SAINT-GEORGES ET NIEUPORT

NIEUPORT

 

— VI — ENLÈVEMENT DES FERMES W ET DE L'UNION.

 

 

C’étaient les 5e et 9e compagnies du 1er régiment qui avaient été désignées pour prendre part à l’attaque sous la direction du lieutenant de vaisseau Ferrât, adjoint au commandant Bertrand. Le soleil descendait sur Fumes qui lui tendait son bouquet de clochers et, par cette radieuse fin d’après- midi printanier, les compagnies qui montaient aux tranchées d’un pas plus allègre que d’habitude, coupant au travers des colzas en fleurs, avaient des airs de collégiens lâchés en liberté. Les dunes sont mauves sous le soleil couchant, notait Maurice Faivre, qui était de la fête... Des champs couverts de fleurs de colza sous le blanc des shrapnells, avec les têtes à pompons rouges courant dans les fleurs... Nous étions tous fleuris en arrivant, après une heure de course, aux tranchées de réserve. Mais, vers le soir, la légère brume habituelle à ces terres humides commença de se répandre sur le paysage. Elle n’était pas pour desservir nos plans. On attendit cependant que la nuit fût complètement tombée pour entamer la préparation d’artillerie dont les nouveaux dogmes de l’état-major faisaient le prélude obligatoire de toutes les attaques d’infanterie. Sans prétendre à égaler le fastueux déploiement des préparations ennemies et n’en ayant d’ailleurs pas les moyens, nous ouvrîmes à 9 h. 30 du soir un feu très serré et tel que la brigade n’en avait pas encore vu ni entendu : tout l’horizon flamboyait ; dans les tranchées de réserve, les hommes, de qui l’enthousiasme n’avait fait que croître, s’étaient mis debout pour assister à cette illumination féerique accompagnée d’un chahut infernal. Le tir devait se faire en trois temps, trois roulements de dix minutes à un quart d’heure chacun, suivant la méthode qui nous avait réussi à la Grande-Dune, mais avec l’adjonction d’un nouveau temps pour tromper l’adversaire[1]. Pendant la préparation, la 5e compagnie (lieutenant de vaisseau de Roucy) se rassemblait sur la route de Bruges, entre les tranchées 8 et DD', prête à marcher sur la ferme W ; le 9e (lieutenant de vaisseau Béra) ralliait le champ de colza. les sections se tenant les unes derrière les autres à plat ventre, prêtes à marcher sur la ferme de l'Union. A la même heure, les Belges devaient se masser dans leurs parallèles de départ pour marcher sur la ferme Terstyle[2]. L'attaque proprement dite commencerait dès que l’artillerie, qui battait d’abord les fermes, aurait allongé son tir pour établir un barrage entre elles et les renforts ennemis.

Et, de notre côté du moins, tout s’exécuta conformément au programme : à 10 h. 35 du soir[3], le capitaine de Roucy, dont la compagnie attaquait sur la ferme W, lançait deux de ses sections : la 3e (enseigne de vaisseau Albert) par le bas côté sud de la route de Bruges ; la 1re (enseigne de vaisseau Boissat-Mazerat) par la prairie latérale, avec la 2e section pour soutien. Mais, peu après, voyant que l’ennemi ne réagissait d’aucune façon, Roucy fit remonter cette 2e section sur la route où elle se défila d'arbre en arbre. L’ordre était d’aller rapidement et sans bruit. La consigne fut si bien observée que, moins de vingt minutes plus tard[4], l’enseigne Albert entrait avec sa section sans coup férir dans le fortin de la ferme W où il trouvait, autour du cadavre encore chaud de leur chef — un feldwebel tué par un de nos obus —, sept Boches abrutis par le bombardement et qui, littéralement affolés de nous voir tomber si vite sur leur ligne[5], levèrent les bras en l’air et se rendirent sans résistance. La 1re section arrivait presque aussitôt sur les lieux. Seule, la section de l’enseigne Boissat-Mazerat avait éprouvé quelques difficultés dans sa marche. Le sol de la prairie était détrempé, creusé de trous d’obus où l’on trébuchait presque à chaque pas. En outre, trois canaux la barraient perpendiculairement : le premier avait pu être franchi sur la passerelle portative dont l’escouade de pionniers, armée de pinces coupantes, grenades, pelles, pioches de parc, etc., qui accompagnait chaque compagnie, avait pris la précaution de se munir ; mais cette passerelle se révéla trop courte pour les deux canaux suivants, qui avaient 5 mètres de large et qu’il fallut traverser à la nage[6]. Tout suants et mouillés, leurs capotes pleines de boue, les hommes devaient encore faire en sorte de ne trahir leur présence par aucun grognement. On s’attendait pendant l’opération à des coups de fusil, peut-être de mitrailleuse, et, dans cette prévision, les deux canons de 37 de notre première ligne avaient été portés aux avant-postes. Ils n’eurent pas à intervenir. Et c’est que les ruines de la ferme W n’avaient plus de garnison. Fortin et ferme furent immédiatement occupés, retournés et matelassés de sacs de sable. Roucy cependant envoyait trois patrouilles reconnaître le terrain devant lui et à sa droite : une sur la plaine ; l’autre vers la tête de pont allemande, qui poussa jusqu’à 250 mètres sans trouver âme qui vive ; et la troisième vers la ferme de l’Union pour chercher la liaison avec la 9e compagnie. Partout le terrain était libre. Et les patrouilles revinrent sans incident.

La 9e compagnie, qui attaquait à la droite de la 5e, ne rencontrait pas une résistance plus sérieuse sur la ferme de l’Union. A 9 heures et demie du soir, tandis que l’officier des équipages Fichoux se déploie en crochet défensif dans la prairie pour parer à un mouvement de l’ennemi sur notre flanc, la 1re section (capitaine Béra), précédée de quatre éclaireurs, fait un bond et vient avec ses pionniers border le canal perpendiculaire n° 1 en avant du champ de colza ; les deux autres sections démarrent à leur tour et parviennent devant le canal, simple ruisseau à l’ordinaire dont les pluies ont porté la largeur à 8 mètres. Les passerelles n’en mesurent que 4. Gros embarras dans la nuit et avec le silence absolu qu’il faut observer. Sur la partie débordée du canal, on n'a de l’eau que jusqu'aux mollets. Mais, dans le lit du canal, l’eau atteint 1 m. 80. Reste à savoir où ce lit commence. Un volontaire est demandé pour l’aller reconnaître. Deux se présentent : le quartier-maître Delahaye et le matelot Bohel. Leurs indications permettent d'établir les ponceaux à proximité du point où ils ont plongé et qui est le seul passage un peu critique. Le capitaine Béra, familier des aroyos chinois et taillé lui-même comme un guerrier mandchou, prête la main aux pionniers, dont une partie opère sous la direction de l’officier des équipages Dévissé et l’autre sous celle du deuxième maître Lérant. L’obstacle est franchi : la compagnie en a été quitte pour un simple bain de pied. Deux de ses sections obliquent aussitôt par la prairie vers la route de la ferme, se déploient en tirailleurs le long du ruisseau qui suit cette route, une section en face de la ferme, l’autre un peu en arrière, la troisième demeurant sur le canal perpendiculaire pour protéger la retraite en cas d’échec. A ce moment, une mousqueterie assez vive déchire la nuit, mêlée à des moulinets de mitrailleuse. Le bruit semble venir des batteries de la ferme[7], mais, après observation, on reconnaît qu’il vient de Terstyle, que les Belges doivent attaquer en liaison avec nous. Il faut faire vite pour leur donner la main. Les deux sections se lancent en même temps, baïonnette au canon, sur la chaussée qui mène à la ferme : l’une prend à l’ouest avec l’officier des équipages Fichoux ; l'autre (maître Leborgne) prend à l'est avec le capitaine Béra. Mais les ruines sont muettes : la position a été évacuée par l'ennemi ; un traînard est seul resté dans la ferme où on le découvrira deux  heures après sous des tas de gravois. Une organisation de fortune est rapidement improvisée avec le millier de sacs à terre apportés par la section de réserve, qui a pris la place des deux premières le long du canal routier ; une section monte vers la ferme W pour établir la liaison avec la 5e compagnie et cueille en chemin un deuxième traînard allemand ; des patrouilles sont expédiées en avant et vers Terstyle pour établir la liaison avec les Belges. L’opération était terminée à 11 h. 15 et n'avait coûté qu’un seul blessé[8].

Prévenu de son heureuse issue, qui suivait de quelques minutes celle de la 5e compagnie sur la ferme W, le commandement donnait immédiatement l’ordre au lieutenant de vaisseau de Roucy d’occuper tout le front conquis (ligne W-Ferme-Union) et au lieutenant de vaisseau Béra de rentrer dans les tranchées de Saint- Georges, tout en laissant des postes aux tranchées DD’ et Colza. Il était inutile, en effet, de chercher plus longtemps la liaison avec les Belges, dont l’attaque sur la ferme Terstyle avait échoué complètement. On parlait de gaz asphyxiants, dont l’ennemi se serait servi pour la première fois dans ce secteur : ce fut du moins la version qu’apporta au capitaine de Roucy, vers minuit et demi, un homme de liaison dépêché par les Belges[9]. Cet échec de nos alliés, dont les  conséquences devaient être si funestes pour nous, exigeait une organisation rapide et sérieuse des nouvelles positions que nous venions d’occuper.

Laissant à l’enseigne Boissat-Mazerat le commandement de sa gauche, Roucy se porta personnellement à là ferme de l’Union et travailla d’arrache-pied à l’achèvement de son organisation. Mais, avec les moyens rudimentaires dont il disposait et la courte durée des nuits au mois de mai, l’organisation ne pouvait être que sommaire[10]. En outre, les fermes W et de l’Union, étaient trop en l’air, soit que le temps eût manqué Pour les relier par des boyaux de communication, sur la route de Bruges et le remblai de la ferme de l’Union, avec nos tranchées DD’ et Colza, soit plutôt qu’on n’y ait pas songé ou qu’on ne l’ait pas jugé utile, car ce travail, qui aurait pu s’amorcer tout de suite et se continuer les nuits suivantes, ne fut même pas entamé[11]. Lourde faute. Tout ce que fit ou put faire Roucy, les deux fermes étant séparées par un canal, fut de creuser une tranchée (A) jusqu’à la passerelle X jetée sur le canal[12], que notre ligne franchissait et après laquelle elle l'avait à dos jusqu’à une demi-lune construite au nord de la ferme de l’Union. Deux petits fortins en briques de déblai et sacs de sable, BB’, flanquèrent cette ferme au sud et reçurent une escouade. Enfin, devant la ferme W elle-même, on ouvrit une autre tranchée en forme d’arc de cercle, et le fortin de cette ferme fut aménagé pour abriter une section de mitrailleuses avec l’enseigne Rollin.

Assez propres peut-être sur un terrain naturellement organisé — prairies inondées, watergangs, ruines de maisons, etc. — à repousser une attaque par troupes d’infanterie, ces défenses étaient malheureusement insuffisantes contre l’artillerie ennemie, qui pouvait les prendre à la fois de face par le front de l’Yser, de flanc par l’ouvrage X au nord et par la ferme Terstyle au sud. Il n'était même pas à espérer que notre artillerie pût contrebattre, avec ses 75 et ses 120, les batteries rivales, d’un calibre et d’une portée très supérieurs. Mais on ne voyait pour le moment que les résultats de la journée, qui étaient bien de nature à gonfler le cœur des hommes. Non seulement la brigade avait repoussé, en lui infligeant de grandes pertes, une forte attaque de l’ennemi, non seulement elle avait apporté une aide efficace au secteur voisin [des zouaves] pour la reprise de ses tranchées perdues, mais, dans la soirée du même jour, elle avait enlevé aux Allemands leurs deux principales positions avancées sur la rive gauche de l’Yser, la ferme W et la ferme de l’Union. L’amiral, dans son rapport, était autorisé à se féliciter de cette journée au cours de laquelle le personnel de la brigade s’était montré tout à fait à la hauteur de la rude et lourde tâche qui lui avait été demandée et s’était brillamment et vaillamment comporté[13].

 

 

 



[1] A 21 h. 30, premier tir d'efficacité de dix minutes ; dix minutes de repos. 21 h. 50, deuxième tir d’efficacité de dix minutes ; vingt minutes de repos. 22 h. 20, troisième tir d’efficacité de dix minutes. Et, à 22 h. 35, les troupes attaquaient. (Journal du commandant Bertrand.)

[2] L’attaque, disait une note du Q. G. de la 4e division d’armée belge, se fera en partant du poste de Rykenhoek et marchant sur Terstyle d’une part et sur Violette d’autre part, en même temps que des démonstrations seront faites au nord-ouest de Terstyle en traversant le Noord-Vaart et au sud de Violette par la rive sud-est du Hemmeleed, Au sud, Groote-Hemme sera inquiété, de manière à ne pouvoir se porter au secours de Violette. — Signé le commandant [de la 4e division A. B.] Michel. Une seconde note du même Q. G. précisait : L'attaque principale sur Terstyle sera faite par un demi-bataillon du 8 (désigné par le commandant du régiment) sous les ordres du commandant du bataillon ; l'attaque secondaire par le nord par un détachement de volontaires de 50 hommes du 8. — L’attaque principale sur Violette par un demi-bataillon du 10 ; l'attaque secondaire par une compagnie du 10, dont un peloton marchera vers Violette et deux pelotons vers Groote-Hemme. Les deux attaques principales sous la direction du lieutenant-colonel Bosquet. Bien que ces attaques dussent être faites en liaison avec la nôtre, on a vu plus haut qu’elles gardaient, les unes et les autres, leur indépendance.

[3] Dix heures trente, dit le rapport officiel. Nous avons préféré suivre le rapport de Roucy auquel sont empruntées la plupart de nos citations, ainsi qu'à une lettre privée du même lieutenant de vaisseau.

[4] Dix minutes, suivant le rapport officiel.

[5] Ces hommes, d'après Maurice Faivre (lettre du 11 mai) n’étaient pas encore revenus de leur abrutissement quand ils passèrent devant nos tranchées, où tout le monde, un peu grisé par le roulement de l'artillerie, faisait la haie sur leur passage. Un des marins qui regardaient passer le convoi disait au dernier prisonnier avec un accent aimable : Eh bien ! petit père, vous progressez ! Tu seras à Paris demain soir.

[6] Le capitaine de Roucy explique dans son rapport que, pour que les hommes de cette section ne fussent pas trop en retard sur la 3e section, il leur avait fait déposer les sacs. Une partie des détails précédents sont empruntés à une lettre du deuxième maître Laniel.

[7] Le rapport officiel dit même qu'il en vient. C'est une erreur.

[8] Encore était-ce un blessé par accident.

[9] Les gaz semblent n’avoir été pour rien dans l’affaire, mais l'organisation allemande qui n'avait pas été suffisamment bouleversée : A la dernière attaque, ils [les Belges] ont perdu 300 hommes. Il y avait [dans Terstyle] six mitrailleuses. Une photo récente montre derrière Terstyle trois lignes de tranchées ou d’abris. Ce sont ces abris qu’il faut bouleverser. (Commandant Louis).

[10] Les nuits actuelles étant courtes, l’installation ne put être que sommaire : suffisante contre les balles, mais trop faible contre l’artillerie. (Lettre du second maître Laniel.)

[11] Le capitaine de Roucy avait pourtant demandé qu’on l’entreprît sans retard : Autre point faible, mais auquel on peut évidemment remédier d’urgence, l’insuffisance de communication avec l'A. R. Boyaux à creuser sur les deux routes, en particulier sur celle de Bruges où il est aisé de faire profond (bord sud de la route). A droite il serait utile d’établir de petits postes-relais entre la Ferme et Saint-Georges sud. Comme matériel nécessaire, fusil à bombettes, téléphone, grand nombre de sacs à terre... Les pionniers auraient, en outre, à installer des passerelles solides sur tous les ruisseaux de l’A. R. et, en attendant une organisation plus complète, un réseau Brun en AV du front. Sur la route de Bruges j’ai retrouvé les chevaux de frise allemands, ce qui est très suffisant.

[12] Tranchée constituée avec des briques et des décombres ; passerelle construite avec des madriers. (Journal du commandant Bertrand.)

[13] Dès le lendemain, le général Putz, commandant le détachement d'armée de Belgique, télégraphiait au général Hély d'Oissel : Prière transmettre mes félicitations aux marins pour leur brillant succès et au 4e zouaves pour la vigueur avec laquelle il a reconquis le terrain sur lequel l'ennemi avait un moment pu prendre pied. — Le général Hély d’Oissel, commandant le groupement de Nieuport, en transmettant ces félicitations, y ajoutait de tout cœur ses remerciements personnels les plus chaleureux. De même l’amiral. Aux félicitations ci-dessus, dont la brigade peut être fière, l’amiral ajoute ses compliments et remerciements personnels. La façon dont l’attaque allemande a été reçue sur tout notre front, l’aide portée au secteur voisin pour la reprise de ses tranchées perdues, la prise de la position W et de la ferme de l’Union montrent une fois de plus ce que la brigade de marins est capable de faire et permettent à l’amiral d’envisager avec sérénité toutes les opérations de guerre qu’il peut être nécessaire d’entreprendre. L’amiral est particulièrement heureux de féliciter et de remercier l'artillerie du secteur sud (y compris la 8e batterie du secteur nord) pour l'habileté et le dévouement dont elle a fait preuve-dans la journée du 9 et la nuit du 9 au 10 mai. (Ordre du jour du 10 mai 1915.)