STEENSTRAËTE

UN DEUXIÈME CHAPITRE DE L'HISTOIRE DES FUSILIERS MARINS (10 NOVEMBRE 1914-20 JANVIER 1915)

 

— IV — À LOO.

 

 

Qu'était-il arrivé et où allait-on ? Les versions les plus contradictoires circulaient : les uns disaient qu'on allait à Nieuport, où la ligne des Alliés avait fléchi ; les autres qu'on nous envoyait à la Panne prendre la garde d'honneur du roi des Belges ; les mieux renseignés, qu'on nous dirigeait sur Loo et le front de l'Yser menacés.

C'étaient ceux-ci qui avaient raison, sans que les premiers eussent tout à fait tort. L'alerte était due à un rapport de Védrines, le célèbre aviateur, qui, patrouillant en aéro dans la région de Woumen, avait cru remarquer une activité singulière des Allemands sur l'Yser, où plusieurs passerelles volantes venaient d'être lancées. Ces préparatifs semblaient l'indice d'un imminent retour offensif de l'ennemi. En prévision de l'attaque redoutée et dans l'incertitude où l'on était du degré de solidité des territoriaux qui gardaient l'Yser, le commandant de la VIIIe armée faisait appel à la brigade et lui demandait un dernier effort.

A quatre heures du matin, le 24 novembre, branle-bas général. Tous les hommes valides sont debout. On expédie le jus. Il fait nuit, mais la neige éclaire le chemin. Départ à six heures un quart pour un carrefour, sur la route de Gravelines à Dunkerque, où les autobus doivent nous prendre. Et déjà la température est moins rude ; les vents ont passé au sud ; la neige fond. C'est le dégel, et de nouveau la boue.

L'intendance — l'habillement, comme disent les marins — n'a pas eu le temps de procéder au rééquipement des hommes ; ils ont aux pieds les mêmes savates éculées ; ils grelottent et les autobus tardent. On les attend près d'une heure en battant la semelle. Une sourde trépidation du sol annonce enfin leur approche : il y en a près de cent cinquante, de tous les gabarits, de tous les calibres, uniformément peints en ce gris de fer qui est la couleur de la guerre moderne. Le service semble bien organisé et nos officiers en feront grand éloge. Quant aux marins, pour qui ce genre de locomotion est une nouveauté, ils manifestent une joie d'enfants. C'est au milieu des chants et des lazzis que le bruyant convoi traverse au petit jour Dunkerque, Bergues, Hondschoote, Leysele, où ne veille plus aucun douanier. Sans les poteaux-frontière, rien n'indiquerait que nous avons quitté les moëres du Nord pour les glèbes de la Flandre occidentale, tant ce lambeau de Belgique est aujourd'hui mieux cousu à la France qu'à son propre territoire !...

On ne sait toujours où l'on va. Des villages émergent tout d'une pièce de la brume : Isinherghe, Rexpode, Gyverinchove, et y rentrent à peine sortis. Encore une bourgade : Linde. Cette fois on stoppe : les autobus ne vont pas plus loin. La brigade descend, mais garde sa formation jusqu'au retour des fourriers qu'on a envoyés reconnaitre le cantonnement à Loo. Le dégel se précipite ; la neige fond avec une rapidité déconcertante. Pendant une heure et demie, écrit un officier, nous patinons dans la boue, sur la route de Linde à Pollinchove, attendant le signal de nous mettre en route. Chacun grignote un morceau de pain. Jean Gouin sort les douceurs qu'on lui a glissées dans son sac avant de partir. Nos fourriers reviennent. Il y a déjà de la troupe à Loo : la ville est trop petite pour nous loger tous. On laissera donc une partie de la brigade (2e régiment) à Pollinchove, tandis que le 1er régiment poussera jusqu'à Loo, à 11 kilomètres de Dixmude. Il y arrive vers deux heures de l'après-midi. Mais presque tous les bâtiments, couvents, écoles, sont déjà réquisitionnés ; à peine s'il reste assez de lits pour l'état-major et les officiers supérieurs[1]. Un bataillon (le 3e du 1er régiment) campera même dans l'église, sur la paille, avec la moitié de ses cadres ; les fonts baptismaux serviront d'infirmerie. Notre couchage, à nous autres médecins, écrit le docteur L. G..., est dans la tribune, près du buffet d'orgues. Le vent, glacial, passe par les vitraux cassés. Mais la fatigue l'emporte et nous nous endormons à pleins poings.

Toute la nuit pourtant, le canon tonna. On était fait à cette chanson. Au matin, nos hommes rendossent le sac. Ils s'attendent à partir d'une minute à l'autre pour le front. Or, il y a maldonne, paraît-il. Sac à terre ! Védrines s'est trompé, ou l'ennemi s'est ravisé, et la brigade reste provisoirement sur place.

A parler franc, personne ne s'en plaint. Tout au plus la brigade eût-elle souhaité qu'on lui attribuât un cantonnement moins démuni. Par bonheur, les marins sont ingénieux. Le bataillon logé dans l'église n'a ni âtres, ni fourneaux : quelques briques posées de champ devant le portail, et voilà l'affaire. Il ne bruine plus ; le pavé miroite. Verglas. Mais tout vaut mieux que la boue, et la bonne odeur qui monte des cuisines en plein vent achève de ragaillardir nos clampins. Seul, à Pollinchove, le 2e régiment demeure en alerte : si le front de l'Yser, autour de Dixmude, ne donne aucune inquiétude immédiate, les choses ne Vont pas aussi bien à Nieuport où il est exact que notre couverture a été quelque peu maltraitée. Ordre est venu de détacher son aide un bataillon de la brigade. Lequel ? On ne le sait encore, sauf qu'il sera prélevé sur le 2e régiment. Dans l'après-midi, après une visite de taube, on apprend que le choix de l'amiral s'est porté sur le 1er bataillon (commandant de Jonquières) ; des autobus l'emmènent le soir même à Oost-Dunkerque.

Nous retrouverons plus tard ce bataillon, qui contribuera brillamment à la prise de Saint-Georges et qui fera pour ainsi dire bande à part pendant un certain temps. Les deux autres bataillons du 2e régiment cantonnés à Pollinchove (commandants Pugliesi-Conti et Mauros) n'y feront eux-mêmes que passer et retourneront le 29 aux tranchées de Caeskerke, où ils se relaieront[2]. Mais le 1er régiment ne rentrera en action que le 5 décembre. Ces neuf jours de répit seront employés à remettre les unités en état, à former les nouveaux, à rééquiper les anciens[3]. Ce ne sera pas le cantonnement idéal, tel qu'on aurait pu l'avoir à Fort-Mardyck ou à Petite-Synthe ; l'empilement des hommes, les difficultés de l'approvisionnement, les visites de taubes, les surprises des marmites et cette atmosphère d'espionnage qui nous enveloppe depuis le début des opérations, rendront même ce cantonnement assez dur ; le dégel, la pluie, le vent, toutes les intempéries d'une nature hargneuse, qui semble de connivence avec l'ennemi, ajouteront aux insuffisances des locaux et de la nourriture. Mais, enfin, ce sera la trêve, sinon le repos complet. Et à tout le moins les hommes pourront se déverminer ; les médecins et les ingénieurs de la brigade étudieront des systèmes de chauffage de tranchées pour l'hiver. On sait fort bien que, si l'ennemi a renoncé sur Dixmude, ce n'est que pour recommencer la poussée sur un autre point de la ligne, et il est sage de prendre ses précautions en conséquence.

D'ailleurs, quoique moins favorisés, les deux bataillons détachés aux tranchées de l'Yser et qui font partie, avec trois sections de mitrailleuses, d'un groupe de toutes armes sous les ordres du colonel Boichut, ne laisseront pas, eux non plus, de goûter quelque répit et, à tour de rôle, cantonneront à Lampernisse. Pour donner un peu d'air à la brigade, l'amiral les remplace à Pollinchove par le restant des sections de mitrailleuses. Lampernisse et Pollinchove ne sont que des villages, mais Loo, citadelle désaffectée, compte encore 9.000 habitants. La ville est bien déchue sans cloute, depuis le temps où elle faisait l'avant-garde de Furnes vers l'Yser. De son corset de bataille, elle n'a conservé que quelques lambeaux de remparts, des vestiges de fossés. Loo, comme Dixmude, est devenue un gros bourg agricole, épanoui autour de son clocher et tout embaumé d'odeurs chaudes de pâtisserie[4]. Trois couques dorées sur champ de gueules lui composeraient un blason assez congru. Métropole du massepain et des feuilletés à la crème, détachée de sa gentilhommerie au point d'avoir installé une auberge dans son joli hôtel de ville de 1640[5], rien n'y parlerait plus au souvenir sans l'énorme vaisseau de l'église abbatiale et le fameux arbre de Jules César, qui, hors des murs, dans un paysage immobile, monte sa faction historique sur l'horizon[6].

Ce paysage, qui semble avoir été conçu pour la guerre de parallèles, c'est l'éternel paysage géométrique des Flandres : un damier de pâturages, coupé par les remblais des routes, les longues colonnades des peupliers et la ligne droite des canaux. Mais les routes sont défoncées, les arbres hachés, les canaux vides et, sur les digues solitaires, s'est tu le hahan rythmé des haleurs. Pour peu que l'inondation progresse jusqu'à elle, Loo pourra se croire revenue au temps où le pirate Godwin cinglait vers ses berges : elle jalonnait alors, avec Alveringhem et Lampernisse, l'extrémité occidentale du golfe de l'Yser ; elle faisait figure de ville maritime. Aujourd'hui encore, sa position sur le canal de Furnes, au point d'intersection de quatre ou cinq grandes routes, lui assigne un rôle de premier plan dans la défense. C'est un nœud stratégique presque aussi important que Dixmude. Nous y eûmes dès l'abord le gros de nos réserves et de là partirent toutes les attaques rayonnantes lancées avec tant d'audace par le général de Mitry vers la forêt d'Houthulst, Clerken et Roulers : mais la ville s'est insuffisamment préparée à son nouveau rôle. Et, depuis longtemps déjà, les troupes qui s'y succèdent ont épuisé toutes les ressources locales[7]. Ce serait la famille, le désert, comme après le passage des sauterelles, si Mercure, dieu du risque et des profits rapides, n'avait touché de sa grâce tant d'honnêtes Flamands sédentaires : d'Hondschoote, de Furnes, de Coxyde, débarquent journellement, par brouettes attelées de chiens ou poussées à bras d'hommes, des conserves, du tabac, des bougies, des allumettes, du thé, du savon, toute une pacotille hétéroclite, cartes transparentes et cartes postales comprises, jusqu'au moment où défense viendra d'employer ces dernières pour la correspondance, en raison des renseignements qu'elles peuvent fournir sur les positions assignées à nos troupes.

La vie est un peu chère sans doute dans les restaurants de Loo. Cependant voici un officier supérieur, le commandant Geynet, qui ne paie que 5 francs par jour ses repas et 1 fr. 10 sa chambre. Cela n'a rien d'excessif en vérité, même pour un prix de guerre. Et, tout doucement, on se remplume. Les cent trente sacs de lettres en souffrance à Dunkerque et après lesquelles on soupirait depuis si longtemps sont arrivés le 25, dans un gros chariot qui suivait la brigade. Le dépouillement de cette volumineuse correspondance remplira une partie de la journée et pas mal d'heures des suivantes. C'est qu'une lettre au front, comme elle est un régal pour les cœurs, est encore une fête pour tous les sens : on la palpe, on la respire, on la déguste autant qu'on la lit. Et l'ouïe retrouve sous les mots le timbre familier de la voix qui les dicta[8]. Toutes ces opérations prennent évidemment un certain temps. Et, par surcroît, quand elle est sue par cœur, la lettre passe de main en main. Tant de ces hommes sont du même pays, souvent du même village ! Et les langues d'aller leur train ! Rien ne presse : on peut bavarder à l'aise, puisque les Boches ont de l'occupation ailleurs. On sait que les alpins et les coloniaux tiennent fameusement, à Steenstraëte, devant Bixschoote, où ils forment l'aile gauche de l'armée anglaise, le long du canal d'Ypres à l'Yser. Sur l'Yser même, les territoriaux se conduisent très bien[9]. La 173e brigade de la 87e D. I. T., commandée par le colonel Conte, est tout entière bretonne (73e et 74e régiments) ; nos hommes ont là des parents, des amis. On fraternisera à la première occasion. En attendant, on est content de savoir que, troupes de terre ou troupes de mer, les mibien ann hini Goz (les fils de la Vieille) font partout leur devoir[10].

Puis il court toutes sortes de rumeurs favorables : à Lyon et à Rouen, — ou peut-être à Tarascon, — nous avons des réserves énormes, qui vont entrer en ligne aussitôt fait leur plein de munitions, deux millions d'obus, précisent les renseignés ; le forcement des Dardanelles n'est qu'une question de jours : on l'attend pour la fin de la huitaine, de la quinzaine an plus. Le 30 novembre, un de nos médecins surprend une conversation sous sa fenêtre : Ma femme, dit un des interlocuteurs, a vu l'ambassadeur de X... qui lui a confirmé que, pour fin décembre, les Russes seraient à Vienne et que Berlin ne serait pas loin d'être investie. Ces sornettes font le tour des carrés : dans la guerre moderne, le front vit en vase clos plus encore que l'arrière et la faculté critique n'y trouve à s'exercer que sur des on-dit.

La grande affaire, presque la seule pour le moment, est la réorganisation de la brigade. Elle va bon train. Le commandant Geynet, dont certaines compagnies n'avaient plus qu'un tiers de leur effectif, reçoit enfin, le 28, 450 hommes de Paris, de beaux gars qui, comme leurs anciens, n'ont qu'un désir, aller au feu. Il les prend en main aussitôt. D'une heure à quatre, tous les jours, il leur fait faire l'exercice dans la campagne ; il les entraîne à la marche et au maniement des pioches ; il tâche surtout, par ses harangues enflammées, de leur communiquer son ardeur, sa brûlante soif de sacrifice. Mais, mieux que toutes les paroles, le canon qui gronde sans discontinuer retentit dans ces âmes. Il nous rend tous pompette, écrit le gentil Maurice Faivre. Comment garder son sang-froid, en effet, quand les marmites tombent à moins d'un kilomètre de la ville ? Le 28, sept- hommes sont ainsi blessés dans la campagne par l'explosion d'un obus. Conditions plutôt fâcheuses pour un cantonnement de tout repos, comme devrait être celui de la brigade. Le général d'Urbal en a convenu tout le premier. Il a dit, le 26, aux officiers, qu'il les avait fait revenir parce qu'on croyait à une attaque en force, mais que, d'ici trois ou quatre jours, il les renverrait à Dunkerque ou à Cassel pour reformer la brigade, afin d'avoir un bon outil pour l'offensive prochaine[11]. Mais le temps passe. Les promesses ne se réalisent pas. Et peut-être ; dans le fond, n'en est-on pas autrement fâché : la vie de tranchée, ses risques, ses surprises, tout son imprévu, exerce une séduction particulière sur ces hommes. Les anciens la regrettent dans cette Capoue boueuse de Loo, où la vie se trahie sans incidents, et les nouveaux aspirent à la connaitre.

Faute d'éclairage, tout le monde est couché à huit heures et levé à six et demie ; le jour, en dehors de la paperasserie et des exercices, on ne sait à quoi employer son temps. On se rase, dira crûment un officier. En attendant la nuit, qui tombe tôt heureusement et ramène l'heure du bridge, joué aux chandelles, on se promène comme des bourgeois, la canne à la main, sur la route de Furnes ou de Polinchove, quand le temps le permet. Mais, presque toujours, il pleut ou il vente. Le froid ne s'établit pas. Même temps mou. Et l'inévitable boue des Flandres, l'argile liquéfiée qui colle à la semelle sur les routes les mieux macadamisées !

Quelques patrouilles, des reconnaissances nocturnes vers l'Yser[12], ne seront pas des dérivatifs suffisants. Les éléments de distraction font si cruellement défaut que des sceptiques notoires assistent aux offices pour passer le temps et ne sont pas toujours les moins empoignés par la simplicité tout antique de ces cérémonies où semble revivre l'esprit des premières communautés chrétiennes.

Messes singulières, à vrai dire, servies, au bruit de la canonnade, par des acolytes en tenue de campagne, entre des murs dépouillés, sur un autel sans ornements, dans une église convertie en dortoir et dont les occupants continuaient à vaquer au sommeil ou à l'astiquage de leurs armes[13] ; la nef centrale avait été simplement déblayée ; à l'issue de l'office, l'orgue attaquait la Marseillaise, chantée par un baryton d'Opéra du 89e territorial, mais sur un rythme si lent, si religieux, que les hommes, troublés, n'osaient reprendre en chœur le refrain[14]. De petites prises d'armes suivaient quelquefois pour de nouvelles remises de décorations, entre autres au premier maître Lebreton, un des meilleurs gradés du 2e régiment, blessé dans l'affaire du 24 octobre ; elles avaient lieu d'ordinaire à huit heures et demie. Mais la prise d'armes du 27 novembre, véritable revue des morts, fut particulièrement impressionnante : le commandant de la VIIIe armée, dans un ordre du jour dont la lecture devait être faite par l'officier de service, avait dressé la liste des pertes subies par la brigade. C'était l'après-midi, et le 1er régiment au complet était rassemblé dans l'église abbatiale, immense et nue comme un hypogée avec les vieilles  plaques tombales encastrées dans ses murs et dont les prolixes inscriptions rappelaient d'honorables carrières de chapelains et de marguilliers locaux. Le ban ouvert, l'adjudant-major Lefebvre commença la lecture ; les noms tombaient dans le silence de l'énorme vaisseau, uniformément suivis de la mention : Mort à Dixmude. Et, à mesure que la funèbre liste se déroulait, l'oppression gagnait tous les cœurs ; l'air était agité d'un sourd frémissement, pareil à celui de ces ombres qu'Ulysse évoquait sur un cap perdu de la mer cimmérienne et qui l'enveloppaient de leur invisible tourbillon.

Presque tous les carnets d'officiers, entre cette date du 27 et le 5 décembre (date du départ de la brigade), sont vides ou contiennent pour toute mention : Rien à noter... Rien de particulier... A la date du 28 cependant, l'un d'eux rapporte le propos d'un étudiant allemand fait prisonnier, d'après qui le Kaiser aurait le ferme espoir d'être à Calais pour le 10 décembre. Le 30 novembre, un autre officier raconte que son camarade Pelle-Desforges est monté dans le clocher et a pu constater que toute la région au sud de Loo était inondée. Le let décembre, écrit le commandant Geynet, j'ai vu une belle chose : une toute jeune femme, repasseuse à Paris, est venue embrasser son mari, un simple matelot de mon bataillon. Elle repart ce soir. Elle a mis huit jours et a dû venir de Dunkerque ici à pied. Le 2 décembre, tous les yeux sont en l'air : deux aéroplanes, un aviatik et un avion français, se livrent un duel au-dessus de Loo. Pas de résultat. Mais voici qui est plus grave : on vient d'apprendre, le même jour, qu'à Lampernisse l'église a été repérée et marmitée dans la nuit : ci 120 tués ou blessés[15]. Or, comme le remarque un officier, il n'y a pas plus loin d'Eessen [d'où tire la grosse artillerie allemande] à Loo que d'Eessen à Lampernisse. Et, par précaution, l'amiral décide d'enlever les 750 hommes du 3e bataillon qui sont logés dans l'église.

Reste à leur trouver un autre cantonnement. La place faisant défaut à Loo même, on dirige le bataillon sur Pollinchove. Mais, à Pollinchove, les locaux sont aussi encombrés qu'à Loo : force est bien de s'éparpiller dans les fermes environnantes, dont plusieurs sont pleines de réfugiés[16]. Leurs grands toits retombants trempent dans une mer de boue, à la façon de ces arches de Noé que les vieilles estampes nous montrent naviguant vers le mont Ararat. Et, sur ce sol spongieux, dans la moiteur chaude des fenils, la paille fermente désagréablement. Mais on a l'impression qu'on n'y moisira pas longtemps, et on s'en félicite, en somme. Ce repos sans confort finissait par peser à tout le monde. La brigade a pu refaire ses unités ; les armuriers ont passé la revue des fusils ; un nouveau matériel de ravitaillement a remplacé les anciennes voitures poussives du Bon Marché, du Louvre, des Galeries Lafayette, qui menaçaient ruine à chaque cahot. Bref, il ne manque que des souliers. Quant au reste, grâce aux envois des journaux et des sociétés d'assistance militaire, on en est largement pourvu : paires de mitaines, plastrons, passe-montagnes, caleçons, couvertures, chandails, tricots, chaussettes affluent par ballots à la brigade. Il arrive jusqu'à du cadum pour les pieds, — 8.000 boites, don de la manufacture, — du tabac et des cigares de la Civette, même des lampes électriques de poche, offertes par l'État aux officiers. Voyez comme nous sommes gâtés !

Mais les souliers ne sont toujours pas signalés, ce qui amène les protestations des officiers. Va-t-il falloir que leurs compagnies retournent au feu avec leurs savates éculées, qu'elles hivernent pieds nus dans la boue des tranchées ? Le 4 décembre, enfin, on réussit à obtenir une bonne paire de brodequins pour chaque homme ; mais impossible de compléter à deux, chiffre réglementaire. Comme variétés de taille, les effets laissent aussi un peu à désirer[17]. Telle quelle, la brigade est renflouée et ne demande qu'à lever l'ancre. Les officiers comme les hommes sont bien malheureux d'entendre le canon, écrit le 1er décembre le commandant Geynet, de voir incendier des fermes à un kilomètre et de ne pas marcher. On ne sait pas encore sur quel point du front sera dirigée la brigade. Sur Nieuport peut-être, écrit-il le 2, pour donner la main au bataillon de Jonquières. Si c'est vrai, quelle chance ! Il parait, comme dit le matelot, que ça barde là-bas. Il vaut mieux y être carrément que d'être bêtement à la merci d'une marmite comme les gens de cette nuit. Puis cette vie de tranchées est passionnante : on souffre, il est vrai, du froid ; on ne se déshabille jamais. Mais c'est épatant... — Nous sommes impatients de retourner au feu, écrit-il encore le 3. Tous les matins, on calme notre impatience en nous promettant que ce sera pour demain. Le soir, on boucle les cantines... et on reste. Enfin, à la date du 4 : Depuis ce matin, la canonnade fait rage. On prépare l'offensive. Vous ne pouvez croire combien ce mot électrise les hommes. Quand, à l'exercice, je leur dis : On va marcher, les gars ! ils regardent avec fierté leur baïonnette, car, disent-ils, il y a plus de jeu à embrocher un Prussien qu'à le tuer d'une balle.

Ce jeu-là, ils le connaîtront bientôt ; mais par quelle vie de misère, quelles souffrances, quelles privations, il faudra l'acheter ! Dans l'enfer des Flandres, si Dixmude fut le cercle de feu, Steenstraëte, qui allait s'ouvrir, fut le cercle de boue.

 

 

 



[1] Il n'y a pas de lits pour tous les officiers ; mais le capitaine et moi avons trouvé une petite chambre-bureau où la nuit on n'est pas mal sur la paille. (Journal de l'enseigne C. P...) Nous vivons (trois officiers et notre cuisinier) dans un salon démeublé, occupé le jour par nos fourriers, écrit de son côté (lettre du 29 novembre) l'enseigne de Cornulier. Mais, ajoute-t-il, le 2 décembre, comme nous avons du moins un toit, des vitres (luxe inconnu, quand on approche des régions bombardées), et de la paille, nous n'avons à souffrir physiquement de rien.

[2] Sur la participation de ces deux bataillons à la défense de la ligne de l'Yser, devant Dixmude, du 29 novembre au 8 décembre, voir, à l'Appendice, le récit de l'enseigne D...

[3] Il faut compter tout ce qui manque ; tous les outils et gamelles des groupements ont été abandonnés par leurs propriétaires dans le combat du 10. (Journal du quartier-maître Luc Platt.)

[4] Pierre NOTHOMB, l'Yser.

[5] Chose amusante ici : un bâtiment de joli style Renaissance, qui porte le nom d'hôtel de ville, n'est pas la mairie, comme on pourrait le croire, mais un petit hôtel-restaurant où plusieurs de nos camarades prennent une pension d'ailleurs un peu chère. Il est vrai qu'en temps de guerre et à proximité immédiate du front... (Journal de l'enseigne C. P...) D'après MM. Jérôme et Jean Tharaud, il faudrait distinguer : Dans le bâtiment, nous écrivent-ils, il y a à la fois la mairie et le restaurant, — ce qui, d'ailleurs n'est pas particulier à Loo. En Flandre, en Allemagne, en Suisse, c'est presque toujours ainsi.

[6] Ici encore, nous devons rectifier d'après les Tharaud, témoins oculaires — ils appartenaient au 94e régiment territorial, 178e brigade, 89e division, et, pendant les journées critiques de novembre, l'un d'eux était dans la bicoque d'Harwind, près du pont de Knocke, en qualité de cycliste du colonel de Perey, lequel était en relations quotidiennes avec l'amiral — : L'arbre de Jules César, nous écrivent-ils, est un vieil if rabougri, près d'une petite porte de brique, en pleine ville, au bord d'un fossé bourbeux.

[7] Heureusement, dans tous ces pays, il n'y a plus de ressources d'aucun genre, pas même d'alcool, ce pli nous protège de l'ivrognerie, la plaie des régiments de marins. (Lettre de l'enseigne de Cornulier.)

[8] Enseigne B... Correspondance particulière.

[9] Carnet du docteur T... — Sur l'origine de ces territoriaux, Jérôme et Jean Tharaud précisent : Il y avait sur l'Yser deux divisions territoriales : la 87e (général Roy, puis Joppé, formée de contingents bretons et normands, avec des Parisiens aussi) et la 89e (général de Trentinian), la nôtre, formée de contingents charentais, périgourdins et limousins. C'est cette dernière qui tenait la droite des fusiliers le long du canal, à partir de Saint-Jacques-Cappelle ; c'est elle — on le sait — qui releva les fusiliers à Dixmude (avec des compagnies de chasseurs alpins). Et, plus tard, nous les avons encore eus pour compagnons dans la région de Steenstraëte et de la Maison du Passeur. Lorsqu'ils ont quitté Steenstraëte ; nous les avons remplacés dans une partie de leurs tranchées.

[10] Lettre du deuxième maître Le C...

[11] Lettre du commandant Geynet.

[12] J'ai raté, écrit le 4 décembre le commandant Geynet, — je n'en dors pas depuis deux jours —, l'occasion de faire un beau travail personnel, mais je n'avais que mon cycliste, il faisait noir et ils étaient onze. Je me serais fait tuer ou prendre peut-être bêtement ; je n'avais que ma canne et mon revolver. Je suis revenu prendre dix hommes, mais je n'ai pu les retrouver. Ce n'est pas de chance, car il y avait trois officiers. Cela se retrouvera, mais je n'irai plus seul la nuit pour étudier le terrain.

[13] Lettre de l'enseigne de Cornulier. Par une louable précaution (l'église a été détruite), le gouvernement belge en avait fait enlever les pièces les plus importantes : le tableau de Vigoureux Bouquet, d'un savoureux cachet du dix-septième siècle ; le joli maître-autel de Van Boekhorst, un élève de Van Dyck, qui rappelle d'ailleurs le Maître et que la critique désigne plus généralement sous le nom de Lang Jan, le grand Jean ; le devant d'autel, remarquable par ses broderies d'or d'une exécution singulièrement habile ; les chasubles d'une ornementation plus discrète ; le tabernacle en ébène rehaussé de cuivre ciselé. (Albert HERRENSCHMIDT, Parmi les reliques.)

[14] Journal de l'enseigne C. P... — Il s'agit sans doute de mon ami Besse, brancardier de notre division, qui a préparé le Conservatoire et qui travaillait chez l'éditeur Laffitte au moment de la mobilisation. Il n'a jamais été de l'Opéra. (Lettre de Jérôme et Jean Tharaud.)

[15] Dont pas un marin. Dans ce chiffre doivent être comprises les victimes faites par le bombardement sur d'autres points de la ville. Le marmitage, commencé à neuf heures du soir, dura un quart d'heure, éprouvant surtout des chasseurs de la classe 15. Pauvres gosses ! (Carnet du lieutenant de vaisseau de M...) Les frères Tharaud précisent qu'il eut lieu le 1er décembre. V. aussi à l'Appendice le récit de l'enseigne D...

[16] Départ à midi trente pour Polinchove, où les compagnies se dispersent, réparties en plusieurs fermes, un peu à l'étroit. La 9e compagnie loge chez de braves gens, pas du tout partisans des Boches, qui hospitalisent déjà une vingtaine de réfugiés belges et un nombreux bétail. (Journal de l'enseigne C. P...)

[17] Journal de l'enseigne C. P...