SAINT-GEORGES ET NIEUPORT

SAINT-GEORGES

 

— V — LA PRISE DE SAINT-GEORGES.

 

 

Les heures de Saint-Georges désormais étaient comptées. Bloqué au nord par les chasseurs et les dragons, dont les mitrailleuses prenaient d’enfilade la levée de l’Yser, à l’ouest et au sud par les marins qui avaient fait tomber sa tranchée de couverture, l’ennemi ne gardait plus qu’une étroite ligne de repli à l’est, vers le pont de l’Union. Son investissement était presque complet dans la soirée du 27, et le commandant de Jonquières reçut l’ordre d’attaquer Saint- Georges au petit jour. Le colonel Hennocque lui avait confié le commandement de l'attaque. Dans la nuit même, le commandant se rendit au poste de la Vache- Crevée, où se tenaient les observateurs d’artillerie.

Pour monter cette attaque, la 3e compagnie recevait le renfort de cent dragons à pied (escadron Cheffontaine). Le dispositif portait que le village serait soumis pendant trois quarts d’heure à un feu violent d’artillerie, après lequel l'assaut serait donné.

L'ennemi s’y attendait, mais il comptait bien étaler le choc. Il avait reçu des renforts dans la nuit ; des mouvements de troupes avaient pu être observés de la tranchée conquise. On ignorait l’importance de ces renforts, et l’on savait seulement que la lutte serait chaude. Comment franchir la coupure de la route qui nous séparait du village ? Cette immense chausse-trape, de forme ovale, garnie de pieux aigus comme des pals, couverte d’un réseau de fils barbelés, était trop rapprochée de nous pour qu’on pût la combler à coups de 75. Tout au plus pouvait-on la contourner. Mais le passage laissé à nos hommes des deux côtés de la chaussée était si étroit qu’ils ne pourraient s’y risquer qu'à la file indienne. Inévitablement ils seraient descendus l’un après l’autre avant d’avoir abordé le village.

Jamais problème plus angoissant ne s’était posé à un chef qui n’affichait pas pour le matériel humain le dédain transcendant des guerriers de Germanie. La 3e compagnie avait passé la nuit dans ses tranchées de première ligne, sauf une section en réserve aux tranchées de la levée de terre. Les dragons, vers 11 heures du soir, étaient venus se masser à côté d’elle. Un peu avant le jour, le capitaine Le Page fit avancer la section de marins de la levée de terre, ainsi qu’un peloton de dragons, les deux autres pelotons restant en réserve. Marins et dragons furent disposés hors de la vue de l’ennemi, derrière les maisons qui se trouvaient à gauche de la route, en entrant dans le village. A 6 heures, le bombardement commença, toute l’artillerie du groupe Laroque, de la 5e D. C., et du groupe Tricottet, de la 81e D. T., donnant de la voix en même temps que la batterie de 155 et la pièce anglaise de 120, et ce fut pendant trois quarts d’heure un vacarme assourdissant. Le capitaine Le Page se tenait avec le lieutenant de Cheffontaine dans la tranchée conquise la veille, à 50 mètres du cimetière. Au signal convenu (salve de fusants éclatant en plein ciel), une demi-section de

 

marins, les uns sur des planches, les autres en contournant le trou-de-loup, se dirigea vers la barricade, d’où ne partait plus aucun feu. Les Allemands sans doute l’avaient évacuée pendant le bombardement. Mais ils étaient restés dans le cimetière, où s’alluma soudain une fusillade nourrie qui nous prit d’enfilade et culbuta dix de nos hommes[1], dont le second maître Le Roux, serviteur excellent, le modèle des gradés. Un moment on put craindre que la progression ne fût arrêtée. En même temps que les marins rampaient vers la barricade, un demi-peloton de dragons avait essayé de gagner dans l’inondation pour contourner par l’est le retranchement du cimetière. L’eau du shoore offrait encore moins de sécurité que la route. Il n’y avait là que quelques touffes d’herbes, un rideau de saules défeuillés, à travers lequel nos moindres mouvements étaient aisément repérés. La fusillade claqua tout de suite, couvrant le shoore de ses ricochets. Une moitié du peloton fut en quelques secondes hors de combat. Tout homme qui se montrait était touché inévitablement. C’est ainsi que fut tué un de nos agents de liaison, le matelot boulanger-coq Clareton, petit Marseillais à la mine intelligente, fleurant l'ail et la bonne humeur, que le capitaine Le Page avait chargé d’une communication verbale aux dragons. Il s’était tiré indemne d’une première mission. En prit-il trop de confiance ? Au deuxième voyage, il ne se masqua pas suffisamment ; il tomba et un peu de la gaieté, de la jolie flamme du bataillon, s’éteignit avec lui dans l’eau boueuse. Les dragons durent s’arrêter, mais leur diversion avait permis aux quinze hommes restant du peloton des marins de se glisser jusqu’à la barricade et d’en occuper un des angles, où ils étaient momentanément à l’abri.

La chute de cette défense accessoire n’avait pas autrement d’importance d’ailleurs, les Allemands l’ayant abandonnée de leur plein gré pour se concentrer dans le cimetière et dans l’église, où ils se croyaient inexpugnables. C’était là le donjon de leur résistance, leur gaillard d’arrière, leur sainte-barbe, comme on disait dans l’ancienne marine. Et rien n’était fait tant qu’on ne les y avait pas forcés. Ordre fut donné cependant à nos hommes de s’accrocher à la barricade, de s’y retrancher et de tenir. Les choses demeurèrent en cet état jusqu’à midi. On se fusillait de part et d’autre, mais ces tirailleries n’avançaient rien ; notre artillerie même, qui continuait à bombarder Saint- Georges, ne parvenait pas à en débusquer les marins allemands, presque aussi tenaces que les nôtres et dont certains mettaient une affectation à s’exposer aux balles. Peut-être étaient-ce de ces naïfs dont parle Freytag qui se croient congelés (best, gefroren), c’est-à-dire protégés par quelque talisman contre les coups de feu. Il leur fallut donc déchanter. Tel ce gros mangeur de saucisses qui se dirigeait en tanguant vers les maisons placées à notre droite'. N'ayant pas de fusil sous la main, un de nos officiers le désigne à ses guetteurs : le Boche s'abattit comme un bœuf sur le seuil de la maison.

Mais nous avions aussi nos pertes derrière la barricade. L’artillerie ennemie y réagissait vigoureusement pour se venger de ne pouvoir nous atteindre dans le village même, où nous étions trop près de ses troupes. Et, du cimetière, partait toujours la même fusillade nourrie. Hérissé de mitrailleuses, il barrait la route à toute progression. On pouvait l’enlever sans doute, mais à quel prix ! Et de combien de cadavres faudrait-il combler lps quelques mètres qui nous séparaient de l’ennemi ? En exposant la situation au commandant, le capitaine Le Page, après avoir fait ressortir les difficultés de se déployer en force vers le cimetière, demandait s’il ne serait pas possible d’en finir avec la résistance allemande par un tir d'efficacité. Sans doute nos lignes se touchaient. Mais le capitaine Boueil était un virtuose du 75. Le tir de sa batterie, d’une précision remarquable, faisait depuis le début des opérations l’admiration de nos Jean Gouin.

— Ce capitaine-là, avaient-ils coutume de dire, il envoie dedans comme s’il poserait ses shrapnells avec la main.

Le matin même de l’attaque, en observant à la jumelle la tour de l'église ou ce qui en restait, le capitaine Le Page y avait remarqué quelque chose de noir qu’il avait pris pour un guetteur caché parmi les pierres. A sa demande, le capitaine Boueil ouvrit le feu sur la tour. Au premier coup, elle oscillait ; au troisième, elle s’écroulait laissant apercevoir nettement cette fois une poutre noircie sortant des décombres. C’était là ce que nous avions pris pour un guetteur. Mais, d’une tour visible sur l’horizon à un retranchement caché sous terre et qui s’enchevêtre par surcroît dans nos propres lignes, la différence est grande et les deux sortes de cibles ne supportent aucune comparaison.

— A quelle distance êtes-vous de l’objectif ? fit demander le capitaine Boueil à Le Page.

— Environ 50 mètres[2].

— Diable ! c’est peu. Enfin, je vais essayer.

Le premier coup était bon en direction, mais un peu long. C’était ce qu’en terme de métier on appelle un coup de réglage. Raccourcissant à mesure sa trajectoire, le capitaine Boueil, au quatrième ou cinquième obus, mettait en plein dedans. Et aussitôt le martelage commença, si régulier, si précis, qu’en quelques secondes tranchées, parapets, caissons à mitrailleuses, tout avait sauté. On ne s’entendait plus. On ne voyait plus rien qu’une succession de grands geysers de fumée noire, où dansaient pêle-mêle des torses, des bras, des têtes, des fusils, des croix, des pans de grilles, des couronnes et des bidons. Les quelques Boches, que ce pilonnage effarant n’avait pas mis en bouillie et qui essayaient de gagner au large, étaient pris de face par nos marins et d’écharpe par les chasseurs de la berge sud, dont la mitrailleuse n’arrêtait pas de faucher. Plus un coup de fusil ne partait du cimetière, soit que toute la garnison eût été nettoyée, soit que ce qui en restait fût incapable de la moindre réaction Et, quand nos 75 se turent, un silence de mort tomba sur toute la ligne. La voie était dégagée.

Une patrouille de dragons et de marins, sous le commandement du sous-lieutenant Mouquin[3], se glissa aussitôt vers le cimetière. Nous suivions ses mouvements, prêts à nous élancer, écrit le lieutenant de vaisseau L..., quand tout à coup nous vîmes surgir de terre des Boches et encore des Boches, sans armes, les bras levés, implorant : Kamarad ! Kamarad ! C’étaient les survivants de la garnison du cimetière qui se rendaient. Mais il en restait d’autres à l’intérieur des tranchées, cassés en deux, incapables de se tenir debout et qui, la tête dans les épaules, ne trouvaient plus la force que de remuer les doigts pour implorer grâce. Au total, avec les blessés, une cinquantaine d’hommes appartenant au 3e bataillon du matroseuregiment qui, la secousse passée, ne cachèrent pas leur satisfaction d’être enfin sortis de ce cauchemar. Ils portaient la tenue feldgrau, la vareuse et le béret des équipages de la Flotte, mais on ne leur avait pas donné, comme à nos hommes, la capote des fantassins. Ils étaient ignobles d’ailleurs, tout gluants d’une vase verdâtre, et nous expliquèrent que, leur grand sac de marins demeurant par ordre à l’arrière, il leur était difficile d’avoir des rechanges. Aucun officier ne se trouvait parmi eux.

Ce fut un étonnement pour nos hommes que les Allemands n’eussent pas mieux gréé leurs marins pour aller au combat. Après avoir fait occuper le retranchement du cimetière, le capitaine Le Page avait fait fouiller le village. On n’y trouva que des blessés et des morts. L’ennemi s’était replié vers le pont de l’Union, dont il tenait les deux têtes. Il n’eût peut-être pas été prudent de l’y suivre avant d’avoir reconnu la position et consolidé notre conquête : les dragons en réserve à la levée de terre furent appelés pour donner la main aux fusiliers. Et pelles-bêches d’aller leur train. Tranchées par-ci, tranchées par-là, en moins d’une demi-heure, le village fut organisé sur son front est et sud. Mais, seule, la tranchée de la route présentait une sécurité et un confort relatifs : tout le reste du terrain trempait dans l’inondation ; sitôt la croûte entamée, l’eau sourdait, faisait nappe. Impossible de creuser à plus de 25 centimètres, et c'est à plat ventre dans la boue que les hommes postés là durent attendre la contre-attaque ennemie. Saint- Georges à peine entre nos mains, l’artillerie allemande l’avait pris sous son feu ; les tranchées de la route étaient particulièrement visées. Toute la soirée et la nuit, la fusillade claqua. Mais des renforts nous étaient arrivés. L’escadron de Cheffontaine fut relevé à la nuit par l’escadron Lafontaine ; la compagnie Le Page fut relevée à son tour à 4 heures du matin, le 29 décembre. Ses pertes, extrêmement faibles, étaient de quatre tués et huit blessés.

Telle fut cette affaire de Saint-Georges, dont l’amiral Ronarc’h a pu dire, en transmettant le rapport du commandant de Jonquières : Beau résultat pour la guerre actuelle. A la différence de ce qui s'était passé à Steenstraëte, notre succès ici, succès très calme, très prosaïque, sans panache, sans fanfare[4], provenait tout à la fois de la prudence et de l’esprit de méthode du haut commandement et des commandements subalternes et de la très forte coordination qu’ils avaient su établir dès le début entre les divers éléments de l’attaque, marins, chasseurs, dragons, progressant vers leurs objectifs à la même allure et servis dans chacun de leurs mouvements par une artillerie merveilleusement souple et précise. Comme rien n’avait été laissé au hasard dans la conduite des opérations, tout y conspira, lentement, mais irrésistiblement, vers le succès final, même la reconnaissance hasardeuse des canonnières Le Voyer, qui nous coûta des hommes, mais nous valut de précieux renseignements. Au total, les pertes du bataillon de Jonquières, depuis son départ de la brigade jusqu’à la prise de Saint- Georges, étaient de 3 officiers, 2 sous-officiers, 27 marins tués ; 2 officiers, 8 sous-officiers, 142 marins blessés.

Pertes modérées en raison de la longueur et de la difficulté des opérations. Dès le lendemain de la prise de Saint-Georges, le 30 décembre, à 10 heures du matin, le général de Mitry arrivait à Nieuport et, dans la cour de la maison servant de quartier général, décorait de la croix d’officier de la Légion d’honneur le colonel Hennocque[5], de la croix de chevalier le lieutenant de vaisseau Le Page, le capitaine d’artillerie Boueil, le sous-lieutenant de dragons Mouquin ; de la médaille militaire le second maître Cévaer et le quartier-maître mitrailleur Yvon Nicolas. En outre, de nombreux avancements furent accordés aux marins du bataillon de Jonquières et notamment à ceux de la 3 e compagnie, où les seconds maîtres Cévaer et Herry furent promus maîtres, quatre quartiers- maîtres promus seconds maîtres et une dizaine de marins quartiers-maîtres. Mais, de l’avis même du colonel Hennocque[6], c’était le bataillon de Jonquières au complet qu’en bonne justice il eût fallu récompenser et son chef aurait pu répondre comme le gouverneur de Vincennes au roi Louis XVIII qui lui demandait lequel des hommes de la garnison, lors de l’explosion de la poudrière, avait le mieux mérité la faveur d’une distinction :

Tous ont fait leur devoir, Sire. En désigner un serait faire injure aux autres.

 

 

 



[1] Deux tués et huit blessés, sur vingt-cinq hommes engagés.

[2] Vingt-cinq mètres, selon le colonel (aujourd’hui général) Hennocque, qui nous dit avoir échangé le même dialogue avec le capitaine Boueil. Il y eut évidemment plusieurs colloques.

[3] Fils de l’ancien directeur des recherches de la Sûreté. D’après ce témoin (V. à l’Appendice), le tir d’artillerie serait loin d’avoir été aussi effarant.

[4] L'unique clairon de la compagnie, qui était en même temps mon ordonnance, Lallouder (depuis médaillé militaire), avait bien son instrument sur son sac, mais l'instrument percé par les balles ne sonnait plus, au grand désespoir de son propriétaire. Peu après la rentrée du bataillon, au cours de la visite du général Joffre, Lallouder ne s'était pas moins aligné avec les autres clairons et faisait semblant de sonner aux champs. Le général s’étant aperçu de sa supercherie demanda des explications à Lallouder, qui lui raconta son histoire. Elle fit rire le général qui autorisa mon brave ordonnance à envoyer chez lui son instrument en guise de souvenir. (Carnet du lieutenant de vaisseau L...)

[5] Le colonel Hennocque avait été promu officier antérieurement et le général de Mitry saisit seulement cette occasion de lui remettre solennellement' sa rosette. Le 8 janvier suivant, il était cité à l'ordre du jour de l’armée par le général Foch avec ce motif : Le colonel Hennocque-Dumoutier de Lafayette, commandant la 71e brigade de dragons, a dirigé avec énergie une opération délicate qui lui avait été confiée et a su la mener à bien, infligeant à l’ennemi des pertes sensibles. Furent également cités à l’ordre de l’armée pour la prise de Saint-Georges, outre les précédents, parmi les marins : le lieutenant de vaisseau Huon de Kermadec et l’enseigne Thuauden (belle conduite lors de la prise de la ferme Vertesk au nord de Saint-Georges), les enseignes mitrailleurs Perroquin et Tarrade ; l’officier des équipages Brillant (malgré ses cinquante-cinq ans et bien qu’il pût être évacué, a tenu à rester à son poste, a entraîné ses hommes à l’assaut de Saint-Georges), les seconds maîtres Autret et Dubois ; — parmi lès chasseurs : le capitaine de Tarlé (a, par son action personnelle constante, du 15 au 28 décembre, contribué en grande partie à la prise de Saint-Georges ; a ramené lui-même au feu, le 25 au soir, des jeunes soldats que l’infanterie ennemie avait fait plier ; a pris le 27 au matin la tête de la colonne qui a enlevé la Maison du Passeur, s’est maintenu sur ce point malgré le bombardement de l’artillerie ennemie) ; le lieutenant Muller, le lieutenant de réserve Carlier, le sous-lieutenant de réserve Goudailler ; les sergents Gerelly, Panacopoulos, etc. ; — parmi les dragons : le lieutenant de Laissardière ; le sous-lieutenant de réserve Vial, les maréchaux des logis Benoît, Lyautey, Naviot, le brigadier Mercailler, du 9e dragons ; le capitaine Pradelle de Latour-Dejean et le lieutenant de réserve Chevalier, de l’état-major de la 7e brigade de dragons ; — parmi les artilleurs : le chef d'escadron Laroque (a, par la justesse du tir de son groupe de batteries, permis au détachement de Saint-Georges de progresser jusqu’à cette localité et de l’enlever par la suite) ; le capitaine Marcy-Monge, le lieutenant Gaultier, du 61e R. A. ; le lieutenant Gancel du 51e R. A. ; le capitaine Tricottet et le lieutenant Staub, de l’artillerie de la 81e D. T.

[6] Le colonel commandant le secteur de Saint-Georges... remercie les officiers, sous-officiers, quartiers-maîtres et matelots du concours qu’ils lui ont prêté sans marchander dans toutes les opérations qui ont abouti à la prise de Saint-Georges. Il est fier de les avoir eus sous ses ordres pour mener à bien cette opération que le commandement a bien voulu qualifier de haut fait d’armes, ne regrettant qu'une chose, c'est de n’avoir pu les faire récompenser tous, comme ils le méritaient. (Extrait de l’ordre du jour adressé au bataillon de Jonquières à la date du 14 janvier 1915 par le colonel H.-E. Hennocque.) — Cependant l’ennemi n’avait pas renoncé à Saint-Georges. Mais notre attaque du 28 avait été si foudroyante qu'une certaine désorganisation en était résultée chez lui. C’est seulement dans la nuit du 30 au 31 décembre que se produisit la réaction attendue. Nieuport et ses avancées avaient été soumis au préalable à un bombardement intensif. Saint-Georges lui-même recevait sa large part de l’averse. A 8 heures du soir, en pleines ténèbres, la contre-attaque se déclencha. Il gelait depuis quelques jours ; l’eau du shoore commençait à se prendre et un givre léger irisait déjà sa surface. Mais la navigation était encore possible et le lieutenant de vaisseau Guéguen, adjudant-major du bataillon (*), put aller avec une canonnière, jusqu'en première ligne, recueillir pour le colonel des renseignements sur l'attaque. Cette attaque, calquée dans ses dispositions générales sur la nôtre, se prononçait en même temps dans les trois directions de Saint-Georges, de la berge sud et de la berge nord de l’Yser. Elle était accompagnée d’un tir de barrage très violent sur toutes les voies d’accès, que nos relèves empruntaient précisément à cette heure-là pour remonter à Saint-Georges ; un escadron de dragons fut surpris de la sorte à l’échelon ; la 3e compagnie de marins laissa elle-même quelques plumes en route. En moins de dix minutes, plus de deux mille obus s'abattaient sur la Vache-Crevée. Tout l’espace fulgurait. Derrière ce rideau de fer et de feu, les Boches s’étaient jetés sur Saint-Georges et, à l’ardeur qu’ils mettaient pour essayer de reprendre la position, on sentait combien elle était d’importance pour eux. C’était une fois de plus l’attaque en formation massive, avec des bataillons ivres d’alcool et d’éther, qui se ruaient à l’assaut sur un rythme de plain-chant. Mais nos hommes veillaient. Sur la berge sud, défendue par les chasseurs, le combat fut particulièrement dur et alla jusqu’au corps à corps. L’ennemi attaquait à la grenade, engin nouveau pour nous. Les chasseurs ripostaient à coups de crosse et, suivant le mot de l’adjudant Fontaine, qui fut blessé au cours de l’attaque, si ça bardait pour eux, ça bardait encore plus pour l’ennemi.

Sur la berge nord, l'officier des équipages Mahé était tué d’un éclat d’obus dans la tête ; dans les tranchées de la levée de terre, garnies par les dragons, un autre obus de gros calibre ensevelissait un lieutenant de dragons et une douzaine de ses hommes qu’on eut quelque peine à dégager. A Saint-Georges même, où le sous-lieutenant Goudailler et ses chasseurs attendaient la relève des marins, il avait fallu le cran de cette troupe d'élite pour no pas céder un pouce de terrain à l'ennemi. Le village n’était plus qu'un cratère ; mais, sur les lèvres de ce cratère, les salves des chasseurs n'arrêtaient pas. Les assaillants s’abattaient par grappes dans le shoore. La lune s’était levée et son fin croissant, qui ajoutait sa lumière à la réverbération du gel, éclairait des étendues livides, où flottaient les chiens de Germanie. A 10 heures et demie, quand le calme se fut un peu rétabli et que la 3e compagnie de marins put accéder aux tranchées :

— Ah ! mon capitaine, dit le sous-lieutenant Goudailler au lieutenant de vaisseau Lepage en lui remettant le commandement, qu'est-ce qu’ils ont pris !

Ils avaient dû prendre quelque chose en effet, car, toute la nuit, des blessés allemands se débattirent devant nos tranchées, et la vase hurla.

La leçon avait été si rude pour l’ennemi qu’il ne récidiva pas sur Saint-Georges et cessa provisoirement de réagir autrement que par son artillerie. Le commandant de Jonquières avait pu se rendre à notre tranchée de première ligne 1031, vers 3 heures de l’après-midi ; le matin, l’amiral Ronarc'h était venu à Nieuport pour féliciter le bataillon. La 3e compagnie fut relevée le même jour vers 8 heures du soir. Elle no devait plus retourner aux tranchées de Saint-Georges. L’ennemi la poursuivit de ses marmites jusqu’à la Vache-Crevée. C’était son salut d’adieu aux vainqueurs. Il ne leur fit aucun mal.

A partir du 1er janvier et jusqu’à l’arrivée de la brigade, le bataillon de Jonquières demeura exclusivement affecté aux tranchées de la berge nord de l’Yser ; une compagnie était aux tranchées, une en réserve à Nieuport, les deux autres au repos, d'abord à Coxyde, puis, en raison de la distance (15 kil.), dans des fermes de la banlieue nieuportaise. Ce service dura jusqu’au 17 janvier, date à laquelle le 1er bataillon du 2e régiment fut envoyé au repos à Saint-Pol et relevé par le 2e bataillon du même régiment.

(*) Cet officier s'était déjà fait remarquer à diverses reprises, notamment lorsqu’une des malheureuses canonnières prit feu près des Cinq-Ponts.