Tant à Loo qu'à Dixmude, la Flandre nous avait déjà présenté d'assez coquets échantillons de ses tempêtes. Celle qui se déchaîna dans la nuit du 5 fut particulièrement violente : pluie et vent mêlés, un cyclone à déraciner les arbres, disent les carnets. L'heure matinale à laquelle on avait réveillé les hommes (une heure) donnait à supposer qu'on les mettrait en marche avant le jour ; mais, par suite de la dispersion des contingents ou pour toute autre cause, la plupart des unités ne s'ébranlèrent qu'à neuf heures du matin. S'il faisait clair, il ventait plus fort que jamais ; la bourrasque secouait frénétiquement sur la plaine ses ailes ruisselantes d'une eau jaune ; les peupliers craquaient et les hommes Courbaient le dos sous l'averse. On ne connaissait pas la destination de la brigade ; on savait seulement qu'on marchait clans la direction du sud et que l'itinéraire, après Pollinchove, passait par Linde, Elsendamme, Oostvleteren et Woesten, petits villages jalonnant la grande route de Furnes à Ypres. Nous envoyait-on en soutien des Anglais ? 'Certains le pensaient et n'en étaient pas autrement fâchés[1]. Mais, à Woesten[2], la brigade fit demi-tour et quitta la grande route : peu après, les hommes s'égaillaient, par une résille de pistes boueuses, vers les cantonnements qui leur avaient été affectés dans les fermes de Bosch-Hoek. Ni le nom, ni la chose n'étaient bien ragoûtants. Les
fermes regorgeaient de soldats. D'où quelque encombrement, mais tout
passager, puisque ces troupes appartenaient aux deux régiments d'infanterie
que nous allions relever. Il est deux heures de l'après-midi et les estomacs
crient famine ; aussi les bouteillons ne
font-ils qu'un saut des sacs sur le feu. Les instructions du général Duchêne,
qui a remplacé Grossetti à la tête de la 42e division, portent que la brigade
relèvera dans la nuit, sur le front du canal de
l'Yser, depuis la Maison du Passeur exclue jusqu'à un point situé à 800
mètres environ au nord du pont de Steenstraëte, les unités de la
division qui doivent elles-mêmes en relever d'autres de la VIIIe armée. Ces
unités sont le 151e, le 162e régiments d'infanterie et le 16e bataillon de chasseurs.
La note de service ajoute qu'une passerelle a été
jetée sur le canal de l'Yser, à peu près au milieu de ce front, et une petite
tête de passerelle organisée en avant sur la rive droite. Mais la
brigade n'est plus une brigade que de nom : les prélèvements qu'elle a subis
l'ont réduite à un régiment, auquel on demande en somme de faire la besogne
de deux régiments et d'un bataillon. Comme dit le commandant Geynet, c'est chic, mais c'est dur. Trop dur peut-être. L'organisation du front exigeant un minimum de dix compagnies, sur douze qui nous restent, le service des relèves sera presque impossible ou tout au moins terriblement espacé. On dit bien que l'amiral Ronarc'h a réclamé d'urgence les bataillons Mauros et Conti, détachés devant Dixmude. Et le fait est qu'ils arriveront les jours suivants ; mais, comme on en profitera pour étendre notre front, nous n'en serons pas beaucoup soulagés. Parant au plus pressé, l'amiral répartit ses unités en deux secteurs coupés par une ligne fictive est-ouest : le secteur Nord, sous les ordres du commandant de Kerros — quartier à Pypegaale — ; le secteur Sud, sous les ordres du commandant Geynet — quartier au moulin de Lizerne — ; les deux secteurs sous le commandement supérieur du colonel Delage — quartier dans une ferme entre Pypegaale et Bosch-Hoek. A peine si les hommes ont eu le temps de se sécher au cantonnement : dès la nuit tombée, sac au dos ! Et c'est l'éternel cheminement, si souvent décrit par les carnets, dans les ténèbres fouettées de pluie, sur une glèbe moite et gluante, dont le suintement a fini par effacer tous les repères. Du moins n'y a-t-il pas à craindre que l'ennemi, occupé par ailleurs avec les Joyeux qui lui donnent suffisamment de fil à retordre, prête attention au mouvement qui s'exécute et qui, commencé à cinq heures, n'était pas encore terminé à minuit. Des éclaireurs précédaient la colonne, armés de longues perches dont ils tâtaient le terrain, comme ces guides qui, dans les sables du Mont-Saint-Michel, pilotent les caravanes à travers le dédale des lizes. Sondages nécessaires, mais fastidieux par leur répétition : à tout bout de champ, la colonne devait s'arrêter devant une rivière ou un watergang dont on ne retrouvait plus le ponceau ; le Kemmelbeck, l'Yperlée avaient débordé dans les champs. Quelques hommes firent le plongeon ; la plupart arrivèrent à destination francs d'avaries. Les tranchées où ils pénétraient n'étaient pas beaucoup plus étanches que les prairies d'où ils sortaient. Mais ils ne songeaient pas encore à s'en plaindre. Ils en plaisantaient même : Je vous écris d'une tranchée modèle établie par le génie, mande l'un d'eux, Maurice Faivre. Il me pleut dans le cou, et il y a 20 centimètres de boue pour y accéder ; mais enfin c'est une tranchée modèle... Les Boches sont devant nous et nous ne pouvons sortir sans entendre le miaulement de leurs balles. Nous leur répondons d'ailleurs aimablement... Voilà le ton général des correspondances : on grelotte, mais on rigole ; on est tout à la joie d'être derechef au feu. Nous avons notre tranchée à 100 mètres de celle des Boches, écrit dès le 6 le commandant Geynet. C'est passionnant... Cette position est dure, mais c'est un honneur de l'avoir, car nous y avons remplacé les chasseurs alpins et nous en sommes bien fiers. Ailleurs il précise que la brigade remplace un régiment de Verdun[3] qui n'a jamais reculé. — Nous l'imiterons. Généreuse émulation où l'on peut voir le secret de bien des héroïsmes ! L'esprit de corps a ses inconvénients et ses dangers, mais il développe chez les hommes un amour-propre d'autant plus fort que l'unité à laquelle ils appartiennent présente des caractéristiques plus tranchées : les armes qui se feront le 'plus remarquer au cours de cette guerre, alpins, chasseurs, zouaves, coloniaux, etc., sont aussi celles qui, par leurs éléments, leurs traditions, leur tenue, leur vocabulaire, toute leur façon d'être, forment comme des clans à part au milieu de la grande famille militaire. Aucune de ces armes n'entend qu'on la confonde avec une autre ; les chasseurs protestent quand on veut changer la couleur bleu sombre de leur équipement. Et, jusque dans la ligne, les mitrailleurs sont en train de constituer une aristocratie. Plus personnelle, plus fermée encore, la brigade, aux raisons de même ordre tirées de son régime spécial et d'un système de recrutement qui remonte à Colbert, ajoute le prestige de son origine : elle vient de la mer ; elle sert à terre par accident, comme ces sirènes des vieux contes capturées par des pêcheurs et qui gardaient dans leur vie terrestre un ressouvenir de leur existence marine. Il n'est pas certain qu'au début elle n'ait pas cru un peu déchoir dans son coude à coude avec les fantassins. Mais ses préventions se sont vite dissipées au contact de ces belles troupes. Et, de son particularisme primitif, elle n'a gardé que le sentiment d'une sorte de supériorité naturelle inhérente à la condition de l'homme de mer, qui, en l'établissant au-dessus des terriens, l'oblige à ne leur céder en aucune circonstance, fût-ce dans un domaine et avec des moyens d'action qui ne sont pas les siens. |
[1] Nous espérons qu'on va nous confier Ypres. (Lettre du commandant Geynet.)
[2] Quelque cent mètres au-dessus d'un cabaret à l'enseigne du Lion belge. (Carnet du docteur L. G..)
[3] Ce régiment appartenait à la 42e division, qui s'était illustrée déjà avec Grossetti à la Marne (voir notre livre : les Marais de Saint-Gond) et sur le bas Yser. Contrairement à ce qu'on dit cependant, ce n'est pas la 42e division qui a repris Ramscapelle — comme nous l'écrit le commandant Barbaroux, qui faisait partie de cette division fameuse en qualité de chef de bataillon au 94e régiment d'infanterie et qui était lui-même à Pervyse avec ce régiment, le 8e bataillon de chasseurs et deux compagnies de marins, la 42e division a fait assez de bonne besogne sans revendiquer ce qui ne lui appartient pas — et l'honneur de l'opération revient exclusivement aux zouaves du 8e tirailleurs envoyés en renfort à Grossetti. Nous pouvons même ajouter que l'officier qui entra à leur tête dans Ramscapelle, le 30 octobre, à six heures du matin, avec la 14e compagnie, était le lieutenant H.-S.-L. Gendre, promu capitaine et tué peu après (12 décembre 1914) au sud d'Ypres.