STEENSTRAËTE

UN DEUXIÈME CHAPITRE DE L'HISTOIRE DES FUSILIERS MARINS (10 NOVEMBRE 1914-20 JANVIER 1915)

 

— XI — L'ÉPUISEMENT.

 

 

L'enseigne Boissat n'était que trop bon prophète, mais il anticipait un peu sur les dates, et la brigade, avant sa dislocation, devait connaître encore d'autres fastes et d'autres misères.

Pour le moment néanmoins, on sentait qu'il était impossible de lui demander un nouvel effort immédiat : ses éléments de résistance étaient à bout. Les ambulances ne désemplissaient plus : la vie des tranchées est affreuse partout ; ici elle était particulièrement lugubre. Sur le carnet d'un officier de la brigade, on lit : Il n'est pas un officier, pas un homme de la brigade qui ait autant souffert que pendant ce mois de décembre. Dixmude fut un enfer, et tous cependant aimeraient mieux recommencer un nouveau Dixmude qu'un nouveau Steenstraëte. Seuls peut-être de toutes les unités sur le front, les fusiliers marins, depuis le commencement de la campagne, n'avaient pas cessé d'être en action ou en cantonnement d'alerte. Et leur service était plus chargé que celui des autres troupes. Les officiers s'en plaignaient, moins pour eux que pour leurs hommes. Alors que la ligne fait deux jours de tranchée et deux jours de repos, écrivait, le 8 décembre, l'enseigne Boissat-Mazerat, notre programme est six jours de tranchées, un jour de repos. L'amiral ne pouvait rester indifférent à ces plaintes : comptable de ses hommes, il demanda pour eux, non un régime de faveur, mais simplement l'application du droit commun ; il fit valoir que, dans l'état d'épuisement où se trouvait la brigade, il n'était pas équitable de lui imposer un service plus pénible qu'aux unités voisines.

Le général Hély d'Oissel s'honora en accueillant cette réclamation qui, devait entraîner la réduction du front confié à la brigade et un renforcement de celle-ci par l'adjonction permanente de 350 cavaliers à pied. Le nouveau front des fusiliers ne partait plus que du pont de Steenstraëte pour aboutir à la gauche du 20e corps. A la faveur de cette décision, l'amiral put organiser son service d'une façon à peu près satisfaisante, — savoir : dans un régiment, un bataillon au front pendant deux jours ; un bataillon en réserve de secteur pendant deux jours, les bataillons se relevant tous les deux jours ; — l'autre régiment au cantonnement pendant quatre jours ; les régiments se relevant tous les quatre jours.

Cependant le quartier général n'avait pas renoncé à la continuation de l'offensive, qui devait être reprise le 24 décembre, mais montée cette fois par des dragons à pied et deux pelotons cyclistes. L'objectif restait le même : c'était toujours cette Grande-Redoute, chef-d'œuvre de castramétation en rase campagne, dont le type, promptement généralisé par l'adversaire, étendu à tout le front et recevant chaque jour quelque perfectionnement, allait lui offrir la protection permanente d'une sorte de muraille de Chine, de nouveau mur calédonien, mais de mur en profondeur, si l'on peut dire, derrière lequel il pourrait se reconstituer et préparer à loisir son offensive sur le front oriental. L'artillerie des divers groupements devant appuyer l'attaque et les fusiliers marins se tenir en soutien le long du canal, l'amiral donna des ordres en conséquence. Mais, plus libre dans la manifestation de ses sentiments, dès lors que ses hommes n'étaient pas directement en cause, il crut devoir adresser au quartier général une note exposant les raisons de l'échec éprouvé par les fusiliers marins le 22, raisons qui, à son sens, ne pouvaient manquer de faire échouer l'attaque du lendemain, les conditions du combat demeurant exactement les mêmes. Cette note, appuyée d'un avis favorable du général Hély d'Oissel, fut transmise au général d'Urbal qui contremanda l'offensive, en attendant d'avoir à sa disposition une artillerie lourde et des munitions suffisantes pour la reprendre avec des chances de succès.

Peut-être, et par la même occasion, apparut-il au commandant de la VIIIe armée que, dans l'état d'épuisement où se trouvait la brigade, sa valeur combative avait bien diminué et ne lui était plus d'aucun appoint. Telle était la dépression des hommes[1], les effectifs fondaient avec tant de rapidité, que l'amiral avait dû prescrire de faire emporter par les unités qui allaient aux tranchées leurs deux jours de vivres pour éviter à ces unités les fatigues inhérentes à leur ravitaillement pendant la nuit.

Entre temps, nous procédions à la réorganisation de nouvelles lignes de défense à l'ouest du Kemmelbeke, les anciennes ayant été quelque peu bouleversées par le marmitage ; le génie procédait à des travaux analogues à l'est des bois de Bosch-Hoek. Une batterie de 120 long était venue s'installer le 24, derrière Cockhuit-Kabaret, pour battre Bixschoote et la Grande-Redoute, mais elle nous quittait presque aussitôt, appelée ailleurs, et l'on se contentait d'envoyer des obus explosifs de 75 sur les tranchées allemandes, après un simulacre d'attaque par les marins. Il y aura dans la nuit, écrivait le 24 un officier : canon, 3 minutes ; fusillade, 3 minutes ; canon, 3 minutes. Les Allemands sortent : on les fusille. Personne ne bouge, et le canon achève. C'est simple, — si on réussit. Cela réussit assez bien, de l'aveu même du sceptique annotateur, qui, le lendemain, parlant de cette attaque pour rire devait reconnaître que nos adversaires au moins n'avaient pas dû gouter la plaisanterie. On les voyait sauter en l'air, disaient les assistants, sous la poudre du 75[2].

Hélas ! ces simulacres d'attaque, c'est tout ce dont nous étions capables pour le moment. Les officiers et les gradés tenaient encore par un miracle de volonté ; les hommes, plus faibles, plus jeunes, s'abandonnaient, appelaient, comme une libératrice, la balle qui mettrait un terme à leurs souffrances[3]. Sous peine de rester bien vite seul avec ses lieutenants, l'enseigne D... était obligé de se raidir, de repousser en bloc toutes nouvelles demandes d'évacuation vers les postes de secours. Malgré tout, le chiffre des exempts de service atteignait un total si impressionnant le 26 décembre, qu'afin de désencombrer un peu les ambulances et les infirmeries régimentaires de la brigade, l'amiral décida de conserver le dépôt des éclopés de Saint-Pol, dont la suppression était prévue pour le 28.

La Noël se passa au milieu de ces tristesses. Rien autour de nous ne rappelait la douce nuit chère aux chrétiens. Seule, la température s'était conformée à la tradition : le baromètre marquait - 8°. Il avait légèrement neigé la veille ; la nuit était lumineuse et claire et la plaine toute blanche[4], mais cette blancheur, aussi loin que la vue s'étendait, était semée de points noirs, cadavres françaisou gris, cadavres boches[5]. Lugubre décor pour un réveillon ! Et cependant il y avait comme une détente dans les âmes. Puis, des cadeaux étaient venus de l'arrière. Dans la tranchée du jeune Maurice Faivre, l'enseigne Boissat-Mazerat contait d'hilarantes anecdotes ; le lieutenant de vaisseau de Roucy, délicieux petit capitaine qu'on s'attend à voir en perruque poudrée à la française, donnait son mot ; une voile servait de toit comme à bord et sous ce toit improvisé, devant un feu à rôtir un bœuf — au mépris de toute prudence —, l'escouade savourait un chocolat à la glace fondue.

Les tranchées voisines n'étaient pas moins favorisées. Un peu partout, les officiers avaient fait d'amples distributions d'effets chauds, tabac, bonbons et autres menues friandises de Noël. Les Boches, de leur côté, enfouis dans leur ripaille, semblaient ne plus songer à la guerre, car ils n'attaquèrent pas, ils suspendirent même le bombardement. Ils chantèrent jusqu'au matin. Après quoi, dans un ciel léger, lavé de toutes ses souillures et d'une innocence enfantine, le soleil se leva et, avec lui, l'espoir au cœur des hommes. Pour la première fois, l'aumônier.de la brigade put célébrer sa messe sans l'habituel accompagnement du canon. L'autel occupait le fond d'une grange ; c'était presque le décor évangélique, avec sa litière de paille, d'où nos Jean Gouin s'étiraient, les paupières bouffies, au coup de sonnette de l'officiant. Un déjeuner plantureux couronna la fête. Dans l'après-midi le temps se gâta : la trêve de Noël était close, le ciel se rembrumait et, de la paille chaude des granges, il fallait passer sans transition à l'humidité des tranchées, de l'églogue évangélique aux scènes de massacre et de charnier.

Il y avait surtout, devant notre première ligne, un chapelet d'une quinzaine de cadavres, des marins presque tous, surpris par une rafale de mitrailleuse dans la position de tirailleurs couchés. Il n'avait pas été possible jusque-là d'aller les chercher : si nos obus bousculaient ses tranchées, l'ennemi ne ménageait pas davantage les nôtres. Le matin [du 27], alerte brusque sur le front de la 11e [compagnie] : un tireur boche frappe successivement trois hommes, dont le maitre fusilier Rouault[6], excellent gradé qu'au Borda, pour son emphase un peu gasconne, on avait surnommé Cyrano et qui sut mourir simplement, comme un Breton. L'ennemi se tut après une riposte et, au cours de la nuit qui fut calme, on réussit à enlever quelques cadavres et à continuer un bout de tranchée.

Le lendemain 28 marque une date pour la brigade : le colonel Delage, toujours prêt à s'exposer et qui a pour principe de tout voir par lui-même, vient surveiller jusqu'en première ligne l'installation d'un téléphone qui doit relier son poste de commandement aux tranchées de la rive droite. Nous n'avions jusque-là, pour communiquer avec cette rive, que des hommes de liaison. Pour la première fois aussi, les fusiliers reçurent des fusées éclairantes et des grenades à main. Tout cela était nouveau pour eux. Et ils n'étaient pas au bout de leurs surprises ! Le même jour ils apprenaient que le groupement Hély d'Oissel était supprimé et que la brigade, qui perdait les deux batteries à cheval de la 7e division de cavalerie, passait sous les ordres du général Balfourier, commandant du 20e corps, ainsi que les 87e et 89e divisions territoriales. Ces changements en annonçaient un autre plus important : le 29, l'amiral recevait avis que la brigade allait être relevée par des unités du 79e d'infanterie et envoyée en réserve dans la zone Linde-Oostvleteren.

 

 

 



[1] Les hommes sont éreintés. Ce matin (23) la compagnie en a envoyé 30 à la visite, et, si beaucoup n'avaient préféré prolonger leur sommeil, le nombre aurait été sensiblement plus grand. Peu de pieds gelés cependant, mais rhumatismes, engelures, diarrhées. (Carnet de l'enseigne P...)

[2] Cf. carnet de route du docteur T...

[3] L'un d'eux, qui grelotte et a les larmes aux yeux, me répond : C'est dur tout de même. J'aimerais mieux recevoir une balle tout de suite. (Enseigne D..., Impressions de guerre.)

[4] Maurice Faivre, lettre du 31 décembre 1914.

[5] Boissat-Mazerat, lettre du 27 décembre 1914.

[6] Carnet de l'enseigne C. P...