La famille royale aux Tuileries. — Les Tuileries. — La Reine et ses enfants. — Instruction de la Reine pour l'éducation du Dauphin. — La Reine prenant part aux affaires. — Mirabeau. — Négociations de M. de la Marck auprès de la Reine. — Entrevue de la Reine et de Mirabeau à Saint-Cloud.Le peuple emmenait la famille royale. Deux têtes de gardes du corps sur des piques précédaient son triomphe. Les chansons, les ordures accompagnaient la voiture qui traînait lentement le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Sur le siège même, le comédien Beaulieu insultait de mille pasquinades la famille royale[1]. La Reine, les yeux secs, muette, immobile, défiait l'insulte comme elle avait défié la mort. J'ai faim ! dit le Dauphin qu'elle tenait sur ses genoux ; la Reine alors pleura. Au bout de sept heures, le cortège arrivait enfin à l'Hôtel de ville ; et comme, en répétant aux Parisiens la phrase de Louis XVI : C'est toujours avec plaisir et avec confiance que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris, Bailly oubliait le mot : confiance, Répétez avec confiance, lui disait la Reine avec la présence d'esprit d'un roi[2]. Les Tuileries devaient être la nouvelle résidence de la famille royale. Rien n'était prêt pour des hôtes dans ce palais sans meubles, abandonné depuis trois règnes. Les dames de la Reine passaient la première nuit sur des chaises, Madame et le Dauphin sur des lits de camp. Le lendemain, la Reine s'excusait auprès des visiteurs du dénuement des lieux : Vous savez que je ne m'attendais pas à venir ici ! disait elle avec un regard et d'un ton qui ne pouvaient s'oublier[3]. Des meubles arrivaient de Versailles, et l'installation se faisait. Le Roi prenait trois pièces au rez-de-chaussée sur le jardin ; la Reine avait ses appartements près des appariements du Roi. En bas était son cabinet de toilette, sa chambre à coucher, le salon de compagnie ; à l'entresol, sa bibliothèque garnie de ses livres de Versailles ; au-dessus, l'an-parlement de Madame, séparé de la chambre à coucher du Roi parla chambre où couchait le Dauphin. Après le salon de compagnie venait le billard, puis des antichambres. La gouvernante des enfants de France, madame de Lamballe, MM. de Chastellux, d'Hervilly, de Roquelaure, habitaient le rez-de-chaussée, au pavillon de Flore ; Madame Élisabeth, le premier étage ; mesdames de Mackau, de Grammont, d'Ossun, et d'antres personnes de la maison ou du service, les étages supérieurs. Au premier étage du palais se trouvaient la salle des gardes, le lit de parade, et des appartements ayant la même destination et le même usage que la galerie de Versailles[4]. Aux premiers jours de son séjour aux Tuileries, la Reine se trouva sans force contre la douleur ; son énergie pliait sous l'humiliation de la royauté. Le lendemain de son arrivée, à la réception du corps diplomatique, essayant de parler, elle suffoquait de sanglots[5]. Les livres, la lecture, ne pouvaient la distraire du souvenir et de l'horreur des journées d'Octobre. Pour échapper au temps, pour occuper au moins son activité physique, elle recourait à son aiguille ; elle se jetait à de grands travaux de tapisserie et les-avançait avec fureur. Mais elle ne pouvait fuir sa pensée, cette pensée, dont ce fragment d'une lettre à la duchesse de Polignac nous confie les angoisses et le découragement : ..... Vous parlez de mon courage ; il en faut moins pour soutenir les moments affreux où je me suis trouvée que pour supporter journellement notre position, ses peines à soi, celles de ses amis et celles de tous ceux qui nous entourent. C'est un poids trop fort à supporter, et si mon cœur ne tenoit par des liens aussi forts à mon mari, mes enfants, mes amis, je désirerois succomber ; mais vous autres me soutenez ; je dois encore ce sentiment à votre amitié. Mais moi, je vous porte à tous malheur, et vos peines sont pour moi et par moi[6]. Ses amis, son mari, ses enfants surtout la soutenaient et l'aidaient à revenir au courage. Où est l'âme de Marie-Antoinette, aux premiers jours de la Révolution ? Où est son esprit, où est son cœur, pendant que la Bastille croula, que les hommes s'agitent, que les choses conspirent, que la fatalité commence ? Esprit, cour, son âme tout entière est à ses enfants[7] ; et lès tendresses inquiètes, et les chers soucis d'une mère penchée sur un fils menacé d'une couronne, emplissent toute cette Reine de leurs seules alarmes. Il semble que la Révolution ne soit pour elle qu'un avertissement providentiel qui révèle à ses indulgences maternelles la gravité et la responsabilité des grands devoirs d'une maternité royale. C'est quelques jours après le 14 juillet, dans les colères, dans les ivresses du peuple et de la cour, que Marie-Antoinette trouve le courage et le sang-froid de tracer pour madame de Tourzel ce long portrait moral du Dauphin, celte instruction où elle a la force d'être impartiale, de ne rien voiler et de tout dire, pour donner à sa gouvernante toutes ces lumières, toutes ces armes : la seconde vue d'une mère qui aime assez son fils pour le juger. 24 juillet 1789. Mon fils a quatre ans quatre mois moins deux jours. Je ne parle pas ni de sa taille, ni de son extérieur, il n'y a qu'et le voir. Sa santé a toujours été bonne, mais, même au berceau, on s'est apperçu que ses nerfs étaient très-délicats et que le moindre bruit extraordinaire faisoit effet sur lui. Il a été tardif pour ses premières dents, mais elles sont venues sans maladies ni accidents. Ce n'est qu'aux dernières, el je crois que c'étoit à la sixième, qu'à Fontainebleau il a eu une convulsion. Depuis il en a eu deux, une dans l'hiver de 87 à 88, et l'autre à son inoculation ; mais cette dernière a été très-petite. La délicatesse de ses nerfs fait qu'un bruit auquel il n'est pas accoutumé lui fait toujours peur ; il a peur, par exemple, des chiens parce qu'd en a entendu aboyer près de lui. Je ne l'ai jamais force à en voir, parce que je crois qu'a mesure que sa raison viendra, ses craintes passeront. Il est, comme tous les enfants forts et bien portants, très-étourdi, très léger, et violent dans ses colères ; mais il est bon enfant, tendre et caressant même, quand son étourderie ne l'emporte pas II a un amour-propre démesuré. qui, en le conduisant bien, peut tourner un jour à son avantage. Jusqu'à ce qu'il soit bien à son aise avec quelqu'un, il sait prendre sur lui, et même dévorer ses impatiences et colères, pour paroître doux et aimable. Il est d'une grande fidélité quand il a promis une chose ; mais il est très-indiscret, il répète aisément ce qu'il a entendu dire, et souvent sans vouloir mentir il ajoute ce que son imagination lui a fait voir. C'est son plus grand défaut, et sur lequel il faut bien le corriger Du reste, je le répète, il est bon enfant, et avec de la sensibilité et en même temps de la fermeté, sans être trop sévère, on fera toujours de lui ce qu'on voudra. Mais la sévérité le révolteroit, parce qu'il a beaucoup de caractère pour son rage ; et, pour en donner un exemple, dès sa plus petite enfance le mot pardon l'a toujours choqué. Il fera et dira tout ce qu'on voudra quand il a tort, mais le mot pardon, il ne le prononcera qu'avec des larmes et des peines infinies. On a toujours accoutumé mes enfants à avoir grande confiance en moi, et quand ils ont eu des torts, à me les dire eux-mêmes. Cela fait qu'en les grondant j'ai l'air plus peinée et affligée de ce qu'ils ont fait que fâchée. Je les ai accoutumés tous à ce que oui, ou non, prononcé par mot, est irrévocable, mais je leur donne toujours une raison à la portée de leur tige, pour qu'ils ne puissent pas croire que c'est humera de ma part. Mon fils ne sait pas lire, et apprend fort mal ; mais il est trop étourdi pour s'appliquer. Il n'a aucune idée de hauteur dans la tête, et je désire fort que cela continue. Nos enfants apprennent toujours assez tôt ce qu'ils sont. Il aime sa sœur beaucoup, et a bon cœur. Toutes les fois qu'une chose lui fait plaisir, soit d'aller quelque part ou qu'on lia donne quelque chose, son premier mouvement est toujours de demander pour sa sœur de même. Il est ne gai. Il a besoin pour sa santé d'être beaucoup à l'air, et je crois qu'il vaut mieux pour sa santé le laisser jouer et travailler à la terre sur les terrasses que de le mener plus loin. L'exercice que les petits enfants prennent en courant, en jouant à l'air est plus sain que d'être forcés à marcher, ce qui souvent leur fatigue les reins. Je vais maintenant parler de ce qui l'entoure. Trois sous-gouvernantes, mesdames de Soucy, belle-mère et belle-fille ; et madame de Villefort. Madame de Soucy la mère, fort bonne femme, très-instruite, exacte, mais mauvais ton. La belle-fille, même ton. Point d'espoir. Il y a déjà quelques années qu'elle n'est plus avec ma fille ; mais avec le petit garçon il n'y a pas d'inconvénient. Du reste, elle est très-fidèle et même un pet sévère, avec l'enfant : Madame de Villefort est tout Ai contraire, car elle lé- gâte ; elle a au moins aussi mauvais ton, et plus même, mais à l'extérieur. Toutes sont bien ensemble. Les deux premières femmes, toutes deux fort attachées à l'enfant. Mais madame Lemoine, une caillette et bavarde insoutenable, contant tout ce qu'elle sait dans la chambre, devant l'enfant ou non, cela est égal. Madame Nouville a un extérieur agréable, de l'esprit, de l'honnêteté ; mais on la dit dominée par sa mère, qui est très-intrigante. Brunier le médecin a ma grande confiance toutes les fois que les enfants sont malades, mais hors de là il faut le tenir à sa place ; il est familier, humoriste et clabaudeur. L'abbé d'Avaux peut être fort bon pour apprendre les lettres à mon fils, mais du reste il n'a ni le ton, ni même ce qu'il faudrait pour être auprès de mes en-fans. C'est ce qui m'a décidée dans ce moment à lui retirer ma fille ; il faut bien prendre garde qu'il ne s'établisse hors les heures des leçons chez mon fils. C'est une des choses qui a donné le plus de peine à madame de Polignac, et encore n'en venoit-elle toujours à bout, car c'étoit la société des sous-gouvernantes. Depuis dix jours j'ai appris des propos d'ingratitude de cet abbé qui m'ont fort déplu. Mon fils a huit femmes de chambre. Elles le servent avec zèle ; mais je ne puis pas compter beaucoup sur elles. Dans ces derniers temps, il s'est tenu beaucoup de mauvais propos dans la chambre, mais je ne saurois pas dire exactement par qui ; il y a cependant une madame Belliard qui ne se cache pas sur ses sentiments : sans soupçonner personne on peut s'en méfier. Tout son service en hommes est fidèle, attaché et tranquille. Ma fille a à elle deux premières femmes et sept femmes de chambre. Madame Brunier, femme du médecin, est à elle depuis sa naissance, la sert avec zèle ; mais sans avoir rien de personnel à lui reprocher, je ne la chargerois jamais que de son service. Elle tient du caractère de son mari. De plus, elle est avare, et avide des petits gains qu'il y a à faire dans la chambre. Sa fille, madame Tréminville, est une personne d'un vrai mérite. Quoiqu'âgée seulement de vingt sept ans, elle a toutes les qualités d'un âge mûr. Elle est à nia fille depuis sa naissance, et je ne l'ai pas perdue de vue. Je l'ai mariée, et le temps qu'elle n'est pas avec ma fille, elle l'occupe en entier à l'éducation de ses trois petites filles. Elle a un caractère doux et liant, est fort instruite, et c'est elle que je désire charger de continuer les leçons à la place de l'abbé à Avaux. Elle en est fort en état, et puis que j'ai le butineur d'en être sûre, je trouve que c'est préférable à tout. Au reste, ma fille l'aimé beaucoup, et y a confiance. Les sept autres femmes sont de bons sujets, et cette chambre est bien plus tranquille que l'autre. Il y a deux très-jeunes personnes, mais elles sont surveillées par leur mère l'une à ma fille, l'autre par madame le Moine. Les hommes sont à elle depuis sa naissance. Ce sont des êtres absolument insignifiants ; mais comme ils n'ont rien à faire que le service, et qu'ils ne restent point dans sa chambre par de là, cela m'est assez insignifiant[8]. Un billet confidentiel de Marie-Antoinette répète ce même jugement sans faiblesse sur son fils. Il nous montre la mère dans l'exercice de son autorité, s'efforçant de vaincre les rébellions de l'enfant, de gronder ses colères, tremblant et cependant tâchant de ne pas faiblir dans ce grand mandat d'élever un roi : Ce 31 août. Il m'a été impossible, mon cher cœur, de revenir de Trianon, j'ai beaucoup trop souffert de ma jambe. Ce qui vient d'arriver à Monsieur le Dauphin ne m'étonne point. Le mot pardon l'irritoit dès sa plus tendre enfance, et il faut s'y prendre avec de grandes précautions dans ses colères. J approuve entièrement ce que vous avez fait ; mais qu'on l'ammene et je lui ferai sentine combien toutes ses révoltes m'afflige. Mon cher cœur, notre tendresse doit estre sévère pour cet enfant ; il ne faut pas oublier que ce n'est pas pour nous que nous devons l'élever, mais pour le pays. Les premières impressions sont si fortes dans l'enfance que, en vérité, je suis effrayée quand je pense que nous élevont un roi. Adieu, mon cher cœur, vous sçavez si je vous aime[9]. MARIE-ANTOINETTE. Plus tard, après Octobre, retirée aux Tuileries, ne paraissant plus en public, la Reine se donnait encore mieux à ses enfants. Elle devenait dans sa retraite l'institutrice et la gouvernante de sa fille, passant ses matinées à surveiller ses leçons, les appuyant, les expliquant avec ce sens et cette façon des mères qui font l'étude à leur image, douce, familière et caressante. Puis elle donnait ses soins à son fils, trop jeune pour apprendre, mais qu'elle formait déjà à plaire, cherchant à le douer de cette amabilité, de cet accueil qui avaient gagné à sa mère le cœur de la France ; développant en lui toutes ces séductions de l'enfance qui enchantent et désarment les passions d'un peuple. C'était la plus grande consolation de ses chagrins que ce joli enfant, auquel il suffisait de rire pour que la Révolution lui pardonnât ; c'était le meilleur de ses journées que le moment où, accompagnant le Dauphin sur la terrasse au bord de l'eau, dans ce jardin alors appelé jardin du Dauphin, elle s'oubliait à le regarder s'amusant avec sa sœur des canards qui plongeaient dans le bassin, ou bien des oiseaux qui volaient en chantant dans la grande volière[10]. Quelle douce émotion ; puis quels baisers de la Reine, quand, s'échappant de ses mains, le Dauphin courait à M. Bailly qui entrait chez le Roi : Monsieur Bailly, lui disait l'enfant, que voulez-vous donc faire à papa et à maman ? Tout le monde pleure ici...[11] Et plus tard, quel orgueil, quelles joies d'une mère, des scènes pareilles à la scène charmante racontée par Bertrand de Molleville : le Dauphin chantant, folâtrant et jouant dans la chambre de la Reine avec un petit sabre de bois et un petit bouclier, on vient le chercher pour souper ; en deux sauts il est à la porte. Eh bien ! mon fils, fait la Reine en le rappelant, vous sortez sans faire un petit salut à M. Bertrand ? — Oh maman, répond l'enfant avec un sourire et toujours sautant, c'est parce que je sais bien qu'il est de nos amis, M. Bertrand... Bonsoir, monsieur Bertrand ! Le Dauphin parti : N'est-ce pas, qu'il est bien gentil, mon enfant, monsieur Bertrand ? disait la Reine au ministre, il est bien heureux d'être aussi jeune ; il ne sent pas ce que nous souffrons et sa gaieté nous fait du bien...[12] Mais quelles terreurs traversaient les joies maternelles de Marie-Antoinette, ses seules joies ! Chaque semaine, chaque jour apportait la menace et le détail de nouvelles journées d'Octobre. La Reine tremblait sans cesse, non pour elle, mais pour ses enfants. La nuit du 13 avril 1790, la nuit pour laquelle la Fayette a annoncé une attaque du château, le Roi, accouru chez la Reine au bruit de deux coups de fusil, ne la trouve pas Il entre chez le Dauphin : la Reine le tenait dans ses bras et pressé contre elle. Madame, dit le Roi, je vous cherchais et vous m'avez bien inquiété. — Monsieur, j'étais à mon poste, répond la mère en montrant son fils[13]. La Reine ne quittait plus ses enfants. Elle ne sortait des Tuileries que pour des courses de charité dans Paris, emmenant son fils et sa fille au faubourg Saint-Antoine, à la manufacture des glaces ; les formant à l'exemple de sa bienfaisance leur apprenant à donner, comme elle, avec de bonnes paroles. Une autre fois, elle les emmenait à la manufacture des Gobelins, dans ce quartier de misère qui entendait dire à la Reine : Vous avez bien des malheureux, mais les moments où nous les soulageons nous sont bien précieux[14]. Elle menait encore ses enfants aux Enfants trouvés, pour leur apprendre qu'il était des malheureux de leur âge. Elle faisait le bien chaque jour, dégageant du Mont-de-Piété les pauvres garde-robes et les paquets de linge[15], saisissant, pour soulager le peuple, toute occasion heureuse, comme la première communion de sa fille ; semant autour d'elle les bonnes œuvres jusqu'au 9 août, où la Reine de France empruntera un assignat de 200 livres pour faire une aumône ! Mais si la mère avait son poste, la Reine aussi avait ses devoirs. Dernier tourment de cette vie douloureuse ! Marie-Antoinette ne peut se donner à ses chagrins et se laisser aller, sans mouvement, au désespoir, à la paresse, au repos des grandes douleurs. La Reine doit à toute heure se posséder, se vaincre et se surmonter. Elle doit, telle est la position que lui fait la faiblesse de Louis XVI, conseiller à tout moment le Roi et le faire à tout moment vouloir. Il faut qu'elle assiste au Conseil dans les délibérations importantes, qu'elle pèse les projets, qu'elle estime les espérances ; qu'elle lise les Mémoires des royalistes, qu'elle en saisisse le point de vue et les moyens, qu'elle en expose au Roi les chances et les dangers ; qu'elle cherche et qu'elle discute avec M. de Ségur, avec le comte de la Marck, avec M. de Fontanges, le salut du Roi, des siens et du royaume ; qu'elle perce et discerne les intérêts, les vanités, les folies, qu'elle combatte les imprudences des uns, les promesses des autres, les ambitions de tous ; qu'elle aiguillonne le dévouement et retienne le zèle ; qu'elle enchaîne les dispositions républicaines des ministres, qu'elle encourage le grand parti des timides, qu'elle arrête les tentatives des émigrés, qu'elle interroge l'Europe... Il lui faut enfin décider le Roi à agir, et, sinon à agit, du moins à se retirer dans une place forte et à laisser agir. Le séjour des Tuileries était insupportable l'été. La famille royale obtenait la permission d'aller à Saint-Cloud. Ce voyage fut comme une trêve aux ennuis de la Reine ; et pourtant ce n'était plus l'ancien salon de Saint-Cloud, tout peuplé d'amis : le triste salon que ce salon du déjeuné, autrefois si gai ![16] mais c'était un peu de liberté, de l'air, des jardins sans cris, sans peuple... La Reine reprenait avec plus de courage et d'espérance l'œuvre commencée aux Tuileries. Elle essayait de décider le Roi à partir. Le Roi cédait, promettait ; puis, les malles faites, il se dérobait à sa parole. Et la Reine le voyait avec terreur attendre la République comme il avait attendu Octobre, quand le génie de la Révolution demandait audience à la Reine. Un matin, c'était au mois de septembre 1789, Mirabeau venait chez un ami : Mon ami, lui disait-il, il dépend de vous de me rendre un grand service, je ne sais où donner de la tête. Je manque du premier écu. Prêtez-moi quelque chose. Et Mirabeau emportait un rouleau de cinquante louis de chez M. de la Marck[17]. Aussitôt M. de la Marck courait aboucher la conscience de Mirabeau avec la cour. Aux ouvertures que M. de la Marck faisait faire par madame d'Ossun auprès de la Reine, à ces paroles qu'il lui faisait porter, qu'il s'était rapproché de Mirabeau pour le préparer à être utile au Roi, lorsque les ministres se verraient forcés de se concerter avec lui, la Reine répondait elle-même à M. de la Marck : Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau. Mirabeau ne tardait pas à s'impatienter qu'on ne le marchandât pas encore, et il laissait tomber dans l'oreille de M. de la Marck, pour effrayer la cour : A quoi donc pensent ces gens-là ? Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ?... — Tout est perdu, disait-il encore à la fin de septembre : le Roi et la Reine y périront, et vous le verrez, la populace battra leurs cadavres... oui, oui, on battra leurs cadavres ![18]... Bientôt il montait à la tribune, et là, faisant tonner la menace, il appelait la colère populaire sur la Reine à propos du repas des gardes du corps... Il avait déchaîné les journées d'Octobre ! Au mois d'avril 1790, le lendemain du jour où Mirabeau avait eu une entrevue secrète avec le comte de Mercy chez M. de la Marck, M. de la Marck était mandé chez la Reine. La Reine lui disait que depuis deux mois elle avait, conjointement avec le Roi, pris la résolution de se rapprocher du comte de Mirabeau ; et tout aussitôt, avec un accent d'embarras, elle demandait à M. de la Marck s'il croyait que Mirabeau n'avait point eu part aux horreurs des journées des 5 et 6 octobre. L'ami de Mirabeau se hâtait d'affirmer qu'il avait passé ces deux journées en partie avec lui, et qu'ils dînaient ensemble tête à tête précisément lorsque l'on annonça l'arrivée de la populace de Paris à Versailles : Vous me faites plaisir, — disait la Reine, que le ton de M. de la Marck rassurait et persuadait un moment ; — j'avais grand besoin d'être détrompée sur ce point. Mirabeau envoyait sa première note à la cour ; et M. de la Marck venait s'informer auprès au la Reine de l'effet de cette première note. La Reine assurait M. de la Marck de la satisfaction du Roi. Elle lui parlait de l'éloignement du Roi de vouloir recouvrer son autorité dans toute l'étendue qu'elle avait eue autrefois ; elle lui disait combien il croyait peu que cela Mt nécessaire et à son bonheur personnel et au bonheur de ses peuples. Puis elle questionnait M. de la Marck sur ce qu'il y aurait de mieux à faire pour que M. de Mirabeau fût content d'elle et du Roi. M. de la Marck venait demander ses conditions à Mirabeau. Ses dettes payées, Mirabeau ne demandait que cent louis par mois pour arrêter la Révolution. Le jour où M. de la Marck retournait auprès de la Reine, la Reine lui disait : En attendant que le Roi vienne, je veux vous dire qu'il est décidé à payer les dettes du comte de Mirabeau. Peu après, le Roi confirmait cette promesse, promettait en sus 6.000 livres par mois, et donnait à M. de la Marck, devant la Reine, quatre billets de sa main, chacun de 250.000 livres, qui ne devaient être remis à Mirabeau qu'à la fin de la session s'il me sert bien, disait le Roi[19]. Ainsi Mirabeau était acheté, et il n'échappait même pas à la honte d'être acheté à forfait. Pendant toute cette négociation, d'un jour à un autre jour, d'une heure à l'heure suivante, que de variations dans la pensée de la Reine ! Le malheur ne l'avait point encore guérie de la mobilité d'esprit. Elle flottait, elle errait de l'espérance à la crainte, de la foi au doute. Elle s'abandonnait aux promesses de Mirabeau, puis elle en repoussait les assurances. M. de la Marck, M. de Mercy venaient de la convaincre ; elle s'étonnait de désespérer. Hier, elle se disait qu'un homme si puissant pour le mal serait tout-puissant pour le bien ; aujourd'hui elle se demandait si la royauté ne donnait pas un exemple de scandale en descendant à payer un tribun, et elle se prenait à douter que Dieu bénît de tels marchés. Tantôt, tout entière au présent, oubliant la Révolution comme si la monarchie allait avoir un intendant pour s'occuper de cela, elle retrouvait avec ses amis le passé, son rire, son confiant abandon, sa malice et sa grâce ; tantôt l'avenir s'emparait d'elle et agitait ses nuits. Cependant, la négociation terminée, c'était l'espérance qui triomphait en elle : elle espérait un moment follement comme le Roi. Mirabeau s'était mis à l'œuvre. Mais, pendant que, pour gagner son argent, il envoyait à la cour notes sur notes[20], vains conseils où tout ce qui n'est pas menace n'est que ténèbres ; pendant qu'il bondissait à la tribune pour sauver son honneur ; pendant que, mal à l'aise et grondant dans ce rôle à deux faces, il s'agitait et se précipitait de tous côtés, haletant, furieux et ne suffisant pas à son génie, brûlant ses jours, brûlant ses nuits, parlant, écrivant, dictant, vivant, sans pouvoir rassasier son âme de fatigues ni son corps de débauches, un sentiment confus se faisait jour dans les orages de son cœur. Un désir étrange, irrité chaque jour, le poussait à s'approcher de la Reine. Sa parole changeait tout à coup pour elle ; sa plume trouvait en parlant d'elle l'admiration, l'enthousiasme. Mirabeau voulait voir Marie-Antoinette. Et M. de Mercy obtenait de Marie-Antoinette qu'elle vît Mirabeau à Saint-Cloud[21] le 3 juillet 1790. Quel moment ! quelle entrevue ! Il est donc devant la
Reine, l'homme de la Révolution auquel il a fallu acheter le salut de la
monarchie, l'homme couvert de crimes et de gloire, l'homme qui a dit
dédaigneusement de la femme de son roi : Eh bien !
qu'elle vive ! l'homme d'Octobre, cet homme que la Reine appelle le monstre ! A son aspect, la Reine n'a pu retenir
un mouvement d'horreur : la voilà balbutiante, et se rappelant à. peine la
flatterie qu'elle répétait en venant : Quand on
parle à un Mirabeau[22]... Lui pourtant,
fier de cette terreur, enivré de tant d'honneur que lui faisait le destin,
ému, troublé auprès de cette Reine suppliante qui commandait au sang de
Marie-Thérèse et ne commandait plus à ses larmes, ébloui de son aventure,
transporté d'émotions et de pitiés orgueilleuses, croyant un moment donner ce
dévouement qu'il avait vendu, il défiait l'histoire et la fatalité, il
assurait Marie-Antoinette de la providence de son génie, il jurait que
Mirabeau lui apportait l'avenir ! Rêves, chimères, illusions ! Fanfaron, qui, pour avoir mené le torrent où le torrent voulait aller, croyait pouvoir le remonter ! Les événements n'étaient plus aux mains des hommes ; et ce misérable enivré, qui promettait un trône au fils de la Reine de France, était déjà promis à la mort. |
[1] Journal de la cour et de la ville, 10 mai 1790.
[2] Journal de la cour et de la ville.
[3] Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, par Mme de Staël, 1812.
[4] Le château des Tuileries, par P. J. A. R. D. E. Paris, Lerouge, 1807, vol. I.
[5] Considérations sur les principaux événements de la Révolution française, par M de Staël.
[6] Mémoires sur la vie et le caractère de madame la duchesse de Polignac, par la comtesse Diane de Polignac. Hambourg, 1796.
[7] La Reine écrit le 12 août à la duchesse de Polignac : ... Ma santé est assez bonne, quoique nécessairement un peu affaibli par tous les choques continuels qu'elle éprouve. Nous ne sommes entouré que de peines, de malheurs et de malheureux, — sans compter les absences. Tout le monde fuie, et je suis encore trop heureuse de penser que tous ceux qui m'intéressent sont éloigniez de moi. Aussi je ne vois personne, et je suis toute la journée seule chez moi. Mes enfant font mon unique ressource... (Lettre tirée des papiers de la famille du duc de Polignac, citée avec l'orthographe textuelle par M. Feuillet de Conches.)
[8] Nous devons la communication de ce bien précieux document, trouvé le 10 août, aux Tuileries, chez madame de Tourzel, et publié par nous sur copie, à l'obligeance de M. Ch. Alleaume. Quelque respect que nous ayons pour les susceptibilités des familles, nous n'avons pas cru devoir supprimer les noms propres dans la seconde partie de cette instruction. Le jugement de 'Marie-Antoinette sur la maison de ses enfants, à la date du 24 juillet 1789, appartient désormais, et tout entier, à l'histoire. Au reste, il est permis de rappeler de ce jugement, jugement d'une heure et d'un jour dans la Révolution, que le cœur de la Reine a dû modifier depuis, selon les dévouements.
[9] Lettre autographe signée, communiquée par M. le marquis de Flers et publiée pour la première fois par nous. Nous avons cru devoir respecter l'orthographe des lettres de la Peine dont nous avons eu communication. Il n'est pas besoin de rappeler ici que l'orthographe n'entrait point dans l'éducation du dix-huitième siècle. Voir tous les autographes du temps, et consulter Dutens, Mémoires d'un voyageur qui se repose, sur l'orthographe des lettres de Voltaire.
[10] Le château des Tuileries.
[11] Journal de la cour et de la ville, 12 février 1791.
[12] Histoire de la Révolution de France, par Bertrand de Molleville.
[13] Mémoires de Mme Campan.
[14] Journal de la cour et de la ville, 9 mai 1790. — Fondatrice de la Société des dames de la Charité maternelle, la Reine entrait dans tous les détails et dans l'examen de tous les moyens qui pouvaient soulager les pauvres, elle chargeait dix dames de distribuer 1.600 francs par mois en nourriture et en chauffage dans toutes les paroisses de Paris. Elle ajoutait à cette somme 1200 livres destinées aux couvertures et vêtements des malades. Elle autorisait les dames de la Charité maternelle à donner des layettes à trois cents mères pendant les trois mois de l'hiver (Etrennes de la vertu pour l'année 1792. Paris. Savoye).
[15] Révolutions de Paris, par Prudhomme, vol. II.
[16] Mémoires de la duchesse de Polignac, par la comtesse de Polignac.
[17] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck, publiée par A. de Bacourt, vol. I.
[18] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck.
[19] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck, vol. I.
[20] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck. — Pièces justificatives des crimes commis par ci-devant Roi. Second recueil, Ier cahier.
[21] Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck. — Cet été de 1790 était la dernière villégiature de la Reine à Saint-Cloud. Elle écrivait au mois de mai 1790 à Léopold II :
... Notre santé à tous se soutient bonne ; grâce à Dieu, c'est un miracle au milieu des peines d'esprit et des scènes affreuses, dont tous les jours nous avons le récit et dont souvent nous sommes les témoins. Je crois qu'on va nous laisser profiler du beau temps, en allant quelques jours à Saint-Cloud qui est aux portes de Paris. Il est absolument nécessaire pour nos santés de respirer un air plus pur et plus frais, mais nous reviendrons souvent ici. Il faut inspirer de la confiance à ce malheureux peuple ; on cherche tant à l'inquiéter et à l'entretenir contre nous. Il n'y a que l'excès de la patience et la pureté de nos intentions qui puissent le ramener à nous ; il sentira tôt ou tard, combien pour son propre bonheur, il doit tenir à un seul chef, et quel chef encore ! celui qui, par l'excès de sa bonté, et toujours pour leur rendre le calme et le bonheur, a sacrifié ses opinions, sa sûreté et jusqu'à sa liberté. Non je ne puis croire, que tant de maux, tant de vertus ne soient pas récompensés un jour. (Marie-Antoinette, Joseph II, und Leopold II, von d'Arneth. Leipzig, 1866.
[22] Mémoires de Mme Campan, vol. II.