SAINT-GEORGES ET NIEUPORT

NIEUPORT

 

— II — PREMIERS CONTACTS : LES 5 À 7 DU CANTONNEMENT.

 

 

Ce changement était une conséquence des remaniements apportés par le haut commandement dans le dispositif des troupes du bas Yser. Dès le 29 janvier, au lendemain de l’offensive sur la Grande-Dune et les polders de Lombaertzyde, Foch faisait savoir au général Hély d’Oissel qu’il y avait lieu de prévoir le relèvement par la 38e division d’une partie des troupes constituant le groupement de Nieuport[1]. La mesure n'affectait en rien le caractère d’une disgrâce à l’endroit de Mitry qui nous avait rendu trop de services en Belgique pour qu’on pût lui tenir rigueur d’un échec passager. Après cette courte éclipse, son étoile devait reparaître plus brillante en Champagne et sur l’Aisne et atteindre tout son éclat dans ces combats autour de Locré (avril 1918) où la fortune le ramenait, au déclin de la guerre, sur le théâtre même de ses premiers succès. Le 31, Mitry fit ses adieux au groupement de Nieuport[2] ; le 4 février, il était cité à l’ordre de l’armée[3] ; le 5, il passait officiellement ses pouvoirs au général Hély d’Oissel.

C’était un cavalier qui succédait à un cavalier. Le général Hély d’Oissel n’avait que cinquante-cinq ans. La brigade, qui avait été sous ses ordres à Steenstraëte, retrouvait en lui une figure familière et aimée. Les officiers surtout se rappelaient avec plaisir ce cavalier mince, sec, monté sur un joli petit cheval arabe à la fine encolure et chez qui l’homme de sport se combinait harmonieusement avec l’homme d’étude : sorti le premier de l'École de guerre, il s’était rapidement adapté aux formes nouvelles du combat moderne ; il vivait dans le contact permanent de ses troupes et ne croyait pas s’abaisser en rédigeant lui-même, à l’occasion, le motif des citations dont elles avaient été l’objet. Il tenait enfin en haute estime les fusiliers marins et leur chef, qui le savaient. Le jour même où le général de Mitry faisait ses adieux au groupement, l’amiral recevait l’ordre de diriger sur Oost-Dunkerque les bataillons restant à Fort-Mardyck et à Saint-Pol, afin d'être en état de relever, dès le 2 février au matin, les zouaves du commandant Madelon entre la route de Lombaertzyde et le canal de Plaschendaele, et, le 3 au matin, les cavaliers à pied du colonel Hennocque entre ce canal et celui du Noord-Vaart. L’amiral avait fait élection pour son P. C. d’une ferme de la banlieue d’Oost-Dunkerque nommée la Roseraie, dont les locaux n’étaient pas complètement démeublés[4]. Il n’y était qu’à quelques minutes d’auto du général Hély d’Oissel installé à Oost-Dunkerque-Bains et qu’il était allé voir en arrivant. Les deux chefs, après une brève conversation, tombèrent d’accord pour affecter un secteur fixe à la brigade : l’élément qui avait opéré dans le secteur des dunes en fut définitivement retiré et ce secteur, jusqu’aux abords de la route de Nieuport à Lombaertzyde, confié au colonel Capdepont, commandant par intérim la 76e brigade de zouaves[5].

Le secteur adjacent, qui s'étendait de la route de Lombaertzyde incluse au canal du Noord-Vaart, où commençait le front belge, échut aux marins. L’amiral, sous les ordres de qui il était placé, le laissa divisé comme devant en sous-secteur nord, qui allait de la route de Lombaertzyde au canal de Plaschendaele et qui fut attribué au 2e régiment, et en sous-secteur sud, qui allait du canal de Plaschendaele au canal du Noord-Vaart et qui fut attribué au 1er régiment. Quelques Belges, qui devaient bientôt disparaître, et des territoriaux (8e ou 6e bataillon) faisaient la soudure au Boterdyck et à la Briqueterie entre ces deux sous- secteurs, couverts l’un et l'autre par l’artillerie de la 81e D. T. — 2 groupes de 4 batteries de 75, chef d’escadron Bouquet — et renforcés d’éléments du génie et de la compagnie autonome de pionniers que l’amiral venait de créer à la brigade[6]. Quatre batteries lourdes de 90, une de 95, deux de 120 et deux de 155, sous les ordres du lieutenant-colonel Denis, coopéraient en outre à la défense générale, mais recevaient directement leurs missions tactiques du colonel Guillemin, commandant l'artillerie du groupement de Nieuport[7]. Enfin, de temps à autre, une grande pièce de marine anglaise, un long Tom, monté sur rail et camouflé en charrette de foin, mêlait sa voix d’ouragan à celles des monitors qui bombardaient Middelkerke et Westende. Mais la meilleure défense de la place était la longue et large bande de marécages dont elle s’enveloppait. Encore fallait-il que l’ennemi ne pût l’assécher et ainsi s’expliquait qu’on eût massé sur cette mince presqu’île, dont les écluses réglaient tout le régime de l’inondation, des troupes d’une résistance éprouvée.

Nieuport était, avec Ypres au centre, Arras au sud, l’une des trois clefs de la Flandre française, l’un des trois sommets de ce triangle idéal où s’inscrivaient Calais et Dunkerque, objectifs éternels de la convoitise allemande. L’ordre était de les défendre à tout prix et de s’en tenir, tout en recherchant l'amélioration et l'élargissement des positions, à cette attitude purement expectante jusqu’au moment où le G. Q. G. jugerait bon de passer à une autre tactique, ce qui ne se produirait certainement pas avant quelques mois. La leçon du 17 décembre avait porté et il commençait à apparaître que la rupture du front allemand, déjà très fortement organisé à cette époque, ne pourrait s’obtenir qu’avec l’aide d’une puissante artillerie dont nous n’avions encore que l’embryon.

L’emploi des troupes de toutes armes du groupement fut réglé en conséquence et on veilla soigneusement à ne point trop le charger. C'est ainsi que, pour la brigade, le nouveau service[8] comportait deux jours seulement de tranchée — le 2e régiment dans le sous-secteur nord ; le 1er régiment dans le sous-secteur sud —, deux jours de cantonnement de réserve — le 2e régiment aux fermes de Groot et Klein-Labeur, sur la route de Wulpen ; le 1er régiment dans les caves de Nieuport-Ville —, quatre jours en cantonnement de repos — le 2e régiment à Coxyde-Ville ; le 1er régiment à Oost-Dunkerque-Ville —. Avec cette répartition judicieuse, le commandant Mauros estimait que la brigade pouvait tenir longtemps, bien qu’elle éprouvât chaque jour quelques pertes qui faisaient, à la fin du mois, un total voisin des pertes qu’eût coûté une offensive.

Ces pertes étaient surtout sensibles dans le sous- secteur nord, où le 3e bataillon du 2e régiment avait remplacé les zouaves du commandant Madelon, et spécialement dans le segment de Lombaertzyde, le plus voisin du front allemand. L’avance de notre ligne, au 7 janvier, avait été poussée sur ce point jusqu'à 3 ou 400 mètres du village, à peu près à la hauteur de la borne kilométrique 14, sur le parallèle de la ferme Groot-Bamburg, qui n’était cependant pas à nous, car notre ligne, parvenue au Boterdyck, épousait le remblai jusqu’au Pont-de-Pierre et remontait ensuite le canal d’évacuation qu’elle coupait à un kilomètre de là. C’était un tracé aussi irrégulier que possible, tout en angles droits, conformément à la structure géométrique des routes et des canaux du pays. Cela ne laissait pas d’y rendre les relèves fort délicates, les boyaux étant impraticables et les chemins d’accès battus par les balles (commandant Mauros). De plus, les tranchées, vers Lombaertzyde, n’étaient encore qu’à l’état d’ébauche : Quelques sacs de place en place, des trous de cent mètres en cent mètres, sans rien pour se dissimuler à la vue, et, en face, tout près, le Boche installé presque confortablement, tirant dans nos vides avec une insistance qui nous valut bien des pertes[9]. Le 3e zouaves n’avait pas eu le temps de s’installer sérieusement sur ce terrain nouvellement conquis par lui : non seulement le plus gros, mais presque la totalité du travail y était à faire. Tout y est de nos mains, dit un officier de marine[10], les parapets de sacs, les pare-éclats en bois et terre, les fascines, les planchers de rondins, les fils de fer, les chevaux de frise. — Avons-nous assez travaillé, mon Dieu, dans ce sable noyé d’eau, percé de trous d’obus et empuanti de cadavres ! écrit un autre jour le même officier. Chaque sac, chaque piquet sont pour moi des souvenirs, et combien de mes Jean Gouin n’ont eu pour sépulture qu’un petit bout de terrain placé un peu en arrière de la tranchée et un peu moins fangeux que le reste ! Seuls, des marins, les plus ingénieux par profession de tous les hommes, les plus accoutumés à tirer parti des moindres espaces, étaient capables d’édifier dans ces marécages un P. C. de compagnie presque attrayant, une demeure ombreuse portant comme enseigne une belle plaque émaillée : Pension Marie-Louise, ramassée quelque part dans Nieuport. Avec leurs airs bucoliques, ces P. C. n’étaient pas beaucoup plus sûrs que les tranchées. Dans celui du commandement Mauros, antérieurement occupé par un commandant de zouaves, un obus de gros calibre avait démoli le pignon, et ses hôtes successifs avaient dû se contenter de la moitié d’habitation qui restait. Grâce aux prodiges d’activité déployés par les marins, ce premier séjour dans les tranchées de Lombaertzyde ne fut pas trop coûteux malgré tout : un tué et huit blessés par des balles ou des projectiles d'artillerie légère (commandant Mauros). Le 3 février au soir, suivant l’ordre de roulement, le 3e bataillon du 2e régiment était relevé par le 2e bataillon, à la tête duquel le capitaine de frégate de Belloy de Saint-Liénard avait succédé au capitaine de frégate Pugliesi-Conti promu au choix de capitaine de vaisseau et chargé, depuis le 1er janvier, de la direction des services. Le bataillon Mauros descendit en réserve, par Nieuport, aux fermes de Gross et Klein-Labeur, sur la route de Wulpen, qu’il laissa au bout de deux jours pour Coxyde-Ville, où il prit son cantonnement de repos.

Dans le sous-secteur sud, c’était le 3e bataillon du 1er régiment, à peine remis de ses émotions de la Grande-Dune, qui était désigné pour faire la relève des chasseurs : les 10e (capitaine de Monts de Savasse) et 12e (capitaine Dupoucy) compagnies aux tranchées ; les 9e (capitaine Béra) et 11e (capitaine de La Fournière) compagnies en cantonnement d’alerte dans les caves de Nieuport-Ville. Les unes et les autres avaient fait leur entrée au brun de nuit dans cette cité vouée aux subversions, onze fois assiégée, onze fois détruite, onze fois ressurgie de ses cendres et qui, n’étant encore qu’au cinquième mois de son douzième bombardement, n’avait déjà plus un toit, une vitre, un chevron.

Nous partons vers 4 heures de Coxyde-Ville par Oost-Dunkerque-Ville, écrit le docteur L. G..., et faisons halte au Bois-Triangulaire, situé à un kilomètre de Nieuport. L’endroit n’est pas très sûr. Des balles y sifflent constamment, mais il nous offre un écran relatif et on y attend en silence que la nuit vienne. La longue colonne se remet alors en marche et entre à Nieuport par nuit noire. On nous a fait prendre la file indienne pour éviter la casse, si le bombardement est trop vif. Les hommes doivent se tenir à dix pas l'un de l’autre. Ils observent scrupuleusement la consigne. Mais, de temps à autre, ils se heurtent à une barrière qu’il faut contourner, ils tombent sur des trous de marmites qu’il faut traverser sur une planche. Tant bien que mal on arrive aux Cinq-Ponts, où les compagnies se séparent pour se rendre dans leurs cinq segments respectifs : Lombaertzyde, Grande-Briqueterie, Nieuwendamme, Yser-Sud, Saint-Georges. Des cantonnements d’alerte ont été préparés dans les caves de Nieuport qui sont encore habitables. Les sections en réserve du 3e bataillon y sont réparties. Tout un peloton loge ainsi avec l'état-major de la 9e compagnie dans la grande cave à quatre compartiments du n° 19 de la rue du Marché.

C’est dans ces entreponts improvisés que nos hommes vont désormais vivre les heures qu’ils ne passeront pas en première ligne ou en cantonnement de repos. Et nul encore parmi eux ne songe à s’en plaindre. Ils admireraient plutôt. Au dehors, ce n’était que ruines, maisons effondrées, éventrées, décapitées, scalpées, réséquées. Tout le luxe, tout le confortable de ces vieux logis bourgeois était descendu à la cave, où les premiers occupants de Nieuport, chasseurs belges et territoriaux français, amis de leurs aises, avaient entassé le meilleur du mobilier et jusqu’à des pianos et des harmoniums. Cela jure d’être à la cave, écrit l’enseigne Poisson, mais donne l’impression d’un chez soi insolite et un peu mystérieux. — Tout s’y trouve, écrit Luc Platt. Nous avons des chaises, un piano. On fait la cuisine sur des cuisinières chauffées au charbon. On s’éclaire avec des bougies fournies par le gouvernement ! Et l’aimable Maurice Faivre dresse un inventaire lyrique du sommier, du tapis, de la suspension, de la glace, du fauteuil Voltaire et de la table de toilette ruisselante de cristaux qui décorent son palais souterrain.

Ces palais, par malheur, ne sont pas des plus solides. On les épontillera dans la suite avec des rails, des traverses de chemin de fer, etc. ; ils défieront ainsi les 77, les 105 et même les 210 ; ils ne seront jamais à l’abri des calibres plus forts et, justement, l’ennemi vient d’installer vers Westende[11] une pièce monstre nouvellement sortie de chez Krupp, un 305, disent les uns, un 420, disent les autres, qui sont dans la vérité. Cette pièce seule suffirait à rendre Nieuport intenable. Aussi est-il défendu de circuler dans les rues pendant le jour, pour ne pas donner l’éveil au monstre. Mais les marins n’en font qu’à leur tête. Le temps est beau et, si enchanteur que soit le séjour des caves, on aimerait bien se dégourdir un peu les jambes, visiter la ville, faire son petit tour de boulevard (Maurice Faivre). On a compté sans les taubes, dont il rôde toujours quelque couple au-dessus de Nieuport, et la leçon ne tarde pas. Une escouade de la 3e section de la 9e compagnie avait cru pouvoir chauffer le café au rez-de-chaussée ; un gros obus tombe dans la pièce, tue un quartier-maître et blesse le second maître Le Glas et cinq hommes de son escouade. Peu après, un autre obus tombe sur la gendarmerie, traverse les étages, éclate dans la cave et y tue deux officiers belges avec la presque totalité de la section qui est avec eux ; un troisième officier, debout devant le soupirail, est projeté sans mal sur la chaussée. Puis c’est le tour de deux badauds de la 9e compagnie, qui sont atteints dans la rue. Enfin un nouvel obus de gros calibre, tombant dans la même maison que ce matin, pénètre dans la cave et y blesse, — heureusement sans gravité, — les trois derniers survivants de la 9e escouade. La voilà supprimée de l’effectif (Poisson).

Comme début, ce n’était pas trop engageant et, pour peu que le 420 de Westende continuât à faire des siennes, le séjour en cantonnement de réserve deviendrait plus dangereux que le séjour aux tranchées. Il s’en fallait pourtant que ces tranchées du sous-secteur sud, bien qu’un peu moins rudimentaires que celles du sous-secteur nord, fussent des modèles d’organisation. Du canal de Plaschendaele au Noord-Vaart, notre ligne, presque aussi irrégulière que celle de la route de Lombaertzyde au canal de Plaschendaele, décrivait une série de rentrants et de saillants qui compliquaient plus qu’ils ne servaient la défense. Mais c’était vers Saint-Georges surtout, dans une plaine à peu près complètement inondée et d’où émergeaient seulement les remblais des routes, les digues des canaux et les clyttes qui portaient çà et là les bâtiments ruinés d’une ferme, que l'ingéniosité des marins avait à résoudre un problème difficile. Ce qu’on y appelait les tranchées n’était qu’un pointillage de trous, un chapelet de petits gourbis creusés longitudinalement dans la berge aux endroits où elle était suffisamment résistante[12]. Pour communiquer avec ces gourbis, on n'avait d’autre défilement que la piste en contre-bas du remblai et qui était trop souvent interrompue elle-même par l’inondation. Un officier compare justement ces routes à de longs tentacules rigides dont les gourbis eussent été les ventouses. Les ventouses terminales étaient seules au contact des Boches ; celle à l’est de la Maison du Passeur était à 80 mètres du poste ennemi correspondant. Derrière ces postes avancés ou plutôt ces sortes de fortins, solidement garnis de mitrailleuses, nos tranchées, faute de place, étaient obligées de s’égrener en profondeur. Il n’y avait que dans les terres neuves de Nieuwendamme, autour des Rood-Poort, de la Ferme de Venise, etc., qu’on pouvait descendre sur la plaine. L’inondation y avait respecté d’assez grands espaces, une vaste pampa où l’ennemi s’était retranché et où nous occupions nous-mêmes, en bordure du Polder- lied, le tas de gravois qui avait été la ferme Grood-Noord.

La situation de l’ennemi n’était sensiblement pas beaucoup meilleure, il est vrai, sur les bouts de chaussée qu'il occupait dans notre direction, à gauche de l’Yser et du canal de Nieuwendamme. Cela égalisait les chances et les risques. Quelques obus de temps à autre, pour rompre la monotonie des factions ; quelques volées de balles, quand un imprudent ou un ignorant s’avisait de s’écarter d’un boyau ou de n’y pas rentrer suffisamment les épaules. C'était tout. L’immense nappe liquide qui s’étendait jusqu’à l’horizon ressemblait à ces étangs salins de la presqu’île guérandaise que quadrillent des bossis tirés au cordeau, comme les routes et les digues des Flandres : sur ces eaux plombées, immobiles, sauf aux heures où le mouvement des marées les soulevait imperceptiblement, des cadavres flottaient, outrageusement ballonnés, parmi les joncs et les têtards qui jalonnaient encore çà et là le tracé des anciens canaux d’irrigation. Dans les murailles mêmes des tranchées on trouvait à chaque instant des corps en décomposition, fantassins belges du 7e de ligne tombés lors de la déroute du 22 octobre, fusiliers du matroseuregiment, chasseurs, dragons, marins... Quand on creuse un peu, dit l’enseigne Poisson, il sort un bras, un pied. C’est bien le cloaque si crûment décrit par un témoin, Mme Marguerite Baulu, glaise triturée par le piétinement, détrempée par l'écume, l’urine, le sang, gadoue bossuée d’un amas informe de douilles, de boîtes de conserves, de vêtements ensanglantés et d’où s’exhale une puanteur indicible d’immondices et de débris humains[13]. Rien ne bouge, ou rien ne paraît bouger pendant le jour dans ces espaces pestilentiels. Mais nos hommes ne se laissent pas piper à ces faux semblants : l’ennemi à qui ils ont affaire, ils le savent aux aguets dans ses trous et toujours en quête de quelque nouvelle ruse diabolique. Dès le soir du 5 février, escomptant leur inexpérience, un radeau boche, à la tombée de la nuit, tentait de venir s’insinuer dans une coupure de la berge droite de l’Yser tenue par la 11e compagnie. L’enseigne Hillairet veillait au grain : Une salve a vite fait de faire sauter à terre les occupants, et le radeau (planches et barriques) passe en dérive pour aller s’arrêter plus bas, dans un barrage, chez les hommes de la compagnie Béra.

Pour tenter des coups pareils, il faut être des marins et nos Jean Gouin en concluent fort sagement qu’ils ont encore devant eux des collègues de la marine boche. A tout hasard et par crainte que la tentative ne se reproduise ou ne soit la préface de quelque attaque en force, on double les postes de veille. Mais la nuit se déroule dans le calme, troublée seulement de temps en autre par le cri plaintif des vanneaux et des courlis qui nichent dans ces marécages (Poisson), le chuintement des fusées éclairantes qui montent de l’autre côté du fleuve, épanchant une lumière neigeuse sur la désolation du paysage, ou les coups de marteau qu’on entend du côté des fermes C et D, près du coude de l’Yser, que les Boches travaillent sans doute à organiser. Au matin nous signalerons ces réduits suspects à notre artillerie qui y enverra quelques volées de 75. Un coq, dans une métairie abandonnée, salue le jour ; trois porcs, sur un tas de fumier, jouent du groin. Gros sujet de convoitise pour nos hommes ! Il faut les empêcher de quitter les gourbis pour tenter un investissement du tas de fumier et de ses hôtes. La journée se passe sans incident, comme les précédentes. Peu ou pas de pertes jusqu’à la relève, qui est faite par deux compagnies du 1er bataillon. Et tout serait pour le mieux, dans le plus humide et le plus malodorant des sous-secteurs, si, parvenues à Oost-Dunkerque, où elles doivent prendre leur cantonnement de repos, les 9e et 10e compagnies, déjà éreintées par une longue marche nocturne dans des terrains détrempés, n’apprenaient que leur cantonnement est changé et qu’on l'a transféré en pleine dune dans les baraquements en planches nouvellement construits par les zouaves. Mais la nuit est si noire et ces baraquements sont si bien camouflés qu’on tourne tout autour pendant une heure avant de les découvrir. Jean Gouin peste, Jean Gouin ronchonne, et Jean Gouin a grand tort. Demain, quand il verra les baraquements, — baptisés camp Gallimard du nom d’un capitaine de zouaves tué à Nieuport, — il ne fera plus la grimace.

Ces baraquements sont en effet fort bien compris. Un plancher incliné, avec de la paille, y sert de couchage. Chaque baraque peut loger une section de 45 à 50 hommes et, pour la mettre à l’abri des obus, il suffira de l’enterrer complètement dans le sable. Aussi le général Hély d’Oissel décide-t-il de multiplier ces sortes de cantonnements qui présentent tant d’avantages pratiques : après le camp Gallimard, il y aura le camp Ribaillet, entre le Bois-Triangulaire et Oost-Dunkerque, le camp Jeanniot, à côté de Coxyde-Ville, un peu plus tard le camp de Mitry, le camp de Buyer, le camp de Juniac[14], etc. L’ennemi finira bien par repérer ces camps à l’aide de ses aéros, mais, sauf à Ribaillet, il ne leur causera aucun dommage sérieux. Les baraques d’ailleurs ont été très espacées pour éviter que l’ennemi puisse concentrer sur elles son artillerie. Tous les hommes font l’éloge des nouvelles installations : C’est propre, c’est chic, écrit Luc Platt. Pas de boue. Et il y a des endroits réservés pour faire la cuisine ! Une seule chose laisse à désirer : l’eau, qui est rare et peu potable, mais on va faire des installations pour la filtrer (Poisson). Et puis ce n’est plus ici comme à Dixmude et les hommes reçoivent un bon demi-litre de vin tous les jours. Comme vivres, de la viande fraîche, du sucre, des haricots, du thé, sans compter les vivres supplémentaires, beurre, sardines, fromage, que les capitaines prévoyants, comme celui de la 11e compagnie (de La Fournière), s’arrangent pour procurer à leurs hommes. Le singe lui-même s’est amélioré : c'est du corned-beef australien, de Sidney : on dirait du jambon, mais il est salé et donne soif. La vie, dans ces camps, est ainsi parfaitement supportable. Quand il fait beau, on peut se rouler sur le sable ; quand il pleut, ma foi, on reste à l’abri. Et d’ailleurs, de 5 à 7 (ou de 6 à 8) heures, il est permis de descendre à terre. Entendez : de se rendre à Coxyde, le Trouville de cette partie du front, pas trop démoli, très suffisamment achalandé, où l’on trouve de tout et même le reste[15]. Il n’est que d’y mettre le prix et de savoir s’expliquer, car les gens qui vous servent ne vous comprennent pas toujours et cela donne lieu aux plus drôles de quiproquos : On rit. Pourquoi ne rirait-on pas, puisqu’on n’a que cela à faire ?... Les artilleurs et les hussards du groupement se font encore moins de bile que les marins. Le soldat français passa toujours pour galant : s’il peut obliger une petite Flamande que d’autres soins retiennent dans son arrière-boutique, il n’est point homme à se dérober, il s’empresse, il se met en quatre pour la remplacer au comptoir. Et c’est ainsi que, à Coxyde ou à Oost-Dunkerque, quand vous allez acheter une boîte de confiture, il arrive que c’est un hussard ou un artilleurle sigisbée de la damequi vous sert d’un petit air protecteur... Mais là, vraiment, Jean Gouin trouve que les camarades exagèrent ; cet homme pudique a horreur de tout ce qui ressemble à du dévergondage, et il le manifeste par des grognements, quelquefois par des coups. Les soirées ne sont pas toujours calmes dans ce Trouville flamand, surtout les soirées de paye et de grandes fêtes : les patrouilles ont fort à  faire pour remettre un peu d’ordre dans les rues. Il y a des moments, quand passent en tanguant, bras dessus, bras dessous, des bordées de mathurins en goguette, où l’on se croirait à Brest ou à Lorient. L’amiral, très strict sur le chapitre de la tempérance et qui a dû sévir déjà maintes fois, à Dixmude, contre des fusiliers trop amis de la bouteille, froncera les sourcils et recommandera la plus grande sévérité à ses capitaines de compagnie vis-à-vis des délinquants. Consignes, corvées supplémentaires, privations de quarts de vin, conseils de guerre même, rien n’y fera : le diable marchand de goutte a encore plus de comptoirs dans les Flandres qu’en Bretagne et il faudra recourir aux grands moyens pour exorciser le tentateur.

 

 

 



[1] Les troupes à relever, précisait la note de service (signée : Wiegand), sont : 1° la brigade marocaine ; 2° les détachements (cyclistes, groupes légers, escadrons à pied, artillerie, mitrailleuses) fournis par le 2e C. C. En sorte que le groupement de Nieuport serait dorénavant constitué comme suit : 1° 38e division d’infanterie (moins la brigade de tirailleurs) ; 2e brigade de fusiliers marins ; 3° éléments de la 81e D. T., actuellement a liée tés au groupement de Nieuport ; 4° les goumiers.

[2] Au moment de quitter la région de Nieuport, le général tient à faire savoir à tous avec quelle fierté il a exercé pendant près de deux mois le commandement du groupement. Les troupes les plus diverses en ont fait partie. Toutes ont rivalisé de courage, d’entrain, d’endurance. Les éléments du C. C. (cavaliers à pied, chasseurs cyclistes) sont fiers d’avoir su montrer que, lorsque la cavalerie ne trouve pas son emploi à cheval, elle est digne de combattre à pied à côté des meilleurs troupes ; les marins, dont la réputation de superbe bravoure n’est plus à faire, ont encore, à Saint- Georges, inscrit une page glorieuse à leur histoire ; la brigade du Maroc, depuis son arrivée en France, avait déjà prouvé qu’elle était une troupe d’élite : elle a tenu à justifier sa réputation ; les zouaves, dans un secteur ingrat où l’eau augmente encore les difficultés de la lutte, ont fait preuve des plus brillantes qualités militaires. C’est avec regret qu’ils ont vu que le rôle glorieux était attribué à leurs frères d'armes les tirailleurs. Ceux-ci ont excité l’admiration de tous : après quarante jours passés dans un secteur particulièrement dangereux, ils ont su, en un élan magnifique, sauter sur les premières tranchées ennemies et infliger aux Allemands des pertes considérables. Tirailleurs, vous avez fait battre tous les cœurs. Vous vous êtes conduits en héros et, si vos pertes sont lourdes, vous avez su venger vos morts. Les sapeurs ont montré tin dévouement au-dessus de tout éloge, exécutant les travaux les plus difficiles dans les conditions les plus périlleuses. L'artillerie enfin, par son activité incessante de jour et de nuit, a été d’un puissant secours pour l’infanterie qu’elle a remarquablement aidée dans toutes ses attaques. Le sang de nombreux d’entre vous a arrosé ce coin de Belgique, préparant la victoire finale. Le sacrifice de ces braves aura sa récompense. La France est fière de posséder de pareilles troupes. A tous, merci. — Le général commandant le groupement de Nieuport. — Signé : DE MITRY.

[3] Le général commandant la 8e armée cite à l’ordre de l’armée le général de Mitry, général de division à titre temporaire, commandant le 2e corps de cavalerie. A fait preuve, dans des circonstances difficiles, de la plus grande énergie et des plus brillantes qualités militaires, a pris la part la plus active et la plus glorieuse à tous les combats qui se sont livrés pendant les mois d'octobre et de novembre et a grandement contribué au succès des opérations sur la partie du front qui lui était confiée. — Signé : V. d’URDAL.

[4] La Roseraie. Abri à faire, facile avec planches, six chambres : quatre très bonnes, deux passables, six lits, dont deux incomplets. Ras de couverture, pas de draps. Cuisine, salle à manger. (Carnet du commandant Louis.)

[5] Le colonel (aujourd'hui général) Capdepont avait en outre à sa disposition deux sections du 9 e cuirassiers et deux bataillons (11e et 12e ou 14e et 16e) de la 81e D. T. avec toutes les sections de mitrailleuses de sa brigade et de la 81e D. T., plus du génie de la 38e division d'infanterie, ces diverses troupes appuyées par les trois groupes de trois batteries de 75 de l’artillerie divisionnaire 38 (colonel Roguin). Le secteur était lui-même subdivisé en sous-secteur nord (ou des Dunes) entre la mer et le chemin médian du polder inclus (un bataillon du 1er zouaves, un bataillon du 12e ou 16e territorial, une compagnie du génie) et sous-secteur sud (ou de la Geleide) entre le chemin médian jusqu’à environ 70 mètres à l’est de la route de Nieuport à Lombaertzyde (deux bataillons du 4e zouaves, du 11e ou 14e territorial, un détachement de la compagnie du génie).

[6] 9 février, organisation d'une section de pionniers indépendante des compagnies et rattachée à la section H. R. Le commandement en est donné à l'officier des équipages Dévissé. (Journal du commandant Bertrand.)

[7] Le colonel Guillemin avait dans le groupement les prérogatives et les droits d’un général de corps d'armée.

[8] Ce n’était pas là à proprement parler une nouveauté, puisque ce régime (V. Steenstraëte) avait été adopté par l’amiral dès le 23 décembre 1914. Mais il est vrai que la brigade, relevée quelques jours après, n’avait pas eu le temps d’en mesurer les effets.

[9] Carnet du lieutenant de vaisseau Mérouze.

[10] Carnet du lieutenant de vaisseau Mérouze.

[11] C’était une erreur : le 420 était installé près de Thourout, un peu avant l'embranchement de Leffinghe.

[12] Notre poste est sur une route en promontoire au milieu des étendues d’eau et forme une espèce de fortin, car il n’y a pas de tranchées continues, mais des petits postes isolés, devancés par les lignes de fil de fer... Les Boches ne sont pas loin : 100, 150 mètres tout au plus... (Luc Pratt.)

[13] Marguerite BAULU, la Bataille de l'Yser.

[14] Du nom du capitaine d'état-major tombé à l’assaut de la Grande-Dune. Plus tard encore, le général Rouquerol décidera que le camp du 7e régiment territorial, à l'ouest d'Oost-Dunkerque-Bains, portera le nom de camp de l'adjudant Lefèvre, le camp au sud-est d'Oost-Dunkerque-Bains celui de camp du zouave Champermont pour honorer la mémoire de ces lieux braves tombés glorieusement dans les tranchées avant Nieuport (15 septembre 1915). Enfin, le 18 novembre, un autre camp sera appelé camp du sous-lieutenant Rinck en souvenir de ce brave tombé glorieusement le 18 septembre aux tranchées du Polder.

[15] Coxyde a peu souffert du bombardement et c’est à peine si on aperçoit quelque mur écorché, quelques vitres brisées... Dans les rues, l'animation est grande : zouaves, marins, territoriaux, rivalisent d’entrain. Les baigneurs sont partis, les commerçants sont rentrés et ils ne doivent pas se plaindre de la guerre, car ils font de l’or. Les pommes 2 francs le kilogramme, les oranges quatre sous pièce, une banane six sous, pâtés, confitures hors de prix. Pâtisseries prises d'assaut de 6 à 8 heures, les seules heures où Ton peut boire du vin. Prenez une plage à la mode en pleine saison, flanquez tous les baigneurs â la porte et collez-y des soldats en nombre égal : vous aurez une image complètement exacte de Coxyde Pendant la guerre. (Luc Platt.)