Un officier dont c'était la première affaire et qui s'y distingua, l'enseigne de vaisseau Boissat-Mazerat, jeune homme d'une bravoure froide et sans illusions, écrivait le 14 à ses parents : Nous allons prendre l'offensive dans notre petit coin. L'artillerie prépare. C'est un joli concert. Les marmites allemandes nous passent sur la tête en bruissant, comme tout un vol de canards, mais il y en a peu. En somme nous avancerons peut-être de 4 ou 500 mètres. C'est tout à fait exciting. Le même officier se montrera plus équitable dans une
lettre postérieure du 18 en disant : Notre offensive
avait pour but de faire diversion pendant qu'une autre offensive se
produisait plus au sud : elle s'est fort bien passée et nous avons pris
quelques tranchées et mitrailleuses, en plus de la diversion qu'on nous
demandait. C'est de ce point de vue qu'il faut juger l'attaque du 17 pour en apprécier le mérite et les résultats. Boissat ne se trompe que sur le caractère de l'offensive prise par nos troupes, qui n'était point une offensive partielle[1]. En même temps qu'au sud, devant Montchy, Souain-Massiges et Verdun, nous attaquions dans la région de Nieuport, d'où le grondement du canon parvenait jusqu'à nous, et il importait autant d'empêcher l'ennemi d'opérer des prélèvements de troupes pour les envoyer sur Lombaertzyde et Saint-Georges que pour les diriger sur Arras.
Toute la nuit on se prépara. Vers une heure du matin, ordre arrivait aux postes de commandement de pratiquer pour cinq heures trente des passages de 3 à 4 mètres dans les fils de fer des têtes de passerelle. A deux heures, un conseil de guerre s'était tenu chez l'amiral. A trois heures, le capitaine de frégate Geynet, chargé de monter l'attaque, sous la direction du colonel Paillet, convoquait à son cantonnement les chefs des unités combattantes : guidés par des plantons, ils s'y rendirent à travers champs, en se garant comme ils pouvaient des trous d'eau. Le commandant leur lut ses instructions, les leur commenta, ajoutant quelques renseignements sur la façon dont les Allemands disposent leurs tranchées, généralement en forme de triangle isocèle. La pointe du triangle, tournée vers nos lignes, ne contient que quelques hommes qui s'éclipsent aussitôt l'attaque déclenchée et se réfugient dans le côté principal du triangle. L'attaque pénètre dans la pointe évacuée. A ce moment des mitrailleuses, placées aux extrémités du côté principal, se dévoilent et prennent d'écharpe les assaillants. Conclusion : il ne faut pas attaquer en pointe, mais porter l'attaque sur les extrémités du côté principal. — Oui, remarque in petto un des officiers présents à l'explication, quand on les connait et qu'on a pu les repérer d'avance ! Les capitaines se séparent pour alerter leurs compagnies. Rassemblées à quatre heures sous la direction du commandant Geynet, elles traversent silencieusement Zuydschoote, lugubre dans la nuit avec ses maisons béantes, son squelette d'église et son grand moulin à vent fantomal, laissent à droite cette épave et franchissent le canal : la 1re et la 4e sur la passerelle nord ; la 20 et la 30 sur le pont, d'où elles gagnent par les boyaux d'accès les tranchées de première ligne. C'est de là qu'elles partiront tout à l'heure pour l'attaque. Les hommes sont pleins d'ardeur, mais les chefs assez soucieux : une patrouille rentrée dans la nuit s'est heurtée à des forces allemandes supérieures en nombre[2] ; en outre le terrain ne leur est pas familier à tous. Certains même, comme le capitaine de Malherbe, n'ont encore jamais mis les pieds dans ce secteur. Ils se renseignent près des officiers du bataillon de Kerros et du bataillon Bertrand qui doivent rester dans leurs tranchées, prêts à toute éventualité. Le capitaine de Malherbe s'adresse, pour sa part, à son vieux camarade Ravel. Il n'est que cinq heures et demie du matin. Le plus simple est d'aller voir. Ravel et moi, écrit-il, sortons de la tranchée et traversons nos fils de fer par les passages aménagés dans la nuit. Nous passons ensuite un petit ruisseau à peu près parallèle à la tranchée et nous avançons plus loin. Bien que la nuit soit encore complète, je puis me faire une vague idée du terrain, plat, formant un peu cuvette. Ravel et moi sommes du même avis : l'attaque est impossible de jour, sans que les fils de fer allemands aient été au préalable fortement bouleversés. Je le dis au commandant en revenant : il me répond qu'il y a ordre formel d'attaque, puis il s'en va vers la compagnie Benoit. Je ne devais plus le revoir. Le pis est que l'heure de l'attaque approchait et qu'aucune des dispositions prévues par le commandement ne semblait en voie d'exécution. La préparation d'artillerie s'était bien déclenchée à l'heure convenue, mais bien que 90 pièces, dit-on, y eussent donné toutes ensemble, ce n'avait été qu'un tir de 75, à shrapnells, et qui cessait au bout de dix minutes. Ni les mitrailleuses, ni les chasseurs n'étaient au rendez-vous[3]. Six heures trente : toujours rien. Au dernier moment on se décide à remplacer la compagnie cycliste par une compagnie de marins du bataillon Mauros[4], — la 10e, capitaine Deleuze, qui avait succédé au capitaine Soulié, blessé le 25 octobre, et dont les jeux de la guerre et du hasard devaient faire le principal vainqueur de cette journée à laquelle il ne comptait pas participer. Mais est-il sage, dans ces conditions défectueuses, d'entamer la bataille ? Le commandant Geynet ne connaît que sa consigne. C'est un esprit exalté et magnifique : depuis des mois il attend, il presse de tous ses vœux l'occasion de s'élancer avec ses braves sur les défenses ennemies, de goûter A leur tête l'ivresse de la charge et du corps à corps. Vainement le circonspect commandant Mauros, qui assistait au conseil tenu chez l'amiral, l'a-t-il mis en garde contre son excessive confiance dans la vertu des baïonnettes françaises. Le commandant Mauros était le premier marin qui eût occupé le pont de Steenstraëte. Suivant l'expression d'un de ses officiers, il avait le terrain dans l'œil, il en connaissait les défilements, il savait la valeur des défenses ennemies et, puisqu'on attaquait, il eût voulu du moins qu'on n'attaquât pas de front, qu'on essayât de tourner par le petit bois de droite, tout en laissant croire à une attaque directe, qu'on sollicitât enfin l'appui complet de la gauche du 20e corps. Les circonstances rendaient encore plus impérieuse l'adoption de cette tactique prudente. Mais il y avait du d'Artagnan chez Geynet, qui pouvait croire aussi que le silence du commandement[5], mal ou tardivement renseigné, impliquait le maintien de ses précédentes instructions Celles-ci n'ayant pas été modifiées, il fait donner, par des plantons, aux chefs des compagnies, l'ordre de se déployer et de se porter en avant par les trois points convenus : la passerelle nord — 1re et 4e compagnies du 1er régiment, lieutenants de vaisseau Bonelli et Dordet, adjudant-major, remplaçant le lieutenant de vaisseau. Pitous, empêché — ; le pont de Steenstraëte — 2e et 3e compagnies du 1er régiment, lieutenants de vaisseau Benoît et de Malherbe — ; la passerelle sud — 10e compagnie du 2e régiment, lieutenant de vaisseau Deleuze. L'attaque doit commencer à six heures quarante par la droite, en liaison avec celle que monte la 11e division d'infanterie. Nous sommes dans les plus longues nuits de l'année ; l'obscurité n'est pas encore toute dissipée, mais, comme il ne pleut pas, le terrain s'envisage aisément dans la grisaille du petit jour : c'est une longue prairie, pas trop détrempée, étendue entre nous et la première tranchée allemande. Et, au coup de sifflet du capitaine Benoît, la 2e compagnie ; préalablement massée à la lisière extérieure, décolle avec ensemble. La tranchée allemande s'enflamme presque aussitôt ; nos hommes accélèrent l'allure, soutenus et comme portés par la voix de leur capitaine qui vient de rouler à terre et qui leur crie dans un flot de sang, le bras tendu : Ça ne fait rien, mes garçons. En avant toujours ! C'est le résumé de quinze ans d'apostolat, tout l'enseignement d'une vie admirable, vouée à l'exaltation de l'effort, à la culture ésotérique de la volonté conçue comme un instrument de perfectionnement moral par quoi l'âme échappe à toutes les contingences, que l'auteur de la Voie du Chevalier, le mystique fondateur du scoutisme français, leur jetait dans ce sursum corda. La mort même n'avait pu dompter ce libre adepte des vieux sages de l'Égypte et de l'Inde qui s'était exercé dans leur fréquentation à se hausser au-dessus d'elle et, quand on ramena son corps à la passerelle sud, dit le lieutenant de vaisseau Daniel, son bras tendu, raidi dans le dernier geste d'En avant ! demeurait obstinément tourné vers l'ennemi[6]... L'enseigne Lartigue, qui a pris le commandement à sa place, arrive sur l'obstacle à pleine charge et l'enlève. Sans s'occuper des prisonniers, qu'un cycliste de l'état-major suffira pour conduire à l'arrière[7], il pousse jusqu'à une maison en ruines où il fait abriter un moment ses hommes. Lui-même profite de ce léger répit pour examiner la situation : à droite, la 11e division semble avoir progressé comme nous, mais, à gauche, on ne voit pas clairement ce qui se passe. Un officier d'infanterie survient à propos pour donner à Lartigue les précisions qu'il souhaite. Certain alors qu'il existe bien
un trou à sa gauche, dit un témoin, il
avance en obliquant de ce côté et, vers sept heures un quart, après avoir
franchi un boyau que le fusilier Vitoux s'est offert pour visiter et qui
était vide, il arrive, avec une vingtaine de marins et quelques soldats qui
se sont ralliés à lui, sur une petite route située à mi-distance entre le
canal et Bixschoote. Des coups de fusil partent d'une tranchée à une centaine
de mètres à l'est. Le lieutenant se défile dans un fossé avec ses hommes,
puis il observe : à sa gauche, toujours silence complet ; aucun des nôtres
n'est en vue. Mais, plus en arrière, dans un pré entouré de peupliers, des
formes grises vont et viennent. Nul doute, ce sont des Allemands. Le
lieutenant fait aussitôt converser sa section, de façon à prendre la position
à revers, et il prévient qu'à son signal on soit prêt à abattre chacun son
Boche, puis à se lancer à la baïonnette. Les Allemands sont dans un redan
relié à l'arrière par un boyau, — celui justement que nous avons visité un
quart d'heure plus tôt et que nous tenons. Ils ne semblent pas se rendre
compte qu'ils sont cernés. Mais, au moment où le lieutenant donne son signal,
des cris de charge partent de l'autre côté de l'ouvrage... C'est le quartier-maitre Dréan, de la compagnie Deleuze, qui, avec les fusiliers Cautin, Baudry et Denier[8], vient de se jeter dans le redan, d'y capturer deux mitrailleuses et une dizaine de prisonniers. Ceux-ci étaient d'ailleurs des Alsaciens-Lorrains qui ne demandaient qu'à se rendre. Deleuze, parti après la compagnie Benoit, avait franchi la tranchée emportée par cette compagnie et laissée à la garde d'une section sous les ordres de l'officier des équipages Souben ; ramassant la section, il avait dessiné avec elle une habile manœuvre d'enveloppement et était arrivé sur la seconde tranchée un peu avant Lartigue, qui la contournait par la droite, et Souben, qui l'abordait de face. Dans le fond du redan, quelques hommes tenaient encore autour d'un oberleutnant, colosse roux à lunettes d'or qu'on disait être un instituteur prussien et qui luttait désespérément ; un de nos gradés, le maître Donval, l'abattit d'une balle dans la tête. Le reste se rendit. Grâce à l'heureux hasard qui avait fait concorder les mouvements de la 2e et de la 10e compagnie, le redan, ses mitrailleuses, un paquet d'une trentaine d'hommes étaient entre nos mains, presque sans perte de notre côté. Les marins, dans un enthousiasme indescriptible, dansaient, agitaient leurs bonnets, et, pendant quelques minutes, dit le témoin précédemment cité, il fut difficile de les empêcher de se tenir debout sur le parapet. Ce beau succès, s'ajoutant à ceux que la 11e division venait de remporter vers Kortecker, avançait assez nos affaires de ce côté. Malheureusement, sur un autre point du centre et à gauche du pont, la progression rencontrait plus de résistance. Le capitaine de Malherbe, après avoir fait passer le fil de fer et le ruisseau à ses trois sections, les avait déployées en tirailleurs, la première section (enseigne Viaud) à sa gauche. Elles furent prises tout de suite sous le feu des mitrailleuses ennemies. On entendait les cris sourds des hommes à mesure qu'ils s'écroulaient. La section du capitaine de Malherbe, plus ou moins disloquée, parvint cependant jusqu'aux fils de fer de la tranchée allemande : ils étaient intacts. Énervés par cette résistance, nos hommes essayent de les arracher rageusement avec le crochet de leurs baïonnettes. Peine perdue : il faut se coucher dans les betteraves- et attendre. Malherbe, resté debout, est atteint par la rafale en se retournant pour observer le mouvement de la compagnie Benoit : deux balles lui ont broyé la jambe ; une troisième balle lui érafle fortement la hanche gauche. Il n'a que le temps d'envoyer un homme de liaison prévenir l'enseigne Viaud qu'il lui passe le commandement. Avec la même tranquillité, du même pas régulier qu'il eût pris à l'exercice, l'homme (Victor Brault) part pour s'acquitter de sa mission et revient en rendre compte au capitaine : il n'a pas été touché, bien que plusieurs balles aient traversé sa capote[9]. Tandis que le quartier-maître Le Boulanger, blessé lui-même, étaye jusqu'au canal la marche chancelante de son chef, le reste de la compagnie, avec l'enseigne Viaud, continue à ramper vers les fils de fer et trouve là un petit fossé où elle est à peu près défilée. Elle y demeurera toute la journée, à demi enlisée, sans pouvoir avancer ni reculer. Viaud lui-même a la clavicule cassée ; il rentrera cependant à la nuit dans nos lignes, avec les débris de sa compagnie, que le maître Paugam a ralliés et dont il a pris le commandement, quand tous les officiers furent hors de combat. La 4e et la 1re compagnie n'étaient pas sensiblement plus heureuses à la gauche du pont de Steenstraëte où elles attaquaient en liaison sous la direction de l'adjudant-major Dordet. Cependant la 1re compagnie (capitaine Bonelli) avait débuté assez bien en enlevant deux éléments de tranchées[10] à 200 mètres des tranchées principales[11]. Le feu violent qui sortait de celles-ci l'obligea de s'arrêter et de se défiler dans les fossés voisins. Bonelli était blessé[12] ; son enseigne Boissat-Mazerat, placé en flanc-garde, recevait au milieu du dos, pendant qu'il parlait à ses hommes, une balle dum-dum qui mettait en miettes tout son trésor de guerre, mais ne lui causait qu'un vague séton du bras. L'officier des équipages Séveno et le premier maître de la compagnie tombaient à ses côtés. Nous voilà livrés à nous-mêmes, sans gradés, écrit Maurice Faivre. Tous nos officiers sont blessés, légèrement cependant. Le second maître, ayant été blessé également, s'est traîné sur l'arrière après avoir été pansé par moi... Je suis dans un champ, derrière une haie, à 40 mètres des autres et à 200 mètres du canal. Nous sommes sept malheureux poilus à avoir les pieds inondés... Le reste de la compagnie est en tirailleurs sur notre gauche ; nous allons demander la jonction avec elle... Le capitaine Pitous prend le commandement [de la 4e compagnie]. Mais il ne le prenait que pour le quitter presque tout de suite, une balle l'ayant atteint à l'œil comme il se découvrait pour observer la position ennemie. Ce n'était pas tout, et l'adjudant-major Dordet, qui commandait ce secteur de l'attaque, n'avait pas plus tôt reçu le renfort de mitrailleuses (capitaine Michel) dont il avait besoin pour tenter un nouveau bond, qu'il était arrêté à son tour par des salves nourries partant de maisons incendiées situées en face de la passerelle[13]. Il demande au commandant Bertrand de faire bombarder ces maisons. L'ordre est transmis : le tir de réglage est bon en direction, mais trop long de 200 mètres. Trois biplans français se détachent pour survoler la position. Et, cette fois, les obus tombent en plein dans nos lignes. Enfin, sur les indications du capitaine de Monts, qui se tient en observation dans la tranchée de la tête de passerelle, le commandant Bertrand réussit à faire rectifier le tir ; mais il y a encore une sacrée batterie qui s'obstine à tirer 200 mètres trop court et 150 mètres trop à droite. Les quelques types que j'avais avec moi sont affolés, écrit Maurice Faivre, et se sont débinés, sauf un. Nous nous creusons tous les deux un abri. Les Boches viennent d'arriver en rampant. Pour donner l'illusion du nombre, nous courons à toute vitesse derrière la haie en tirant rapidement, et chacun de nous tient deux fusils ; les Boches s'arrêtent et rebroussent chemin. Renfort arrive : une escouade. Et l'action reprend. Dordet, avec ses deux compagnies, occupe une petite tranchée qu'il va prolonger sur la droite : il se trouvera en bonne position pour attaquer la grande tranchée boche que notre artillerie bombarde en partie seulement[14], au lieu de faucher aux angles et au centre. Il est une heure de l'après-midi, et la progression partout ailleurs est arrêtée. Dordet reçoit l'ordre de suspendre son mouvement et de se replier[15]. Une plus longue insistance n'eût servi qu'à faire décimer ses compagnies. A notre centre même, vers huit heures, Lartigue avait dû se défiler en contre-bas de la route, position assez médiocre[16] où il attendait les instructions du commandant Geynet. Les instructions n'arrivaient pas, et c'est qu'avec son exaltation habituelle, presque dès le début de l'attaque, le commandant Geynet s'était jeté dans la mêlée. Cet admirable marin, vraiment assoiffé de sacrifice, bouillait depuis le commencement de l'action : il venait d'apprendre que les fils de fer des tranchées ennemies étaient à peine entamés ; il demanda des cisailles au capitaine Ravel et il partit. Moins impatient, peut-être eût-il attendu que les progrès de l'attaque de droite fussent plus affermis. Mais, après avoir rejoint la section de l'enseigne Pion et s'être entretenu un moment avec cet officier, il poussa en avant et fut presque aussitôt pris de front et d'écharpe par des feux d'infanterie. Une de ses escouades tenait la droite de la route, l'autre la gauche. Il était un peu plus de sept heures. La fusillade, si terrible qu'elle fût, n'avait pas arrêté l'élan du commandant, qui continuait sa marche hallucinée vers la tranchée ennemie. Voyant une de ses escouades en péril, il voulut la dégager. On l'entendit crier : Mes enfants, allons les venger ! Que se passa-t-il ensuite ? Un de ses hommes de liaison, le fusilier Le Huérou, qu'il avait envoyé porter un ordre au capitaine de Malherbe, en se retournant, le vit à 30 ou 40 mètres qui s'affaissait. Il voulut s'approcher pour lui faire un pansement, mais la fusillade redoublait. Le commandant d'ailleurs, plus soucieux de la vie, de ses hommes que de la sienne, lui faisait signe de continuer son chemin. Bien que frappé à la tête, il se releva au bout d'une minute, le visage en sang, fit quatre ou cinq pas, puis tomba définitivement, atteint, croit-on, d'une nouvelle blessure au côté. Son élan l'avait emporté très loin de ses hommes, jusqu'à la tranchée ennemie. Il y touchait : la palme de gloire qu'il voulait saisir n'ombragera-t-elle qu'un tombeau ? Un mystère couvre sa fin. Son corps ne fut pas retrouvé. Blessé grièvement, fait prisonnier peut-être et soigné dans quelque ambulance de cette inaccessible Belgique qui étouffe depuis trois ans sous le bâillon, rien n'a transpiré de son tragique secret. Vainement sa sœur a-t-elle voulu rompre cette consigne de silence. Le commandant Geynet, quelques années plus tôt, avait dirigé les opérations de sauvetage d'un croiseur de l'escadre du prince Henri de Prusse, l'Amazone, et reçu à cette occasion, du Kaiser, l'ordre de la Couronne royale de 3e classe. Il était alors à Brest, lieutenant de vaisseau. Au nom des filles, des mères, des épouses allemandes dont il avait contribué à préserver les foyers, la sœur du commandant, par l'intermédiaire de l'ambassade d'Espagne, supplia l'Empereur de la tirer d'incertitude. Le placet lui revint avec un timbrage en rouge du bureau central des renseignements et cette simple annotation au crayon : La recherche n'a pas été annoncée (sic) jusqu'à aujourd'hui. Signé : J.-A. Grafotunverine-Rittmeister... Ainsi notre offensive n'avait que partiellement réussi : le demi-échec de notre centre, l'échec total de notre gauche tendaient même à compromettre, si l'on n'avisait rapidement, les résultats acquis par les compagnies Deleuze et Benoît. En ces conjonctures, le colonel Paillet sut prendre à temps les décisions nécessaires : faisant appel à ses réserves et remplaçant la 3e compagnie du 1er régiment, décimée, par la 12e du 2e régiment (capitaine Reymond)[17], il lui ordonna de se déployer avec prudence et d'établir une liaison immédiate avec la 2e compagnie du 1er régiment et la 10e du 2e régiment pour leur permettre de maintenir leur avance et de consolider leur situation. Progresser davantage n'était plus possible. Reymond lui-même n'avait pas fait trente mètres sur la rive droite qu'il écrivait : Je n'ai plus de gradés. Quelques minutes après, il perdait son lieutenant, l'enseigne Bioche, polytechnicien moraliste qui promettait un Vauvenargues à la brigade. Toute l'artillerie ennemie donnait en rafale[18] : non seulement le terrain d'attaque, mais le pont, les passerelles étaient balayés par les obus, ce qui n'empêchait pas l'héroïque aumônier du 1er régiment, l'abbé Pouchard, de s'y risquer en plein jour pour visiter les blessés[19]. Devant nous, à 400 ou 500 mètres, un feu plongeant de mousqueterie partait de la grande tranchée allemande qui était le réduit de la résistance. Large et profonde, couverte par un triple réseau de fils de fer, de chevaux de frise et de croix de Saint-André de 2 m. 50 de haut, reliées entre elles par des câbles d'acier[20], elle ne paraissait pas susceptible d'être enlevée avant d'avoir été battue par une puissante artillerie dont nous ne pouvions obtenir le concours dans la journée même. Ces considérations décidèrent l'amiral, qui ordonna d'arrêter l'attaque et de se contenter d'organiser définitivement le front conquis. A cet effet, pour faire un parapet aux tranchées bouleversées, il demandait télégraphiquement à l'état-major l'envoi de 6.000 sacs à terre. Impossible de creuser le sol, l'eau émergeant à 50 centimètres de profondeur. Et il fallait en outre relier notre nouveau front aux troupes du 20e corps. Ce nouveau front devait être occupé par la compagnie cycliste, arrivée trop tard pour participer à l'attaque[21] et qui s'était défilée sur la rive droite du canal, la compagnie Merouze (11e du 2e régiment) et la compagnie Le Bigot (6e du 2e régiment). Les bataillons Bertrand et de Kerros recevaient ordre de conserver leurs positions sur les rives du canal et la tête de pont de Steenstraëte ; le bataillon Conti, moins la 6e compagnie, restait en service de secteur sur le plateau à l'ouest du Kemmelbeke ; les bataillons Geynet et Mauros rentraient dans leurs cantonnements de Bosch-Hoeck. Ces divers mouvements s'exécutèrent sans incident pendant la nuit : les Allemands ne contre-attaquèrent pas. En somme, si elle n'avait pas rempli toute notre attente, l'offensive du 17 décembre avait cependant obtenu quelques-uns des résultats souhaités : elle avait fait la diversion demandée et, en plus de cette diversion, elle avait réalisé un gain partiel à la droite de notre front par la prise d'un redan, de deux tranchées et de quelque 400 mètres de terrain[22]. Mais elle coûtait cher à la brigade. Il y a eu de la casse, beaucoup de casse, surtout parmi les officiers, écrivait le lendemain l'enseigne Boissat-Mazerat : sur 12 que nous étions au bataillon, 5 ont été tués, 2 blessés grièvement, 2 plus légèrement, 3 sont indemnes, et je me compte parmi eux, n'ayant eu qu'un vague séton du bras, avec trou d'entrée et trou de sortie parfaitement propres. Ces officiers étaient le commandant Geynet, le lieutenant de vaisseau Benoit, l'enseigne Pion qui, touché une première fois à la joue, s'était bandé lui-même avec son mouchoir et, après avoir atteint ses objectifs, ne s'était replié que par ordre et à contre-cœur, les officiers des équipages Souben et Séveno, tués ou disparus ; les lieutenants de vaisseau Bonelli et de Malherbe, l'enseigne Bioche[23], blessés grièvement ; le lieutenant de vaisseau Pitous, l'enseigne Viaud, blessés plus légèrement. Les pertes en hommes n'étaient pas moins fortes et si, comme on le pensait, l'offensive avait un lendemain, la contribution de la brigade devrait être proportionnée à la réduction de ses effectifs. |
[1] Cf. Hubert DE LARMANDIE, les Cent numéros du Petit Français, préface de Charles Benoist.
[2] Cf. carnet de route du commandant B..., qui ajoute : Elle a même failli être cernée par deux patrouilles ennemies venant sur la droite et sur la gauche et a dû se replier, sans perte d'homme heureusement.
[3] A l'heure où elles [les compagnies] devaient être en position, le déclenchement d'artillerie s'est opéré. Beau combat d'artillerie. De notre côté 90 pièces, paraît-il, tonnent, beaucoup moins du côté boche. (Carnet du commandant B...) Suivant d'autres carnets, au contraire, ce déclenchement d'artillerie ne se serait pas opéré à l'heure réglementaire. Nous attendons vainement la préparation d'artillerie prévue dans l'ordre d'attaque. (Carnet du capitaine de M...) L'artillerie, par défaut de téléphone, a tiré trop tard. (Carnet du docteur T...) Enfin, dans son interview, le maître Donval dit : L'attaque devait avoir lieu à six heures quarante-cinq sans préparation d'artillerie. La vérité semble être que le tir se déclencha à l'heure dite, mais fut très court et exécuté avec des pièces trop faibles.
[4] Ce bataillon, alerté lui-même dans la nuit, à Pypegaale, où il était arrivé à dix heures et demie du soir, venant des tranchées, s'était mis en route à quatre heures du matin et avait atteint à cinq heures le pont de Steenstraëte où il avait trouvé le bataillon de Kerros déjà établi, tandis que le bataillon Geynet occupait les emplacements en avant du pont. Au début de la journée, la 9e compagnie (Marchand) tient le pont ; la 10e (Deleuze) va remplacer les chasseurs cyclistes ; la 11e (Merouze) et la 12e (Reymond) vont s'étaler à droite avec les compagnies Feillet et Benoît.
[5] Dès le début de la journée, le colonel Paillet et l'un de ses officiers, l'enseigne Bonneau, étaient arrivés au P. C. du pont de Steenstraëte où se tenaient également les commandants de Kerros et Mauros, avec leurs adjudants-majors Lefebvre et Daniel.
[6] V. à l'Appendice.
[7] Parmi eux un officier, blessé au bras, attire mon attention : c'est le type classique de l'Allemand à barbe blonde, lunettes d'or, le commis voyageur qu'avant la guerre on voyait partout en France, sous-lieutenant de réserve sans doute. J'en interroge quelques-uns : ils sont du 237e ersatz, des Prussiens rhénans, pour la plupart. Ils ont l'air aussi boueux que nous et paraissent abrutis de ce qui leur arrive. Quelques-uns sont des réformés rappelés au service. Au poste de secours, jusqu'où j'ai poussé pour mieux les voir, je m'étonne de leur propreté corporelle, malgré les conditions si pénibles où ils se trouvent. L'un d'eux auquel j'en fais la remarque me répond que leurs officiers sont très durs pour cela. Je regarde leur livret de solde. Ils sont régulièrement payés et, à en juger par leur mine, ne semblaient pas mal nourris. (Enseigne D..., Impressions de guerre.)
[8] Cités tous les quatre à l'ordre de l'armée pour ce fait d'armes.
[9] Un autre agent de liaison, le matelot sans spécialité Robert, qui devait se distinguer particulièrement à l'attaque du 9 mai 1915, où il porta jusqu'à huit messages, de jour et de nuit, traversant cinq ponts sous un bombardement des plus violents, ne montra pas un courage inférieur pendant l'attaque du 17 décembre. Au cours de cette attaque, dit sa citation, envoyé sur la ligne de feu pour porter un ordre, trouve la compagnie fortement engagée, remet son message, fait le coup de feu à côté de l'officier des équipages qui commandait la section et qui est tué auprès de lui, rapporte ses jumelles, son revolver et ses papiers.
[10] L'Officiel dit même deux tranchées. C'étaient des éléments avancés et en partie inondés. Bonelli les enleva très brillamment, mais sans pouvoir beaucoup les dépasser. (Voir plus loin Maurice Faivre.)
[11] V. à l'Appendice.
[12] Dix heures trente. Le capitaine Louis, de l'état-major du 1er régiment, arrive à mon poste. Le colonel l'envoie prendre le commandement de la 1re compagnie, en remplacement du capitaine Bonelli, blessé. Il me demande un lieutenant. C'est l'officier des équipages Devisse, de la 10e compagnie, qui va lui être adjoint. (Carnet du commandant B...)
[13] Journal de route du commandant B...
[14] Journal de route du commandant B...
[15] Ce qu'il fit, à la nuit tombante, la 4e compagnie d'abord, la 1re ensuite, en ramenant les blessés et les corps des officiers tués.
[16] Les balles nous causent quelques pertes, la protection du contre-bas de la route étant médiocre et difficile à améliorer. Vers midi, Souben reçoit une balle en plein front qui le tue net au moment où il commandait un feu de salve. Lartigue reste seul officier de la compagnie avec un seul sous-officier, le second maître Poquet.
[17] Certains rapports disent la 9e du 2e régiment. C'est une erreur. — Le lieutenant de vaisseau Reymond, blessé d'une balle à la joue dans les batailles de Dixmude, était revenu à la brigade aussitôt guéri. C'est en lui transmettant un ordre, vers deux heures de l'après-midi, que le fusilier Labia accomplit le fait d'armes rapporté par sa citation (V. à l'Appendice). Vers quatorze heures un ordre est à transmettre à Reymond, parti renforcer et secourir Deleuze-Benoît. Le fusilier Labia en est chargé. Quand il revient, il ramène 17 prisonniers. Je l'interroge et il me dit : Je me suis trompé de boyau, j'ai été chez les Boches, croyant trouver les copains. Quand j'ai vu ça, je me suis dit : “ Je suis foutu ” ; j'ai armé mon mousqueton et j'ai commencé à tirer dedans, mais alors voilà toute la bande qui lève les bras et dit : “ kamarades ”. En route ! que je dis et je les ai fait défiler devant moi. (Carnet du lieutenant de vaisseau D...) Ces prisonniers étaient restés vraisemblablement dans le boyau de la tranchée emportée par Lartigue. La citation de Labia ajoute même qu'il trouva une mitrailleuse sous les cadavres allemands.
[18] La canonnade et la fusillade ne cessent pas ; les shrapnells et les balles arrivent jusqu'à nous... Depuis ce matin, nous avons au poste de commandement le médecin aide-major du bataillon, le docteur L. G... Il était venu assurer la relève des infirmiers du front, ne sachant pas qu'une action allait s'engager. Il a pensé avec juste raison que sa présence serait plus utile en première ligne qu'à l'arrière, et il est resté avec nous. De temps en temps arrivent des blessés qu'il soigne et dirige ensuite sur les ambulances... [A onze heures], le bombardement de notre poste, qui avait cessé depuis une demi-heure, reprend non moins violent que ce matin. (Carnet du commandant B...) Le maître fusilier Madec fut ainsi tué dans sa tranchée.
[19] Vers midi, malgré le bombardement du pont par les Allemands, le brave aumônier du 1er régiment, M. l'abbé Pouchard, vient me voir. Nous sommes bien peu de chose à côté de cet homme-là. On ne saura jamais le courage, la bonté et l'héroïsme de notre aumônier. (Carnet de route du lieutenant de vaisseau de M...)
[20] Carnet du lieutenant de vaisseau D...
[21] Les chasseurs cyclistes, arrivés à sept heures [d'autres carnets disent à huit], sont tous de la classe 14 : ils voient le feu pour la première fois. Ils viennent se tasser dans les boyaux où sont nos compagnies et, aidé du brave maître de manœuvre Gessiaume, je fais filtrer par la passerelle du pont ces jeunes gens qui marchent avec la crânerie qui caractérise leur arme. Mais ils n'ont pas fait 50 mètres sur la rive droite que, privés de leurs gradés, ils doivent eux aussi s'arrêter. Je viens rendre compte au commandant Mauros qui me dicte un ordre pour Deleuze. Le commandant lisait par-dessus mon épaule ; l'homme de liaison, en face de nous, attendait le papier : un éclat de shrapnell passe entre nos deux têtes et frappe l'homme à la place du cœur, lui coupant simplement sa buffleterie. (Carnet du lieutenant de vaisseau D...)
[22] Voir, pour les résultats obtenus par le 20e corps, le communiqué du 19 décembre et les Principaux faits de guerre, du 16 au 24 décembre.
[23] Mort des suites de sa blessure. Il avait été blessé, dit sa citation, en se portant, avec sa section, sur une position battue par les mitrailleuses ennemies. Bioche, on le sait, appartenait à la 12e compagnie du 2e régiment, ce qui explique que Boissat-Mazerat le passe sous silence.