I. — LES PROMOTIONS DE STEENSTRAËTE[1] (Extraits du Journal officiel)Sont inscrits aux tableaux spéciaux de la Légion d'honneur et de la médaille militaire (arrêté ministériel du 15 janvier), les officiers, officiers-mariniers et marins dont les noms suivent : BRIGADE DES FUSILIERS MARINS.Pour la croix de chevalier :(Pour prendre rang du 3 décembre 1914.)M. DONVAL, médecin de 1re classe à l'ambulance n° 1 de la brigade de fusiliers marins : figurait au tableau de concours de 1914. S'est acquis de nouveaux titres par les services rendus depuis le début de la campagne. M. DEGROOTE, médecin de 1re classe de réserve à l'ambulance n° 2 de la brigade de fusiliers marins : figurait au tableau de concours de 1914. S'est acquis de nouveaux titres par les services rendus depuis le début de la campagne. M. LE DOZE, officier d'administration de 1re classe du commissariat et de santé à l'ambulance n° 1 de la brigade de fusiliers marins : figurait au tableau de concours de 1914. S'est acquis de nouveaux titres par les services rendus depuis le début de la campagne. Pour la croix d'officier :(Pour prendre rang du 30 décembre 1914.)M. BONELLI, lieutenant de vaisseau : a enlevé deux tranchées à l'ennemi à 200 mètres des tranchées principales. Blessé au cours de l'action. Pour la croix de chevalier :M. BIOCHE, enseigne de vaisseau de 2e classe : blessé en se portant avec sa section sur une position battue par les mitrailleuses ennemies. M. PITOUS, lieutenant de vaisseau : blessé en se découvrant pour observer la position ennemie, a pu donner, malgré sa blessure, les indications les plus précieuses ; a toujours eu dans les affaires précédentes la plus belle attitude au feu. M. VIAUD, enseigne de vaisseau de 1re classe : grièvement blessé en menant sa section à l'assaut d'une tranchée. M. GESSIAUME, premier maitre de manœuvre ; adjudant de bataillon, a rempli le 17 décembre plusieurs missions périlleuses sur la ligne de feu. A toujours montré depuis le début de la campagne les plus belles qualités militaires dans les nombreuses affaires auxquelles il a pris part. M. BOISSAT-MAZERAT, enseigne de vaisseau de 1re classe : placé en flanc-garde, a été blessé, est resté à son poste et a conservé toute la journée la position qui lui avait été assignée. (Pour prendre rang du 2 janvier 1915.)M. RAVEL, lieutenant de vaisseau de réserve : blessé quatre fois à l'attaque du 22 décembre, est resté jusqu'au soir avec sa compagnie qu'il a ramenée. M. ARNOULD, médecin de 3e classe auxiliaire : s'étant déjà signalé pour son dévouement actif et courageux, 8, le 17 décembre, organisé sous le feu une petite ambulance où il a sauvé d'une mort certaine vingt blessés et assuré leur évacuation. Bien qu'un obus ait détruit son ambulance, il ne l'a quittée qu'après s'être assuré qu'il n'y restait aucun blessé à soigner. Pour la croix d'officier :(Pour prendre rang du 7 février 1915.)M. DUVIGEANT, commissaire en chef de 2e classe. Rend les plus grands services à la brigade comme chef des services administratifs ; déjà titulaire de neuf propositions ; vient d'être blessé en service commandé par une bombe d'aéroplane. Pour la croix de chevalier :M. BELLAY, enseigne de vaisseau de 1re classe. S'est distingué à différentes reprises à la tête de sa section de mitrailleuses par son calme, son énergie, et a montré les plus belles qualités de commandement ; a été grièvement blessé dans sa tranchée. Pour la croix d'officier :(Pour prendre rang du 8 avril 1915.)M. BERTRAND (E.-J.-L.-J.), capitaine de frégate, commandant le 3e bataillon du 1er régiment de fusiliers marins ; 32 ans de services, 26 ans 4 mois à la mer. Chevalier du 11 juillet 1899. Officier très dévoué à son devoir. Commande bien son bataillon depuis le début de novembre. Pour la croix de chevalier :M. BÉRA (J.-J.-L.), lieutenant de vaisseau de réserve, capitaine d'une compagnie de fusiliers marins. Commande une compagnie depuis le 1er novembre. A pris part depuis à tous les combats de la brigade. Officier calme, énergique, très maitre de lui, possède toute la confiance de ses hommes. M. MICHEL (R.-C.-L.), lieutenant de vaisseau commandant la 5e compagnie du 1er régiment de marins, 16 ans de services. Est inscrit au tableau normal. Officier remarquable comme énergie et courage. A pris une part brillante à toutes les opérations de la brigade. Occupait un poste très dangereux, constamment attaqué. M. DELEUZE (E.-E.), lieutenant de vaisseau commandant la 10e compagnie du 2e régiment de marins, 16 ans de services. Officier très complet, déjà proposé pour sa participation à l'attaque des tranchées du 17 décembre, où il a montré un entrain remarquable et pris deux mitrailleuses. (Pour prendre rang du 5 juillet 1915.)M. TASSEL, enseigne de vaisseau de 1re classe. Sert à la brigade de fusiliers marins depuis sa formation en qualité de chef d'une section de mitrailleuses. Officier énergique, courageux et capable. A beaucoup contribué personnellement à l'échec d'une attaque allemande sur le pont de Dixmude dans la nuit du 10 au 11 novembre 1914. (Pour prendre rang du 23 novembre 1915.)Le premier maitre fusilier MORICE : le 10 novernbre1914, a contribué à défendre avec sa section une barricade jusqu'à la dernière extrémité. Le 17 décembre 1914, a fait preuve des plus belles qualités militaires en se portant, avec sa section, sur une position battue par les mitrailleuses, où il a tenu jusqu'au moment où il a été grièvement blessé. Impotence fonctionnelle de la jambe gauche et de l'avant-bras droit. (Pour prendre rang du 8 décembre 1915.)M. LARTIGUE, lieutenant de vaisseau : officier très brave et très énergique. Blessé une première fois, est resté à son poste ; a été blessé une seconde fois ; est revenu après guérison, montrant toujours les plus belles qualités militaires et morales. (Pour prendre rang du 15 décembre 1915.)M. MAZEN, enseigne de vaisseau de 1re classe : brillant officier, a montré au feu les plus belles qualités le 10 novembre 1914 ; à Dixmude, se trouvant dans une tranchée complètement enveloppée, a remis lui-même en action une mitrailleuse dont l'armement était anéanti, permettant ainsi le dégagement de sa troupe. Cité à l'ordre de l'armée pour sa conduite à l'assaut du 17 décembre. (Pour prendre rang du 17 décembre 1915.)M. POUCHARD, aumônier du 1er régiment de fusiliers marins pendant toute la campagne ; a fait preuve, dans l'accomplissement de son ministère, d'un dévouement, d'une activité, d'un mépris du danger qui ont été pour les hommes un précieux réconfort. Cité à l'ordre de l'armée pour sa conduite pendant la journée du 17 décembre 1914. Pour la médaille militaire :(Pour prendre rang du 17 décembre 1914.)LE GOFF, second maitre de manœuvre : s'est présenté comme volontaire pour une reconnaissance de jour prescrite par l'amiral. A dirigé cette reconnaissance, très périlleuse étant donné les circonstances. MOALLIC, fusilier breveté : volontaire pour une reconnaissance de jour, blessé, est resté sur place. A reçu le feu des tranchées allemandes pendant le reste de la journée. A regagné sa compagnie pendant la nuit, malgré sa blessure. LENEVEU, matelot sans spécialité : volontaire pour une reconnaissance, blessé. (Pour prendre rang du 20 décembre 1914.)LABIA, fusilier breveté réserviste : en allant porter un ordre à une compagnie engagée, comme agent de liaison, a fait plusieurs prisonniers et trouvé une mitrailleuse sous des cadavres allemands dans une tranchée. (Pour prendre rang du 30 décembre 1914.)LE BOULANGER, second maitre de timonerie : grand sang-froid au feu, blessé en conduisant sa demi-section au feu. BOTHOREL, quartier-maitre fusilier : a fait preuve du plus grand courage en installant tout seul sa mitrailleuse sous un feu violent de mitrailleuses. Ce quartier-maitre donne d'ailleurs constamment l'exemple de la bravoure la plus calme et de la discipline la plus parfaite. KERMAGORET, second maitre fusilier belle conduite pendant le combat du 17 décembre, où il a été grièvement blessé. LANGLOIS, quartier-maitre fusilier : a entrainé brillamment son escouade à l'assaut d'une tranchée ; blessé à l'assaut. GUILLEMIN, fusilier breveté : toujours au premier rang pour missions délicates ; blessé en portant secours à son chef de section. DUHAMEL, fusilier breveté : blessé en portant un ordre ; grand sang-froid habituel. CHEVALIER, maitre boulanger-coq : étant blessé au pied, a réussi à porter un ordre important au point le plus menaçant de la ligne. (Pour prendre rang du 21 septembre 1915.)MAURICE, matelot sans spécialité : grièvement blessé le 17 décembre 1914 à son poste de combat au cours d'un violent bombardement. S'est toujours montré plein de courage et d'entrain. CHAMPOT, matelot de 5e classe sans spécialité : très actif, énergique. Grièvement blessé au genou le 29 décembre 1914, en se portant au secours de son lieutenant. Amputé d'une cuisse. (Pour prendre rang du 24 octobre 1915.)GOURIOU, matelot de 1re classe, fusilier breveté : belle conduite au feu, grièvement blessé le 22 décembre 1914, amputé du bras droit. SALSON, matelot sans spécialité : grièvement blessé en se lançant à l'assaut pour aller délivrer ses camarades prisonniers. Paralysie radiale du bras gauche. (Pour prendre rang du 12 novembre 1915.)KERBÉRENÈS, quartier-maitre mécanicien. Excellent chef d'escouade, énergique, plein d'entrain et de mordant. Belle attitude au feu. Grièvement blessé le 18 décembre 1914. Énucléation de l'œil gauche. HÉLIAS, matelot sans spécialité. Excellent serviteur, courageux et dévoué. Grièvement blessé le 17 décembre 1914. Ankylose de l'épaule et de l'avant-bras droits. (Pour prendre rang du S décembre 1915.)COAT, second maitre de manœuvre à la brigade du 6 août 1914 : très bon serviteur, d'excellente tenue. Le 17 décembre 1914, tous les officiers de sa compagnie étant tués ou blessés, a rallié ses hommes. TRÉBERN, matelot sans spécialité : brancardier, a fait preuve en toutes circonstances d'un grand courage et d'un dévouement absolu pour les blessés. Se proposait toujours le premier dans les divers engagements pour aller relever sur le champ de bataille, notamment les 17 et 22 décembre et le 9 mai. Déjà cité à l'ordre du régiment. Très grièvement blessé le 28 août à la tranchée. GUINAMANT, quartier-maitre électricien temporaire dans les offensives de Steenstraëte (17-22 décembre), a montré une grande bravoure et un grand dévouement en allant sous un feu ennemi très nourri chercher avec un de ses camarades six blessés tombés en avant des lignes. Les a rapportés sur son dos en se traînant dans la boue, après avoir fait un prisonnier qu'il a ramené avec lui. Toutes ces décorations comportent l'attribution de la croix de guerre avec palme. CITATIONS À L'ORDRE DE L'ARMÉEDELEUZE (E.-E.), lieutenant de vaisseau : a conduit l'attaque le 17 décembre contre les tranchées ennemies, a montré un entrain et une science militaire remarquables ; a enlevé les premières tranchées et pris deux mitrailleuses. REYMOND (H.), lieutenant de vaisseau : s'est porté avec sa compagnie pour établir la liaison sur la ligue de feu entre les marins et le corps voisin. A réussi malgré la mise hors de combat de la plupart de ses gradés à se maintenir sous un feu violent dans les positions acquises. BARTHAL (R.-A.-J.-E.-J.), lieutenant de vaisseau : blessé grièvement le 22 décembre, à la tête de ses hommes, à l'assaut d'une tranchée ennemie. BASTARD (M.-V.-E.-R.), enseigne de vaisseau : officier énergique et actif, s'est particulièrement distingué dans l'attaque du 22 décembre. SOL (H.-C.-V.), enseigne de vaisseau : grièvement blessé le 22 décembre en menant, ses troupes à l'assaut. MAZEN (A.-N.-C.-G.), enseigne de vaisseau : officier énergique, a fait preuve d'une initiative intelligente et heureuse en se servant d'une mitrailleuse étrangère abandonnée par son armement. BONNET (J.), enseigne de vaisseau : officier audacieux et adroit, s'est signalé dans de nombreuses reconnaissances de nuit et de jour, notamment avant l'attaque du 17 décembre. DE LAFOREST DIVONNE (J.), enseigne de vaisseau : a remplacé sous le feu le lieutenant de la compagnie de première ligne qui avait été tué ; a montré beaucoup d'énergie et de jugement dans une position difficile à conquérir et à garder. LE BOLÈS (E.-L.), officier des équipages : au combat du 22 décembre, a réussi à ramener sa compagnie qui avait fait de très grosses pertes. COCHERIL (J.-M.), officier des équipages : chargé d'une section de mitrailleuses, s'est particulièrement distingué. PIERRE (R.-E.-A.), médecin de 3e classe : jeune médecin d'un dévouement absolu depuis le début de la campagne. Bien souvent sous la ligne de feu et sous les obus. VITOUX (L.), matelot mécanicien : a pris part volontairement à deux reconnaissances de tranchées ennemies. Marin intrépide. DREAU (J.), quartier-maitre fusilier : brillante conduite au feu. Commandant l'escouade qui s'est emparée des mitrailleuses ennemies. HOUSSIN (A.), matelot torpilleur : intrépidité continuelle. S'est distingué dans l'évacuation des blessés. DEJEAN (F.), quartier-maitre de manœuvre : brillante conduite au feu et particulièrement au combat du 17 décembre. BIHAN (J.), second maitre de mousqueterie : a très bien conduit une fois de plus sa section au feu. CAUTIN (L.), gabier breveté ; BAUDRY (B.), matelot sans spécialité ; DENIER, matelot sans spécialité, ont sauté dans les tranchées allemandes et pris, avec des camarades, deux mitrailleuses et des prisonniers. PAUGAM (J.), maitre fusilier : a pris, sous le feu, le commandement de la 3e compagnie, dont tous les officiers avaient été blessés, et a réussi à la rallier. FUMOLEAU (F.), premier maitre de mousqueterie : exempt de service, a rallié sur la ligne de feu. Belle conduite en de nombreuses circonstances. POUCHARD (J.-M.-J.), aumônier militaire : resté seul aumônier de la brigade, a toujours montré le plus grand courage et le plus grand dévouement à secourir les blessés jusque sous le feu de l'ennemi. II. — LISTE DES PERTES DE LA BRIGADE DES FUSILIERS MARINS EN OFFICIERS DU 11 NOVEMBRE 1914 AU 21 JANVIER 1915. TUÉSLieutenants de vaisseau : BENOÎT, FEILLET. Enseignes de vaisseau : PION, BLOCHE. Médecin auxiliaire : CHASTANG. Officiers des équipages : SOUBEN, SÉVENO. BLESSÉSLieutenants de vaisseau : BONELLI, DE MALHERBE, PITOUS, LARTIGUE, RAVEL, LORIN. Enseignes de vaisseau : VIAUD, BOISSAT-MAZERAT. Officier des équipages (premier maitre faisant fonction d') : LAURENT. DISPARUSCapitaine de frégate GEYNET. Lieutenant de vaisseau BARTHAL. Enseigne de vaisseau SOL. Officier des équipages RAOUL. III. — UN RÉCIT ALLEMAND DE LA PRISE DE DIXMUDE Le récit qu'on va lire et que j'ai publié dans la Renaissance du 25 décembre 1915, est extrait du carnet de route de Miller Braundenburg, officier de remplacement d'un régiment d'artillerie, et il porte la date de novembre 1914. J'en dois la communication gracieuse au père d'un jeune fusilier marin de Paris, Luc Platt, décoré de la Croix de guerre, promu quartier-maitre pour sa belle conduite et tué à Saint-Georges le 13 février 1916. C'est une copie de la traduction qui circulait depuis plusieurs mois dans la brigade et qui a été faite, me dit-on, par le lieutenant de vaisseau P...-D... L'authenticité du document est incontestable. On ne le lira pas sans intérêt, je crois, et il pourra prêter à de curieux rapprochements avec la version française que j'ai donnée de la prise de Dixmude. LA SITUATION GÉNÉRALE... Il y avait dans la ville des emplacements de batteries et l'on[2] avait imaginé des ruelles de tir ; des mitrailleuses avaient été postées clans les arbres, les tours, les maisons. Le cimetière, qui se trouvait au sud sur la route de Woumen, et le château, situé à un kilomètre au sud de la ville, avaient été particulièrement fortifiés et étaient reliés avec la ville même par des tranchées. L'assaillant[3], qui faisait face à la ville, était donc pris sous l'action de flanquement des fortifications du canal et de celles du cimetière et du château. Il va de soi que les fermes des riches paysans d'alentour avaient toutes été transformées en positions fortifiées. La défense de Dixmude fut assurée par les Belges, les Français, les Indiens, les Turcos et les Sénégalais. Les choses ne se passant pas comme on s'y attendait à Paris ou à Londres (on croyait là-bas jouer un jeu facile avec nos jeunes troupes), messieurs les Anglais disparurent les premiers, puis lentement les Français. En fin de compte, le jour de l'attaque, il n'y avait plus à Dixmude que des Sénégalais et des Belges et quelques fractions de fusiliers marins français. De Turcos et d'Indiens, il n'y en avait plus. Mais c'étaient des troupes de premier ordre. Et maintenant les jeunes régiments allemands marchent sur l'Yser ; nos troupes sont devant Dixmude. Dans le dernier tiers d'octobre, les boulevards furent pris ; puis la division s'avança contre la ville au sud du canal de Zarren. De farouches journées suivirent. Le temps changea beaucoup. De superbes journées ensoleillées succédèrent à la tempête et aux énormes pluies. Nuit et jour on se battit pas à pas. Le sol fut acheté au prix de torrents de sang précieux. Au nord de la ville, la division voisine, favorisée par la nature du pays et une moindre force des positions ennemies, franchit le canal et déjà nous espérons pouvoir compter sur un affaiblissement du front de l'adversaire, nous espérons voir tomber la ville entre nos mains en versant peu de sang, lorsque parvient la nouvelle de l'inondation. La division voisine est fière de tenir les ponts au nord de Dixmude, niais l'eau rend impossible sa progression. Si donc la ville doit nous appartenir, elle devra être prise d'assaut du côté sud-ouest par notre seule division. Les positions ennemies de flanquement, le long du canal, nous obligent à placer une fraction importante de notre division comme protection de flanquement de notre front à l'ouest, et une brigade à laquelle est adjointe notre artillerie a pour mission de prendre Dixmude d'assaut. On nomma au commandement de cette brigade d'attaque un officier d'état-major dont le nom avait été déjà sur toutes les lèvres allemandes avant le début de la guerre, le colonel V. R... Deux régiments d'infanterie, un bataillon de chasseurs, notre artillerie, les pionniers, etc., telles étaient les forces qui devaient donner l'assaut et qui maintenant, avec l'aide d'une forte artillerie lourde, travaillaient lentement à la position d'assaut. Sans répit, notre artillerie envoya sa grêle d'acier sur la ville qui bientôt devint un tas de ruines, particulièrement dans la Partie sud-ouest. Les positions avancées tombèrent l'une après l'autre. Dès la fin d'octobre, le château était tombé entre nos mains, mais l'ennemi tenait opiniâtrement le cimetière. Par là il flanquait constamment notre champ d'attaque, de sorte que nous ne pûmes acquérir et tenir les tranchées avancées de l'ennemi qu'au prix de gros sacrifices. Puis arriva un jour l'ordre : L'infanterie s'avancera cette nuit de tant de mètres, se retranchera et tiendra coûte que coûte. Il fut ainsi fait et la position d'attaque fut acquise. La batterie M de notre division, commandée par le capitaine V. de R..., fut mise en position à 1.600 mètres de la ville ; une demi-batterie, commandée par le capitaine V. K..., se trouvait à 500 mètres de l'ennemi, à notre aile droite. La batterie du capitaine H... fut portée à 350 mètres de l'ennemi et, là, enterrée. Nous étions prêts. L'ATTAQUE DU 10.Le 9 novembre arriva à la division l'ordre : La brigade R... donnera l'assaut à Dixmude à une heure de l'après-midi. L'heure décisive était arrivée. Lorsque le jour se mit à poindre[4], nous chevauchâmes vers le front et gagnâmes le poste d'observation de la division installé dans une tranchée à environ 900 mètres de Dixmude. Ce poste, deux jours auparavant, servait encore d'abri à nos chasseurs qui étaient maintenant à 209 mètres devant nous. Une observation précise montra que l'ennemi était toujours dans ses positions fortement retranchées, tandis que notre infanterie et nos chasseurs se trouvaient à 150 mètres devant lui. La nuit, la lutte avait fait rage dans certaines de ces tranchées. Lequel des adversaires en était resté maitre, on n'aurait su le dire. A neuf heures précises, notre artillerie lourde et les autres fractions d'artillerie ouvraient un feu extrêmement violent sur la lisière sud de Dixmude et les premières tranchées ennemies qui s'y trouvaient aménagées. Quelle avalanche de fer et d'acier sur la malheureuse ville pendant ces quatre heures qui précédèrent l'assaut ! Vers onze heures, on ne savait encore avec précision par qui, de l'adversaire ou de nous, étaient occupées les tranchées si chaudement disputées. Je fus envoyé en patrouille. Je pus pousser jusque sur l'avant de notre infanterie et, à midi, je revenais rendre compte de l'état des choses. La batterie M, qui, sur l'ordre du chef de groupe, avait jusqu'ici tiré contre Dixmude, ouvrit alors seulement le feu sur son objectif particulier : elle devait préparer l'attaque des tranchées avancées. Le capitaine M... avait installé son poste d'observation près de celui de l'état-major et était relié téléphoniquement à sa batterie. Bientôt la tranchée avancée de l'ennemi, occupée par des Belges, des Sénégalais, des Turcos, était encadrée. Le capitaine H... passait au tir d'efficacité : Une salve ! commanda-t-il par téléphone — Brrumf ! — et aussitôt dansaient en l'air les nuages des shrapnells au-dessus des tranchées. u Hausse d'obus même distance, deux salves ! Et, là-dessus, les projectiles atteignaient les tranchées. D'épais nuages de poussière ou de fumée indiquaient l'endroit où les projectiles avaient frappé. Tout ce que les canons purent donner le fut ; un bruit, un tonnerre assourdissant remplit l'air. Peu à peu, cependant, l'aiguille de l'horloge approchait d'une heure ; le moment de l'attaque arrivait. Un instant avant, la section de la batterie H..., dont nous avons déjà parlé, située à 300 mètres de l'ennemi, avait ouvert son feu. Elle s'était tue jusqu'à présent pour ne pas trahir sa position et ne pas attirer sur elle inutilement le feu concentré de l'artillerie ennemie. Maintenant elle attaquait. Dans la tranchée ennemie, devant elle, deux mitrailleuses dans de solides abris. Celles-ci avaient déjà fait d'énormes ravages parmi nos jeunes troupes la nuit précédente. Si, au moment de l'attaque, elles eussent été intactes, on pouvait s'attendre à voir arrêter la partie de notre infanterie qui devait progresser par là. Entre nous et l'ennemi, là comme sur tout le front, s'étendait une ceinture de prairies complètement découvertes. Donc, il fallait se débarrasser des mitrailleuses maudites. La section ouvrait un feu violent sur les deux ouvrages et il n'y eut bientôt plus à leur emplacement qu'un amas de ruines : les mitrailleuses ne tirent plus rien aux nôtres. Cependant l'artillerie avait donné tout ce qu'elle pouvait et, lorsque l'aiguille de la montre passa sur une heure, elle changea de but pour ne pas mettre notre propre infanterie en danger. Celle-ci sortit alors de ses tranchées et, formée en lignes légères, traversa en courant les prairies pour se porter vers les positions ennemies. A peine était-elle hors de ses tranchées qu'un feu violent de shrapnells partit de la rive gauche du canal et la prit de flanc, mais nous pouvions observer qu'il faisait bien peu de ravages. Et maintenant voici le plus beau spectacle. Nos jeunes troupes couleur grise pouvaient bien avoir derrière elles la moitié de l'intervalle qui les séparait des tranchées ennemies, que l'ennemi en groupe formé abandonne ces tranchées pour gagner la ville et se hâte de fuir par-dessus la levée du chemin de fer qui borde la lisière sud de Dixmude vers les débouchés. Notre chef de groupe s'en était tout de suite rendu Compte et les donnait comme objectif à la batterie M. Peng ! c'est là qu'éclatèrent les shrapnells. Pouf ! les coquins jonchèrent le sol. Ceux que le sort épargna se sauvèrent à toutes jambes. Et de nouveau : Peng ! Ainsi tombaient les salves de shrapnells. Mais une partie des Sénégalais et des Turcos — et certes d'une façon très distinguée — ne chercha pas à fuir, se plaça près d'un parapet sur l'avant d'une maison reconnaissable des autres à une affiche sur laquelle était inscrit le nom Atlas. La batterie se tourna contre eux : en peu de temps elle culbutait les nègres ; nos gris pouvaient enlever le mur sans pertes. Tandis que la section de la batterie H... dirigeait son feu sur les ponts de la sortie ouest de Dixmude pour maltraiter la retraite des Français et des Belges, la batterie M arrêtait son feu sur l'ordre du chef de groupe ; la 5e batterie du capitaine V. K..., dont la tâche se trouvait facilitée, entrait en action. A peine notre infanterie était-elle entrée dans la ville que V. K... faisait avancer les avant-trains, attelait et gagnait au galop Dixmude par la route d'Eessen. Il entrait dans la ville, puis, au trot ou au pas, suivant l'état des rues remplies de débris ou creusées d'énormes trous d'obus, il atteignait par la place du marché la sortie ouest de la ville. Ce fait produisit une grosse impression sur notre jeune infanterie ; elle poussa des hourrahs, se précipita derrière cette batterie qui atteignait la sortie ouest de la ville, dételait sous le feu des shrapnells ennemis, dirigeait son tir sur le pont du canal et cherchait à atteindre les derniers restes des troupes ennemies et la rive protégée de l'Yser. Le pont sautait en l'air : Dixmude était à nous. Il est juste de dire que l'on continua à se battre dans les rues quelque temps encore, mais cette lutte ne réussit pas à nous enlever Dixmude. L'ENFERSi nous avions préparé jusqu'ici un enfer dans les rues de Dixmude à ces chers et vénérés ennemis, l'enfer était pour nous maintenant. A peine les batteries ennemies curent-elles acquis la certitude que Dixmude était indiscutablement à nous, qu'elles ouvrirent sur nous un feu violent. Tous leurs canons, tous leurs obusiers furent dirigés contre Dixmude. Les canons de marine anglais et les obusiers de campagne français envoyèrent leurs pains de sucre sur la ville et nous causèrent de terribles pertes. Notre courageuse 5e batterie, qui s'enterra à la sortie ouest de Dixmude, et l'état-major qui s'était rendu en reconnaissance à Dixmude pendant le bombardement, pour rapporter des renseignements au commandant de la brigade, pourront parler de cet enfer de Dixmude. Le premier chapitre de l'action de nos jeunes troupes se termina avec œ fait d'armes. De nouvelles missions s'offraient à nous. La décision n'est pas encore obtenue : elle exigera encore des torrents de sang précieux. Le peuple allemand en supportera le sacrifice, s'il veut s'assurer l'avenir. Vous qui venez et qui viendrez nous remplacer, apportez des nerfs de fer, des cœurs solides et la volonté absolue de vaincre ou de mourir. C'est seulement lorsqu'un tel esprit animera nos combattants que nous aurons la victoire, et nous devons l'avoir. MILLER BRAUDENBURG, Officier de remplacement d'un régiment d'artillerie. Pour authentique soit-il et assez exact, je crois, dans ses grandes lignes, le document qu'on vient de lire ne doit être accepté cependant que sous certaines réserves. Miller Braudenburg s'est, à diverses reprises, complètement fourvoyé : 1° La défense de Dixmude n'a été assurée que par les Belges, les Sénégalais (à partir du 25 octobre) et les fusiliers marins. Les Indiens, les Turcos et les Anglais n'y prirent aucune part. En outre, le 10 novembre, et sauf dans une partie du secteur Sud, toutes les tranchées avancées étaient occupées par les fusiliers marins ; 2° La progression ennemie fut uniquement due à l'inaction forcée de notre artillerie. Après quelques tirs de barrage, celle-ci dut s'arrêter (on peut le dire aujourd'hui) : nos caissons étaient vides. Ainsi s'explique la débandade des troupes belges, écrasées sous le feu ennemi sans pouvoir répondre. L'auteur du récit rend du moins justice aux Sénégalais et aux fusiliers marins, qu'il prend pour des Turcos et qui se firent héroïquement massacrer. On remarquera par ailleurs le silence qu'il observe sur les opérations du secteur Nord, que les compagnies de fusiliers continuèrent d'occuper jusqu'à une heure avancée de la nuit, ne se décidant au repli que quand tout espoir d'une contre-offensive fut perdu ; 3° Deux ponts franchissaient l'Yser devant Dixmude : le pont du chemin de fer et le pont-route ou Haut-Pont. Celui-ci était un pont tournant. Sur l'ordre de l'amiral, à cinq heures du soir, il fut ouvert : toute l'attention de !a défense se reporta sur les tranchées de l'Yser pour empêcher l'ennemi de déboucher de la ville. Nous avions enfin reçu de l'artillerie, tant lourde que légère. Elle fit d'assez bonne besogne, à s'en rapporter au témoignage de Miller Braudenburg lui-même, qui constate que l'enfer était maintenant pour lui et ses camarades. Juste retour, monsieur, des choses d'ici-bas ! IV. — LES ALLEMANDS ESSAIENT DE PASSER L'YSER Il fait nuit : la journée (10 novembre) a été chaude. Nous avons vu Français et Belges se replier vers le Haut-Pont et repasser l'Yser. On a coupé le pont et brûlé la minoterie. La rive droite de l'Yser est désormais ennemie. Les Allemands sont dans Dixmude. Ils vont sans doute essayer de traverser le canal : aussi veillons au bossoir. Sept heures, huit heures, rien d'anormal. Tout le monde est à son poste. Un silence de tombeau règne partout. Nous nous attendons à quelque chose d'anormal. Les oreilles sont tendues pour essayer de discerner tout bruit qui serait sujet à caution. Il est neuf heures : des bruits très discrets se font entendre de l'autre côté du canal : Les voilà ! me dit à voix basse le pointeur de la pièce Calvez. — Attendez, attendez, lui dis-je, ne... nous...emballons pas ! Enfin les bruits se précisent. Ils doivent être en position, c'est le moment. Et je dis à l'oreille de Calvez : Allez-y maintenant. Aussitôt notre mitrailleuse crépite. De l'autre côté du canal, la réponse arrive ; deux jets continus de flamme sortent de la gueule de deux canons de mitrailleuses. Je ne m'étais pas trompé : nous allons avoir le temps de faire du bon travail. Successivement, je donne l'ordre au mitrailleur Tarrade[5], qui se trouve à ma droite, et à mon autre pièce, qui est à gauche du-front, de prendre part à la fête. Et alors c'est un concert assourdissant : Ça va, dis-je, nous les aurons. Fauchez, continuez à faucher et à ras de terre. Mais, dans notre abri, c'est un enfer : zing ! zing ! les balles passent à nous frôler, l'atmosphère est brûlante. L'obscurité de l'abri se colore de reflets rougeâtres. Allons ! on se sent vivre dans cet air embrasé ! Mon chargeur Huon est blessé à la main. Faites-vous remplacer par l'aide-chargeur, lui dis-je. — Non, lieutenant, on est trop bien ici, ça va ! répond-il de sa voix tranquille. — Et nos mitrailleuses crachent toujours. Nos caisses à munitions, qui se trouvent derrière moi, prennent feu et commencent à sauter. Je prends celle qui est la plus embrasée et la jette au milieu de la rue. Un pourvoyeur, à côté de moi, est blessé à la cuisse. Mais pas une plainte ne sort de sa bouche. Et, en face, la réponse vient toujours, mais moins saccadée : c'est un duel à mort. Qui aura le dessus ? Il n'y a pas de doute, c'est nous. Effectivement, au bout d'un certain temps que je n'ai pu apprécier, le feu d'en face cesse. Mais nous continuons notre fauchage. Enfin, dès que j'ai la certitude que le nettoyage est complet, je fais cesser le feu et j'attends. Au bout de quelques minutes, un léger bruit me fait dresser l'oreille. Hé !... Encore une bande ! dis-je à Calvez, et fauchez bien. — N'avez pas peur, lieutenant. Et la mitrailleuse de balayer la route de gauche à droite. Cette opération salutaire, je la fais faire à deux ou trois reprises différentes pour gêner légèrement ceux d'en face dans leur discrète retraite... En somme nous les avons eus ; nous leur avons fait payer chèrement leur audace. Le lendemain matin, aux premières clartés du jour, nous admirons notre tableau de chasse : une dizaine de Boches, dans la position couchée, mordent littéralement la poussière. Quelques caisses à munitions, déchiquetées, gisent sur le sol. Mais les c..., ils ont réussi à enlever leurs mitrailleuses ! Nous sommes dédommagés de cette demi-déconvenue : à une cinquantaine de mètres plus loin, c'est un amas de cadavres boches qui n'attendaient, sans doute, la veille, que le signal de l'assaut pour tenter le passage, si nous n'avions pas su faire entendre dignement le son de nos chères mitrailleuses... (Extrait du carnet de l'enseigne T...)V. — COMMENT MOURUT LE DOCTEUR CHASTANG. Sur le magnifique dévouement et la fin héroïque du jeune docteur Chastang, on ne lira pas sans intérêt la lettre suivante qu'a bien voulu nous adresser sa mère : LETTRE DE MADAME CHASTANGVous savez, monsieur, comment, dans la nuit du 24 au 25 octobre, les deux jeunes docteurs Chastang et Arnould évacuèrent sous le feu de l'ennemi, soit par ambulances ou par brancards, 27 blessés dans des conditions particulièrement difficiles, ramenant tout leur personnel intact. Deux heures leur avaient été nécessaires pour faire les 300 mètres qui les séparaient de nos tranchées avec leur dernier blessé. Cette scène m'a été racontée en détail par mon fils lui-même, dans une lettre datée du 27 octobre 1914. Après m'avoir dit son chagrin de la perte de son ami Carrelet, tombé de la belle façon, deux jours auparavant, il continue : Je suis heureux de t'annoncer sans orgueil qu'Arnould et moi avons été félicités par le commandant. Pendant deux nuits, nous avons été ramasser des blessés aux Avant-postes et, avant-hier matin, nous l'avons échappé belle. J'étais avec Arnould, l'aumônier (abbé Pouchard) et un infirmier. Nous avions pansé et chargé un blessé sur une porte d'armoire et, notre ouvrage fini, pour sortir d la maison qui nous servait d'abri, il fallait soigneusement se cacher, car nous étions à 250 mètres d'une maison d'où tiraient les Allemands. Nous n'avions qu'un fossé peu profond pour le faire et 300 mètres à parcourir. Aussitôt sortis de notre abri, les halles sifflent, nous sommes obligés de nous aplatir au fond du fossé avec notre malade. Nous essayons de pousser, de tirer notre porte d'armoire en nous mettant à quatre pattes. Nous étions trop visibles encore. Il ne restait plus qu'une chose à faire, se terrer et ne pas bouger. Nous sommes ainsi restés pendant deux heures et demie ; la moindre touffe d'herbe qui remuait recevait des balles. Nous croyions bien rester prisonniers des Boches ou passer dans l'autre monde avant la nuit, et il n'était que midi... Tu ne saurais t'imaginer, ma chère maman, combien il est énervant d'attendre ainsi couché au fond d'un fossé. Enfin, vers une heure, le feu semble avoir changé de direction. Alors, nous tentons le grand coup, nous prenons les quatre coins de notre porte d'armoire et nous partons le plus vite possible sur la route. En quelques minutes nous étions dans les tranchées françaises, à l'abri d'un gros talus. Nous avions mis plus de deux heures pour faire 300 mètres dans un fossé. Aucun de nous n'était touché, et nous avons ramené un malade qui aura certainement la vie sauvée. Sur le même sujet, l'abbé Pouchard, aumônier du 1er régiment, m'envoyait la lettre suivante en date du 16 décembre 1914 : C'était le 25 octobre. J'étais avec lui et son ami Jean Arnould, nous ramenions un blessé ; ces heures resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Nous nous sommes trouvés loin de nos lignes, sous le feu direct et croisé de l'ennemi, nous sommes restés deux heures et demie en danger immédiat de mort. On n'a cessé de tirer sur nous. Durant ces deux heures, votre fils pensait à Dieu, il pensait à vous, il pensait à tous les siens, son sacrifice était fait, il savait qu'il était en route vers Celui pour lequel nous sommes faits... Ce jour-là nous avons été sauvés. Voici maintenant, monsieur, le résumé d'un écrit me donnant les détails de la fatale journée du 10 novembre : Le 10 novembre, dès le matin, le danger paraissait imminent. Le docteur Chastang était au poste de secours situé en avant de Dixmude sur la route d'Eessen, il gardait ses blessés. Les obus l'avaient forcé à descendre tous ceux-ci dans la cave. Il y resta jusque vers une heure. Alors des cris se font entendre. Ce sont des bandes d'Allemands qui arrivent. Votre fils descend à la cave défendre ses blessés ; les Allemands, qui n'avaient osé passer par le rez-de-chaussée, arrivent à la cave par une autre voie, mais un officier était avec eux et le docteur Chastang le recevait vaillamment et sauvait ses blessés par son sang-froid. Une heure après une nouvelle bagarre éclatait dans la maison. Son chef alors était en danger. Il s'interposa, plaida sa cause et lui sauva la vie. Toute la nuit du 11, d'après le témoignage du docteur allemand Simon, qui m'annonça lui-même le décès de mon fils, il se dévoua aux soins des blessés tant Français qu'Allemands. Ces derniers m'ont envoyé, par l'entremise de ce major, l'expression de leur reconnaissance. Il demanda à quitter Dixmude le plus tôt possible, il souffrait trop d'être prisonnier si près des nôtres. Les détails sur les derniers instants de mon fils m'ont été donnés par le fusilier marin Jules Brun, un vaillant, lui aussi, grand blessé rentré d'Allemagne il y a deux mois : J'ai été blessé le 10 novembre vers midi, m'écrivait-il. Je suis tombé à côté de mon capitaine, M. Sérieyx, et, quelques instants après, nous avons été faits prisonniers. Les Allemands nous ont fait marcher devant eux pour traverser l'Yser. Arrivés au bord du canal, nous avons sauté dans l'eau ; M. Sérieyx a réussi à traverser à la nage, tandis que moi, ayant quatre balles dans le bras droit, une dans le coude gauche et l'épaule gauche fracturée, je n'ai pas pu nager. J'ai dû rester sur une épave jusqu'au lendemain vers 9 h. 30. Des Allemands m'ont retiré et m'ont emmené à l'infirmerie où j'ai revu notre brave docteur, M. Chastang, qui, à l'approche de l'ennemi, n'avait pas voulu abandonner ses blessés, et lui aussi était prisonnier. Toute la nuit, il avait parcouru le champ de bataille pour ramasser les blessés qui étaient nombreux. Il était bon et brave ; nous l'aimions beaucoup. Le médecin allemand chef de l'ambulance à laquelle M. Chastang était attaché a été peiné lui-même [de sa mort], car il reconnaissait que notre docteur avait été brave. Aussi l'a-t-il fait ensevelir auprès des officiers allemands. A l'infirmerie, le bon docteur Chastang m'a fait mes pansements et, comme les voitures d'ambulance étaient pleines de blessés et que je pouvais un peu marcher, le médecin allemand lui a dit que nous partions tous cieux en avant. Je souffrais beaucoup et mon bras gauche brisé était dans un triste état, je craignais une amputation, mais M. Chastang me disait, lui, qu'il me soignerait, et ferait son possible pour éviter que je sois amputé. Il me soutenait sous le bras, nous avions fait environ un kilomètre hors de Dixmude sur la route de Westen, lorsque, tout d'un coup, un obus français tombe sur la route derrière nous, et un éclat l'a atteint dans le dos et il est tombé. Sa dernière parole a été : Oh ! ma..., je pense qu'il voulait dire : Oh ! maman !... Il est mort de suite sans aucune souffrance. Je suis resté près de lui et, quelques instants après, une voiture d'ambulance arriva et le docteur allemand s'y trouvait. C'est alors que, comme des soldats allemands étaient occupés à enterrer leurs morts, il donna l'ordre de venir prendre monsieur votre fils et de l'ensevelir près des officiers allemands. Ce médecin fit faire une croix et y écrivit lui-même ces mots : Ici repose un brave médecin français. Je suis parti avec l'ambulance, et l'après-midi un officier allemand me reconnut et me dit que le médecin français mort près de moi avait été enseveli avec tous les honneurs qui lui étaient dus. Je suis certain que, si la croix est encore en place, je retrouverai où est votre cher fils. Lorsqu'il m'a vu vers 9 h. 45 du matin, il me demandait des nouvelles de notre commandant, M. Rabot, de M. Sérieyx, car nous nous connaissions bien ; j'étais agent de liaison et M. Chastang prenait tous les jours ses repas avec le commandant Rabot, M. Sérieyx et M. le docteur Guillet (qui lui aussi a été fait prisonnier). J'allais plusieurs fois par jour à l'infirmerie porter les ordres du commandant : tous les matins M. Chastang me donnait une poignée de main. Sa mort nous a fait beaucoup de peine, car officiers et marins nous l'aimions beaucoup. Oui, madame, nous aimions beaucoup nos officiers et nos médecins, car ils étaient bien dévoués pour nous. Je puis donc certifier que votre fils a été bien traité, et, une fois mort, les Allemands l'ont respecté comme un des leurs. Nous savons que les Allemands sont barbares, mais parmi eux il y en a des bons et le médecin allemand était un de ceux-là. La lettre de ce brave fusilier marin concorde absolument avec celle du docteur allemand qui, après m'avoir exprimé ses condoléances, me disait avoir fait inhumer le corps de mon fils au cimetière d'Eessen par des officiers allemands. Pour terminer, je viens de recevoir la citation à l'ordre de l'armée concernant mon fils : Le général commandant la région fortifiée de Dunkerque et le 36e corps d'armée cite à l'ordre de l'armée le médecin de 3e classe Chastang, des fusiliers marins, qui s'est signalé dès les premiers engagements par son courage, son sang-froid et ses qualités professionnelles. Le 10 novembre l'ennemi ayant envahi son poste de secours, ce jeune officier, grâce à son sang-froid, sauva la vie à son chef ; frappé à mort le lendemain au cours d'un bombardement en-donnant des soins aux blessés français et allemands, a su par son attitude forcer l'admiration même de nos ennemis. VI. — DANS LES TRANCHÉES DEVANT DIXMUDE. 27 novembre 1914, Pollinchove. — Notre retour de Dunkerque, en automobile d'ailleurs, nous a amenés à Pollinchove, à quelques kilomètres du front, village de six cents âmes à peu près et boueux s'il en fut. Près de deux mille hommes — le 2e régiment — tombant à la fois là dedans, ce n'a pas été une mince affaire de nous loger. Ma compagnie a été cantonnée dans l'église ; mon lieutenant s'est casé d'un côté, moi d'un autre. Mais tous deux nous nous réunissons dans la journée ; notre salle de réunion est la vague salle à manger-cuisine de la maison où j'habite. Les deux fourriers travaillent leurs écritures dans un réduit à côté et la maison civile — cuisinier, maitre d'hôtel, ordonnances a son principal domicile dans la cour... Samedi 28 novembre 1914. — Dans une ferme près de la gare d'Oostkerke (4 kilomètres de Dixmude). Nous sommes en cantonnement d'alerte. L'autre bataillon est déjà parti en tranchées cette après-midi. Nous le relèverons dans trois jours. Vendredi 4 décembre 1914. — Dans les tranchées le long de l'Yser, en face de Dixmude[6]. Enfin me voici dans ces tranchées dont tous parlaient autour de moi et que je m'agaçais de ne pas connaître. Mais je suis un peu déçu, ce n'est pas l'impression forte, car les choses sont vraiment trop calmes à mon gré. Départ avec ma compagnie, à la tombée de la nuit, de notre petite ferme. Un guide m'accompagne, un peu superflu, car tous ces hommes connaissent le chemin. D'Oostkerke nous suivons la voie ferrée. Je m'étonne. Cette voie est intacte, à peine 20 centimètres de rail arrachés en un endroit. Pourtant le Boche a bien dû chercher à l'atteindre. La route me parait longue : je porte le sac, comme mes hommes, et réellement je commence à trouver que j'ai dû y mettre bien des choses inutiles. Pas grand bruit ce soir. Le canon s'est tu à la nuit, et l'on n'entend, encore loin, que le bruit sec, prolongé par l'écho, des coups de fusil. En route on me montre le passage à niveau de Caeskerke. Jusque-là je n'avais pas vu de maisons bien démolies. Mais ici elles commencent à être ajourées, et dans la nuit ces ruines ont un aspect un peu sinistre de fantômes. Sur la voie ferrée, un train est resté en souffrance. Des wagons sont tordus, brisés par les projectiles ; mais je remarque en passant la locomotive intacte. Le chemin devient pénible. Nous franchissons des haies,
des ruisseaux. Devant moi, la masse sombre d'un talus, surélevé, comme la
voie ferrée, au-dessus de la plaine coupée d'eau et de fondrières ; de grands
arbres qui le font paraître encore plus haut ; c'est, me dit mon lieutenant
derrière moi — à voix basse on a fait passer : Au silence
! — la berge de l'Yser. Un ruisseau à franchir sur un ponceau que passe lentement la longue colonne par un, et je devine dans la nuit des ombres qui s'agitent au flanc de cette digue : c'est la tranchée, on ne va pas plus loin. D'ailleurs les coups de fusil maintenant sont tout proches, et leur tac sec résonne aux oreilles, désagréable. Voici le capitaine de la compagnie que je relève : un lieutenant de vaisseau ; ce sont des marins de l'autre bataillon. Nous nous rendons le service. Une tête de pont — démoli — à défendre : les Boches sont en face, sur l'autre berge, à 30 ou 40 mètres peut-être. Mes hommes s'installent, les autres partent. Des gourbis de planches et de paille enfouis dans la berge, et, au sommet, des tranchées couvertes de toits faits avec des vieilles portes ou des vieilles planches, recouvertes de terre pour abriter des shrapnells, tel est leur domaine. Les tranchées sont en éléments discontinus pour une ou deux escouades. Pour moi le logis est plus somptueux : la cave et le rez-de-chaussée d'une maison, au bord du chemin de halage de la rivière. On peut y cuisiner, et les ordonnances procèdent à l'installation, préparent déjà quelque chose de chaud. Dans la nuit, de la tranchée, je cherche à voir le paysage. Devant moi, l'eau noire de l'Yser coule lentement. En face se dressent les maisons de Dixmude ; j'essaye en vain de distinguer la tranchée d'en face. Parfois cependant la lueur d'un coup de fusil m'en fait deviner l'emplacement. Le silence lourd, impressionnant, n'est troublé que par le bruit bref des coups de feu, sec du côté ennemi, plus sourd du nôtre, et par le Grondement lointain de la canonnade : Nuit calme, disent les communiqués. Au jour j'ai pu plus à mon aise contempler l'aspect des choses. Il y a dans ma maison, — je l'admire, cette maison, elle tient encore, malgré les pans (le mur effondrés, par la force (lu raisonnement, — il y a un grenier qui est un observatoire fort précieux. Il ne faut pas trop s'y remuer, car il y manque beaucoup de tuiles, et le factionnaire d'en face, qui n'est qu'à 40 mètres, pourrait bien y voir. De là, la vue s'étend sur une vaste plaine coupée de haies et de bouquets d'arbres, sillonnée de canaux débordés, et qui parait morte, déserte. Pas un être vivant n'apparait, d'un côté comme de l'autre, à première inspection. Il n'y a même pas d'oiseaux, et parfois même, des heures durant, il règne, sur cet étrange désert verdoyant, un silence de mort qui glace l'imagination. Le pont devant moi n'est plus qu'un tablier cassé, à demi englouti dans l'eau, reposant sur des piles branlantes. Et, au nord, un lac immense, l'inondation, couvre la plaine d'une nappe immobile, d'où émergent des haies déchiquetées, des clochers démolis aux bizarres silhouettes, des murs informes. Tout cela se reflète dans le miroir immense. Je prends mes jumelles et le paysage figé devient sinistre : des barricades faites d'objets hétéroclites, des levées de terre semblables à des taupinières révèlent les créneaux menaçants où les adversaires s'épient, comme des chasseurs à l'affût. Ces lignes minces s'aperçoivent à peine ; de petites niasses bleues ou grises gisent seulement dans leur voisinage, piquetant les prés verts ou la terre brune. Ce sont des cadavres, dont on peut distinguer parfois les visages verdis, les cheveux délavés et collés par la pluie, les ventres ballonnés, et dont nul ne se soucie que quand l'odeur de leur pourriture gêne par trop les vivants. Ailleurs ce sont des troupeaux surpris par un projectile, qui sont restés là, fauchés en paquet, victimes innocentes de la rage de l'homme. Quelquefois la position où elles furent saisies dit la fuite éperdue. Rarement on a la vision fugitive d'un être humain : joue rose qui bouge derrière un créneau, silhouette qui passe, preste, dos courbé, dans une échancrure. Même, des heures de patiente observation m'ont laissé voir, dans le lointain, cinq cavaliers boches galopant sur une route. Hier après-midi, j'ai été convié à voir exécuter un tir de 155 Rimailho sur Dixmude. Cela m'a permis d'apprécier les effets et la justesse du tir de l'artillerie française. Une maison sur laquelle est tombé le premier projectile a été volatilisée ; il parait qu'on a ainsi démoli une pièce de 77 amenée par les Boches pour battre l'entrée de la ville en cas d'attaque. La grande minoterie qui fait le coin du pont sur l'Yser en a pris son compte : les 155 ont déchiqueté sa grande muraille déjà passablement trouée. Mon lieutenant me raconte que cette minoterie a été construite par un Boche avec une solidité particulière, tout en béton armé. Elle formerait ainsi un fortin solide, juste à une tête de pont importante sur la route de Calais. Ces Boches ont pensé à tout. Pauvre Dixmude ! Après les Boches, les Français démolissent. De loin, j'imagine la petite ville coquette et paisible de la Flandre, dont je ne vois maintenant qu'un amas de toits en dentelles, de murs éboulés, dominés par un clocher échancré. Les artilleurs boches répondent. Des 77 vers le passage à niveau de Caeskerke, d'autres sur nos voisins de gauche. Mais cela parait des pétards à côté des 155. Cette nuit je n'ai dormi que d'un œil. Le colonel qui commande le secteur — un artilleur, car le bataillon, détaché, est aux ordres de l'armée de terre — a parlé d'attaque possible. Aussi je dresse l'oreille au coin-coin du vibreur du téléphone, innovation que mes hommes considèrent avec respect, car on l'a installé avant-hier, et c'est le premier téléphone de campagne qu'ils voient. J'ai fait presser la confection de pétards de mélinite bourrés de vieux clous, qu'on nous fait fabriquer par deux torpilleurs mineurs, tout heureux de retrouver leur ancien métier. Cette autre innovation me rappelle les grenades d'autrefois : tout rajeunit. De fait, chez les Boches, cette nuit, les cris de chouettes ou d'oiseaux divers ont marché. Ils ont des sifflets pour imiter cela, et chaque cri a sa signification, du moins mon lieutenant l'affirme. Mais rien ne s'est produit. Nous serons relevés tout à l'heure, et je n'espère plus voir quelque chose avant. Samedi 5 décembre. — Dans une ferme entre Oostkerke et Lampernisse, au cantonnement. Assis à une table, près de l'obligatoire poêle-cuisine qui chauffe bien, je goûte pleinement le confort rustique de la grande et haute salle à manger de la ferme. Mon cantonnement, cette fois, est superbe. C'est une grande ferme, dont les vastes communs logent largement mes hommes dans une paille abondante et chaude et dont le bâtiment d'habitation abrite, outre le fermier, sa femme et ses enfants, un état-major de brigade belge et nous. Une grande chambre avec tin lit de camp garni d'une couche de paille, au premier étage, assure un repos agréable la nuit aux officiers, tandis que le jour la salle à manger nous réunit tous autour du général, homme affable et simple. Aux repas, nos ordonnances unissent leurs ressources et leurs talents, et leurs menus sont, ma foi, fort honorables, d'autant que lait et beurre s'achètent à côté. La vie est calme et paisible. A peine, dans la journée, quelques salves de 105, assez loin pour n'être pas gênantes, assez près pour être, en flânant, une distraction. Pourtant on nie raconte la triste histoire de trois compagnies de chasseurs alpins, ceux-là mêmes que nous avions près de nous en tranchées, cantonnées ensuite dans l'église de Lampernisse. Le village, qui n'avait pas encore été bombardé, avait conservé tous ses habitants, lorsque, le soir, le garde champêtre vint leur conseiller de déménager avant neuf heures. Eux partis, à dix heures, en pleine nuit, les Boches ont envoyé dix ou onze projectiles de 210. Le premier, tombé sur l'église, a jeté bas la voûte : 115 morts, 120 blessés fut le bilan. Méfiez-vous, nous disent les officiers belges eux-mêmes... Ces officiers belges sont d'ailleurs fort aimables et nous donnent d'intéressants détails. On reconstitue l'armée belge ; des divisions, la leur par exemple, sont complètement remises sur pied, et ils nous parlent de 100 000 hommes qui d'ici peu seront bien en mains, sans parler des recrues que l'on instruit en France. Voilà qui est réconfortant. Mes hommes (le leur côté sont au mieux avec les soldats belges de l'état-major, et ceux-ci répondent avec bonne grâce à leurs questions. Tout à l'heure j'ai fait la paye de mes marins, assisté de mes deux fourriers et ils en profitent pour acheter aux fermiers — fermiers provisoires, car ce sont des réfugiés qui ont remplacé le fermier parti — du lait, des œufs, même des poulets pour varier leur ordinaire. Cette paye d'ailleurs était impressionnante. A l'appel des noms, combien de fois m'a-t-on répondu : mort, disparu ! Mardi 8 décembre. — Sur le bord de la route d'Ypres, près d'Oostvleteren. En halte. Je ne devais pas revoir les tranchées de Dixmude. Nous avons reçu l'ordre de départ et de rassemblement hier. Ce matin, les compagnies se retrouvaient à Lampernisse, et le bataillon s'ébranlait, saluant au passage la tombe des 45 chasseurs de l'église. Nous ne pouvions avoir un temps plus magnifique. Le soleil clair, dans un ciel pur, d'un bleu un peu pâle, illumine toutes choses et, malgré la fatigue de la route, mes hommes chantent joyeusement. Je m'amuse du contraste de ces chansons, mélopées de Bretons ou chants ardents de Méridionaux., dans ce paysage uniforme du Nord. Nous traversons Loo, Pollinchove, quitté il y a dix jours, nous serpentons à travers les prés, les chemins, où les flaques d'eau et de boue rappellent le temps triste des derniers jours. Dans un champ, des clairons d'un régiment de territoriaux s'entraînent à jouer de leur instrument. Curieusement, nous les regardons, désaccoutumés d'entendre les cuivres entraînants. Sur la grande route de Fumes à Ypres, nous croisons un défilé incessant de convois d'automobiles, belges, françaises, anglaises. Il y a beaucoup de voitures d'ambulance belges et anglaises qui font ici presque tout le service des blessés. D'ailleurs n'ai-je pas un jour rencontré un poste de secours tenu par une Anglaise médecin et une autre infirmière-chef, cela dans la zone des marmites, à 1.500 mètres des Boches ? Nos blessés devront beaucoup à ces hommes et à ces femmes héroïques, qui font des prodiges. Nous faisons notre grande halte sur cette route fréquentée qui donne bien l'impression d'être une artère de l'organisme compliqué qu'est la ligne de feu. Une chance : je rencontre dans une automobile un officier d'état-major que je connais, et comme il cherche lui-même à déjeuner nous faisons un repas frugal, mais chaud, dans un des estaminets qui bordent la route. Nous avons dépassé Oostvleteren, un village flamand qui certes n'eût jamais cru un jour être si animé, et au loin, à travers les grands arbres de la route, on entrevoit le clocher de Woesten, presque Ypres. C'est le déclin du jour. (Extrait des Impressions de guerre de l'enseigne D...)VII. — LE CAPITAINE BENOÎT. (Extrait d'un discours de M. Robert Blanchard aux boy-scouts.)... Notre première rencontre, provoquée par une relation commune qui avait entrevu l'intérêt que m'inspirerait l'œuvre de Nicolas Benoit, date du printemps de 1913. Elle fut de celles où l'on se sent conduit comme par la main vers une destinée nouvelle et, lorsque après un entretien de près de deux heures nous nous séparâmes, j'avais trouvé deux choses précieuses : un ami et un but de travail qui répondait à des aptitudes, à des aspirations jusqu'alors encore imparfaitement révélées à moi-même. Quel était donc cet homme à l'action si puissante, me demandent ceux d'entre vous qui ne l'ont pas connu, et quel était le secret de son ascendant ? Était-ce un athlète, car vous l'appelez le chevalier[7], un charmeur plein d'éloquence, au geste entrainant, exprimant les convictions chaudes et fortes de son apostolat ? Apôtre, il l'était, mes amis, mais la force qui émanait de lui et vous conquérait n'était due à rien de matériel. Il était, au sens propre, une âme dans un corps, car le corps, chez lui, donnait l'impression d'être négligeable ; l'âme dominait, donnant au corps son empreinte visible, lui commandant en toute circonstance... Par elle il était comme invincible, car on sentait que le maitre lui interdisait d'éprouver souffrance ou fatigue et, de fait, nous savons comme il poussait cette énergie jusqu'aux extrêmes limites de la résistance physique. Sobre de confessions personnelles, même avec ses intimes, Nicolas Benoit ne m'a jamais avoué le peu de prix qu'il attachait à la vie en tant que prolongation de notre présence sur cette terre, mais tout son être l'exprimait. La vie valait pour lui par le bien qu'elle lui permettait d'accomplir, mais il l'eût donnée sans hésitation pour assurer le succès de notre scoutisme, comme il l'offrit à la France le jour où elle le lui demanda. Mais il est d'autres causes au charme qu'il exerçait cet homme à l'abord simple arrivait parmi vous, et vous sentiez une noblesse se dégager de sa personne. Puis il vous prenait le bras et, tout en marchant, devisait avec vous d'un jeu à combiner ou d'une passerelle à construire, et vous aviez à votre côté un grand frère. Il était bien venu là pour vous aider, mais, sous son calme, vous le deviniez aussi jeune que vous, revivant avec vous les exploits aventureux de sa jeunesse, ses années d'Alger. Il vous écoutait plus qu'il ne parlait et certains, dans ces instants où il s'effaçait presque, ont pu se demander en quoi consistait la supériorité de ce numéro 1 de Navale. Il fallait l'occasion pour que s'affirmassent sa vision si nette, sa décision si prompte, qui d'un mot solutionnaient la difficulté, encourageaient votre volonté peut-être défaillante. Le chef s'était révélé et était obéi. Tandis que chez les autres hommes l'impassibilité est le plus souvent faite d'indifférence et d'inertie, chez Nicolas Benoît le calme jamais démenti était un don naturel qu'avait développé la longue, patiente lutte contre les difficultés multiples de sa vie. Ce calme était fait de souffrance dominée, d'indulgence infinie pour les faiblesses des autres et d'une rare exigence pour les siennes propres et, par-dessous tout cela, bruissait la fraicheur de ses sentiments et d'une jeunesse de cœur restée entière. ... Ce qui tient presque du prodige et met Nicolas Benoit encore plus à notre portée comme modèle vivant à proposer à vos efforts, c'est que sa maturité d'esprit et de cœur date de son adolescence même. Une heureuse circonstance 'n'a récemment fait rencontrer un ancien condisciple de notre ami. Chirurgien de renom et homme de cœur, le docteur X... a conservé de notre chevalier, tel qu'il l'a connu au lycée d'Alger, un souvenir fidèle. J'ai toujours connu Benoît tel que vous me le dépeignez, me dit le docteur X... : ni moi ni aucun de nos camarades communs ne se rappelle de lui un mouvement de colère, ni même d'impatience. Nous avions caractérisé son goût et son ardeur pour les mathématiques en le surnommant Lambda et parfois, agacés de le voir invariablement le premier en toutes matières, ne lâchant jamais la corde, comme nous disions alors, nous tentions de lui faire sentir un peu brutalement notre supériorité physique à l'occasion de nos jeux ou de nos épreuves sportives. Si dépourvues de noblesse que fussent ces tentatives, elles n'en demeuraient pas moins impuissantes ; Benoit conservait son sourire calme et aucun de nous ne lui a vu faire en ces occasions un mouvement de mauvaise humeur. Le camarade faible ou souffrant était assuré de trouver en lui aide et réconfort. Il était, tout jeune, le chevalier Benoît que vous dépeignez. Benoit liait toujours dans son esprit la notion de Bonté, de Droiture parfaites à la question de Temps. Jamais impatient, ayant foi absolue dans le triomphe de la Volonté au service du Bon, du Beau et du Vrai, dans ce qu'il savait être la Volonté de Dieu, il avait souvent coutume de dire que nous ne tenons pas assez compte du Temps, que rien ne se peut faire par à-coups, et que ce que nous édifions manque souvent de solidité et d'harmonie, parce que nous l'avons construit hâtivement. ... J'aurais mal connu notre ami, je l'aurais confusément senti, si je n'exprimais ici la conviction immuable qu'il a marché aux mitrailleuses ennemies à la tête de ses Bretons sans avoir ouvert son cœur à la haine. N'est-elle pas sublime, cette attitude de toute une vie qui ne se dé ment pas un instant, qui est un acte prolongé de patriotisme éclairé et d'amour de l'humanité et qui atteint son point culminant dans l'absolue maîtrise de soi sous la mitraille, maîtrise telle que je ne puis me représenter Nicolas Benoît autrement que pardonnant à ses ennemis au seuil même de l'Éternité ? ... Quel nom, mes amis, mieux que celui de chevalier siérait à cet apôtre doublé d'un preux, et ne voyez-vous pas avec moi étinceler aux rayons de son trépas glorieux l'armure de ses vertus ? Faite non d'acier fragile et périssable, mais de volonté calme, de droiture inflexible, d'esprit de sacrifice, elle prêtait à ce grand réalisateur une rigidité et comme une invulnérabilité que tempérait vite la chaude émanation d'un cœur chevaleresque, resté jeune de foi vivante, d'ardeur agissante toujours en éveil. Invulnérable, il l'était par delà la mort, et j'en veux pour garant l'anecdote suivante, la seule, je crois, que me conta sur lui-même cet homme si avare de détails personnels. Un jour, en rade de Brest, le jeune aspirant, manœuvrant une chaîne de corps mort à bord d'un canot, se trouva le bras droit pris entre la chaîne qui filait par le fond et le bordage du canot. Le bras fut comme mâché et Nicolas Benoît allait être entraîné avec la chaîne, quand, providentiellement, celle-ci, dans sa descente, rompit le taquet qui la retenait au canot. Mais, sous l'intensité de la douleur, notre ami perdit connaissance. A ce moment, me dit-il, je sentis un dédoublement de ma personne et j'assistai impassible à la douleur de mon corps. Depuis cette heure-là j'ai toujours eu le sentiment que je pourrais traverser victorieusement la souffrance et même la mort. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Nous comprenons sous ce titre les promotions allant du 10 novembre 1914 (exclu) au 15 janvier 1915 et se rapportant aux opérations devant Dixmude et à Steenstraëte.
[2] Les Français et les Belges.
[3] Allemand.
[4] Le 10 novembre.
[5] Blessé grièvement au bras droit en mars 1915, à Saint-Georges.
[6] Le carnet d'un autre officier (bataillon Mauros), le lieutenant de vaisseau D..., précise : Détachés devant Dixmude sous les ordres du colonel d'artillerie, depuis général Boichut, nous y avons réoccupé pendant trois semaines la tête du pont-route et les tranchées du Nord jusqu'au réservoir à pétrole. Les bataillons Mauros et Conti s'y faisaient la relève entre eux ; leurs cantonnements étaient à Lamperuisse et à Oostkerke ; le P. C. du chef de bataillon était à Caeskerke, dans la maison du maire, en face de la gare, où logeaient avec nous les deux aides-majors du bataillon de chasseurs qui tenait les tranchées du Sud. C'est là qu'à notre tour, ayant installé un poste de tir au pont de Dixmude, des tireurs d'élite, dans la journée, descendaient les Boches aperçus dans les ruines.
[7] Le lieutenant de vaisseau Benoît avait publié en 1910, chez Durville, sous le pseudonyme de Victor Morgan, la Voie du Chevalier, essai d'éducation, ésotérique dédié aux hommes d'action, aux chercheurs d'idéal, aux esprits libres de préjugés et de crainte, pour les aider à résoudre les problèmes de la société d'aujourd'hui.