefficaces. Ses premiers efforts eurent pour but de ranimer le crédit languissant ou éteint. Dans l'espoir de rendre un peu de vie au commerce, on imagina, pour faciliter la négociation des effets, la création de Comptoirs d'escompte. En outre, on décréta l'établissement de Magasins généraux où les négociants et les industriels seraient admis à déposer les matières premières ou les objets fabriqués. Une reconnaissance, indiquant la valeur vénale des dépôts, devait leur être remise en échange : et ces récépissés, transmissibles par voie d'endossement, transféraient la propriété des objets déposés. Cette innovation, empruntée à l'Angleterre, permettait aux commerçants et aux manufacturiers d'offrir aux banquiers dont ils sollicitaient le crédit un gage réel et matériel : elle mobilisait pour ainsi dire et rendait convertibles en argent les produits de l'industrie : ressource précieuse à une époque où, la défiance ayant suspendu tous les achats, les maisons les plus solides, encombrées de marchandises, se mouraient faute de capitaux. Cependant ces mesures, très propres à diminuer les embarras du commerce, ne remédiaient point à la disette du Trésor, et, à cet égard, la difficulté subsistait tout entière. En temps ordinaire, l'État, lorsqu'il a besoin d'argent, a recours à l'emprunt. Mais la situation du marché ne permettait pas cet expédient. Même avec l'appât de l'intérêt le plus élevé, il est douteux qu'un appel au public eût été entendu. A plus forte raison doit-on ranger au nombre des naïvetés financières le décret du 9 mars, par lequel le ministre des finances fut autorisé à émettre immédiatement au pair les 100 millions restant à recouvrer sur l'emprunt de 350 millions voté le 8 août 1847. Offrir de la rente 5 pour 100 au pair, alors que le 5 pour 100, coté le 7 mars à 89 francs, était descendu le 9 à 74 francs, c'était évidemment trop présumer du patriotisme ou de la simplicité des capitalistes ; et ce projet fantaisiste eut le sort qui lui était réservé d'avance. Impuissant à remplir les caisses publiques, M. Garnier-Pagès effrayé voulut du moins ne pas les vider trop vite. C'est cette préoccupation seule qui peut excuser les mesures prises, soit à l'égard des déposants des caisses d'épargne, soit à l'égard des porteurs de bons du Trésor. De toutes les propriétés, la plus sacrée, c'est l'épargne du pauvre... Les caisses d'épargne sont placées sous la sauvegarde de la loyauté nationale. Ainsi s'exprimaient le 7 mars, dans les considérants d'un de leurs décrets, les membres du gouvernement provisoire[35]. Deux jours plus tard, le ministre distingue les petits dépôts qui appartiennent en général à des citoyens besogneux et les gros dépôts qui sont la propriété des familles plus ou moins aisées... Les premiers, en retirant leurs dépôts, obéissent au conseil de la nécessité ; les seconds font preuve d'une malveillance coupable et d'une défiance injurieuse envers la République. Il importe de récompenser ceux qui montrent une confiance éclairée et de concilier l'intérêt du Trésor avec celui de la justice[36]. Voici la combinaison qui, dans l'esprit de M. Garnier-Pagès, est appelée à récompenser la confiance éclairée des uns et à punir la malveillance des autres. Il décide que les dépôts qui n'excèdent pas 100 francs seront. seuls remboursés intégralement en espèces. Quant aux autres, ils seront remboursés jusqu'à concurrence de 100 francs en espèces et, pour le surplus, moitié en bons du Trésor, moitié en rente 5 pour 100 au pair. Les bons du Trésor devaient être à l'échéance de quatre ou de six mois, suivant que les dépôts étaient inférieurs ou supérieurs à 1.000 francs[37]. Au moment où il frappait de la sorte les dépôts de caisse d'épargne que, deux jours auparavant, il avait placés solennellement sous la sauvegarde de la loyauté nationale, le ministre Avait soin d'ajouter : Le service des bons du Trésor est assuré[38]. Il n'était assuré, semble-t-il, qu'à la condition que les porteurs ne demanderaient pas leur remboursement : car, sept jours plus tard, le 16 mars, sous prétexte qu'une inquiétude mal fondée a momentanément prévalu et que tous les bons échus ont dû être remboursés en espèces[39], le gouvernement décide que désormais les détenteurs qui se refusent à un renouvellement seront remboursés, non en numéraire, mais en rente 5 pour 100 au pair. La rente 5 pour 100 au pair, alors que la cote officielle de la Bourse oscille entre 70 et 75 francs, telle est l'étrange monnaie avec laquelle le ministre entend désintéresser les créanciers de l'État ! C'est d'ailleurs d'un cœur léger qu'il appose sa signature au bas de ces décrets : La mesure, dit-il, ne blesse qu'un petit nombre d'intérêts respectables... Nous demandons des sacrifices à tous, serait-il juste que les plus riches échappassent à la loi commune ?[40] Et puis, ajoute avec un sans-façon tout démocratique M. Garnier-Pagès, ces bons sont en majeure partie la propriété des capitalistes, dont les intérêts ne sont pas directement liés à ceux de l'industrie et du commerce[41]. Tandis que, pour ménager les dernières ressources du Trésor, les dictateurs de l'Hôtel de ville éludaient et transformaient à leur gré les engagements de l'État, la Banque de France était menacée à son tour. Cette grande institution avait d'abord vaillamment résisté à la crise. Du 26 février au 15 mars, elle avait escompté la somme de 110 millions à Paris et de 43 millions dans les départements ; elle avait remboursé à l'État 77 millions : 11 millions avaient été mis par elle à la disposition du Trésor dans divers comptoirs pour subvenir aux besoins urgents des services publics dans les départements. Malgré la diminution de son encaisse qui était descendue de 140 à 70 millions, elle se flattait de faire face au péril. Mais les demandes d'échange de papier contre espèces s'étaient élevées tout à coup à un chiffre effrayant. Le 15 mars, dès le matin, les porteurs de billets se présentent en foule à la Banque : des guichets supplémentaires sont ouverts pour accélérer le service : plus de 10 millions sont payés en numéraire : l'encaisse est réduit à 59 millions, dont la plus grande partie est due au Trésor ; et la panique est telle qu'on prévoit pour le lendemain une affluence plus grande encore. Le gouverneur, M. d'Argout, se rend au ministère des finances : Dans quelques jours, dit-il, la Banque sera complètement dépouillée d'espèces. Il faut que l'État sauve la Banque pour a que la Banque puisse, à son tour, aider l'État de ses prêts. Un décret est aussitôt rédigé qui institue le cours forcé : seulement, pour rassurer le public et prévenir une trop grande dépréciation des billets, le même décret décide que le chiffre des émissions ne pourra en aucun cas dépasser 350 millions, et que la situation de la Banque sera publiée tous les huit jours par le Moniteur[42]. En établissant les comptoirs d'escompte et les magasins généraux, le ministre des finances avait eu en vue le relèvement du commerce ; en changeant, par une mesure plus pratique que loyale, le mode ou l'époque du remboursement des bons royaux OU des dépôts de caisse d'épargne, il avait retardé l'épuisement des ressources du Trésor ; en décrétant le cours forcé, il venait d'assurer l'existence de la Banque de France. Mais ces expédients, plus propres à éloigner qu'à conjurer la crise finale, devaient, dans l'esprit du gouvernement, se compléter par la création de ressources nouvelles. Où puiser ces ressources ? On ne trouvait point de capitalistes assez naïfs pour souscrire au pair les titres de l'emprunt de cent millions. Les offrandes volontaires, malgré la publicité que leur donnait le Moniteur, se réduisaient à un chiffre dérisoire. Un impôt proportionnel ou progressif sur le revenu ne promettait que des résultats éloignés. On se souvint alors qu'à diverses époques, l'État n'avait pas hésité à demander à la propriété immobilière des sacrifices exceptionnels. Comme pour préparer les esprits à cette mesure, des pétitions en ce sens circulaient déjà dans les mairies de Paris. Le principe d'une augmentation de l'impôt direct une fois admis, restait seulement à déterminer la quotité de cette contribution extraordinaire. M. Ledru-Rollin proposa 1 franc 50 centimes, ajoutant que cette charge supplémentaire ne serait imposée qu'aux riches[43] ; d'autres membres du gouvernement proposèrent un franc. M. Garnier-Pagès fit adopter le chiffre de 45 centimes[44]. On décréta donc, le 17 mars, qu'il serait perçu temporairement, pour l'année 1848, 45 centimes du total des quatre contributions directes, et que ces centimes temporaires seraient immédiatement exigibles. Comme les rôles de 1848 étaient prêts, on était sûr d'obtenir tout de suite, par ce moyen, les ressources dont on avait un si pressant besoin. Telles furent les principales mesures financières arrêtées par le gouvernement provisoire. La honte d'une banqueroute fut épargnée au pays ; mais la Bourse continua à baisser, les alarmes du commerce persistèrent, les faillites allèrent se multipliant. C'est que les mesures financières, même les plus énergiques, doivent, pour produire leur effet, être aidées par une politique d'ordre. L'ordre était, malheureusement, de moins en moins assuré. VII Les démonstrations populaires des premiers jours, accueillies avec plus de curiosité que d'effroi, n'avaient pas tardé à revêtir un caractère inquiétant. A partir du 17 mars, l'agitation devint permanente. Chaque soir, des bandes, non plus inoffensives, mais souvent menaçantes, parcouraient les rues. Les manifestants s'introduisaient dans les maisons, et, de gré ou de force, les faisaient illuminer. Le bruit des chants, l'éclat des pétards, les détonations des armes à feu retentissaient bien avant dans la nuit. Pour perpétuer le souvenir de la révolution récente, on avait imaginé de planter sur les places publiques des arbres de la liberté. Chaque quartier, chaque corporation voulut avoir le sien. On allait chercher des peupliers dans les pépinières ou dans les jardins publics : la foule se pressait autour de l'emplacement désigné ; le clergé était appelé pour bénir le symbole nouveau ; puis de longues déclamations sur la liberté, l'égalité, la fraternité, terminaient ces fêtes où se complaisait une population à la fois oisive et enfiévrée. Ces cérémonies, assez innocentes par elles-mêmes, avaient des conséquences qui l'étaient moins ; car les ouvriers, au lieu de se disperser sans désordre, envahissaient souvent les habitations voisines, et, sous prétexte de couvrir les frais de la manifestation, extorquaient de l'argent aux citoyens paisibles. Au Marais, au faubourg Saint-Antoine, au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Martin, des rassemblements se formaient autour de la demeure des propriétaires et, par des cris, des menaces, des vociférations de toute sorte cherchaient à arracher à leur frayeur ou à leur faiblesse la remise des loyers échus. S'ils se refusaient à cette concession, un drapeau noir hissé à leur fenêtre, des bottes de paille amoncelées contre leur porte en signe d'incendie, des mannequins pendus en signe de vengeance les signalaient au ressentiment public. Les ouvriers, à la fois incapables de l'oisiveté et du travail, s'irritaient contre les patrons qui fermaient leurs ateliers et se mettaient en grève contre ceux qui les laissaient ouverts. Certains corps d'états, notamment les mécaniciens attachés aux chemins de fer, se liguaient pour expulser les étrangers. Les clubs, et souvent aussi la presse, excitaient les passions. Les délégués du Luxembourg soufflaient les fausses théories. Les ateliers nationaux, quoique hostiles au Luxembourg, fournissaient le personnel des manifestations. La Préfecture de police tour à tour recommandait le calme ou encourageait le désordre. Le gouvernement provisoire, renfermé à l'Hôtel de ville et réduit à l'impuissance, était obligé parfois de sourire à l'émeute, même lorsqu'il en gémissait le plus. A certains moments, l'agitation devenait plus violente. Le 29 mars, dans la soirée, une foule irritée se porta vers la rue Montmartre pour y briser les presses de M. de Girardin. Presque en même temps, les bureaux du Constitutionnel étaient menacés. Le 2 avril, des placards invitèrent le peuple à se réunir au Champ de Mars et à se rendre de là à l'Hôtel de ville pour y demander l'établissement d'une contribution sur les riches. L'armée elle-même n'échappa point aux tendances anarchiques. Tandis que, dans les provinces, des séditions éclataient dans quelques régiments, les Invalides, malgré leur âge, cédèrent à l'entrainement général : sous prétexte de réclamer la distribution immédiate et intégrale d'un legs qui ne leur était réparti que par portions, ils s'insurgèrent contre leur gouverneur : Paris vit le triste spectacle de ces vieux soldats se mêlant, sur le Champ de Mars, aux ouvriers des chantiers nationaux, et traînant, au milieu de toutes les insultes, jusqu'à l'état-major de la garde nationale, leur général, le général Petit, blanchi comme eux dans les travaux de la guerre. VIII Le désordre n'était guère moindre dans les départements que dans la capitale. Là aussi, la bonne volonté et l'union des honnêtes gens n'avaient retardé que de quelques jours l'explosion des passions mauvaises. Au lendemain même de la révolution, une des usines les plus importantes de Reims avait été incendiée[45]. Dans la même ville, le 26 mars, l'établissement du Bon-Pasteur, lieu de refuge pour les filles repenties, était mis au pillage par les gardes nationaux mêmes qui étaient chargés de le protéger[46]. A Rethel, à Romilly-sur-Seine et sur plusieurs autres points, les ouvriers s'étaient portés vers les fabriques pour y briser les machines[47]. A Saint-Étienne, le 13 avril, un immense rassemblement, composé surtout de femmes, annonçait l'intention de forcer les portes des couvents et d'y briser les métiers destinés au dévidage de la soie : l'exécution suivant de près la menace, les couvents de la Reine, du Refuge, de là Providence et de la Sainte-Famille furent envahis ; les dévastateurs ne s'attaquèrent pas seulement aux instruments de travail, mais détruisirent tout ce qui tomba sous leurs mains ; de l'établissement de la Sainte-Famille il ne resta plus que les murs, et certaines communautés qui ne renfermaient aucun atelier furent elles-mêmes attaquées[48]. — Ailleurs, les voies ferrées étaient menacées C'est ainsi qu'a Valenciennes, le 26 février, des groupes nombreux s'étaient dirigés vers la gare sous le prétexte d'empêcher la fuite du roi Louis-Philippe et, obéissant à quelques meneurs, avaient incendié le pont de l'Escaut, arraché les rails, brûlé ou pillé les maisons de garde[49]. A quelque temps de là, le 9 avril, à Troyes, des ouvriers soulevés, désireux de prévenir l'arrivée des gardes nationales, ne trouvèrent rien de mieux que de couper la voie sur une étendue de plus de trente mètres : cet acte d'égarement criminel amena le déraillement d'un train ; le mécanicien fut tué et le chauffeur blessé. — Dans quelques villages, en particulier dans le Var et dans la Nièvre, les paysans se faisaient justice eux-mêmes et se remettaient violemment en possession des terrains ou des bois dont la possession était contestée à leur commune[50]. Dans l'Hérault, des journaliers sans ouvrage avaient imaginé de se transporter en bandes, malgré la défense des propriétaires, sur les terres du voisinage, et le soir, sous prétexte qu'ils avaient travaillé, ils se faisaient payer, de gré ou de force, le prix de leur journée[51]. — Dans l'Ariège, les forêts de l'État étaient littéralement dévastées[52]. — Les vieilles répugnances populaires contre les droits réunis se réveillaient plus fortes (pie jamais. A Castres et à Saint-Dizier, les bureaux des contributions indirectes furent envahis et les registres brûlés[53]. Des meneurs s'appliquaient à exploiter le mécontentement, déjà si grand, des travailleurs : dans le bassin houiller de la Loire, notamment, un comité central fut formé qui organisait des réunions, essayait d'embrigader les mineurs et affichait la prétention, non seulement de surveiller les compagnies concessionnaires, mais de substituer aux agents nommés par elles des ouvriers élus[54]. — Des clubs enfin s'étaient établis, à l'imitation de ceux de Paris, dans presque toutes les villes de quelque importance. Quelques-uns d'entre eux avaient crû rapidement en puissance. C'est ainsi que, le 9 avril, à Toulouse, le chef du club la Voix du peuple, un nommé Astima, dit le Corse, osait se présenter, à la tête de ses adhérents, à la préfecture, et, après en avoir forcé l'entrée, dictait au commissaire les sommations de la démagogie. La garde nationale et les gens d'ordre, jusque-là si dédaignés, parvinrent seuls à comprimer la manifestation. Comme on le voit, les clubs à Paris ne faisaient ni mieux ni autrement[55]. C'est le devoir impérieux des gouvernements de rétablir la paix publique partout où elle est compromise. Par malheur, les agents du pouvoir étaient plus habitués à troubler l'ordre qu'à le maintenir. La République n'apparaissant même aux esprits les plus ardents que comme un rêve lointain, personne ne s'était préparé d'avance à la servir. Les anciens républicains, les républicains de la veille, comme on disait alors, étaient presque tous, ou des gens tarés en révolte contre la société, ou des conspirateurs vieillis dans les sociétés secrètes, ou des esprits chimériques inhabiles à l'action. Transformer de pareils hommes en hommes du gouvernement était, à coup sûr, une tâche ardue, et Ledru-Rollin, avec ses alternatives de violence et de mollesse, était le personnage le moins propre à diriger un tel personnel et à l'assouplir à sa main. La plupart des commissaires allèrent tout d'abord où les appelaient toutes les habitudes de leur vie. Les clubs leur semblèrent la plus désirable des institutions. Les journaux démagogiques n'eurent pas de plus chauds amis. Les manifestations populaires leur parurent les plus innocentes du monde. Ils se désarmaient ainsi d'avance contre le désordre qu'ils devaient le lendemain réprimer. Lorsque, plus tard, ils voulurent ressaisir l'autorité, ils ne ressaisirent que l'arbitraire : voulant être fermes, ils ne furent que violents. L'incertitude et la contradiction des ordres accroissaient encore la confusion. Tel personnage était, pour ainsi dire, ballotté d'emploi en emploi : aujourd'hui magistrat de Cour d'appel, demain commissaire dans un département, deux jours plus tard transféré dans un département voisin. De plus, les commissaires, à leur arrivée, avaient souvent trouvé des comités locaux installés depuis le 24 février, soit à la mairie, soit à la préfecture, et la transition d'une autorité à l'autre ne s'était pas toujours opérée sans froissement. Ce qui mettait le comble au désarroi général, c'est que parfois plusieurs administrateurs étaient désignés pour le même département. Amiens eut pendant quelques jours cinq commissaires ; Caen et Auxerre, quatre ; Bourges, trois ; un seul eût peut-être été bon ; deux ou trois se paralysaient mutuellement. Dans certains départements comme l'Ain et le Doubs, les commissaires, ne pouvant s'entendre, s'installaient dans des villes différentes et s'excommuniaient à l'envi des uns et des autres[56]. Ce n'est pas tout. Au-dessus des commissaires, on avait créé des commissaires généraux. A côté des commissaires généraux, on avait organisé, sous le nom d'inspecteurs généraux de la République, toute une catégorie nouvelle de fonctionnaires supplémentaires. Enfin, un club central, formé à Paris sous le nom de Club des clubs, avait imaginé d'envoyer des délégués dans les provinces pour y entretenir, en vue des élections prochaines, la ferveur républicaine, et le gouvernement avait eu l'incroyable faiblesse d'autoriser et de solder ces missions[57]. Ces délégués, revêtus d'un caractère semi-officiel, s'étaient abattus sur les départements et, au nom de leur apostolat démocratique, n'étaient pas éloignés, eux aussi, de s'attribuer des pouvoirs sans limites. Tous ces agents d'ordre divers se querellaient, se jalousaient, se disputaient les lambeaux de leur misérable autorité. Les commissaires généraux suspendaient les commissaires ; les commissaires menaçaient d'arrestation les délégués du Club des clubs ; les délégués du Club des clubs, à leur tour, signalaient à Paris la mollesse des commissaires : finalement, tous se dénonçaient les uns les autres à Ledru-Rollin, qui avait pris le parti de n'écouter personne, de ne répondre à personne et de laisser tout faire. A la vérité, certaines villes, indignées de ces tyrannies multiples, furent moins patientes que le ministre. Elles se dirent que le meilleur moyen de rétablir la tranquillité, c'était de se débarrasser de ceux qui étaient chargés de la maintenir : de là pour certains commissaires des mésaventures dont le souvenir n'est pas encore perdu : Bordeaux chasse M. Latrade ; Amiens, M. Leclanché ; Valence, NI. Napoléon Chancel ; Montauban, M. Sauriac. L'agitation, inquiétante partout, trop souvent accrue plutôt que combattue par les fonctionnaires eux-mêmes, avait pris des proportions particulièrement graves dans trois grandes villes : à Limoges, à Rouen, à Lyon. Limoges, avec sa nombreuse population ouvrière, avec sa maison centrale, peuplée de neuf cents détenus, renfermait de redoutables éléments de désordre. La crise alimentaire de 1847 y avait été très vivement ressentie. L'influence socialiste y était puissante. La situation, en un mot, était telle qu'en apprenant la proclamation du nouveau régime, plusieurs chefs du parti républicain furent eux-mêmes effrayés : Nous aurions souhaité, disaient-ils, que la révolution fût retardée de quelques années[58]. L'événement montra que ces craintes n'étaient point vaines. Tandis que le comité insurrectionnel, formé à la première heure, faisait place au commissaire du gouvernement, M. Maurat-Ballange, un club s'élevait qui, sous le nom de Société populaire, ne visait à rien moins qu'à exercer une autorité absolue. Il multipliait les affiliations, au point de compter bientôt jusqu'à quatre mille adhérents ; sous ses auspices étaient fréquemment organisées de tumultueuses promenades à travers la ville, et les bandes s'arrêtaient devant les maisons riches ou suspectes pour y proférer des insultes et des menaces. La mise en liberté des condamnés de Buzançais détenus à la maison centrale était impérieusement réclamée. M. Maurat-Ballange, homme d'opinions modérées, ne tarda pas à résigner ses fonctions, et son successeur, M. Chamiot, quoique dévoué au parti radical, se sentit lui-même bientôt débordé par cette association devenue toute-puissante. Deux questions redoutables se posaient : celle du travail et celle des armements. D'un côté, les ouvriers, privés de leur salaire par suite de la crise industrielle, sollicitaient l'intervention du commissaire qui, n'avant pas de fonds à sa disposition, ne pouvait leur venir en aide. D'un autre coté, les citoyens nouvellement inscrits sur les contrôles de la garde nationale se plaignaient de n'avoir pas encore de fusils, ils trouvaient fort mauvais que les anciens gardes nationaux fussent restés en possession des leurs : il fallait procéder, selon eux, à un désarmement général, et les armes mises en commun devaient être distribuées par la voie du sort. Les chefs de la Société populaire, que la tolérance du commissaire avait mis en possession de la vaste salle du Manège, discutaient chaque soir devant un tumultueux auditoire ces deux questions brûlantes, prenant plaisir à exciter les prolétaires contre les patrons, les nouveaux gardes nationaux contre les anciens. Dans les premiers jours d'avril, l'arrivée d'un sieur Genty, délégué du Club des clubs, accrut encore l'agitation. Genty se fit affilier aussitôt à la Société populaire. À son instigation, le désarmement de l'ancienne garde nationale et le tirage au sort des fusils furent demandés avec plus d'instance que jamais. L'audace de son langage était si grande que M. Chamiot demanda successivement au commissaire général. M. Trélat, et au ministre de l'intérieur, M. Ledru-Rollin, l'arrestation de cet émissaire. Ni l'un ni l'autre ne répondirent. Pendant ce temps, les esprits s'exaltaient de plus en plus ; et l'on ne pouvait douter que les élections ne fussent le signal de troubles, surtout si le résultat du vote ne répondait pas aux espérances des hommes de désordre[59]. La situation à Rouen n'était pas moins critique. Rouen renfermait une bourgeoisie riche, instruite, influente, libérale et cependant amie de l'ordre, qui s'était associée avec ardeur aux vœux réformistes, mais qui, éclairée par les événements, était bien décidée à réparer le mal qu'elle avait fait ou laissé faire. C'est dans son sein que se recrutait l'ancienne garde nationale, bien équipée, bien armée et surtout résolue. En face de cette bourgeoisie s'élevait une population ouvrière, nombreuse, déjà travaillée par le socialisme, masse crédule et facile à égarer. Au lieu d'offrir des gages au parti modéré, Ledru-Rollin avait nommé commissaire M. Deschamps, avocat distingué, mais inféodé à la faction radicale ; et toutes les instances pour le faire revenir sur cette décision étaient demeurées impuissantes. Les conséquences de ce choix inopportun n'avaient pas tardé à se révéler. Les industriels, mécontents non moins qu'effrayés, peu disposés aux sacrifices vis-à-vis d'un pouvoir qui semblait les abandonner, avaient en grand nombre fermé leurs usines : la plupart des ouvriers les avaient, au surplus, déjà désertées. Des' ateliers communaux avaient été créés : mais ces ateliers, organisés sous le prétexte de remédier au chômage, étaient en réalité autant de foyers d'insurrection. Seize mille ouvriers s'y étaient fait inscrire. La solde était tellement insuffisante qu'elle ressemblait à une aumône plutôt qu'à un salaire. Il est vrai que ce salaire était encore trop considérable si l'on songe au travail produit. On faisait l'appel à neuf heures du matin, et l'on vérifiait les feuilles de présence ; puis les prétendus travailleurs étaient libres de partir, et les cinq sixièmes profitaient de cette faculté. Ces longues heures d'oisiveté étaient employées en promenades turbulentes qui amenaient la fermeture des boutiques et ruinaient le petit commerce. Non contents de parcourir la ville, ces bandes se répandaient dans la banlieue. Un jour, elles se portaient vers Bicêtre et délivraient un individu du nom de Blanchard, accusé d'incendie : un autre jour, on les voyait se grouper autour d'un sieur Riencourt, qui leur faisait l'éloge de Robespierre. Un sieur Durand, adjoint au maire, s'était arrogé une sorte de dictature sur ces masses désœuvrées et excitait toutes les convoitises des ouvriers : Mes amis, leur disait-il, vous êtes souverains. Les ateliers fournissaient l'auditoire habituel des clubs : de même que, dans un régiment, on commande deux ou trois compagnies pour une cérémonie ou une manœuvre, de même on commandait d'avance deux ou trois cents hommes, soit pour fournir à quelque résolution l'appoint d'une majorité, soit pour envahir et disperser une réunion qui déplaisait. En vain M. Deschamps, débordé de toutes parts, hasardait-il quelques sages conseils : on l'acclamait dès qu'il paraissait : mais, dès qu'il recommandait le calme, on ne l'écoutait plus. De Rouen l'agitation s'étendait aux villes voisines : à Monville et à Malaunay, des bandes d'ouvriers se portèrent sur les filatures et se livrèrent à des voies de fait sur les patrons ; à Lillebonne, une véritable émeute éclata[60]. Cependant les agitateurs pouvaient craindre que la bourgeoisie, solidement encadrée dans la garde nationale, n'eût raison de ces mouvements démagogiques. On le pouvait craindre d'autant plus que la masse des prolétaires, nouvellement inscrite sur les contrôles de cette milice, était encore, comme à Limoges, sans équipement et sans armes. Vers la fin de mars les ouvriers se rendirent auprès du commissaire, M. Deschamps, afin de lui demander des fusils : pour mieux s'assurer que leurs vœux seraient entendus, ils envoyèrent en même temps, pour le même objet, une députation au ministre de l'intérieur. Ils n'avaient pas compté en vain sur la sollicitude de Ledru-Rollin. Le ministre mit à satisfaire cette réclamation un empressement qui contrastait avec son habituelle indifférence. Je vous prie, écrivait-il dès le 5 avril au ministre de la guerre, de vouloir bien, ainsi que vous l'avez promis, mettre à la disposition de la ville de Rouen quatre mille fusils, destinés à la garde nationale. Je tiens beaucoup à ce que ces braves ouvriers qui m'en ont fait la demande puissent être mis au plus tôt en possession de ces armes, qui sont, à leurs yeux, comme ils le disent eux-mêmes, le symbole de la liberté[61]. En résumé, à la veille des élections, une collision à Rouen était imminente ; pour engager la lutte, les armes seules manquaient ; encore pouvait-on espérer qu'elles ne manqueraient pas longtemps ; car l'autorité s'employait de sors mieux à les faire arriver. Lyon, où le souvenir des insurrections de 1832 et 1834 était demeuré vivant, et où l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat était si profond, Lyon inspirait des inquiétudes plus grandes encore. Que se passe-t-il à Lyon ? Tout n'y est-il pas à feu et à sang ? Ainsi s'étaient exprimés, le lendemain même de la révolution, les membres du gouvernement provisoire[62]. Cette crainte était fondée. Le 25 février, dans l'après-midi, avant même que la proclamation de la République fût officiellement connue, une bande de cinq ou six cents hommes était descendue de la Croix-Rousse et, se grossissant d'autres bandes venues de la Guillotière, s'était dirigée vers l'Hôtel de ville. L'attitude énergique de la troupe avait seule empêché l'envahissement de la maison commune. Après la retraite du préfet et du maire, une commission préfectorale et une commission municipale avaient été formées. L'un des conseillers municipaux, M. Laforest, avait, sous le titre de maire provisoire, pris la direction des affaires. L'esprit de son administration s'était presque aussitôt révélé dans l'arrêté suivant : Le peuple, concurremment avec les troupes de la garnison, occupera immédiatement tous les postes et tous les forts de l'agglomération lyonnaise. Le commandement de chaque poste et de chaque fort sera dévolu au peuple. Cet étrange hommage au peuple n'avait pas rendu le peuple plus docile. Il entendait échapper à ses nouveaux maîtres aussi bien qu'aux anciens. — Les associations précédemment dissoutes s'étaient renouées de toutes parts. L'une d'elles, en particulier, celle des Voraces, composée d'ouvriers en soie et de condamnés politiques, s'était réorganisée à la Croix-Rousse. Elle devait bientôt y former un corps indépendant, ayant sa police, ses cadres, ses agents d'exécution, et y tenir en échec toutes les autorités. — En même temps, des bandes nombreuses se portent chez les passementiers pour y briser les machines. Toutes les usines mues par la vapeur sont menacées. Les chantiers de construction des bateaux à vapeur les Hirondelles sont dévastés. Les couvents de la Trappe et de la Sainte-Famille, où étaient organisés des ateliers de travail, sont mis au pillage. Le 28 février, une scène plus grave s'ajoute à ces scènes de désordre. Vers midi, deux cents individus, armés, les uns de fusils, les autres de bâtons, arrivent au pénitencier d'Oullins : Que voulez-vous ? leur demande l'abbé Besson, directeur provisoire de l'établissement. Vous voyez que cette maison est destinée à donner aux enfants des pauvres l'éducation et une profession. — Nous voulons briser les métiers de soierie, dit un des chefs de l'attroupement... Et les autres aussi ! ajoute la foule. La porte cède aux efforts des assaillants. Métiers de soierie ou de dévidage de laines, bancs de charpentiers, établis de menuisiers, outils de toute sorte deviennent la proie des flammes. Vers quatre heures, au moment où la rage des premiers envahisseurs semblait s'apaiser, une nouvelle bande survint, mieux armée et plus irritée encore que la première : les dortoirs, respectés jusque-là, furent envahis ; les portes, les placards, les boiseries furent arrachés. Dans les caves, les tonneaux furent défoncés, en sorte que l'ivresse du vin s'ajouta à celle du pillage. Enfin, au milieu de la nuit, les malfaiteurs mirent sur plusieurs points le leu à l'édifice ; et l'établissement tout entier fut dévoré par l'incendie. Quelques soldats de la ligne et, plus tard, quelques gendarmes, telles furent les seules forces que l'autorité opposa aux dévastateurs. Près de vingt-quatre heures se passèrent avant qu'un fort détachement de cavalerie, arrivant sur les lieux, rétablit la tranquillité publique[63]. C'est sous ces tristes auspices que M. Emmanuel Arago, nommé commissaire du département du Rhône, fit son entrée à Lyon. Son premier soin fut d'imiter le gouvernement de Paris. A Lyon comme a Paris, la République est solennellement proclamée ; à Lyon comme à Paris, des bureaux sont ouverts pour les enrôlements de la garde civique mobile ; à Lyon comme à Paris, on nomme une commission d'organisation du travail et l'on crée des ateliers nationaux. La démagogie lyonnaise trouvant ces satisfactions un peu vaines. M. Arago s'empressa de lui offrir des gages plus positifs. Une enceinte fortifiée avait été élevée autrefois pour séparer Lyon du plateau de la Croix-Rousse, et l'état de cette dernière commune livrée, depuis le 25 février, à la domination des Voraces, justifiait bien cette précaution. Quoi qu'il en soit, dès le 5 mars, un arrêté décide la destruction de ces murailles détestées qui séparent les deux villes sœurs. Le même arrêté ajoute que les travaux de démolition commenceront le lendemain, et que, pendant l'exécution de cette grande mesure, l'ordre public sera confié à la sagesse du peuple. A quelque temps de là, comme le peuple, malgré sa sagesse, manifestait quelque irritation contre les congrégations religieuses, M. Arago n'imagine rien de mieux pour les protéger que d'ordonner leur expulsion. Les Jésuites se dispersent, et les Capucins reçoivent du maire de la Guillotière l'ordre de quitter dans le plus bref délai le territoire communal. M. Arago, très énergique vis-à-vis des Capucins et des Jésuites, ne montre pas moins de fermeté vis-à-vis des capitalistes. L'or et l'argent devenaient rares, et les bandes populaires visitaient souvent les voitures à la sortie de la ville afin de s'assurer qu'elles ne renfermaient pas d'espèces monnayées. Le commissaire décide alors d'interdire, non les perquisitions, mais l'exportation du numéraire. Aux termes d'un arrêté préfectoral, toute somme en numéraire supérieure à 500 francs ne pourra désormais sortir de la ville sans un laissez-passer. Le 19 mars, l'étrange administrateur va plus loin encore et établit, par un simple arrêté, un impôt extraordinaire égal au chiffre des quatre contributions directes[64]. L'arrêté ajoute qu'à dater du 20 mars, un impôt supplémentaire sera fixé pour les capitalistes des communes suburbaines. Cependant, comme ces contributions, même décrétées en cette forme sommaire, ne pouvaient remédier tout de suite à la disette des caisses publiques ou aux besoins des ouvriers, le commissaire s'empare d'une somme de 500.000 francs qui lui était envoyée de Paris pour le Comptoir d'escompte, et l'applique sans façon aux ateliers nationaux. On s'est fort élevé contre cette dernière mesure, et, en vérité, bien à tort : lorsqu'un commissaire décrète des impôts de sa propre autorité, c'est bien le moins qu'il puisse se permettre un virement de fonds. On ne désarme point par des concessions les multitudes soulevées ; l'ordre ne renaissait point à Lyon. A la vérité, le drapeau rouge, arboré à la première heure, avait fait, presque partout place aux couleurs nationales. Mais si l'emblème de l'anarchie avait disparu, l'anarchie elle-même subsistait. Les citoyens des faubourgs pratiquaient des visites domiciliaires dans les maisons riches ou suspectes. Des voitures étaient arrêtées et fouillées sous prétexte d'y trouver des armes. Un convoi de mille fusils, dirigé vers la frontière italienne, était assailli et pillé en face de la mairie de Vaise. Trente caisses d'armes, expédiées de Marseille sur Saint-Étienne, eurent, un peu plus tard, le même sort. Lorsque, vers le milieu de mars, la garde nationale obtint de la population des faubourgs la remise du fort des Bernardines, on constata la disparition de neuf pièces de canon, de neuf cents kilogrammes de poudre et de vingt-six mille cartouches à balles. A quelque temps de là, le 22 mars, un détachement d'artillerie ayant voulu procéder à l'enlèvement des poudres qui restaient encore dans le fort, des groupes si menaçants se formèrent que, malgré l'intervention de l'autorité municipale, les artilleurs furent contraints de se retirer[65]. Deux jours plus tard, M. Arago, s'étant rendu à la Croix-Rousse pour y obtenir la restitution des bouches à feu et des munitions enlevées, fut entouré, menacé et même, dit-on, couche en joue. il ne fut relâché que sur la promesse qu'il serait sursis à la remise des canons et des poudres. Il est vrai, une députation venue de la Croix-Housse se présenta peu après à la préfecture pour y réparer l'affront fait au commissaire. Mais cette réparation elle-même n'ajoutait rien à la force de l'autorité et n'ôtait rien non plus à l'audace de la révolution[66]. Il ne suffisait pas aux meneurs des clubs et des faubourgs d'accumuler à la Croix-Pousse des canons, des fusils, des munitions ; il fallait encore affaiblir la discipline dans l'armée au point de rendre l'autorité militaire aussi impuissante que l'autorité civile. Le général Le Pays de Bourjolly, appelé récemment au commandement de la division, ne pouvait, à cet égard, se faire la moindre illusion. Déjà, dans les casernes, quelques militaires manifestaient les dispositions les plus fâcheuses. Plusieurs d'entre eux péroraient dans les clubs et se mêlaient aux manifestations populaires. Trois sous-officiers avaient même envoyé au journal démocratique le Censeur une lettre où ils protestaient avec véhémence contre les règlements et contre leurs chefs. Le 28 mars, un incident plus grave s'ajouta à tous les autres. Il y avait alors au 4e d'artillerie un maréchal des logis fourrier nommé Gigoux. C'était un homme doué de quelque instruction, mais que son esprit d'indiscipline avait privé de tout avancement et qui, par suite, était mécontent et aigri. Gigoux avait participé plus bruyamment que tous ses cama-racles à l'agitation générale. Quelques observations lui ayant été faites, il avait répondu en insultant gravement l'adjudant de sa batterie. On n'osa le traduire devant le conseil de guerre, cette juridiction étant pour ainsi dire suspendue ; on se contenta de lui infliger trente jours de prison : comme la prison du corps n'était pas sûre à cause de l'effervescence de la ville, on décida qu'il subirait sa peine à la citadelle de Grenoble : le soir même, accompagné de deux gendarmes, il quitta Lyon. Le départ de Gigoux, annoncé par quelques désœuvrés qui étaient groupés autour de la caserne, fournit au parti du désordre l'occasion qu'il cherchait. Les chefs des clubs, les ouvriers de la Croix-Rousse et de la Guillotière, propagent aussitôt la nouvelle et se répandent en plaintes indignées. Le lendemain, 29 mars, un rassemblement se dirige vers le quartier d'artillerie, précédé d'un drapeau rouge où on lit ces mots : Le fourrier ou le colonel. L'esprit de mutinerie était poussé si loin qu'un maréchal des logis du régiment était l'un des conducteurs de la colonne[67]. A la même heure, les Voraces, auxquels se mêlent quelques soldats égarés, se portent vers l'hôtel de la division et l'envahissent. Ils demandent la mise en liberté du sous-officier Gigoux ; ils veulent qu'un otage leur soit remis et demeure entre leurs mains jusqu'au retour du prisonnier ; ils réclament enfin le renvoi des officiers suspects. Le général repousse d'abord toutes ces sommations : il se refuse, soit à livrer aucun otage, soit à renvoyer aucun officier ; ce n'est qu'après une longue résistance qu'il se décide, sur la prière du maire et par mesure de conciliation, à lever la punition du maréchal des logis. La foule se retire alors, mais elle ne quitte le quartier général que pour se rendre au pénitencier militaire, où elle délivre quarante-huit détenus[68]. Cependant Gigoux, ramené en triomphe à Lyon, est fêté comme un martyr de la démocratie. Consterné d'un état de choses si préjudiciable à la discipline, le général ne voit qu'un moyen de se débarrasser du maréchal des logis, c'est d'éloigner le régiment lui-même. Le régiment part en effet ; mais Gigoux reste : car M. Emmanuel Arago s'empresse de demander au ministre un congé de vingt jours pour ce sous-officier dont la présence à Lyon doit produire, dit-il, le meilleur effet. Ajoutons que M. Arago devait bientôt donner aux artisans d'émeute une nouvelle preuve de sa sollicitude. Le 11 avril, un rassemblement populaire ayant demandé à pénétrer dans le fort Lamothe sous prétexte de fraterniser avec la troupe, le général s'y refusa. Les Voraces recoururent alors à l'intervention du commissaire et, sans plus tarder, rapportèrent de la préfecture une lettre ainsi conçue : Général, de grâce, terminez cette affaire du fort Lamothe : vingt-cinq hommes de garde nationale de la Guillotière, mis de garde à ce fort, ne peuvent troubler la tranquillité publique. Je vous invite très formellement à employer ce moyen, dont j'accepte la responsabilité. Cette fois, le général tint bon, et le fort fut préservé[69]. Des clubs tout-puissants, des associations comme celle des Voraces se substituant aux pouvoirs réguliers, l'armée atteinte dans sa discipline, la possession des forts disputée à l'autorité militaire, des troubles journaliers menaçant à toute heure de dégénérer en une sanglante insurrection, au milieu de tout cela, un commissaire souriant à l'agitation et n'obtenant, d'ailleurs, rien par ses faiblesses, tel est le spectacle qu'offre, aux mois de mars et d'avril 1848, la ville de Lyon. Placé entre M. Emmanuel Arago, commissaire, et M. François Arago, ministre de la guerre[70], tour à tour contrecarré par le fils et désavoué par le père, le général Le Pays de Bourjolly demanda instamment son rappel et quitta Lyon, le 13 avril, après quarante jours de commandement. Incapable et présomptueux, assez honnête cependant pour répugner aux suprêmes désordres, M. Emmanuel Arago se dégoûta lui-même de son faible et violent proconsulat ; il remit bientôt aux mains de M. Martin Bernard une autorité qu'il n'avait su rendre ni utile ni respectable. IX Au désarroi dans les finances, à l'agitation dans les rues de la capitale, au désordre dans les départements, se joignaient les embarras causés par les prétentions des réfugiés étrangers Ce fut dans ce siècle une des tendances du libéralisme français de revendiquer une sorte de patronage sur toutes les nationalités asservies : tendance généreuse, mais chimérique : car on surexcitait par là d'irréalisables espérances. Le gouvernement de Juillet, sans doute pour se faire pardonner sa prudente et sage politique, avait parfois, dans son langage, encouragé plutôt que combattu ces illusions. Les Polonais, les Irlandais, les Italiens, les démocrates belges, les démagogues allemands, tous les opprimés, en un mot, et tous les mécontents, toutes les victimes ou prétendues victimes de la Sainte-Alliance et des traités de 1815, s'étaient donc habitués à se considérer comme les clients de la Révolution française. Quand la République fut proclamée, ils se persuadèrent de bonne foi qu'ils touchaient à la réalisation de leurs désirs ; aussi leur désappointement fut-il grand lorsque la circulaire de Lamartine vint leur apprendre que le nouveau gouvernement ne s'écarterait guère des traditions diplomatiques suivies jusque-là. Une dernière chance leur restait pourtant. Si le ministre
des affaires étrangères et ses amis étaient jaloux de maintenir la paix, on
savait à merveille que, dans l'entourage de Ledru-Rollin, l'idée de la
propagande révolutionnaire, même par les armes, était accueillie avec faveur.
Comme pour appuyer cette politique d'action, les députations étrangères
s'étaient succédé à l'Hôtel de ville. Dès les premiers jours de mars, le
gouvernement recevait tour à tour les délégués des chartistes anglais, des
démocrates de Londres, des démocrates belges, des hongrois. Malgré l'ardeur
de leurs désirs, leur langage fut modéré. Aigris par leurs longues
souffrances, les Irlandais prirent une attitude plus hardie ; le 16 mars, ils
arborèrent, en se rendant à l'Hôtel de ville, le drapeau de leur pays ; et
l'exposition de cet emblème, signe d'indépendance nationale, parut assez
significative pour éveiller les susceptibilités de l'ambassadeur de la
Grande-Bretagne : le 3 avril, ils renouvelèrent leur démarche ; leur demande
de concours fut, cette fois, si peu déguisée, que M. de Lamartine, pour bien
marquer ses intentions pacifiques, leur répondit par ces mémorables paroles :
Quand on n'a pas son sang dans les affaires d'un
peuple, il n'est pas permis d'y avoir son intervention ni sa main. Les
Italiens, plus habiles, parce qu'ils sentaient que les événements conspiraient
pour eux, apportaient plus de réserve dans l'expression de leurs sentiments.
Mais les plus animés de tous étaient les Polonais. Répandus dans les clubs et
sur les places publiques, se plaisant à ces agitations quotidiennes où ils
retrouvaient l'image des mœurs anarchiques de leur patrie, crédules comme
sont les malheureux, surexcités jusqu'à l'exaspération par une longue
attente, tour à tour admirés pour leur héroïsme ou redoutés pour leur
turbulence, ils remplissaient la ville de leurs plaintes, de leurs
revendications, de leurs colères. Un soir, vers la fin de mars, ils
s'introduisirent au ministère des affaires étrangères et, dans un langage
presque menaçant, sommèrent le ministre de ne pas laisser protester les
engagements de la France envers la Pologne. Telle était leur agitation, que
l'éloquence à la fois persuasive et ferme de M. de Lamartine put seule les
ramener au calme et rassurer en même temps la diplomatie inquiète. Ce qui entretenait les espérances et aiguisait les désirs des réfugiés, c'étaient les événements dont l'Europe était le théâtre. La révolution de Février avait produit une secousse universelle, comme si le sol depuis longtemps miné se fût effondré tout à coup. Milan secouait la domination autrichienne, et le maréchal Radetzky était obligé de se replier sur Mantoue. Presque en même temps, Venise organisait un gouvernement provisoire. Parme, Modène, Plaisance se soulevaient à leur tour contre leurs princes. A Vienne, les vœux de réforme se traduisaient par des adresses menaçantes, et M. de Metternich, traversant en fugitif cette Allemagne qu'il avait si longtemps gouvernée, allait demander un asile à Londres. A Berlin, des barricades s'élevaient. Les États secondaires de l'Allemagne subissaient eux-mêmes le contre-coup de l'agitation générale. A Munich, Louis Ier, prince aux aspirations élevées et ami des arts, mais dominé par l'influence d'une courtisane, était contraint d'abdiquer la couronne. Presque partout, des constitutions étaient promulguées ou promises. Enfin, si la Pologne russe était encore paisible, dans le grand-duché de Posen et à Cracovie des soulèvements éclataient. On devine combien ces étonnantes nouvelles, apprises coup sur coup, exaltaient les espérances. Les malheureux expatriés qui soupiraient après leur pays, et les démagogues cosmopolites qui ne souhaitaient que l'anarchie universelle, se confondaient dans un langage commun, comme s'ils eussent poursuivi le même but. Il faut partir, disaient-ils à l'envi les uns des autres ; la République française, qui n'ose prendre l'initiative, sera obligée de nous soutenir dès que nous aurons engagé la lutte. Dans cette pensée, ils multipliaient leurs adresses à l'Hôtel de ville ; ils n'hésitaient pas à solliciter des secours de route, des vivres, des armes, des munitions ; et ils trouvaient, à cet égard, chez certains fonctionnaires inféodés au parti démagogique, des complicités presque avouées. Cette armée se grossissait encore d'une foule d'ouvriers étrangers, assez indifférents à ces agitations, mais qui, expulsés de leurs ateliers par l'esprit de rivalité des travailleurs français ou privés de leur salaire par suite de la crise industrielle, ne cherchaient que les moyens de regagner leur pays natal. Au milieu de tant d'autres soucis, une des principales préoccupations du gouvernement provisoire était donc de prévenir tout rassemblement qui, partant de Paris et se dirigeant vers les frontières, aurait pu violer la neutralité des pays voisins. M. de Lamartine, ministre des relations extérieures, s'employait avec un zèle digne d'éloges à cette œuvre de paix générale. Mais, quelles que fussent sa fermeté et sa vigilance, il ne put déjouer toutes les tentatives d'incursions révolutionnaires. Vers la fin de mars, des bandes de Savoisiens, venues de Lyon, pénétrèrent dans Chambéry, d'où elles furent bientôt expulsées. Au mois d'avril, quelques corps de démocrates allemands franchirent le Rhin et furent dispersés par les troupes badoises et wurtembergeoises. Enfin, un véritable coup de main fut tenté sur la Belgique. Cette dernière entreprise mérite qu'on s'y arrête, non sans doute à raison de son importance, mais parce qu'aucun épisode ne peint mieux le désarroi. ?t la confusion de cette étrange époque. Dès le lendemain de la révolution de Février, les démocrates belges en résidence à Paris avaient pris l'habitude de se réunir. Les uns se rassemblaient rue Saint-Germain l'Auxerrois chez un de leurs compatriotes, un ancien officier de cavalerie, du nom de Fosse ; les autres se donnaient rendez-vous chez un marchand de vin de Ménilmontant, originaire du Hainaut, le sieur Blervacq. A vrai dire, l'accord était loin de régner entre les deux groupes. Blervacq, qui voulait établir à Bruxelles la République, accusait Fosse de conspirer pour une restauration orangiste ; Fosse, à son tour, signalait les tendances ultra-radicales de Blervacq. Mais, de part et d'autre, on visait au renversement de l'ordre établi, et cette communauté dans le but à atteindre suffisait à empêcher toute scission. On organisa donc une société, dite des Patriotes belges ; cette société fut le noyau d'une légion insurrectionnelle ; et cette légion elle-même, enrôlant dans son sein un certain nombre d'ouvriers sans travail, devint en peu de temps assez nombreuse pour autoriser quelques espérances[71]. Sur ces entrefaites, les chefs de l'émigration, Blervacq et Fosse, apprirent l'arrivée à Paris d'un émissaire qui leur était envoyé de leur propre pays ; c'était un avocat de Gand, nommé. Spiltoorn. Soit au club de la rue Ménilmontant, soit au café Belge, Spiltoorn ne négligea aucune occasion pour réchauffer le zèle de ses amis. Il mit au service de ses compatriotes non seulement son éloquence, mais ses relations qui étaient précieuses. Lié d'amitié avec le gouverneur des Tuileries, Imbert, qui avait habité la Belgique, il parvint par lui jusqu'au préfet de police, Caussidière. Caussidière manifesta tout de suite les dispositions les plus favorables ; rien ne lui sembla plus légitime que cette invasion à main armée d'un État neutre et faible Il ne voulut point s'engager tout à fait. Il poussa néanmoins la sollicitude jusqu'à délivrer deux ou trois fois à Imbert des bons de vivres pour la légion ; et ces bons, remis par Imbert à Blervacq, furent touchés à la mairie du huitième arrondissement[72]. Ravis de cette assistance, et prompts à s'en exagérer la portée, les réfugiés jugèrent inutile de dissimuler plus longtemps. Ils se présentaient, le 16 mars, devant l'hôtel du prince de Ligne, ambassadeur du roi Léopold, et lui demandaient, d'un ton menaçant, les fonds nécessaires pour regagner leur pays. Ils parcouraient plusieurs des quartiers de la capitale en criant : Vive la République belge ! Spiltoorn repartit pour la Belgique afin d'y préparer les voies à ses amis. Bientôt le bruit d'une invasion prochaine s'accrédita tellement que le général commandant à Tournai demanda au général Négrier, commandant à Lille, quelle serait, en pareille occurrence, l'attitude de l'autorité militaire française[73]. Cependant, pour que leur projet fût réalisable, il fallait aux réfugiés non seulement des vivres, mais des moyens de transport, de l'argent, des munitions, des armes. L'incurie ou la connivence du gouvernement provisoire devait leur assurer tout cela. Plusieurs élèves de l'École polytechnique, qui participaient, en ce temps-là, au vagabondage universel, furent initiés au secret de l'expédition et invités à en faire partie. Ils virent M. Ledru-Rollin. Celui-ci, à l'exemple du préfet de police, loua fort l'entreprise ; il ajouta que le gouvernement ne pouvait s'y associer ouvertement, mais ne manquerait pas de l'approuver si elle réussissait. Puis, voulant joindre à ces encouragements une assistance plus positive, le ministre remit à ces jeunes gens une somme de quinze cents francs et une lettre pour le commissaire du département du Nord, M. Delescluze[74]. Caussidière, de son côté, doublement heureux de débarrasser la capitale d'une population turbulente et de créer des embarras au gendre de Louis-Philippe, accorda aux étrangers des réquisitions sur le chemin de fer du Nord, afin de leur assurer la gratuité de leur parcours. A la vérité, les armes et les munitions étaient insuffisantes ; mais, a voir le train des choses, les Belges pouvaient espérer qu'elles leur arriveraient comme le reste, à point nommé. Ils se décidèrent à quitter Paris Ils se divisèrent en deux bandes : la première, sous les ordres de Fosse, se mit en route le 24 mars dans l'après-midi, se dirigeant vers Valenciennes et Quiévrain : la seconde, qui devait pénétrer en Belgique par Lille et Mouscron, partit le lendemain en deux convois, dirigés, l'un par Blervacq, l'autre par un ouvrier typographe, du nom de Charles Graux. La troupe commandée par Fosse ne fut pas heureuse. Les préparatifs de l'expédition étaient trop peu dissimulés pour que le gouvernement belge les ignorât : il était informé notamment de la prochaine arrivée à Quiévrain de Fosse et de ses compagnons. Pour s'emparer sans coup férir de la bande tout entière, un ingénieur mécanicien belge, M. Gobert, proposa un plan qui rencontra d'abord peu d'assentiment, mais qui fut couronné d'un plein succès. La gare de Valenciennes était, à cette époque, un véritable cul-de-sac, en ce sens que les trains qui arrivaient de Paris étaient obligés de rétrograder pendant quelques centaines de mètres avant de s'engager sur la voie de Bruxelles. M. Gobert, qui connaissait cette disposition des lieux, la mit très habilement à profit. Il entra vers minuit avec deux locomotives dans la station de Valenciennes. Le convoi parisien arriva à quatre heures du matin. Au moment où l'on détachait les machines de l'avant, M. Gobert attacha les siennes par derrière et les poussa aussitôt vers la Belgique. Quelques-uns des émigrants, entre autres Fosse, s'aperçurent du stratagème et sautèrent à bas du convoi en criant à la trahison : mais le plus grand nombre ne put s'échapper. Le train, remorqué par les locomotives belges, arriva à cinq heures à Quiévrain et fut aussitôt cerné par la gendarmerie et par la troupe. On fouilla les wagons, où l'on trouva des drapeaux, des proclamations, quelques fusils. Les Français furent renvoyés en France : les Belges dirigés sur leur domicile : quelques meneurs seulement furent arrêtés. Ainsi avorta la première partie de l'expédition[75]. La bande dirigée par Blervacq et par Graux sembla, an début du moins, plus favorisée. Quelques élèves de l'École polytechnique l'accompagnaient. En plusieurs endroits, les municipalités offrirent des vivres. Le marchand de vin Blervacq, avec un sans-façon tout républicain, avait pris, pour la circonstance, le titre de colonel. Chemin faisant, il envoya en Bels-igue un émissaire pour annoncer à ses amis de l'intérieur son arrivée prochaine. A Douai enfin, les émigrants trouvèrent en la personne de M. Delescluze, commissaire général du département du Nord, qui était venu au-devant d'eux, un protecteur plus actif qu'ils n'auraient osé l'espérer. Ce n'était pas que Delescluze eût confiance dans le résultat de l'entreprise, mais il aurait cru trahir la démocratie s'il n'avait secondé un coup de main révolutionnaire. Il fit conduire la colonne belge à Seclin près de Lille, la logea chez les habitants, lui assura des rations de vivres, lui fit allouer une solde de 35 centimes par homme et par jour ; enfin aux 1.500 francs déjà remis par M. Ledru-Rollin, il ajouta un nouveau subside de 1.500 francs[76]. Le 27 mars au matin, la colonne belge, grossie des débris de la bande Fosse et forte de quatorze cents hommes, était donc campée à deux lieues de Lille et à quelques lieues de la frontière. A la vérité, le général Négrier qui commandait la division n'avait pas appris sans inquiétude l'arrivée de pareils hôtes. Sans perdre de temps, il avait envoyé à Seclin des troupes pour y maintenir l'ordre ; il avait adressé deux rapports successifs an ministre de la guerre ; il avait expédié enfin à M. de Lamartine un agent spécial pour l'aviser de ce qui se passait. Mais les réfugiés ne s'effrayaient pas outre mesure de cette attitude de l'autorité militaire. Réconfortés par les encouragements du commissaire, ils comptaient sur un prochain dénouement. En attendant, ils recueillaient avec avidité toutes les nouvelles qui venaient de leur pays. Ces nouvelles étaient en général favorables La veille, une certaine agitation s'était manifestée à Bruxelles des coalitions d'ouvriers se préparaient, disait-on, a Tournai et dans le bassin houiller de Mons : on annonçait de prochains troubles à Gand[77]. Les chefs de la légion résolurent de se mettre en route. Un seul obstacle les arrêtait, c'était le manque de munitions et d'armes : Delescluze, toujours secourable, se chargea de leur en fournir. Un ordre de M. Arago, ministre de la guerre, en date du 26 mars, venait d'enjoindre au directeur de l'artillerie à Lille de mettre â la disposition du commissaire général quinze cents fusils et quarante-cinq mille cartouches pour la garde nationale. Delescluze pensa que la légion belge pourrait bien mieux que la garde nationale utiliser ces ressources. Le 28 mars dès le matin, il transmit donc au général Négrier la dépêche ministérielle, ajoutant que l'élève de l'École polytechnique Déron se présenterait dans l'après-midi à l'arsenal pour prendre livraison des armes et des munitions. Or, Déron était précisément l'un des jeunes gens qui avaient accompagné les émigrants. Si le général avait pu conserver quelque incertitude sur la nature et le but de l'entreprise qui se préparait, cette lettre était de nature à dissiper tous les doutes. Il reçut d'ailleurs, à six heures du soir, une dépêche télégraphique du ministre de la guerre qui affirmait la volonté du gouvernement de faire respecter la neutralité du territoire belge[78]. Dès la réception de cette dépêche, le général donna des instructions pour que la colonne belge fût arrêtée aux portes de Lille si elle essayait de traverser la ville. Il envoya son aide de camp à Seclin pour prescrire aux élèves de l'École polytechnique de regagner immédiatement Paris. Mais quant à la livraison des armes, il n'osa enfreindre un ordre qui était formel et qui n'avait point été révoqué. Déron, s'étant rendu à la citadelle, fit donc charger sur cinq chariots les fusils et les munitions. A huit heures du soir, les voitures quittèrent l'arsenal et, sortant par la porte de Gand, prirent la route de Belgique. Quelques jeunes gens raccompagnaient le convoi et le firent arrêter vers onze heures non loin de la frontière, un peu en avant du village de Bondues[79]. Pendant que ces choses se passaient à Lille, la légion attendait l'ordre du départ : vers dix heures elle se mit en marche. Elle se composait de vingt et une compagnies, dix-sept belges et quatre françaises : quelques montagnards étaient, assure-t-on, mêlés à la colonne. Blervacq, accompagné de trois élèves de l'École polytechnique, paraissait diriger l'expédition. De peur que les émigrants ne s'égarassent, Delescluze leur avait donné un guide : c'était un nommé Lahousse-Delmotte, contrebandier de profession, condamné par contumace à Douai. Le commissaire, qui n'oubliait rien, avait poussé la prévoyance jusqu'à assurer à cet homme un sauf-conduit à cet effet[80]. La petite troupe, laissant Lille sur la gauche, arriva vers deux heures du matin à l'endroit où stationnaient les voitures et fut censée les piller. Chacun se trouva ainsi muni de fusils et de cartouches, et prêt à entrer en campagne. Mais cette bonne aubaine fut, hélas ! la dernière faveur de la fortune. Lorsque les émigrants, fatigués de leur longue route, atteignirent au point du jour le territoire belge, près d'un hameau dit hameau de Risquons tout, ils se trouvèrent en présence de forces nombreuses, toutes prêtes à l'action. Beaucoup d'entre eux, saisis de crainte, s'enfuirent à toutes jambes ou se réfugièrent dans les cabarets du voisinage : d'autres se répandirent en reproches contre leurs chefs qui leur avaient promis à leur entrée en Belgique un accueil enthousiaste et non des coups de fusil. Quelques-uns plus courageux engagèrent le feu avec résolution. La lutte ne fut pas longue. A neuf heures du matin, tout était terminé, et les débris de la bande insurgée étaient rejetés sur le territoire français, laissant sur le lieu du combat Plusieurs cadavres et de nombreux blessés. A la suite de cette échauffourée, on crut sage d'ouvrir à Lille une instruction judiciaire contre Blervacq, l'un des chefs de l'entreprise, et on l'accusa en style de procédure d'avoir par des actions hostiles, non approuvées par le gouvernement français, exposé ce gouvernement à la guerre. Blervacq, pour se justifier, n'eut qu'à nommer ses complices. Ses complices, c'était Caussidière qui avait fourni des vivres à la légion naissante et lui avait assuré le transport gratuit sur les voies ferrées : c'était Ledru-Rollin qui avait remis un subside aux élèves de l'École polytechnique chargés d'accompagner les émigrants : c'était enfin et surtout Delescluze qui avait encouragé, logé, nourri, pavé, armé, guidé l'expédition. Au surplus, ces poursuites elles-mêmes n'aboutirent pas. Delescluze, par un dernier acte de violence, brisa l'écrou de Blervacq, et, eu vérité, on n'ose s'en plaindre ; car si la justice française devait être réduite à n'atteindre que cet agent obscur, il valait beaucoup mieux qu'elle n'atteignit personne. Cet incident, si grave au point de vue du droit international, n'eut pas les conséquences qu'on aurait pu redouter. M. de Lamartine, ministre des relations extérieures, affirma qu'il était resté étranger aux tentatives des réfugiés : l'Europe n'hésita pas à le croire et se refusa à établir le compte des responsabilités. La Belgique, gouvernée par un des princes les plus éclairés de son temps, se remit bien vite de cette passagère émotion. L'expédition fut appelée, eu mémoire du lieu où elle avorta, l'expédition de Risquons tout : ce nom, ridicule connue l'entreprise elle-même, est celui qui lui restera. X Des finances ruinées, des agitations quotidiennes dans la capitale, les départements agités à leur tour et gouvernés par des commissaires plus propres à accroître l'anarchie qu'à la combattre, les réfugiés étrangers ajoutant à tous ces embarras leur turbulence et leurs prétentions, tel était le spectacle que présentait la France à la fin de mars et au commencement d'avril 1848. Est-il étonnant que le parti démagogique ait mis à profit ces conjonctures propices ? La manifestation du 17 mars était à peine terminée qu'aussitôt on en prépara une seconde. Nous savons déjà sur quels éléments les perturbateurs pouvaient s'appuyer. C'était d'abord sur les clubs plus violents, plus puissants que jamais. Pour assurer l'unité dans les desseins, ils s'étaient centralisés en un club dit Club des clubs, fondé surtout en vue des élections. Quelques-unes de ces associations, comme la société des Droits de l'homme, avaient, ainsi qu'on l'a vu, adopté des règlements et une organisation militaires. Blanqui surtout excitait à l'action. Un incident récent avait accru l'ardeur naturelle de son âme. Un écrivain, M. Taschereau, venait de publier, sous le titre de Revue rétrospective, la première livraison d'un recueil destiné à collectionner des documents historiques et des autographes. Cette livraison contenait la publication de papiers enlevés, pendant le combat de février, du cabinet du secrétaire de M. Guizot. Parmi ces papiers se trouvait une pièce intitulée : Déclaration faite par *** devant le ministre de l'intérieur, et qui fournissait les détails les plus curieux sur l'état des sociétés secrètes à l'époque du complot de 1839. Ce document, reproduit par la Gazette des Tribunaux, fut aussitôt attribué à Blanqui. Blanqui attaqué s'était éloigné de son club et n'y avait reparu qu'au bout de quelques jours pour y présenter sa défense. Mais sa défense elle-même avait semblé plus spécieuse que convaincante. Suspect au plus grand nombre, nettement accusé de délation par quelques-uns, il voulait à tout prix une journée qui effacerait dans un triomphe la tache dont il n'avait pu se laver. Louis Blanc, lui aussi, souhaitait une manifestation nouvelle. Entré au Luxembourg avec les plus vastes espérances, il s'agitait de plus en plus dans le vide, impuissant à réaliser aucune de ses promesses. II essayait de soulever son auditoire par des discours sonores, tantôt déclamant contre l'organisation sociale, tantôt annonçant avec solennité les révolutions qui ébranlaient coup sur coup le sol de la vieille Europe : mais les ouvriers commençaient à s'accoutumer à cette éloquence qui les avait si fort séduits. Le rôle de la Commission du Luxembourg se bornait à concilier quelques difficultés entre patrons et ouvriers, à apaiser quelques grèves, à surveiller l'exécution du décret qui diminuait les heures de travail et abolissait le marchandage, à préparer un projet pour la réglementation du travail dans les prisons, les couvents et les orphelinats : résultats bien maigres, surtout si on les compare au programme qu'on avait étalé. Entre temps, on recevait les adresses des comités étrangers ; on plantait un arbre de la liberté dans la cour du palais des Médicis, et Louis Blanc, à la fois acteur et pontife en cette cérémonie, se faisait appeler le premier ouvrier de France : par malheur, ces spectacles trop prodigués ne rencontraient plus qu'un public blasé. Sous le patronage du Luxembourg s'étaient formées des associations d'ouvriers tailleurs, d'ouvriers selliers, d'ouvriers fileurs ; mais ces associations, quoique assurées de locaux et de commandes, semblaient déjà, malgré ces conditions exceptionnelles, vouées à un prochain échec. Convaincu d'impuissance dans le domaine économique, Louis Blanc voulait prendre sa revanche sur le terrain de la politique. La manifestation du 17 mars ayant échoué, il importait de la reprendre au plus tôt et de la mener, cette fois, à bonne fin. L'attitude de Caussidière n'était pas plus rassurante. Très irrité contre le maire de Paris, M. Marrast, qui essayait d'établir une police parallèlement à la sienne, attentif à se dérober à toute supériorité hiérarchique, il entretenait des intelligences de plus en plus suivies avec les chefs du parti radical. Il voyait assidûment Grandménil. Sur sa recommandation, Villain, chef de la société des Droits de l'homme, était autorisé à s'établir au Palais national. Il avait enfin un allié dans son ami Sobrier, allié à la vérité fantasque et étrange, mais d'autant plus commode qu'on pouvait le désavouer à volonté. Sobrier, installé, comme on l'a vu, rue de Rivoli, dans une des dépendances de l'ancienne liste civile, y avait rassemblé un assez grand nombre de montagnards : là s'étaient organisés les bureaux de la commission du Club des clubs, là se rédigeait la Commune de Paris, qui, grâce à la complicité d'Étienne Arago, était envoyée avec franchise de port dans les départements[81]. Tout ce qui ne pouvait se faire décemment à la Préfecture de police, on le faisait dans cette succursale de la rue de Rivoli. Caussidière avait pour système d'entretenir l'agitation afin de se rendre nécessaire : dès qu'il se sentait en péril, il laissait entendre que sa chute serait le signal de troubles, et il le répétait avec tant de conviction qu'on finissait par le croire. Sa bonhomie affectée, son empressement à rassurer les intérêts alarmés, l'étalage de son zèle à sauvegarder les personnes et les propriétés, lui avaient assuré quelques défenseurs parmi les hommes d'ordre : il se servait très habilement de cet appui quand ses trahisons devenaient trop flagrantes. Comme les chefs de clubs, comme les ouvriers du Luxembourg, il jugeait la manifestation du 17 mars insuffisante, il était prêt à soutenir une nouvelle démonstration. Une seule chose l'arrêtait, c'était la crainte d'assurer le triomphe de Blanqui, de Blanqui dont il était haï et que, de son côté, il détestait. Sans armée, sans police sûre, aux prises avec les clubs, divisé en son propre sein, le gouvernement provisoire ne se décourageait cependant pas. M. de Lamartine, M. Marrast, M. Marie s'ingéniaient à chercher des alliés pour repousser le prochain assaut. Lamartine envoyait un agent secret au général Négrier et en obtenait une promesse de secours en cas de péril. Il s'occupait de l'organisation de trois cents bataillons départementaux de garde nationale. Enfin, se fiant à son prestige personnel, il nouait des relations avec les chefs de la démagogie. Il voyait tour à tour Raspail, Cabet, Barbès, Sobrier. Blanqui lui-même était, un matin d'avril, introduit au ministère des affaires étrangères[82]. A vrai dire, ces mesures révélaient un esprit plus chimérique que sagace. Le général Négrier était bien loin. L'organisation des bataillons départementaux serait bien longue. Quant aux entrevues avec les chefs de clubs, elles furent souvent plus nuisibles qu'utiles. Si quelques-uns emportaient de ces entretiens une impression durable, d'autres mettaient à profit la crédulité ou la vanité du poète pour s'assurer sa protection. Ainsi faisait Sobrier, que Lamartine abusé couvrit longtemps de son patronage, et à qui, assure-t-on, il fit remettre des armes[83]. Heureusement M. Marrast était aussi pratique que M. de Lamartine l'était peu. Comme il se méfiait à bon droit des agents de Caussidière, il essayait de créer une police spéciale qui relèverait exclusivement de la Mairie de Paris. Comme l'armée n'était pas encore rentrée dans la capitale et que les corps armés de la Préfecture n'étaient rien moins que sûrs, il s'occupait de renforcer autant qu'il le pouvait la garde de l'Hôtel de ville. Il activait l'organisation de la garde mobile : vers le commencement d'avril, cieux bataillons étaient prêts h marcher. Que ferait cette jeune troupe ? on l'ignorait encore : on savait seulement que son chef, le général Duvivier, était très irrité contre le ministre de l'intérieur et la commission du Luxembourg, à qui il imputait le retard apporté a l'équipement de ses hommes. M. Marrast était propre autant que personne à exploiter ce mécontentement. Enfin le maire de Paris se rendait souvent dans les mairies d'arrondissement sous prétexte de procéder à la reconnaissance des officiers de la garde nationale nouvellement élus : il trouvait ainsi l'occasion de s'entretenir avec eux et leur faisait entrevoir le jour prochain où ils auraient à défendre, avec la République elle-même, l'ordre et la société. De son côté, M. Marie, ministre des travaux publics, visitait les ateliers nationaux. On aurait pu craindre que ces ateliers, qui avaient déjà enrôlé près de soixante mille travailleurs, n'apportassent un appoint décisif à la cause du désordre. Mais ou comptait sur un certain antagonisme entre eux et la commission du Luxembourg. Développer cet antagonisme fut un des principaux soucis des hommes de l'Hôtel de ville. Dans ce but, M. Marie inspectait les chantiers, passait en revue les ouvriers au parc Monceaux, les haranguait, les flattait, les autorisait à fonder des clubs, autant de moyens, pensait-il, de les attacher au gouvernement ou, du moins, de les neutraliser. De même qu'à la veille du 17 mars, deux partis se trouvaient donc en présence. Ici, Louis Blanc, Caussidière, Blanqui, les chefs de clubs : là, la majorité du gouvernement provisoire. Cependant, tandis que chacun prenait position en vue d'un inévitable conflit, un homme restait indécis : c'était Ledru-Rollin. Sa popularité était assez grande pour que chaque parti désirât se l'attacher. Son irrésolution naturelle le livrait sans défense aux donneurs d'avis. Louis Blanc, Albert, Caussidière le pressaient de se joindre à eux. MM. Jules Favre, Carteret, Portalis, Landrin l'exhortaient au contraire à respecter l'intégrité du gouvernement ; et ils trouvaient un auxiliaire assez inattendu dans Flocon, personnage d'opinions extrêmes, mais de conscience droite. Chaque soir, après les travaux de la journée, dans les conciliabules tenus au ministère, la question était agitée. Tantôt Ledru-Rollin souriait à l'ajournement des élections et se livrait au rêve d'une dictature ; tantôt il se rattachait à la majorité de ses collègues, moins encore par loyauté que par crainte de Blanqui. Il écoutait les suggestions démagogiques, les repoussait, puis les écoutait encore. Les instances croissaient dans la proportion même de ses hésitations, instances d'autant plus grandes qu'on sentait qu'à raison de sa renommée, de sa grande place dans l'État, du ministère dont il disposait, il assurerait, selon toute vraisemblance, la victoire au parti qu'il aurait définitivement embrassé. Pourtant il fallait se hâter : car bientôt les élections auraient lieu, l'armée rentrerait dans Paris, la garde nationale serait réorganisée. Aussi, sans attendre l'adhésion de Ledru-Rollin, les conjurés agissaient. Le Général Coudais avait conçu l'idée d'introduire dans son état-major quatorze officiers appartenant à la classe ouvrière et élus par leurs camarades. Cette décision fournit le prétexte de la manifestation projetée. Les délégués du Luxembourg résolurent de convoquer le peuple au Champ de Mars pour le dimanche 16 avril à l'effet de procéder a l'élection. L'élection faite, les corporations se dirigeraient vers l'Hôtel de ville pour y apporter une offrande patriotique et y exprimer leurs vœux. Tel était le programme officiel de la démonstration. Les chefs du parti démagogique se réservaient de la détourner de son but apparent et de lui imprimer une force assez irrésistible pour qu'elle pût intimider, peut-être épurer, et, suivant quelques-uns, renverser le gouvernement lui-même. Soit dernier scrupule, soit désir de dissimuler leur complicité, Louis Blanc et Albert, le 14 avril, annoncèrent au conseil la manifestation. Le 16, disaient-ils, les ouvriers en masse se rendraient à l'Hôtel de ville pour y présenter leur offrande et y déposer une pétition demandant que les questions sociales fussent étudiées. Bien qu'on fût déjà fort en éveil, cette communication émut. La conspiration était donc bien puissante pour oser ainsi s'étaler au grand jour. Louis Blanc, pendant qu'il parlait, put lire cette impression sur les visages irrités ou inquiets de ceux qui l'entouraient. Le lendemain 15, dans un nouveau conseil tenu au ministère des finances, Louis Blanc renouvela ses avertissements, ajoutant toutefois que la démonstration serait pacifique. Ledru-Rollin, de son côté, signala les menées de Blanqui. Voulait-il provoquer son arrestation et se débarrasser par là d'un auxiliaire compromettant ou d'un rival dangereux ? En tout cas, cette satisfaction lui fut refusée. La séance, suspendue au milieu du jour, fut reprise le soir. Lamartine demanda 150.000 francs de fonds secrets ; Flocon insista pour que l'intégrité du gouvernement fût maintenue : puis on se sépara, mais dans des vues bien différentes, les uns songeant à défendre la société, les autres non éloignés de conspirer contre le pouvoir même dont ils faisaient partie. En sortant du conseil, M. de Lamartine et ses collègues
purent voir, affiché sur les murailles, le Bulletin de la République,
journal rédigé dans les bureaux du ministère de l'intérieur. Ce bulletin
débutait par un véritable appel aux factions : Nous
n'avons pu passer du règne de la corruption au régime de droit dans un jour, dans
une heure... dix-huit ans de mensonges opposent au règne de la vérité des
obstacles qu'un souffle ne renverse pas, les élections, si elles ne font
pas triompher la vérité sociale, si elles sont l'expression des intérêts
d'une caste, arrachée à la confiante loyauté du peuple, les élections qui
doivent être le salut de la République, seront sa perte. Il n'y aurait alors qu'une
voie de salut pour le peuple qui a fait les barricades, ce serait de
manifester une seconde fois sa volonté, et d'ajourner les décisions d'une
fausse représentation nationale... On a su plus tard que ce
bulletin fameux avait échappé, par la plus inopportune des inadvertances, au
contrôle du ministre et de son entourage[84]. Mais on ignorait
alors cette circonstance, et ce violent pamphlet, placardé dans les rues et
revêtu de l'estampille ministérielle, semblait. à tous un signe non équivoque
des sentiments de Ledru-Rollin. Convaincus désormais que la manifestation était inévitable, M. Marrast, M. Marie, M. de Lamartine, résolurent de mettre h profit la nuit qui leur restait. M. Marrast envoya des ordres dans les mairies pour qu'on y organisât des gardes volontaires. M. de Lamartine expédia des émissaires dans les faubourgs. M. Marie s'entendit avec le directeur des ateliers nationaux, M. Émile Thomas, afin que les ouvriers fussent détournés de la manifestation : dans le cas où il serait impossible de les en éloigner, les élèves de l'École centrale que M. Thomas s'était adjoints devaient se répandre au Champ de Mars afin d'y incliner les esprits à la paix. En outre, le bruit fut habilement répandu qu'une tentative communiste se préparait. L'Hôtel de ville enfin fut mis en état de défense : une portion de la garde mobile y fut installée : la garde spéciale du palais fut renforcée. En dépit de toutes ces mesures, l'inquiétude était grande. Le général Duvivier, quoiqu'il eût bon espoir, n'osait répondre de ses hommes. La garde nationale était encore dans sa période de réorganisation : elle était d'ailleurs entre les mains du ministre de l'intérieur. Jusque parmi les défenseurs de l'Hôtel de ville, les séditieux avaient des complices. Les agents secrets répandus dans les clubs, prenant à la lettre les discours qu'ils y entendaient, envoyaient les rapports les plus alarmants. L'anxiété était telle que M. de Lamartine, prompt comme tous les hommes d'imagination à l'abattement aussi bien qu'à l'espérance, écrivait ses dispositions suprêmes comme si le jour qui allait se lever dût être le dernier de sa vie. Pendant ce temps, les hommes de désordre n'étaient pas inactifs. Dans les réunions tenues chez Sobrier, on avait arrêté la liste d'un comité de salut public. Le journal la Commune de Paris dressait le programme de la manifestation. Les fusils et les munitions s'entassaient à la préfecture de police et dans la maison de la rue de Rivoli. Sous les auspices de la Commission du Luxembourg, des bannières étaient préparées avec cette inscription : Abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme. Le Club des clubs se déclarait en permanence. Une seule chose ébranlait les conjurés, c'était la peur de travailler pour Blanqui. Plusieurs, craignant les derniers excès, souhaitaient que, l'entreprise une fois accomplie, Blanqui fût aussitôt arrêté. Chose étrange ! la crainte d'élever Blanqui balançait presque le désir de faire une révolution. Ce sentiment était si fort que le club Barbès résistait à l'impulsion générale, et, avant de s'abandonner au mouvement, désignait des délégués pour en pénétrer le caractère. Tandis que, dans les deux camps, s'accomplissaient les derniers préparatifs, que faisait Ledru-Rollin ? Comme on l'a vu, il était demeuré étranger à la rédaction de ce Bulletin de la République qui venait de répandre une si vive émotion. Resté seuil au ministère de l'intérieur, il repassait dans son esprit les conseils contradictoires des derniers jours. Les instances de Jules Favre et de M. Landrin l'avaient profondément impressionné. Les exhortations de Flocon l'avaient touché plus encore. Pouvait-il combattre ses collègues ? S'il les combattait, serait-il victorieux ? S'il était victorieux, la victoire ne lui échapperait-elle pas bientôt ? M. Jules Favre et M. Carteret étant venus le voir fi une heure avancée de la soirée, il leur affirma sur l'honneur qu'il n'était pour rien dans le mouvement, et qu'il craignait d'en être la victime[85]. Certaines réticences révélaient cependant une dernière hésitation. Mais vers le milieu de la nuit, Flotte s'étant présenté au ministère pour traiter avec lui au nom de Blanqui, son esprit si longtemps indécis parut tout à coup plus ferme. Il refusa d'entendre le négociateur. Blanqui, c'était à ses yeux l'image de la république sanglante : et cette image, il la repoussait ! Sobrier, étant venu à son tour, n'eut pas plus de succès. Eh bien ! dit-il au ministre, si vous ne voulez pas marcher avec nous, vous serez jeté par la fenêtre avec les autres[86]. Honteux de telles alliances, irrité de telles provocations, Ledru-Rollin prit enfin son parti. Le 16 avril, entre dix et onze heures du matin, il se rendit chez M. de Lamartine et se mit à sa disposition. Il était temps. Depuis le matin, les groupes affluaient au Champ de Mars, point de départ de la manifestation. Une fois arrivés, ils se rassemblaient autour de leurs drapeaux plantés en terre : des orateurs péroraient en plein vent : des quêteurs recueillaient les offrandes. Blanqui allait et venait, distribuant ses brochures, encourageant et disciplinant ses amis. Pour exciter les esprits, on répandait des bruits sinistres : Louis Blanc, Ledru-Rollin avaient été, disait-on, assassinés ! A la vérité, les ouvriers des ateliers nationaux, subissant l'influence des élèves de l'École centrale, inclinaient aux résolutions modérées : beaucoup même songeaient à se retirer. Mais si tout annonçait que la démonstration serait moins nombreuse qu'au 17 mars, tout annonçait aussi qu'elle serait plus compacte, plus résolue, plus menaçante, et qu'elle ne viserait à rien moins qu'à emporter, sous sa pression irrésistible, une portion du gouvernement. C'est vers deux heures que, selon les projets des meneurs, le cortège devait atteindre l'Hôtel de ville. En voyant arriver son collègue, Lamartine n'hésita pas. Une seule mesure, lui dit-il, est urgente, c'est de battre le rappel et de noyer l'insurrection dans les flots de la garde nationale. Si la voix du rappel est entendue, nous sommes sauvés. Il n'y avait pas un instant à perdre. Le ministre de l'intérieur se rendit sur l'esplanade des Invalides, où le général Courtais et M. Marrast procédaient à la reconnaissance des officiers nouvellement élus, et donna l'ordre au général de faire battre le rappel. Quant à Lamartine, il alla en toute hâte à l'état-major de la garde mobile et fit mettre à la disposition du gouvernement tous les bataillons déjà organisés. Puis, comme les cartouches manquaient, il courut pour en chercher à l'état-major de la garde nationale. Là, il rencontra parmi les officiers, dont plusieurs étaient affiliés à la Société démocratique centrale, des dispositions suspectes. On affectait de ne pas croire au mouvement : on se plaisait à répéter que la convocation de la garde nationale n'était ni opportune, ni nécessaire. Lamartine insista pour que le rappel fût aussitôt battu. Il se dirigea ensuite vers l'Hôtel de ville, où devait se décider le sort de la journée. Il y trouva un auxiliaire fort inattendu. C'était l'un des généraux les plus distingués de l'armée d'Afrique et l'un des hommes dont le nom se rencontrera désormais le plus souvent sous notre plume ; je veux parler du général Changarnier. Le général Changarnier, nommé depuis peu ambassadeur à Berlin et étant en passage à Paris, s'était présenté vers onze heures et demie chez M. de Lamartine pour v prendre ses instructions relativement aux affaires du Holstein. Ne le trouvant pas, il s'était adressé à son secrétaire. Il s'agit bien du Holstein, avait répondu celui-ci : à cette heure peut-être le gouvernement est renversé[87]. Madame de Lamartine était survenue et avait supplié le général de rejoindre son mari et de l'aider de son expérience. Changarnier était parti aussitôt pour l'Hôtel de ville, et il franchissait le seuil de la Maison commune à l'instant où M. de Lamartine allait lui-même y entrer. Tous ceux qui ont vu alors le général Changarnier ont rendu justice à son énergie, à sa promptitude de coup d'œil, à son sang-froid. Saisissant le commandement militaire, il parcourt tout l'édifice, il distribue les postes, il pénètre les dispositions des hommes. Puis, sous son inspiration et presque sous sa dictée, M. Marrast écrit les ordres pour le général Duvivier. Il lui prescrit de tenir prêts ses bataillons, et, lorsque les manifestants seront engagés sur les quais, de les lancer par les rues perpendiculaires au fleuve afin de couper le cortège en plusieurs tronçons. Pendant ce temps. MM. Buchez et Adam, se défiant encore de Ledru-Rollin, envoyaient des ordres dans chaque arrondissement pour que le rappel fût battu. Cette précaution n'était pas superflue : car au moment même où l'ordre de battre le rappel arrivait au cinquième arrondissement, l'ordre contraire arrivait de l'état-major. Quant à M. Arago, ministre de la guerre, il s'installait à la huitième mairie afin de pouvoir, en cas d'envahissement de l'Hôtel de ville, tenter un dernier effort pour le dégager. Lamartine enfin encourageait par ses paroles les défenseurs du palais. Impressionné par les rapports de ses agents, il était cependant inquiet ; il interrogeait anxieusement le général Changarnier : Pouvons-nous tenir trois heures ? — Je réponds de sept heures, répliquait le général[88]. Les inquiétudes de Lamartine n'étaient pas tout à fait sans fondement : le temps s'écoulait ; il était plus de deux heures, et, bien qu'on entendît dans le lointain le son du tambour, on ne voyait nulle part apparaître la garde nationale. Le cortège était depuis longtemps parti du Champ de Mars. Très amoindri par de nombreuses défections, il s'était recruté en route d'un certain nombre d'ouvriers rassemblés à l'Hippodrome et de quelques clubs qui avaient pris la tête du rassemblement. Qui arriverait d'abord ? Seraient-ce les colonnes populaires qui déjà s'approchaient ? Serait-ce la force publique ? L'attente était longue : à l'Hôtel de ville, on commençait à accuser le ministre de l'intérieur, l'état-major de la garde nationale, la garde nationale elle-même. Mais voici que tout à coup la dixième légion débouche du pont d'Arcole et prend position sur la place. Le général Duvivier lance ses gardes mobiles par les rues perpendiculaires aux quais, et ces jeunes bataillons coupent sur plusieurs points le cortège. Eu même temps, les légions affluent de toutes parts sur la place de Grève. Barbès lui-même survient à cheval à la tête de la douzième légion. Les manifestants ne peuvent reculer ; car la garde mobile est derrière eux : ils ne peuvent avancer ; car la garde nationale remplit la place. Leurs tronçons coupés s'agitent entre les légions qui les pressent de tous côtés. En quelques minutes, par le plus incroyable des changements à vue, les choses ont pris une face nouvelle. La cause de l'ordre triomphe sans combat. Louis Blanc et Albert avaient appris avec stupeur les résolutions de Ledru-Rollin : en entendant battre le rappel, leur inquiétude s'était accrue : ils arrivent sur ces entrefaites à l'Hôtel de ville et se répandent en plaintes amères : on les écoute à peine, tant les dispositions se sont transformées ! Toul au plus obtiennent-ils que la garde nationale, ouvrant ses lignes, livre passage aux délégués des corporations et les laisse pénétrer jusqu'à l'Hôtel de ville. Les délégués défilent, plutôt en prisonniers qu'en interprètes des volontés populaires, entre les rangs épais des légions. Ils lisent leur pétition : Le peuple veut, disent-ils, la République démocratique ; le peuple veut l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme ; le peuple veut l'organisation du travail par l'association. M. Edmond Adam répond en des termes d'une brièveté sévère à ces impérieuses sommations. Et, du dehors, la garde nationale fait aux clubistes une réponse plus nette encore : A bas les communistes ! Tel est le cri qui se répercute sur la place, qui se propage de la place dans tous les quartiers de Paris et qui, proféré par cinquante mille voix, retentit bien avant dans la soirée. A ce cri se mêlent quelques cris plus significatifs encore : Vive la rentrée des troupes dans Paris ! L'histoire des troubles civils n'offre guère de revirements aussi subits. La victoire, je le répète, était complète, tellement complète que les chefs de la démagogie résolurent de nier le mouvement ou de le désavouer. Ainsi firent Caussidière, Louis Blanc, les délégués du Luxembourg et, à part Blanqui, presque tous les clubistes. Mais c'était le propre du gouvernement de l'Hôtel de ville de s'effrayer de ses triomphes autant que de ses défaites. A peine échappé à la peur des prolétaires, il tomba dans la peur des bourgeois ; on eût dit que son succès l'embarrassait. En lisant les journaux des jours suivants, on croirait que la France vient d'échapper à quelque complot, non révolutionnaire, mais royaliste. Le lendemain même du 16 avril, voici en quels termes une proclamation du gouvernement provisoire s'exprimait sur cette journée qui avait excité de si chaudes alarmes : Citoyens, la journée d'hier n'a fait qu'ajouter une consécration nouvelle à ce qu'avait si puissamment inauguré la journée du 17 mars. De même que le 17 mars, le 16 avril a montré combien sont inébranlables les fondements de la République. Plus de royauté, avions-nous dit dans les premiers jours, et pas de régence ! Ces mots libérateurs, ces mots qui rendaient la guerre civile impossible, Paris les a répétés hier dans ce cri unanime : Vive la République ! Vive le gouvernement provisoire ! Voilà comment vous avez confondu les espérances des ennemis de la République, assuré la sécurité de Paris libre et dissipé les alarmes répandues dans les départements...[89] Ces concessions de langage ne suffisant pas, il parut convenable que la bourgeoisie payât les frais de la victoire qu'elle avait remportée. Déjà un décret du 15 avril venait d'abolir l'impôt du sel à partir du 1er janvier 1849. Un décret du 18 avril abolit les droits d'octroi sur la viande de boucherie et annonça une modification des droits d'octroi sur les vins. Ces droits, disait le décret, seront remplacés : 1° par une taxe spéciale et progressive sur les propriétaires et locataires occupant un loyer de plus de huit cents francs ; 2° par un impôt somptuaire sur les chiens, les voitures de luxe et les domestiques mâles[90]. Pour compléter ces mesures, un impôt d'un pour cent fut établi sur les créances hypothécaires. Jusqu'ici, dit le ministre des finances, les capitalistes ont échappé à la nécessité des sacrifices, la justice veut que cette inégalité cesse. Le ministre prend soin d'observer, d'ailleurs, que ces décrets ne sont que le prélude de réformes plus radicales. Avant la Révolution, dit-il, l'impôt était proportionnel, donc il était injuste : pour être équitable, l'impôt doit être progressif[91]. — Ce n'est pas tout. Le lendemain du jour ou le général Duvivier, à la tête de la garde mobile, et le général Changarnier, à l'Hôtel de ville, avaient sauvé l'ordre menacé, on jugea tout à fait opportun de frapper l'armée en mettant prématurément à la retraite soixante-cinq généraux. Au moment où l'action de la justice était plus que jamais nécessaire pour saisir et frapper les coupables, on crut tout à fait sage de déclarer le principe de l'inamovibilité de la magistrature incompatible avec le gouvernement républicain, et de conférer au garde des sceaux le droit de suspendre ou de révoquer les magistrats[92]. En revanche, on ne trouvait pas d'expressions assez fortes pour exalter les clubs dont on avait eu si peur. La République, dit une proclamation de l'Hôtel de ville, la République vit de liberté et de discussion... les clubs sont pour la République un besoin, pour les citoyens un droit.., le gouvernement protège les clubs[93]. A la vérité, on songea à excepter Blanqui de l'universelle indulgence : un mandat d'amener fut même décerné contre lui et porté à la Préfecture de police par M. Carteret, directeur de la sûreté générale ; mais l'ordre lui-même fut contremandé, et Blanqui, un instant recherché, put bientôt jouir en paix de l'impunité commune. Après de tels services, les dictateurs de l'Hôtel de ville estimèrent que l'heure était venue pour eux de monter au Capitole et de remercier les dieux. Une grande fête fut annoncée pour le 20 avril : on l'appela dans le langage emphatique du temps la fête de la fraternité. Ce jour-là, les membres du gouvernement provisoire, groupés au pied de l'arc de l'Étoile, assistèrent à l'immense défilé des légions de la garde nationale et des députations de l'armée, et chaque corps reçut de leurs mains son drapeau. Fête étrange où, sur l'estrade d'honneur, les magistrats coudoyaient les détenus politiques, les généraux les blessés de Février, les délégués du clergé les représentants des clubs ! Avec le laisser aller des milices civiques, les gardes nationaux avaient emmené avec eux toute leur famille, en sorte qu'on assistait à une revue, non de la force armée, mais de la population parisienne tout entière. La nuit était depuis longtemps descendue sur la ville, et le défilé n'était pas encore terminé. Dieu, qui protège les divertissements des peuples comme il protège les jeux des enfants, Dieu permit que cette manifestation, à la fois gigantesque et puérile, s'achevât sans tumulte. Le gouvernement, charmé de la cérémonie, fit connaître le lendemain par la voie du Moniteur que l'histoire du inonde n'avait offert chez aucun peuple un aussi grand spectacle[94]. De vrai, cette fête n'eut qu'un avantage, mais elle en eut un. A cette occasion, cinq régiments rentrèrent dans Paris, et, une fois rentrés, ils y restèrent. Il y a des pouvoirs qui s'accoutument à l'autorité en l'exerçant, il y en a d'autres dont l'inexpérience est incurable. C'est à cette dernière catégorie qu'appartient le gouvernement provisoire. Tel il était au mois de février, tel il paraît au mois d'avril : assez courageux pour lutter un jour contre le courant, il se laisse le lendemain glisser à la dérive. Cependant il ne parvint pas à rendre tout à fait stérile l'énergique répression du 16 avril. Cette victoire du parti de l'ordre eut un double résultat : le premier fut d'apprendre aux honnêtes gens à compter sur eux-mêmes ; le second fut d'assurer les élections. |
[1] GARNIER-PAGÈS, Histoire de la révolution de 1848, t. II, p. 173.
[2] LAMARTINE, Histoire de la révolution de Février, t. I, p 281.
[3] GARNIER-PAGÈS, Histoire de la révolution de 1848, t. II, p. 287. — Louis BLANC, Histoire de la révolution de 1848, t. I, p. 75 et 76.
[4] Odilon BARROT, Mémoires, t. I, p. 555.
[5] Louis BLANC, Histoire de la révolution de 1848, t. I, p. 134.
[6] Louis BLANC, Histoire de la révolution de 1848, t. I, p. 135.
[7] Voir Moniteur de mars 1848, passim.
[8] Lord NORMANBY, Une année de révolution à Paris, t. I, p. 192-194.
[9] Voir Moniteur de 1848, mars et avril, passim.
[10] Rapports de police. (Enquête parlementaire sur l'attentat du 15 mai et l'insurrection de juin, t. II, p. 216.)
[11] Histoire de la république de 1843, t. I, p. 139 et 142.
[12] Moniteur du 5 mars, p. 544.
[13] Moniteur, p. 618.
[14] CAUSSIDIÈRE, Mémoires, t. I, p. 174.
[15] CAUSSIDIÈRE, Mémoires, t. I, p. 176. — Louis BLANC, Révolution de 1848, t. I, p. 309.
[16] Louis BLANC, Révolution de 1848, t. I, p. 313. — GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. III, p. 383.
[17] Moniteur, p. 637.
[18] Moniteur, p. 639.
[19] Moniteur, p. 645.
[20] Voir exposé des projets de loi relatifs aux recettes et aux dépenses pour l'année 1849. (Moniteur de 1848, p. 16-19.) — Discussion du 2e paragraphe du projet d'adresse. (Moniteur de 1848, p. 177-206.)
[21] Moniteur du 1er mars, p. 519.
[22] Moniteur du 4 mars, p. 537.
[23] Moniteur des 3 et 4 mars, p. 530 et 537.
[24] Cet encaisse se décomposait ainsi :
Numéraire |
Au Trésor |
8.516.127,04 |
En dépôt à la Banque |
127.011.724,98 |
|
Portefeuille |
Effets de commerce |
8.099.863,28 |
Traites de douane |
14.234.366,60 |
|
Traites de coupes de bois |
23.135.363,09 |
|
Valeurs diverses |
11.491.537,75 |
|
192.488.982,74 |
(Rapport de M. Ducos sur les comptes du Gouvernement provisoire. — Moniteur du 26 avril 1849.)
[25] Rapport sur les comptes du Gouvernement provisoire. (Moniteur du 26 avril 1849.) — Dans ce chiffre de 960 millions sont compris les fonds des caisses d'épargne, qui, jusqu'à concurrence de 289.384.096 francs, étaient représentés dans le portefeuille des Dépôts et consignations par des inscriptions de rente ou des actions des canaux. Nous les avons fait rentrer dans la dette flottante parce qu'ils étaient immédiatement exigibles, et que le Trésor n'avait pour y faire face que des ressources immobilisées qu'on ne polirait réaliser sur-le-champ. Il est néanmoins de toute justice de faire observer que ces 289 millions ne doivent être comptés dans le calcul du découvert général que dans la mesure de la perte produite par la réalisation ultérieure des litres de rente ou des actions.
[26] Moniteur des 27 février et 5 mars, p. 507 et 543.
[27] GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. IV, p. 7.
[28] Moniteur du 20 mars, p. 643.
[29] Moniteur, p. 522.
[30] Moniteur, p. 537.
[31] Moniteur, p. 566.
[32] Moniteur, du 9 mars, p. 572.
[33] Voir séance de l'Assemblée nationale du 21 avril 1849, et M. L. BLANC, Histoire de la révolution de 1848, t. I, p. 260. — Ajoutons que M. Delamarre, dans une lettre du 22 avril 1849 adressée au journal la Patrie, a protesté en termes formels contre cette affirmation. La seule proposition qu'il ait faite au ministre de l'intérieur était relative, dit-il, à la création d'un comptoir d'escompte au capital de 40 millions : ce capital devait être fourni pour un quart par les souscriptions volontaires, non forcées, des principaux banquiers de la capitale.
[34] Voir séance du 21 avril 1849. — M. Fould a, dans cette même séance du 21 avril, opposé aux déclarations de M. Goudchaux un démenti très net : il a déclaré que jamais il n'avait proposé la suspension du payement des rentes, mais qu'il s'était borné à blâmer, comme intempestif et inutile, le payement, dès le 8 mars, du semestre de rente à l'échéance du 22 mars. M. Goudchaux, de son côté, a persisté avec une extrême énergie dans ses affirmations.
[35] Moniteur, p. 563.
[36] Rapport de M. Garnier-Pagès au Gouvernement provisoire. (Moniteur, p. 580.)
[37] Décret du 9 mars. (Moniteur, p. 580.)
[38] Rapport de M. Garnier-Pagès. (Moniteur, p. 580.)
[39] Rapport de M. Garnier-Pagès du 16 mars. (Moniteur, p. 625.)
[40] Même rapport. (Moniteur, p. 626.)
[41] Moniteur, p. 626.
[42] Rapport de M. d'Argent, gouverneur de la Banque de France. (Moniteur, p. 617.) — Décret du 15 mars. (Moniteur, p. 617.) — GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. IV, p. 27 et 28.
[43] Voir Moniteur de 1849, p. 1480.
[44] GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. IV, p. 51.
[45] Cour d'assises de la Marne, affaire de l'incendie de l'usine Croutelle. (Gazette des Tribunaux, 8 juin 1848.)
[46] Cour d'assises de la Marne et de l'Aube. (Gazette des Tribunaux, 10 et 15 juin 1848.)
[47] Cour d'assises de la Marne et de l'Aube. (Gazette des Tribunaux, 10 et 15 juin 1848.)
[48] Cour d'assises de la Loire. — Dévastation des communautés religieuses à Saint-Etienne (Gazette des Tribunaux, 5 juillet 1848.)
[49] Cour d'assises du Nord. (Gazette des Tribunaux, 29 juillet 1848.)
[50] Cour d'assises du Var. (Gazette des Tribunaux, 10 mai 1848) et cour d'assises de la Nièvre. (Gazette des Tribunaux, 24 juin 1848.)
[51] Tribunal correctionnel de Montpellier (Gazette des Tribunaux, 16 septembre 1848.)
[52] Second rapport de M. Ducos sur le règlement des comptes de 1848. (Moniteur, 26 juin 1851.)
[53] Cour d'assises du Tarn (Gazette des Tribunaux, 14 juin) et cour d'assises de la Haute-Marne. (Gazette des Tribunaux, 19 mai 1848.)
[54] Tribunal correctionnel de Saint-Étienne ; coalition. (Gazette des Tribunaux, 3 août 1848.)
[55] Cour d'assises de la Haute-Garonne : émeute du 9 avril. (Gazette des Tribunaux, numéros du 28 mai et suivants.)
[56] Rapport de M. Ducos sur les comptes du Gouvernement provisoire, passim. (Moniteur du 26 avril 1849.)
[57] Premier et second rapport de M. Ducos sur les comptes du Gouvernement provisoire, passim. (Moniteur du 26 avril 1849 et du 26 juin 1851.)
[58] Cour d'assises de la Vienne, procès des troubles de Lianes ; interrogatoire de Dussoubs aîné. (Gazette des Tribunaux, 19 mars 1819.)
[59] Cour d'assises de la Vienne procès des troubles de Limoges ; dépositions Bac Chamiot Coralli, Tisier, Brunet. (Gazette des Tribunaux, numéros du 16 mars 1849 et suivants.)
[60] Cour d'assises du Calvados, procès des insurgés de Rouen ; dépositions Quenet, Duhamel, Viguerard, Lainé. (Gazette des Tribunaux, numéros du 15 novembre 1848 et suivants.)
[61] Enquête parlementaire, t. I, p. 211.
[62] GARNIER-PAGÈS, Révolution de 1848, t. III, p. 277.
[63] Cour d'assises du Rhône (Gazette des tribunaux, numéros du 4 juin 1848 et suivants.)
[64] Le Gouvernement ne voulut ni ratifier ni désavouer la décision du commissaire. Il décida, par un décret du 26 mars, que l'impôt d'un franc se confondrait jusqu'à concurrence de 45 centimes avec l'impôt général établi par le décret du 16 mars, et, pour le surplus, serait perçu comme impôt départemental. (Moniteur de 1848, p. 701.)
[65] Lettres du général de Bourjolly au commissaire du gouvernement. (Général LE PAYS DE BOURJOLLY, Quarante jours de commandement à Lyon, p. 34 et 39.)
[66] Lettre du général Le Pays de Bourjolly au ministre de la guerre, 25 mars.
[67] Le 4e régiment d'artillerie à Lyon en 1848, relation inédite par M. F. M., capitaine au 4e régiment d'artillerie.
[68] Lettre du général Le Pays de Bourjolly au ministre de la guerre, 30 mars.
[69] Le général LE PAYS DE BOURJOLLY, Quarante jours de commandement à Lyon, p. 56.
[70] M. Arago avait remplacé, le 19 mars, le général Subervie.
[71] Cour d'assises d'Anvers, audience du 9 août 1948 et audiences suivantes, interrogatoire des accusés. — Enquête parlementaire, t. II, p. 14 et suivantes.
[72] Enquête parlementaire, t. II, p. 16.
[73] Enquête parlementaire, t. I, p. 274-275.
[74] Enquête parlementaire, t. II, p. 17, 18, 19.
[75] Cour d'assises d'Anvers, déposition Gobert, ingénieur mécanicien, audience du 14 août 1848.
[76] Enquête parlementaire, t. II, p. 9, 14, 15, 19.
[77] Cour d'assises d'Anvers, acte d'accusation.
[78] On a affirmé que des instructions conçues dans le même sens avaient été adressées par le ministre de l'intérieur au commissaire général, mais qu'une erreur télégraphique avait empêché la dépêche d'arriver en temps utile.
[79] Enquête parlementaire, t. I, p. 274-275 ; t. II, p. 1-26, passim.
[80] Cour d'assises d'Anvers, acte d'accusation.
[81] Enquête parlementaire, t. I, p. 186, 195, 316.
[82] LAMARTINE, Révolution de 1848, t. II, p. 216, 229.
[83] Enquête parlementaire sur l'attentat du 13 mai et l'insurrection de juin, t. I, p. 143, 144.
[84] La direction du bulletin avait été confiée au chef du cabinet du ministre de l'intérieur, M. Elias Regnault. Celui-ci, ayant été appelé auprès de sa mère, gravement malade, négligea de contrôler le premier article du numéro du 15 avril, qui était l'œuvre de madame George Sand, et le porta sans le lire à l'imprimerie. De là cette publication regrettable qui émut si vivement les esprits. (ELIAS REGNAULT, Histoire du Gouvernement provisoire, p. 285.)
[85] Enquête parlementaire, t. I, p. 280, dép. Jules Favre.
[86] Enquête parlementaire, t. I, p. 329, dép. Marrast
[87] Enquête parlementaire, t. I, p. 260, dép. Changarnier.
[88] LAMARTINE, Histoire de la révolution de 1848, t. II, p. 298.
[89] Moniteur, p. 835.
[90] Moniteur, p. 859.
[91] Moniteur, p. 853.
[92] Moniteur, p. 865.
[93] Moniteur, p. 865.
[94] Moniteur, p. 871.