I — L'EXPÉDITION DES CANONNIÈRES LE VOYER Lettre de Paul Sauvaire-Jourdan à son père.Savenay, décembre 1914. Hôpital 14. Salle Serbie. MON BON PAPOUCHE, Je vais prendre mon élan et essayer de t’écrire un peu longuement les détails de notre dernière expédition qui, je le sais, t'intéresseront. Nous étions au repos à Poperinghe depuis huit jours, le capitaine Thirion[1] malade. On crevait d'ennui, quand, le 13 décembre 1914, au soir, ordre de rejoindre la 4e division de cavalerie à Warmouth en France. Nous couchons le 13 dans une maison vide et, le 14 au matin, départ pour Dunkerque. Entre temps, nous avions demandé à Thirion où on allait. Il avait seulement répondu : Vous allez à un endroit d’où ceux qui reviendront auront de la veine, et, à moi, il m’avait dit : Tâchez que votre pièce marche, vous allez avoir du boulot ! et me voilà ravi. A Dunkerque, on s’arrête sur les quais, aux Chantiers de France, près de six camions chargés de doris, et le bruit se met à courir qu’on allait embarquer canons et mitrailleuses sur les doris avec quatre rameurs pour remonter l’Yser. Tu vois ça d’ici ! Déjeuné à Dunkerque. Vers 2 heures et demie, on nous emmène tous au bout du quai où nous voyons six barques de pêche pontées, sur lesquelles on était en train de monter des canons de 37 ; trois recevaient des canons et trois des mitrailleuses. Sur le quai, un tas... de caisses d'obus et de cartouches. On nous fait embarquer les munitions, puis, ensuite, des espèces de petits boucliers bois et tôle avec des poignées et des meurtrières. On a eu fini vers 4 heures, à la nuit. C'est alors que tous les canonniers et servants de la section ont eu ordre de s’embarquer et mon servant et moi avec. Je suis retourné en ville acheter un surroit pour la pluie, ai pris mes affaires et me voilà embarqué. Au moment du départ, trois bateaux sur six sont en panne par faute du moteur. Bon début ! Un avait un canon et deux des mitrailleuses. On transborde les mitrailleuses et les munitions sur les trois canots restant et on part. Sans dîner. C’est tout juste si on faisait 2 nœuds, et encore ! Vers 8 heures, arrêt général. Le Voyer nous paye à dîner : pain, vin et boudins. Départ de deux canots. Un moteur cale, on prend le canot en remorque. On a marché comme ça toute la nuit, avec d’innombrables arrêts aux écluses. De plus, on s’est mis au plein cinq ou six fois chacun. Arrêt à Furnes[2]. Le Voyer paye le café et monte beaucoup dans l’estime générale. Nouvelle panne. La corde du remorqué se prend dans notre hélice et nous voilà invalides[3]. Seulement, le moteur arrêté remarche, et à notre tour d’être remorqués. Vers 10 heures, arrivée à Nieuport au milieu d’un bombardement furieux. Là, Le Voyer nous confie qu’il n'a jamais encore vu le feu, mais il est très crâne. On s’amarre près d'une écluse pour toute la journée. Autour de nous, les obus tombait sans arrêt. Couché le soir dans la cale. Nous passons l’écluse à marée haute vers 11 heures, pour être prêts à partir de bonne heure le lendemain matin. Le 16, à 4 heures, réveil, distribution de café et de rhum, Puis Le Voyer rassemble tout, le monde sur le pont et nous dit à peu près textuellement ceci : Mes garçons, nous avons reçu une mission toute d’honneur ; elle est dangereuse, je ne vous le cacherai pas, mais il ne faut nous souvenir que d’une chose, c’est qu'elle est toute d’honneur. Je sais que je puis avoir pleine confiance en vous pour l’accomplir avec moi jusqu’au bout. Vive la France ! Naturellement, nous avons tous crié : Vive la France ! Puis on est parti[4]. Nous avons dépassé les tranchées de troisième et deuxième ligne, puis, comme on n’en voyait plus d’autres et qu’en face de nous nous avions une bâtisse assez inquiétante, l'officier a demandé deux hommes pour aller la reconnaître. J'y suis allé avec un matelot. Elle était vide, mais nous y avons trouvé deux gamelles boches et une paire de bottes éculées. Alors, nous nous sommes encore un peu avancés et, au petit jour, nous avons enfin aperçu des marins. Devant nous, un village demi-ruiné : Saint-Georges. Sur le bord du canal, une maison en assez bon état. Les marins nous disent que, la veille, la maison était vide, le village aussi, mais que les Boches sont à 100 mètres en arrière. L’artillerie inondait le village et le canal de gros obus, et pas un observateur d’artillerie en première ligne ! Nous avons perdu une bonne demi-heure à envoyer un homme à Nieuport pour téléphoner à l’artillerie de cesser le feu. Enfin, le feu se ralentit, s’écarte du canal, et en avant ![5] Avant d’arriver à cette maison, nous avons dû nous abriter un bon moment dans des boyaux courant le long de la berge de l’Yser, entre les lignes, car des obus français tombaient encore en travers de l'Yser — environ une demi-heure de perdue là. En bas du talus, de nombreux cadavres belges, la face vers Nieuport. On dépasse nos tranchées, nous passons sous la maison. Elle était bien vide. Nous remontons le canal, entrons dans les lignes boches et tombons sur un barrage. Nous avons, en vain, essayé de le démolir au canon. C’étaient de gros madriers réunis par du gros fil de fer. Impossible d’aller plus loin. L’officier note ses observations[6]. Tout à coup, nous découvrons un double fil téléphonique, évidemment boche, et semblant venir de la maison vide. Tout d’abord nous coupons 60 mètres de fil, puis l’officier envoie un homme en reconnaissance vers la maison. Celui-ci marchait tranquillement, quand soudain le voilà qui fait un saut de côté, épaule, tire vers la maison et revient au pas de course en nous criant : Y a des Boches dedans ! Aussitôt, en avant ! Des coups de feu commençaient à claquer par les fenêtres et les balles passaient avec leur sifflement d’abeille. Arrivés à bonne portée, nous canonnons un peu la maison, puis l’officier envoie cinq hommes en reconnaissance. Arrivés à 10 mètres de la maison, ceux-ci, tout à coup, tirent à toute volée et se jettent à plat le long du talus sous des coups de feu. Nous, nous marchions. Sur les cinq hommes, deux filent le long du talus, embarquent vivement et, comme nous leur demandions : Et les autres ? — Sais pas ! Les croyons morts ! Ne bougent plus ! Et puis voici que derrière nous, de l'autre rive, une mitrailleuse boche se met à tirer, ainsi que des fantassins. Impossible de les voir. Et ça sifflait ! Pas moyen de tenir. D’ailleurs, notre mission était remplie. Donc nous partons péniblement à 4 kilomètres à l'heure au plus, mon canot couvrant la retraite[7]. Nous approchons de la maison. A tout hasard, je prépare ma pièce ; au moment où nous payons devant la maison, je regarde Tunique fenêtre et je vois la gueule noire d’une mitrailleuse boche qui se pointait sur nous. Peu à peu, elle se baissait vers nous. Ça, je ne l’oublierai jamais. Je me suis dit : Si nous ne tirons pas les premiers, nous sommes fichus ! Pense donc, on était à peine à 20 mètres d’eux. Alors j'ai vivement pointé sur la fenêtre et j’ai tiré. Le hasard a fait que, dès la première bande, les coups ont porté juste dans la fenêtre. Je n’ai pu tirer que deux bandes sur cette face. Le temps que j’engage une troisième bande et nous avions dépassé le coin delà maison. C’est dommage, on aurait pu faire du meilleur travail. Enfin, il y avait tout de même un résultat acquis : c’est que l’on n’avait pas tiré sur nous de cette façade, car, de derrière, ça continuait à pleuvoir. A ce moment, j’entends quelques cris à la barre : c’était l'homme de barre qui venait d’avoir le pied traversé par une balle. Le malheureux perd la tête, se lève et, immédiatement, s'écroule mort, deux balles en plein front, à côté de moi. A ce moment, nous étions devant l'autre façade de la maison, à 40 mètres. Il y avait une fenêtre et naturellement une mitrailleuse qui ne tirait pas encore. Je charge à toute vitesse et tire. Malheureusement, le pointage n’était pas le même. Le premier coup porte dans le toit. A la deuxième bande, ça commençait à aller, quand, floc, je reçois un énorme gnon au crâne et me voilà à plat, sur le pont, la figure pleine de sang. Comme je venais de voir mourir à côté de moi mon camarade, ma première idée a été que j’y étais aussi. J’attendais que tout se brouille, et, au lieu de ça, rien, voilà au contraire que ma tête se dégage. Je suis bien resté une demi-minute à plat. Puis, voyant que j'étais loin d’être mort, j'essaye de me relever. Ça allait très bien. Alors la rage m e prend. Je saute sur ma mitrailleuse et me mets à tirer, dame, un peu au hasard, sur la maison : les balles sautaient sur toute la façade, et puis, j’avais du sang plein les yeux et n’y voyais pas trop. Pendant que j’étais à plat, la première mitrailleuse s’était aussi mise à tirer, et maintenant ça crachait des deux côtés. Je ne puis pas te dire au juste ce que j’ai tiré, c’est un peu brouillé. Tout d’un coup j’entends : tac, tac, tac, et ma pièce s’arrête. Je regarde, et je vois ma boîte de culasse crevée de deux balles. J’essaye d’armer. Rien à faire. J'ai compris alors que c’était fini. D’ailleurs, il ne restait sur le pont que l’homme de barre qui s’était couché sous le cadavre du mort et continuait à gouverner, le second maître abrité derrière un bouclier et moi. J’ai pensé avoir rempli tout mon devoir, ne pouvant réparer la mitrailleuse et me suis rendu dans la cale avant. Là, je retrouve un matelot sans spécialité et un servant du canon qui était descendu après la mort de l’homme de barre. J'ai oublié de dire que le pointeur du canon, ayant aussi eu son canon détérioré, s’était mis à la barre et y avait été tué. Donc, je descends dans la cale. En haut ça sifflait, c’était un enfer. Il ne restait que l'homme de barre sous son mort ; le second maître était descendu dans la cale du milieu près des deux mécaniciens. On entendait claquer les bordages et la coque sous les balles, d’autres s’aplatissaient sur la tôle des boucliers. J’étais à peine depuis deux minutes dans la cale quand je sens au genou comme un coup de marteau, avec une assez légère douleur ; je regarde, vois mon pantalon crevé, j’y porte la main et crois écarter l'étoffe, mais c’était chaud, mou et gluant. Je regarde et m’aperçois que j'ai deux doigts entrés dans ma blessure jusqu'à la première phalange. Ça ne me faisait plus mal du tout. Puis, j’ai encore senti que j’étais assis dans quelque chose d’humide. Je dois te dire que mon pantalon était usé au derrière et un peu troué. En guerre, tu sais !... J’y mets la main et la ramène toute-rouge. J'étais assis dans le sang de mon genou. Maman a envoyé ma culotte à grand’mère. Si elle te la montre, tu verras que je ne blague pas. En même temps que moi, j'entends un matelot, à côté de moi, crier : A moi ! Nous avons un moment cru être touchés par la même balle, mais c’était une erreur. Lui avait été touché par une autre balle qui lui avait presque sectionné le pouce du pied gauche et était allée se loger dans le talon du pied droit. Les autres voulaient nous panser, mais le matelot avait perdu son paquet de pansement. Moi, comme ma jambe commençait à me faire assez mal, j’aimais autant qu'on me laisse tranquille. Alors, je lui ai passé le mien. Puis, ça s'est un peu brouillé. Nous avons dû être canonnés, car je me rappelle un moment de vacarme infernal. Bref, je ne me suis réveillé qu’en sentant le bateau immobile et le moteur arrêté. Nous étions arrivés. A ce moment, le second maître nous a donné à tous deux un quart de vin qui nous a un peu retapés. Au bout d'une demi-heure qui, je t'assure, me sembla longue, on nous prévint que les brancardiers étaient là et on nous demanda si nous pouvions sortir seuls de la cale, car le panneau était juste pour un homme. Je ne sais pas trop comment j’ai réussi à me lever, à la force des bras, tirant ma jambe malade et, grimpant l'échelle avec ma jambe valide, je suis arrivé à niveau du pont où deux hommes m’ont hissé. Il y avait là deux brancards. Avant de me coucher, j’ai voulu dire adieu aux camarades qui étaient morts et j’ai regardé. Je peux vivre cent ans, je n’oublierai jamais ça. L’autre barque, celle du commandant, était accostée à la nôtre. Sur son pont, du sang partout, et, tombés là, où ils avaient été surpris, cinq cadavres de marins. L’un d’eux[8], près de la machine, avait tout l’arrière de la tête sauté ; on voyait l'intérieur du crâne, vide de cervelle, c’était effroyable. A l’arrière, près de la barre, un corps et plus loin une large flaque de sang. Comme je demandais ce qu'était cette flaque, le second maître m’a dit : C’est l’officier ! Il a eu le tibia broyé par les balles, l’os sortait d’un bon doigt. Au moment d’aller s’abriter, il a vu que l’homme de barre était mort, qu’on allait s’échouer sous le feu des Boches ; alors, il s'est fait traîner à la barre et a gouverné jusqu’à ce qu’on soit à bon port. Voilà ! Ça se passe de commentaires. Et il voyait le feu pour la première fois ! Sur notre pont, un mort près de la barre, des balles partout. J’en ai compté cinq sur ma mitrailleuse ; le canon avait été mis hors d’usage par une balle qui avait brisé la détente et faussé le levier de culasse. Après ça, on dut m’emmener. Les obus tombaient dur sur Nieuport. Il y a eu un arrêt dans une maison pour attendre une accalmie, puis des soldats belges et des marins nous ont emmenés, mon camarade Cadou (le matelot) et moi, jusqu’à l’ambulance provisoire, dans un quartier où les obus ne venaient pas trop. L’officier et d’autres blessés de chez nous étaient déjà partis par un premier convoi. Là, on nous a pansés, puis un convoi d’autos nous a évacués j sur Fûmes. Ces sacrées routes de Belgique ne sont guère bonnes pour des blessés. J’ai passé là une heure terrible, bien que le chauffeur allât très doucement. A Furnes, on nous a embarqués dans un train belge très bien arrangé. Des dames de la Red-Cross américaine nous ont soignés. Une d’elles s’est dérangée deux fois pour me donner de grandes tasses de café froid. Nous avons parlé anglais, si bien qu’un curé américain, qui était là, m’a demandé de quelle partie de l’Angleterre j'étais. Malgré ma jambe, tu penses si je me suis rengorgé. Tout le long du trajet, nous avons été soignés par des jeunes prêtres belges très dévoués qui nous ont donné du bouillon très fort. Ça m’a fait du bien, car je n’avais rien mangé depuis vingt-quatre heures et n’en avais guère envie. A Dunkerque, on nous a transportés dans le grand hall de la gare transformé en ambulance. J’y suis resté jusqu’à 10 heures. Puis, on nous a remis dans un train qui nous a menés au bateau-hôpital Ceylan ; sur le pont du bateau, on nous a refait notre pansement. Nous avons appareillé pour Saint-Nazaire le 18 à minuit. C’est de là que je t’ai écrit ma carte. Nous étions à bord environ mille blessés, dont treize matelots allemands, deux sont morts en route. Nous avons mis deux jours et deux nuits pour faire le voyage, à cause de la mer. Le navire roulait et tanguait pas mal. Je n’ai pas été malade, mais autour de moi quel déluge ! A Saint-Nazaire, embarquement à bord d'un train dans des wagons à bestiaux. La moitié des brancards étaient sur des barres fixées aux parois du wagon, ce qui fait qu'ils n'avaient pas trop de secousses. L’autre moitié, dont j'étais, était sur je ne sais quel système de ressorts et de piliers. Le résultat est que les brancards font des sauts terribles. Tu vois ça d’ici ! Ma jambe sautait, tapait le bois du brancard. Je ne suis pas douillet, mais ce que j’ai souffert là est inimaginable. Nous devions aller à Pontivy et y arriver à 7 heures du matin. Mais mon camarade et moi avons dû nous faire arrêter à Savenay au bout de trente-cinq minutes de voyage. On n'en pouvait plus. Voilà toute l’histoire avec tous ses détails. Tu peux presque dire maintenant que tu y as assisté, mon bon Pouche. Tu vois que je n’ai fait que mon devoir, comme tu étais en droit de penser que ton fils le ferait. Mais ai-je fait plus ? Je ne le crois pas. Depuis, je n'ai pas revu Le Voyer, qui, trop gravement atteint, a dû rester à Dunkerque, ni Thirion, parti à Furnes avec une partie des autres quand j'arrivais à Dunkerque. La vie revient peu à peu à ma jambe qui est moins boulet, sans être encore très agile. Quant au moral, il n’est pas au pouvoir des Allemands de l’abattre. En somme, tout est parfait, d’autant que tu m’as annoncé ta visite que j’attends avec, tu penses bien, quelle impatience. J’ai précieusement conservé mon surroit avec le trou de la balle à la tête et un manteau boche qui me couvrait et qui est plein de sang. Il paraît que nos bateaux étaient comme des écumoires, si bien que l'un d’eux a dû être mis au sec pour être réparé. Les tableaux à l’arrière étaient déchiquetés. Le second maître a estimé à douze ou quinze cents balles la part reçue par chacune des coques. C’est très possible, car nous avons été un bon quart d'heure sous le feu de trois mitrailleuses et de fantassins boches. Je crois que nous l’avons échappé belle et qu'on peut remercier le ciel de ne pas avoir plus souffert. Quant à moi, je suis on ne peut plus heureux d’avoir fait quelque chose de positif pour la France. Maintenant, je voudrais bien être debout pour régler mon compte avec les Boches. Quatre qu’il m’en faut, un pour la tête et trois pour la jambe. Ça vaut bien ça[9] ! Signé : Paul SAUVAIRE-JOURDAN, 1er régiment de cuirassiers à Paris, Détaché à la 7e section d’autos-canons, 4e groupe. II. — LA COOPÉRATION DU 9e DRAGONS Récit du sous-lieutenant Vial.C’est l’escadron Gibert du 9e dragons qui coopéra à la prise de Saint-Georges (27-29 déc. 1914). Composition : capitaine Gibert, lieutenants de Lainardière, Amyot d’Inville, de Sancy, sous-lieutenant Jean Vial. L’escadron arrive sur la digue sud de l’Yser le 27 décembre, vers 21 heures. Il relève les chasseurs cyclistes de la 5e D. C. — dont seule une section commandée par un adjudant restera jusqu'au 28, 10 heures du matin —. Avec l’escadron, une section de mitrailleuses des fusiliers marins (ens. Perroquin ?). A gauche (rive nord) : les fusiliers marins. A droite (route du village) : l'escadron de Cheffontaines du 9e dragons. Dans la nuit arrive l'ordre d'attaquer le lendemain matin 28, vers 8 heures, après une préparation d’artillerie qui doit durer une heure. Objectif de l’escadron Gibert : la Maison du Passeur. Dès la fin du tir de l’artillerie, le capitaine Gibert envoie, à la Maison du Passeur le maréchal des logis Benoist, le brigadier Bonfils et trois cavaliers. Cette patrouille arrive à la porte de la cave. Benoist aperçoit des Allemands dans l’obscurité. Il tire un coup de revolver. Un homme tombe. Les autres — ils étaient huit dont un sous-officier — se rendent aussitôt. C’étaient des fusiliers marins [allemands]. Us sont faits prisonniers et conduits à Nieuport. La Maison du Passeur étant ainsi nettoyée de Boches, le capitaine Gibert donne l’ordre au sous-lieutenant Vial de s y porter avec son peloton et de s’y établir. Tout le jour la digue et la maison, sont soumises à un feu violent d’artillerie. — Dans l'après-midi, tandis qu'ils regardaient à la jumelle des Allemands fuyant de Saint-Georges devant la progression de l'escadron Cheffontaines, les lieutenants Amyot d'Inville et de Sancy sont tués côte à côte. Leurs corps ne purent être transportés à Nieuport que dans la nuit du 29 au 30. Us furent enterrés le 30 dans le cimetière près de l’église, devant tout l'escadron leur rendant les honneurs. Discours du colonel Hennocque et du capitaine Gibert. Le 28, vers 20 heures, contre-attaque des Allemands. Le capitaine Gibert met à la disposition du sous-lieutenant Vial un deuxième peloton (aspirant Lyautey). La Maison du Passeur est en flammes. Un vent violent pousse fumée et étincelles sur ses défenseurs qui en sont aveuglés. Neuf carabines seulement sont en état de fonctionner, le sable ayant enrayé les autres. Les tireurs se trouvent dans un fossé hâtivement creusé entre la maison et le canal. Devant eux, un seul et unique fil de fer tendu en travers de la digue. Derrière eux, à l’abri d’un talus, les hommes, dont les carabines sont enrayées, ont mis baïonnette au canon et attendent résolument le corps à corps. Les Allemands s’avancent sur la digue en rangs serrés. Us approchent jusqu’à 80 mètres de la maison. Les neuf tireurs font des feux de salve par trois : les carabines sont brûlantes. Le combat dure quarante minutes. Les Allemands reçus de face par ce feu nourri, pris de flanc, à gauche, par les feux des fusiliers marins de la digue nord et, à droite, par ceux des dragons qui sont dans Saint-Georges, se replient. La Maison du Passeur reste définitivement aux deux pelotons du 9e dragons. Au moment de la contre-attaque, le lieutenant Lafontaine, du 29e dragons — qui a relevé à Saint-Georges le lieutenant de Cheffontaines —, demande au capitaine Gibert un peloton de renfort. Le capitaine Gibert lui envoie le peloton du maréchal des logis Rouillot — depuis sous-lieutenant dans l'artillerie d'assaut. Le 4e peloton de l’escadron (lieutenant de Lainardière) est resté en réserve dans la tranchée de la digue à la disposition du capitaine. La nuit du 28 au 29 et la journée du 29 se passent sans incidents notables. L'artillerie ennemie s’acharne sur la digue et la Maison du Passeur, sans réussir à ébranler la résistance des dragons. L’escadron Gibert est relevé le 29, vers 16 heures, par un escadron du 3e cuirassiers. Pertes de ces deux journées : Deux officiers tués, quinze hommes tués, vingt blessés. Récompenses : Capitaine Gibert : chevalier de la Légion d’honneur. Lieutenant de Lainardière : citation à l’armée. Sous-lieutenant Vial, lieutenant Amyot d’Inville et lieutenant de Sancy : citation au corps de cavalerie. Maréchal des logis Benoît : citation à l’armée. Brigadier Bonfils : citation au corps de cavalerie. III. — LA PRISE DE SAINT-GEORGES 1. — Lettre du lieutenant Mouquin.12 janvier 1918. Monsieur, c’est aux tranchées où je suis pour le moment que je viens seulement de prendre connaissance de l’article que publie de vous, sur la prise de Saint-Georges, la Revue des Deux Mondes. Et je prends la liberté de vous envoyer, avec nies remerciements, l’hommage de ma gratitude. D’abord pour la mention que vous avez faite de mon nom, ensuite pour le plaisir d'un ordre très délicat que vous m’avez procuré en retraçant, avec le talent que je vous connais, cet épisode, minime en soi, mais qui jeta quelque éclat sur les derniers jours de l’année 1914. Tristes jours que ceux-là, tissés de pluie et de brume et assombris de tant de deuils ! Jours d’enthousiasme pourtant et de courage téméraire et de gaieté aussi, même au milieu des pires souffrances ! Jours qui, malgré tout, vaudraient la peine d’être revécus ! Votre article met en lumière avec une netteté et une justesse de vue parfaite les deux points saillants de l’opération, qui sont la progression lente et méthodique et la liaison constante avec l’artillerie. Ces deux procédés, qui sont aujourd’hui presque tout le secret de la bataille moderne, le colonel Hennocque a certainement été un des premiers à les appliquer, avec une adresse et une pénétration qui dénotent de sa part une véritable prescience de l’avenir. Mais il est juste, comme vous l’avez fait, d’ajouter à ces deux facteurs du succès la vaillance des marins de Le Page et aussi, dans une large mesure, celle de nos dragons à pied, qui, tout en témoignant du même entrain et du même mépris de la mort que les fusiliers, avaient plus de savoir-faire et une plus grande pratique de la guerre. Ainsi, c'est beaucoup à mon camarade Cheffontaines qu’on doit de ne pas avoir attaqué le village dans la nuit du 27 au 28, comme le lieutenant de vaisseau Le Page s’apprêtait à le faire, au moment où nous arrivâmes. C’eût été pure folie. Cheffontaines et moi lui fîmes comprendre qu’il fallait attendre que nous eussions vu le village de jour, pour connaître de quelle façon il se présentait et comme il était défendu. — Ma foi, nous répondit Le Page avec une bonhomie qui nous le rendit tout de suite sympathique, avant d’avoir une compagnie, je commandais un dragueur de mines, c’est vous dire que je n’ai pas la prétention de m’y connaître mieux que vous. Faites comme vous l'entendrez. Et c'est après cette conversation que l’attaque, avec l’approbation du colonel Hennocque, tenu au courant par téléphone, fut remise au lendemain. En fait, Cheffontaines prit une grande part à la conduite des opérations du 28. Ainsi ce fut lui qui eut l’idée de demander un second tir de destruction sur l’église. Ce fut lui également qui régla le détail des travaux et de l’évacuation du village. Ceci ne diminue en rien le mérite du lieutenant de vaisseau Le Page. Mais j’estime — et vous serez sans doute de mon avis — qu'il faut rendre à chacun ce qui lui appartient. Et, puisque nous on sommes au chapitre des réparations, permettez-moi de vous signaler un second maître de Le Page, qui, très obscurément, et sans qu'il s’en doutât, eut sa part dans la prise même du village. Je crois bien n’avoir jamais connu le nom de ce gradé. Au surplus, voici l'histoire, qui vous intéressera peut-être. Pendant le second tir d'artillerie qu’on dirigea dans l’après- midi sur les abords de l'église, j’étais sur le bord gauche de la route, blotti dans les décombres d’une maison ruinée, la même auprès de laquelle furent tués Le Roux et Clareton. J’observais à la jumelle, scrutant chaque détail, et j’étais navré de voir qu’aucun coup — vous lisez bien : aucun coup — ne tombait sur les abris légers édifiés derrière l’église et où nous avions vu des Allemands se réfugier. Car ce tir de 75 n'eut pas du tout le caractère terrifiant que vous dites. J’en avais déjà vu de plus nourris et de plus efficaces, notamment à Bixschoote et à Langemarck, et vous pensez bien qu’à côté de ceux d’aujourd’hui, il prend les proportions d’un jeu d’enfant. Ainsi, au point de vue des dégâts, ce tir aboutit tout juste à faire tomber quelques pierres de l'église, qui n’était déjà plus qu’un monceau de ruines. Mais il eut pour résultat immédiat de faire rentrer dans leurs abris presque tous les Allemands qui faisaient le coup de feu dans le cimetière. Tout à coup, le vacarme des explosions se tut. Il se fit un grand silence, un silence vraiment poignant. Et je me demandais angoissé : Faut-il tout risquer ? Ou attendre encore ? Juste à ce moment, j’aperçus à peu de distance de moi un second maître de Le Page, qui, las d’être accroupi dans le fossé où il se trouvait avec ses hommes, s’était dressé tout droit en plein milieu de la route, de l’air le plus naturel du monde. Mon premier mouvement fut de lui crier : Sacrédié, baissez-vous donc ! Vous allez vous faire tuer. Mais tout de suite je compris que, puisqu'on ne lui tirait pas dessus, c'était l’instant d’avancer ; je compris que, si nous ne sautions pas sur le village dans cette minute, je dirais presque dans cette seconde même, il nous échapperait. Ce fut en moi comme une indication d'instinct, comme une brusque révélation. Je réunis les quelques hommes qui étaient autour de moi, des dragons, et je m'élançai dans le cimetière. Presque à l’entrée de ce pauvre cimetière éventré et bouleversé par les obus, gisait un corps étendu sur le ventre. Je n’y prêtai d’abord aucune attention. Mais un de mes hommes, qui avait observé cet Allemand de plus près, me cria : — Mon lieutenant, faites attention, il n’est pas mort. En un clin d’œil, l’Allemand fut désarmé. C’était un guetteur qui, surpris par notre soudaine irruption, n’avait eu le temps ni de crier, ni de se servir de ses armes et qui avait cru expédient de faire le mort. Il avait d’ailleurs assez triste mine et me répétait en me montrant son alliance : — Nicht sebiessen ! Ich bin verbinatet ! Ich bin verbinatet ! Le tuer ! Je n’y songeais guère. J'étais bien trop content d'avoir un prisonnier. Pendant que j’étais ainsi occupé, mes hommes, s’avançant prudemment et sans bruit dans les ruines de l'église, étaient arrivés jusqu’aux abris. Une brusque apparition faite sur mon ordre, baïonnette au canon, devant les entrées, détermina les occupants à se rendre sans combat. Ils sortirent, pas comme les Boches des journaux illustrés, en levant les bras et en criant : Kamerad ! mais passèrent devant moi, sans ordre, d’un air penaud et craintif, comme des gens dont on a farci la tête avec des histoires horrifiantes d’assassinats de prisonniers et qui ne savent pas trop ce qui va leur arriver. Quelques prisonniers furent faits encore dans les dernières maisons du village, sur la route de la ferme de l’Union. Enfin, assez loin dans la direction de cette ferme, sur une levée de terre qui surplombait à peine l’eau triste et grise, on vit encore, pendant une ou deux minutes, une vingtaine de silhouettes qui s’enfuyaient à toutes jambes, sautant les mares, les flaques d'eau et les trous d’obus, et qui avaient des airs comiques de pantins désarticulés. Mes hommes ouvrirent consciencieusement le feu sur ces cibles burlesques, un feu d'enfer qui creva le silence pendant un bon moment. Inutile de dire, n’est-ce pas, que pas une des silhouettes ne tomba. J'aurais encore bien des détails, amusants ou tragiques, à vous raconter sur cette journée du 28 décembre, notamment au sujet de la mort de Le Roux, de celle du boulanger-coq qui a expiré dans mes bras, au sujet de la capture des prisonniers, de la construction des tranchées, etc., mais je crains de vous ennuyer. Laissez-moi seulement vous signaler une petite chose qui m’a fait sourire : ce fameux caisson blindé, contenant une mitrailleuse, dont vous parlez. Savez-vous ce que c’était ? Un tarare, tout simplement, un tarare que les Allemands avaient rempli de terre et dont ils avaient fait une partie de leur barricade avec des tonneaux pleins de pierres, des caisses et des sacs. Et enfin permettez-moi de vous faire connaître les noms des deux camarades que j'aurais aimé voir citer dans votre article, si complet et si documenté, à côté de ceux de tant de braves dont vous parlez. Ce sont les lieutenants Amyot d’Inville et de Sancy, du g e dragons, tombés tous deux dans cette même journée du 28, sur la berge de l’Yser, non loin de cette Maison du Passeur conquise la veille par les cyclistes. Tués du même coup, ils reposent maintenant côte à côte dans le cimetière militaire de la place de Nieuport, à l’ombre des ruines de la cathédrale... Pardon d’avoir été si long : Je me suis un peu laissé entraîner par mon sujet. Il me semblait, en vous écrivant, que je bavardais avec un de mes compagnons d’armes de cette journée du 28 décembre 1914, .tant votre vivante reconstitution donne l’impression que vous avez été témoin de cette petite affaire. Je ne trouve pas de compliment plus flatteur et plus mérité à vous adresser. Veuillez croire, etc. Lieutenant F. MOUQUIN, commandant le 1er escadron du 11e cuirassiers à pied. 2. — Réponse du lieutenant de vaisseau Le Page.Je crois, sans pouvoir l’affirmer, que, lorsque l’escadron de dragons de Cheffontaines vint me renforcer dans la soirée du 27 décembre, j’avais déjà reçu, sinon l’ordre écrit comportant le dispositif d’attaque pour le lendemain, au moins des indications verbales sur ce qu’il devait contenir. Le commandant de Jonquières m'avait fait appeler en effet au poste de commandement et m’avait parlé de l’attaque, en m’offrant même de me faire relever si je me sentais trop fatigué, car j’étais seul officier à ma compagnie. Dans cette conversation, Il ne fut pas question d’attaque de nuit et j’avais d’autant moins de raisons d'en être partisan que mes renseignements — reçus des hommes occupés à retourner la tranchée conquise — indiquaient que des renforts nombreux avaient été vus entrant à la nuit dans le village. Lorsque les dragons arrivèrent, je communiquai aux officiers, à la lueur d’une bougie, dans l’une des maisons crénelées près de la levée de terre, ce que je connaissais des défenses de Saint-Georges et leur exposai les difficultés de l’attaque. Il est très probable que, dans cette conversation, je leur confiai que mon commandement d’un dragueur ne m'avait pas beaucoup préparé à ce genre de guerre et que j’attendais beaucoup de leur expérience et de leur compétence. Je n'ai jamais eu aucune tendance à m’exagérer les miennes, qui sont minces, et me suis contenté de faire, là comme ailleurs, de mon mieux. Mais comment aurais-je pu avoir l’intention d’attaquer de nuit ? Il eût fallu, pour que je pusse en parler comme d’une chose possible, que j’eusse reçu d'abord du colonel et du commandant de Jonquières l'autorisation d’en discuter l’opportunité avec les officiers de dragons. Et, si le colonel Hennocque ne fixa son, dispositif d’attaque qu’après avoir reçu de nous un coup de téléphone, il faudrait donc qu’il eût admis un instant l’hypothèse de l’attaque de nuit, ce qui est tout à fait invraisemblable, puisqu’il connaissait comme moi et par moi l’état des défenses de Saint-Georges et puisqu’il n’avait jamais envisagé l’attaque sans, une préparation d’artillerie bien difficile à faire de nuit. Le lieutenant Cheffontaines passa la nuit avec moi dans la tranchée de la route où était installé le téléphone. Nous causâmes un peu, avant de dormir, de l’attaque du lendemain. Il fut convenu que je ferais avancer vers le village une section et lui un peloton, et il désigna le peloton Mouquin, parce que, me dit-il, il avait confiance en Mouquin, bien qu'il fût officier de réserve et avocat. Dès le matin, un peu avant le jour, nous nous transportâmes dans la tranchée conquise la veille. Cette tranchée, ainsi que je l'ai dit, comportait en son extrémité sud, non pas un caisson blindé contenant une mitrailleuse, dont je n'ai jamais parlé, mais un caisson en bois solide, assemblé par des boulons et qui devait vraisemblablement servir à l’installation d’une mitrailleuse. Un caisson boulonné n’a rien qui ressemble à un tonneau. Et nous fîmes réflexion, avec Cheffontaines, que c’était là un moyen bien commode de préparer un abri de mitrailleuse, car ce caisson pouvait supporter des poids de terre et de sacs considérables. C’est donc de cette tranchée que je conduisis l’attaque, avec le précieux concours de Cheffontaines, dont j'aurais été bien coupable de mépriser les bons avis. Est-ce lui qui me suggéra de redemander un deuxième tir d’artillerie, semblable à celui qui, la veille, avait permis la prise de la tranchée ? C’est possible. Au surplus, j'avais reçu du commandement, au cours de l’action, plusieurs demandes de renseignements sur la situation et j'avais signalé chaque fois l’impossibilité d’avancer sur le retranchement du cimetière. Peut-être d'ailleurs le commandement eût-il pu de lui-même, et sans que nous le demandions, donner des ordres à l’artillerie pour le tir. Lorsque le retranchement du cimetière fut pris, mon intention était seulement de le faire occuper, ainsi que la barricade, comme je l’avais fait la veille pour la tranchée, et ce fut cet ordre que je donnai. J'étais un peu surpris de la rapidité avec laquelle le retranchement était tombé. L’affaire me paraissait d'ailleurs bien minime, comme dit Mouquin, au point que je disais à Cheffontaines : — Si nous réussissons à prendre le cimetière, le colonel sera si content qu’il serait dans le cas de nous inviter à déjeuner. Je dus, à ce moment, paraître une fois de plus bien naïf et bonhomme. Après la chute du retranchement, j’allai jusqu’au poste de commandement, laissant provisoirement la direction à Cheffontaines, dont les dragons, appelés de la levée de terre, vinrent occuper avec la section de marins les retranchements conquis. L’artillerie allemande bombardait déjà la route, et je faillis être tué, en entrant au P. C., par une fusée d’obus qui me passa en sifflant devant le nez. De Tarlé avait remplacé au poste de commandement de Jonquières. Il ne savait pas encore la prise du cimetière, bien que je lui eusse envoyé le renseignement, mais le téléphone était coupé, et c’est moi qui le lui appris. Il téléphona aussitôt à l’artillerie pour que l’on ne tirât plus sur le cimetière, et il eut beaucoup de mal à obtenir la communication. J’assistai à un court interrogatoire des prisonniers qui avaient en effet l’air piteux et qui donnèrent le renseignement que leur principale ligne de défense était derrière le canal, au pont de l’Union. En partant, le commandant de Jonquières m’avait fait prévenir que ma compagnie allait être relevée. Cheffontaines savait aussi d’autre part qu’il serait relevé. Je fis téléphoner par de Tarlé au commandant pour fixer les détails de cette relève. Il me fut spécifié que l’escadron de Lafontaine relèverait l’escadron Cheffontaines et que ma compagnie quitterait les tranchées sans être relevée. De Tarlé me fit manger une aile de poulet froid avec un verre de vin. Pendant que je faisais ce petit repas, Cheffontaines fit prévenir qu'il jugeait plus avantageux de creuser des tranchées plus à l’est. C'est donc bien à lui que revient l’initiative de cette mesure. Ces tranchées furent creusées et occupées, ainsi que je l’ai mis dans mes notes, par les dragons et la section de marins qui était en première ligne. Le capitaine Boueil vint lui aussi au poste de commandement. Il avait l’impression, comme je l’ai toujours eue, que son tir était très précis. Le lieutenant Mouquin était mieux placé que moi — puisqu'il était sur le côté de l’objectif — pour apprécier les effets du tir. Ce qui est sûr, c’est que ce tir fut efficace, puisqu’il fit rentrer les Boches dans leurs abris. Ce qui est sûr aussi, c’est qu’il était délicat à exécuter, puisque, personnellement, je reçus dans l’œil une motte de terre soulevée par l’explosion d'un des obus. Cheffontaines et mes hommes me crurent un instant blessé. Ce ne fut rien qu’un fort coup. Enfin, ce qui est indiscutable, c’est la virtuosité de Boueil en matière de direction du tir. Et il occupait un emplacement tel, avec sa batterie, qu’il ne pouvait en changer et que la seule ressource, quand il était repéré, était de ne plus tirer Pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures, de façon à faire croire qu’il s’était déplacé. Inutile de vous dire qu’il était bien vite repéré à nouveau. Pendant mon séjour au poste de commandement, ce poste et la route étaient copieusement bombardés. Il en avait été ainsi presque toute la journée, et je crois bien que c’est ce jour-là que le poste dut être descendu du rez-de-chaussée dans la cave. Comme je sortais du poste de commandement — la nuit était tombée —, l’escadron de dragons de relève arriva. Je lui indiquai le boyau de la route, mais il y avait tellement de boue dans le boyau qu’il continua par la route. Je pris mes dispositions pour assurer dans les meilleures conditions la relève de ma compagnie qui occupait toutes les tranchées de la route. Le bombardement de la route continuait par intermittences. Je prévins chacun des éléments occupant les tranchées que, dès que j'en donnerais l’ordre, ils devraient sc mettre en route vers Nieuport, sans attendre d’être relevés — j’employais toutes les fois que je pouvais ce mode de relève par petits paquets qui ne mettait jamais sur ia route que de petits éléments sous la conduite d’un gradé, au lieu d’une compagnie en colonne. En retournant vers Saint-Georges, je rencontrai d'abord Cheffontaines qui me confirma les dispositions qu’il avait prises e t que je remerciai. Je lui dis mon intention de demander pour Mouquin une récompense et lui demandai son avis à ce sujet, fl me dit qu’il y aurait lieu de le proposer pour le grade de lieutenant. Je transmis dès mon retour cette proposition au commandant de Jonquières. Je rencontrai un peu plus loin Mouquin et les deux autres sous-lieutenants de l'escadron, dont je n'ai jamais su les noms. Je remerciai Mouquin, le félicitai, et lui dis ce que, d’accord avec Cheffontaines, j’allais demander pour lui. Revenu aux premières tranchées de l’entrée du village, j’attendis le retour de ma section de première ligne, puisque je devais quitter les tranchées sans être remplacé. Après assez longtemps, ne la voyant pas venir, je fis demander pourquoi elle ne venait pas. Le lieutenant de Lafontaine répondit qu’il serait heureux de la garder, craignant de n’avoir pas sans cela assez de monde. Je la lui laissai donc. En même temps, je fis demander si, malgré cela, le reste de la compagnie devait rentrer à Nieuport conformément aux ordres reçus. De Tarlé me pria d’attendre des ordres. Ces ordres n’arrivèrent que vers 3 heures du matin. Je rentrai emmenant ma section de première ligne. Toute la nuit, les tranchées de la route furent bombardées. Je n’eus pas de pertes. En rentrant à Nieuport, je trouvai aux Cinq-Ponts un homme qui m’attendait et me priait d’aller voir le commandant de Jonquières que je trouvai dans son lit et que je réveillai. Il me félicita et m’annonça que j’allais être l’objet d’une proposition de croix. Et je ne m'attendais qu’à une invitation à dîner I Je répondis au commandant de Jonquières que je ne croyais pas avoir mérité cet honneur et demandai seulement une récompense pour Mouquin et pour Cevaër. — Ils les auront, me dit de Jonquières, et vous serez récompensé aussi. L’affaire, je le répète, fut mince. A aucun moment, je no lui ai attribué l'importance qu'on lui a donnée depuis. Elle me paraissait seulement une phase un peu plus dure de notre progression ordinaire. Mais c’était moi qui ôtais le responsable. J’avais pris le matin la responsabilité d'arrêter l’attaque, et c’est le seul mérite que j’aie eu. Si l'affaire avait raté, je n’aurais pas essayé d'en rejeter sur un autre la responsabilité. Je n’ai jamais non plus, vous le savez mieux que personne, essayé de prendre tout le mérite pour moi. Et j’ai dit bien souvent que j’ai eu la chance d'être désigné pour cueillir ce que tous, au même degré, nous avions contribué à semer. En ce qui concerne la patrouille Mouquin, j'ai cherché dans mes souvenirs si c’est bien lui qui en a eu l’initiative. Dans mes notes, je dis seulement : une patrouille s’avança. J’ai pourtant le souvenir très net du lieutenant Mouquin, dans la tranchée, près de Cheffontaines et moi, et recevant des ordres. J’étais convaincu qu'il les avait reçus pour cette patrouille — dont l’idée première revient, je crois, à Cheffontaines —. Devant l’affirmation de Mouquin, et, après trois ans, je doute. Mouquin ne parle dans cette patrouille que de dragons ; je suis absolument sûr qu'il y avait autant de marins que de dragons. J’ai signalé, dans la suite de mes notes, les obsèques des deux sous-lieutenants de dragons tués sur l’Yser. J’ignorais leur nom, les conditions de leur mort ; j’assistai à leurs obsèques qui eurent lieu en même temps que celles de Mahé. IV. — LE FORTIN DE PLASCHENAELE Extrait du journal de l’officier des équipages Dévissé.... Pendant la période du 15 mai au 1er juillet, on a travaillé à améliorer le front et à préparer une opération sur le fortin de la berge du canal de Plaschendaele. Ce fortin, creusé dans la chaussée du halage, se trouve à 70 mètres de notre poste avancé et forme la droite d’une ligne de tranchée en contre-bas sur la berge du Vieil-Yser. L’opération est assez intéressante au point de vue tactique, et, en cas de réussite, permettrait de réduire le front des tranchées de la Briqueterie belge, la boucle du Vieil-Yser offrant une défense naturelle. On a toujours avantage de laisser le moins de personnel possible en première ligne ; il suffit pour cela de bien choisir l’endroit. C’était d'ailleurs l’idée du commandant Delage. Les cheminements ne sont pas difficiles à trouver. Il n’y en a qu'un seul, la route du halage, c’est-à-dire l’attaque de front. Mais le poste est gardé par un enchevêtrement de chevaux de frise et de bois. Si on pouvait enlever une partie de tout cela, l'attaque serait facile pendant une nuit. Il faut donc étudier les moyens de débarrasser ce poste de ses défenses accessoires. Nous construisons des grappins solides emmanchés dans une pièce de fer ayant le diamètre intérieur d’un canon de 37 millimètres. On interpose entre la charge et le culot du grappin des morceaux de bois ligaturés avec du fil de fer pour en éviter l’éclatement. On confectionne aussi des tambours en bois de forme tronconique pour recevoir les spires du câble en fil d’acier qui servira au halage, le tout tenu avec du fil pour empêcher que le tambour ne se déroule. Le grappin est relié au bout du fil d’acier par des estropes doubles et amarré avec un nœud de flèche porte-amarre. Nous avions répété la manœuvre à Nieuport, où nous avions au préalable mesuré la distance. On y place des chevaux de frise dans les mêmes positions que ceux du fortin et on procède à des lancements d'essai, car il faut rechercher l'inclinaison nécessaire à donner au canon et la charge de poudre noire convenable pour la distance. Après quelques tâtonnements on arrive à des résultats tout à fait satisfaisants ; il ne reste plus qu’à transporter le tout dans le poste avancé, ce qui n’est pas facile. On reçoit des coups de fusil à bout portant. Mais c’est là une partie de plaisir : nos hommes sont heureux du tour qu’ils vont jouer aux Boches. L’opération est décidée pour ce soir. L’artillerie fait une Préparation sur les environs du poste. A la fin de la journée, on va lancer les grappins. Nous n'en avons que deux. Le canon est placé dans le parapet de notre poste avancé : il faut déranger nos propres chevaux de frise, cela ne va pas tout seul, mais, avec des hommes décidés, on y arrive. Le canon est chargé, gare la figure ! Les Boches se demandent quel est ce nouvel engin et tirent dessus. Le capitaine Férat, qui m’accompagne, me donne l’ordre d’envoyer et il observe les résultats. Au premier coup, le grappin est dans les chevaux de frise. Il faut faire vite : les hommes qui sont dans le boyau se Mettent à tirer dessus, comme quand on hisse une embarcation ; cinq chevaux de frise sont ainsi traînés sur la route, deux se dégagent. Enfin voilà un bon parapet d'enlevé. Le moment est palpitant ; les Allemands se demandent Ce qui se passe, se dressent et regardent leurs chevaux de frise partir. Tellement nous sommes occupés à notre besogne, nous oublions de leur coller une bonne décharge. Il va falloir recommencer. Le terrain n’est pas assez libre : au deuxième Coup, le grappin va un peu plus loin. Le canon a peut-être été bougé, le grappin tombe en plein dans le poste boche ; ils tirent de leur côté, on lutte de force, mais, comme nous tirons le plus fort, ils nous lâchent le câble en ayant au préalable coupé notre grappin. Les hommes se mettent en mouvement, les pionniers avec des grenades, le poste est vite abordé, mais pas facile à escalader. Les Allemands sont fusillés à bout portant ; on lance des grenades, mais ils reçoivent du renfort. Le terrain n’est pas assez dégagé pour envoyer beaucoup de monde à la fois ; l’opération est arrêtée, car on s’aperçoit qu'il y aurait eu trop de pertes et que ces pertes ne correspondraient pas avec l’importance du nouveau poste. Il va falloir recommencer. Pendant que nous nous préparons de nouveau, les Allemands ont renforcé leurs défenses et planté de forts piquets de fer. Quelques jours plus tard, nous recommençons et réussissons cette fois à enlever deux chevaux de frise. Le bombardement a été fait au moyen de lance-torpilles de 58 ; aucune n’a porté convenablement. Ç’aurait été folie que de lancer des hommes à l’assaut ce jour-là. Il va falloir imaginer un autre moyen. Reste les mines portées ou provoquer un incendie dans les chevaux de frise au moyen du pétrole. Nous commençons donc les mines portées. Nous construisons des caissettes j contenant chacune 7 à 8 kilogrammes de mélinite, reliées à l’arrière dans un boyau par des tubes détonants. A la nuit, elles sont portées dans les chevaux de frise boches par le maître de manœuvre Le Vey, accompagné des matelots Botrel et Philippe. On avait pour cela ménagé un petit boyau. On fait sauter les mines : les chevaux de frise et le fil de fer sont enlevés sur le côté gauche du poste ; on peut y aller, bien que l’espace ne soit pas très grand. Que s'est-il passé ? Je ne le saurai jamais ou bien je le sais de trop. Je reste avec mes hommes dans le boyau, personne ne nous rejoint. L’opération est encore manquée. On va essayer le pétrole. Nous démontons dans Nieuport les tuyaux à gaz. On les coupe par bouts de deux mètres et on j installe des raccords. Une petite pompe Japi est montée sur un pied peu encombrant. On va essayer de mettre le feu aux bois des chevaux de frise. L’opération a lieu un soir. Il faut pour cela monter un jet, puis mettre chaque bout de tuyau sur des chantiers à roulettes. On pousse par bond sur la route, on ramasse des coups de fusil, mais on en rit, personne n’étant blessé. Enfin, après plusieurs heures de travail, notre jet est dans les chevaux de frise boches. La pompe est montée, on monte du pétrole, mais il faut l’allumer. Nous avons disposé pour cela des boîtes remplies de sulfure de carbone et munies d’un allumoir à détonateur ; des hommes sont dans le boyau. Après quelques lancements infructueux, on arrive à faire brûler. En avant la pompe, c’est le feu de joie ! On nous tire dessus, mais nous regardons quand même. Coïncidence malheureuse ! La pluie arrive et éteint notre besogne avant qu’elle soit achevée. L'attaque est lancée quand même, mais il reste encore trop de fil de fer pour prendre le poste. Quelques hommes sont blessés. Mêmes dispositions que l'autre fois, l’opération est arrêtée. Pourquoi ? Le bombardement avait été fait cette fois avec du 58 et des bombes Haasen lancées par les pionniers. Une bombe de 58 a explosé dans le canon en blessant deux hommes. Il ne reste plus qu’à faire sauter le poste pour l'avoir. Toutes ces tentatives avaient énervé le personnel et je crois même que les compagnies s'étaient habituées à ce petit jeu et ne faisaient aucun effort sérieux pour nous aider. On décide enfin de creuser une mine. Pendant de longs jours, des pionniers ont travaillé dans la mine, ce travail étant d’autant plus difficile qu’il fallait rester dans un certain niveau, ayant d'une part le canal de Plaschendaele, de l’autre le Vieil-Yser. Le dégagement des terres se fait au moyen de sacs ; c’est un travail épouvantable. Enfin on arrive à déboucher dans les roseaux sur la berge du canal : il ne reste plus que 8 à 10 mètres pour arriver sous le poste ; il faut y laisser un gradé, car les hommes ont des hallucinations qui les empêchent de travailler suffisamment. Les Allemands doivent se douter de la chose, car ils ont placé des plaques d’écoute avec microphone. Nous coupons les fils et les relions avec une magnéto que l’on fait actionner au moment d’étayer. Ils ne comprennent rien à ce que nous faisons. Enfin, après un long et laborieux travail, la mine est jugée assez creusée ; on va disposer le fourneau. Opération assez délicate que je veux faire moi-même. Des caisses sont construites de formes allongées pour être facilement manœuvrables dans la mine. Chacune d’elles est amorcée en double ; on transporte le tout au fond de la mine ; on arrose cela soigneusement. La charge de l’ensemble pouvant être de 60 kilogrammes de mélinite, 50 kilogrammes de poudre noire et de tonite que nous avons trouvées dans Nieuport, tonite abandonnée par le génie belge ; les caisses sont recouvertes par de lourdes portes de fourneaux de chaudières. On procède au bourrage avec des sacs de terre et des croisillons en bois. Je me rappellerai toujours une minute palpitante : c’est l’après-midi qui a précédé l’explosion. J’étais avec le second maître charpentier Séran à amorcer la mine, c’est-à-dire à faire les jonctions des tubes détonants. J'avais dans ma poche des détonateurs et des cartouches devant servir de relais, avec cela des allumettes-tisons. La boîte d’allumettes s’enflamme dans ma poche en me brûlant légèrement la cuisse. Miracle 1 Les détonateurs ne bougent pas. Nous arrachons le morceau du pantalon. J'ose dire que nous avons eu un instant d’émoi. Quand le danger a été écarté, nous avons éclaté de rire de notre mésaventure. Tout est prêt pour le soir. En outre de l’artillerie, les pionniers vont bombarder avec les haasen. Séran est chargé de cette opération. Le bombardement fut superbe. La représaille au moyen de bombes de minnenwerfer nous gênait bien un peu, mais nous n'avons pas eu de mal. Je reçois l’ordre d'allumer la mine. Il y avait, d’après mes calculs, pour neuf minutes de mèche ; à la dixième minute, nous sommes bouleversés : une énorme colonne monte en l’air en mugissant. Nous nous précipitons dans le boyau. Mes grenadiers vont vite au bord du cratère et lancent leurs bombes. C’était superbe à voir. Le quartier-maître Fouré est leur chef ; il tient tête avec ses grenadiers et attend que le personnel d’attaque avance. Rien ! Un second maître seul et quelques hommes s’avancent. L'opération est encore arrêtée. Pourquoi ? Je vais aux lance-bombes, ne voulant pas que les Allemands puissent monter de nouveau à leur poste démoli. Je continue à bombarder, mais, de l’autre côté du canal, on avait eu le temps de nous repérer et on nous envoie des bombes ; une de ces bombes tombe sur un haasen chargé. La bombe explose et nous bouleverse dans le poste *. il y a des blessés assez grièvement, Séran et trois pionniers. Par quel miracle ? Je n'ai rien. Pas une égratignure, Je reçois l’ordre de cesser. Je rentre navré du résultat, mais je veux être là au point du jour pour voir les dégâts de la mine. Dès que le jour est levé, malgré que les Allemands ont travaillé toute la nuit à réparer, ce que l'on aurait dû empêcher par des feux, le côté gauche du poste est encore enlevé. La mine a fait son effet du côté dont la terre a été moins résistante, c’est-à-dire du côté du canal de Plaschendaele. Mais, quand même, le poste a été démoli et il y a eu des tués, car il y en a encore sur la berge. Puis les sacs du côté droit sont mélangés de sacs neufs ; ils sont facilement reconnaissables à la couleur de ceux qui étaient de l’ancien poste ; ils avaient été noircis par le pétrole et par l’explosion de la mine. Enfin les non-partisans de la prise de ce poste sont satisfaits car il est décidé qu’on va le laisser. Je suis un peu navré de la chose, car tant de travail pour un résultat aussi médiocre, cela décourage un peu les hommes. Enfin à la guerre il faut voir les déceptions et les prendre comme elles se présentent. Nous ne sommes pas là pour discuter, mais pour exécuter et, si tous avaient fait de même, le fortin de Plaschendaele aurait été à nous depuis déjà longtemps. Pendant les opérations de ce fortin, j’ai vu des actes de bravoure merveilleux. Je citerai [notamment] le maître de manœuvre Le Vay, qui a toujours cherché à remplir les missions les plus dangereuses avec une simplicité remarquable ; avec lui, il n’y avait qu'à manifester un désir pour qu'il l’accomplisse. Il est toujours accompagné de quelques braves qui, malheureusement, ont été tués ou blessés depuis. C’est les larmes dans les yeux que je parle d’eux : Botrel, Philippe et combien d’autres. C’est le second maître charpentier Séran, de Brest, qui, grièvement blessé par l’éclatement d'un lance-bombes, demande : Lieutenant, êtes-vous blessé ? Il veut absolument que je sois soigné avant lui. L’admirable gradé ne pense qu’à moi et pas à lui. Je le fais évacuer ; on bombarde la nuit, son brancard est chaviré par les éclatements, il donne lui-même des ordres pour le cheminement à suivre dans la nuit. Combien je l’ai regretté ! C’était pour moi un précieux collaborateur pour les travaux de barrage et de construction d'abris... V. — LE TORPILLAGE DU MAMELON-VERT Comment fut blessé l'officier des équipages Dévissé.... C’était le 1er novembre. Nous étions en train de construire un radeau pour transporter le matériel jusqu’au pont au moyen du canal de l'Yser, les transports à dos devenant très dangereux, on y perdait du monde. Dans la matinée, un bombardement intense nous avait déjà chassés plusieurs fois des écluses où nous disposions de quoi mettre notre radeau à flot, ce que nous comptions faire pendant la nuit suivante. Il est 11 h. 50. Je veux aller de nouveau me rendre compte de l'état des travaux. Je me rendais aux Cinq-Ponts, rien ne faisait prévoir qu’il y aurait danger. D’ailleurs n’avions-nous pas l’habitude de circuler sous les obus ? J'avais avec moi deux charpentiers et quelques autres pionniers. Un obus de 155 arrive ; nous l'entendons et nous pensions qu’il allait passer au-dessus de nous comme ses prédécesseurs. Pan 1 II arrive en plein, m’emportant la jambe gauche au ras du genou. Je tournoie sur moi-même et tombe. L'obus en éclatant me brise l’autre jambe. Si je n’avais pas été atteint et renversé, j’aurais été coupé en deux. Mes hommes sont grièvement blessés. Je ne perds pas le nord pour cela, bien que je souffrais un peu, mais je cherche parmi les débris de mon moignon l'artère fémorale que je saisis pour arrêter l’hémorragie. Bien m’en a pris, car c'est grâce à cette précaution que je ne suis pas mort. Mes hommes arrivent vite. Je donne mes ordres et suis transporté dans une brouette au poste de secours, ainsi que mes trois blessés. Je crois avoir fait ce qu'un chef doit faire en pareille circonstance. Je ne veux pas entrer dans les détails. Le commandant Delage est là qui me soigne. Mon plus grand chagrin est de le quitter avant d’avoir terminé ma mission. Nous avions cependant juré de faire ensemble la route de Gand, mais cette fois en sens inverse. Je suis transporté à l’ambulance de Coxyde et de là à la Panne, où j'ai été mis en réparation. En deux mois, j’étais debout, prêt à repartir en France où j’ai repris mon service en mai 1916. J’arrive avec ma patte artificielle à faire gaillardement mon service. Mon plus grand regret est de ne pas pouvoir continuer sur le front, bien que j’aie sollicité en son temps une section d’autocanons mais cela n’était pas possible, paraît-il, ces derniers engins étant passés à la Guerre. VI. — ORDRES DU JOUR AUX OFFICIERS, OFFICIERS MARINIERS, QUARTIERS-MAITRES ET MARINS. Ordre du jour du ministre de la Marine.Officiers, officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins. En portant à votre connaissance l’ordre du jour pris par le général en chef au moment où la plus grande partie de la brigade de marins cesse de servir, sous son haut commandement, je tiens à y joindre les sentiments de reconnaissance de la Marine envers ceux que sur tout le front on appelait la Garde, et dont on a pu dire dans une lettre émouvante, demandant le maintien à l’armée de leur glorieux drapeau, qu’aucune troupe d’élite, à aucune époque, n’a fait ce qu'ils ont fait comme somme de bravoure et de longue endurance. Ces belles paroles resteront, avec l’ordre du jour du général en chef, le plus précieux des témoignages et la Marine tout entière sera, comme moi, bien fière des marins qui nous l'ont valu. Fait à Paris, le 12 décembre 1915. Le contre amiral, ministre de la Marine. L. LACAZE. Ordre du jour du général en chef.Avant que la brigade de fusiliers marins ne quitte la zone des armées, le général commandant en chef tient à leur exprimer sa profonde satisfaction pour les brillants services qu’elle n’a cessé de rendre au cours de la campagne, sous le commandement de son chef, l’amiral Ronarc’h. La vaillante conduite de la brigade dans les plaines de l’Yser, à Nieuport et à Dixmude, restera aux armées comme un exemple d’ardeur guerrière, d'esprit de sacrifice et de dévouement à la patrie. Les fusiliers marins et leurs chefs peuvent être fiers des nouvelles pages glorieuses qu’ils ont écrites au Livre de leur corps. Au Grand Quartier général, le 19 novembre 1915. J. JOFFRE. Ces ordres du jour seront affichés dans les batteries de nos bâtiments et les services de nos ports, sous notre devise : Honneur et Patrie, et y resteront en permanence pour que les équipages de demain sachent ce qu’ils auront à faire pour se rendre dignes des marins de Dixmude et de l’Yser. Le contre-amiral, ministre de la Marine, L. LACAZE. VII. — LISTE DES PERTES DE LA BRIGADE EN OFFICIERS, A SAINT-GEORGES ET A NIEUPORT, DU 25 NOVEMBRE 1914 AU 6 DÉCEMBRE 1915 Tués. Lieutenants de vaisseau : Perroquin. — Dupouey. — Marc Legrand. — Blanchin. Enseignes de vaisseau : de Blic. — Illiou. — Rollin.
— Boissat-Mazerat. — Goudot. — Opigez. — Bonnet (Jacques).
— Bernard. — Maillol. — Dordezon.
— Le Hécho. Officiers des équipages : Mahé. — Gaite. Blessés. Capitaine de frégate : Petit. Commissaire en chef : Duvigeant. Lieutenants de vaisseau : Langlois. — Huon de Kermadec. — Deleuze. — de Roucy. — Michel. — Labaunère. — Saint-Jean de Prunières. — Perlemoine. — de Rodellec du Porzic. — Béra. Enseignes de vaisseau : Le Voyer. — Bellay. — de Villeneuve. — Albert. — Buret. — Tarrade. — de Béarn. — de La Forêt-Divonne. — Fouqué. — Richy. — Gérardin. — d'Hallewyn. — Denoix. — Frot. — Briend. Officiers des équipages : Laroque. — Fichoux. — Gessiaume. — Salaün. — Devisse. VIII. — RÉCOMPENSE A LA BRIGADE. Nous avons dû renoncer à publier la liste des récompenses décernées à la brigade pendant la période de Saint-Georges et de Nieuport, ainsi que nous l’avions fait pour Dixmude et pour Steenstraëte. La publication de cette liste eût débordé les cadres de notre livre, puisque le chiffre des récompenses passe quatre mille. Citée deux fois à l'ordre du jour de l'armée, la brigade des fusiliers marins fut une des premières unités qui reçurent la fourragère. D’abord à la couleur de la croix de guerre, cette fourragère, grâce aux citations nouvelles obtenues par le bataillon de fusiliers resté au front, fut successivement convertie pour celui-ci en fourragère aux couleurs de la médaille militaire, puis de la Légion d’honneur. Nous raconterons peut-être un jour dans quelles circonstances. |
[1] Lieutenant de vaisseau Thirion, chef de la section d’autos-canons, à laquelle Paul Sauvaire-Jourdan était attaché comme mitrailleur.
[2] De 2 heures à 7 heures matin pour réparations. (Note du lieutenant de vaisseau Le Voyer.)
[3] L’arrêt à Furnes à 2 heures du matin a été motivé par cette panne qui immobilisait deux embarcations sur trois. Une de ces deux a pu être réparée à Furnes (celle dont le moteur ne marchait pas). Nous sommes repartis à 8 heures du matin en remorquant celle dont l’hélice était engagée, et pour laquelle je savais qu’il existait à Nieuport des grils de carénage. (Note de Le Voyer.)
[4] Vers 6 heures. Temps gris et brouillard léger. (Note de Le Voyer.)
[5] Pendant que les embarcations étaient arrêtées aux tranchées de première ligne, des 77 de Lombaertzyde ont réglé leur tir sur le canal, entre Nieuport et nous, nous coupant la retraite. Ils ne nous ont pas tiré dessus à ce moment, car nous étions un peu défilés par une maison de la rive est, puis ils craignaient sans doute d’atteindre les leurs dont nous étions tout près. Nous canonnions pendant ce temps avec les 37 les fermes à l’est du canal. (Note de Le Voyer.)
[6] Étant arrêtés par le barrage et ne pouvant aller plus loin, j’ai fait accoster les embarcations à la rive en les évitant du côté de Nieuport pour pouvoir battre en retraite rapidement en cas de besoin. J’ai alors rouvert le feu des 37 et réglé leur tir sur Saint-Georges, que nous avons canonné pendant quelque temps. C’est alors que nous avons découvert le fil téléphonique et vu que les Allemands occupaient la maison derrière nous. Quelques instants auparavant nous avions vu quatre ou cinq hommes qui se glissaient vers la maison. Comme nos troupes n’étaient pas très loin et progressaient en ce moment, j’ai envoyé une petite patrouille s’assurer de l’identité de ces gens, craignant de tirer sur les nôtres par erreur. La patrouille ayant tiré, j’ai canonné la maison ; au bout d’une quinzaine de coups, un homme de la patrouille a crié que les ennemis délogeaient et, de fait, j’en ai vu deux sortir. Sentant la position devenir critique (à ce moment nous apercevions une automitrailleuse allemande à droite du canal, qui prenait position abritée derrière un remblai), j’ai voulu profiter de l’évacuation de la maison pour prendre position entre elle et Nieuport, en avant et près de notre première ligne de tirailleurs.
Mais la mise en marche de nos moteurs, très défectueuse, ajoutée à la faible vitesse de nos barques, nous ont causé un retard de trois ou quatre minutes que l’ennemi a mis à profit pour amener une mitrailleuse dans la maison. L’embarcation que je montais était en tête. A peine avait-elle tiré quelques coups que tout le monde était fauché sur le pont. Je suis resté seul blessé, non évanoui, et j’ai dû prendre la barre pour retourner à Nieuport. Heureusement pour tous, Sauvaire-Jourdan, dans l’autre embarcation, a manié sa mitrailleuse avec tant de sang-froid qu’il a réduit au silence celle de la maison allemande, sauvant ainsi le reste de l’expédition d’une mort certaine. Pendant ce temps, l’automitrailleuse de la rive droite nous arrosait quand nous avons franchi l’endroit du canal repéré par les canons de Lombaertzyde. Ceux-ci nous ont envoyé sept ou huit percutants qui heureusement ne nous ont pas touchés. Un d'eux est tombé sans éclater dans le canal, en rasant la poupe de mon embarcation. Nous avons continué et sommes arrivés sans autre perte aux écluses de Nieuport. (Note de Le Voyer.)
[7] Nos canots étaient si peu maniables que pour virer de bord nous avons dû manœuvrer à la rame et sur nos ancres en faisant deux fois le va-et-vient d’une rive à l’autre ; nous étions sous les fenêtres de la maison d’où ne partait alors aucun coup de fusil. De plus nous avions, pour revenir, vent debout et courant contraire à cause de la marée. (Note de Le Voyer.)
[8] Un quartier-maître embarqué la veille à Nieuport.
[9] Nos deux pointeurs appartenant à la 7e section d’autos-canons ont été tués : Thymène, un grand Breton roux, à bord du Moqueur-des-Jaloux, à la barre ; et Calvarin, un gaillard court, noiraud, barbu, un de nos meilleurs pointeurs, une balle au foie, à bord de la Jacqueline. Enterrés avec quatre autres marins de la brigade, embarqués la veille, dans un trou d’obus devant la maison de l’éclusier chargé de l'écluse du canal de Furnes à Nieuport, le 17 décembre 1914.