LA CHOUANNERIE

BLANCS CONTRE BLEUS (1790-1800)

 

CHAPITRE XVI. — L’HOMME DE BRUMAIRE.

 

 

CERTAINS des exécutants. Frotté le premier et Cadoudal — ils allaient le montrer —, n’eussent pourtant pas encore désespéré. Mais déjà Hédouville était à l’œuvre : il était noble, comme Canclaux et tant d’autres généraux de la Révolution, mais sans aigreur contre ses frères les ci- devant et d'âme généreuse ; il avait pris ses degrés de négociateur sous Hoche qui se l’était adjoint pour le travail préparatoire à la première pacification et ç’avait été une heureuse idée de Sieyès, un des nouveaux directeurs, de l’envoyer dans l’Ouest remplacer l’insuffisant Michaud.

Les mêmes concours qui s’étaient offerts à Hoche s’offrirent à lui. La vicomtesse Turpin de Crissé, que la Providence semble avoir créée tout exprès pour le rôle de trait d’union, s’employa avec un zèle particulièrement louable à rapprocher les deux camps. Et il convient d’ajouter que d’Autichamp — qui n’avait pas été plus heureux en Vendée que Châtillon en Bretagne — et Châtillon lui-même, revenu de ses illusions sur le débarquement prochain du comte d’Artois, apportaient les dispositions les plus conciliantes : ils entraînèrent les autres conjurés et, le 25 novembre, au château d’Angrie, chez la vicomtesse, un armistice était signé dont les conditions devaient se débattre le mois suivant à Pouancé. Frotté, invité à ces conférences, se fit assez longtemps tirer l’oreille : il y parut seulement le 9 décembre ; moins chaud encore, Georges, qui, dans la nuit du 28 au 29 novembre, avait procédé, à la barbe de Hardy, au débarquement et à la mise en lieu sûr de la plus formidable cargaison d’armes, de munitions, de numéraire, que l’Angleterre eût envoyée à la Bretagne depuis Quiberon — quatre canons de six et de huit, deux obusiers, vingt-cinq mille fusils, six caisses de piastres et quantité de poudre, la charge de cent charrettes — fit attendre son adhésion jusqu’au 13 décembre et, d’ici là, poursuivit, avec Guillemot, ses opérations clandestines de débarquement. Un armistice d’ailleurs n’est pas la paix et peut même n’être qu’un répit voulu, le calcul astucieux d’un lutteur essoufflé. Quel eût été le destin de celui-ci dont les signataires, travaillés par le verbe enflammé de Georges et presque tous récidivistes du manque de parole, offraient si peu de garantie ? La meilleure carte d’Hédouville, avec le découragement de certains chefs, la rivalité des autres, c’était encore l’abbé Bernier acquis brusquement à la paix.

Cette volte-face de l’ancien boutefeu de la Vendée n’était pas l’œuvre du général, mais celle d’un petit homme au frac olive, aux cheveux plats, au teint bilieux, qui venait de paraître sur la scène du monde et dont la volonté implacable allait tout faire plier devant lui : le coup d’État du 18 brumaire (9 novembre) avait porté au pouvoir Bonaparte dans le temps même où Hédouville entamait ses négociations avec les insurgés ; le Premier Consul leur avait donné son approbation, puis trouvant — avec raison — que les pourparlers traînaient, éclairé en outre par sa conversation avec d’Andigné, que lui avait présenté Talleyrand, sur les pensées secrètes des chefs et l’espoir qu’ils caressaient de le voir faire le personnage d’un nouveau Monck, il avait lancé le 7 nivôse (28 décembre) sa proclamation foudroyante aux habitants des pays insurgés :

Une guerre impie menace d’embrasser une seconde fois les départements de l’Ouest.... Les artisans de ces troubles sont des partisans insensés de deux hommes [Louis XVIII et le comte d’Artois] qui n’ont su honorer ni leur rang par des vertus ni leur malheur par des exploits....

Les ponts étaient coupés avec les rebelles qu’acheva de renseigner sur les dispositions de leur adversaire sa proclamation aux soldats, du 4 janvier suivant :

... La masse des bons habitants a posé les armes. Il ne reste plus que des brigands, des émigrés, des stipendiés de l’Angleterre, des hommes sans aveu, sans cœur et sans honneur.... Marchez contre eux.... Que j’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu.... Faites une campagne courte et bonne.... Soyez inexorables....

Mais en même temps, dans sa proclamation aux habitants, le gouvernement reconnaissait que des lois injustes avaient été promulguées, dont  certaines, comme la loi désastreuse de l’emprunt forcé et la loi plus désastreuse des otages, étaient déjà révoquées, et dont les autres, attentatoires à la sécurité des citoyens et à la liberté de conscience, allaient l’être sans tarder.

Ainsi, rétablissant le contact avec l’opinion publique, déjà si favorablement disposée pour lui, Bonaparte isolait, séparait du reste de la nation les chefs vendéens et chouans réunis à Pouancé. Bourmont, d’Andigné, Mac Curtin, les politiques du groupe, ceux qui manœuvraient pour gagner du temps, en furent atterrés. C’est l’expression même de ce Mac Curtin, dit Kainlis, ancien député aux Cinq-Cents, fructidorisé et devenu l’équivoque major général de l’insurrection, une autre variété de Cormartin. Dix jours — sans plus — étaient accordés aux négociateurs pour se décider. Une nouvelle conférence s’ouvrit à Candé le 20 nivôse (10 janvier). Frotté s’était retiré, mais sans rompre, laissant ses pouvoirs à deux lieutenants, son oncle Famberville et d’Hugon ; Georges, sans autre ménagement, dès le 28, avait regagné ses fourrés morbihannais, emmenant Mercier La Vendée. Bon débarras pour Hédouville et Bernier qui, ces trouble-fêtes partis, pensaient aboutir aisément : ils comptaient sans leurs hôtes, bien que, dans son désir de conciliation à tout prix, Hédouville eût accepté de prolonger la trêve jusqu’au 22 janvier. Et cette fois Bonaparte se fâcha rouge : imputant à faiblesse la longanimité d’Hédouville, il le remplaça (14 janvier) par Brune, appelé de Hollande avec soixante mille hommes de troupes fraîches et armé de pouvoirs dictatoriaux. Les départements de l’Ouest connurent à nouveau toutes les rigueurs de l’état de siège, la mise terrible hors la Constitution. Que pouvaient Bourmont, La Prévalage, Boisguy, Frotté, Cadoudal et les quelques centaines d’hommes qui leur étaient demeurés fidèles contre cette machine inexorable d’éviction et d’écrasement ? Bernier avait bien servi son nouveau maître, au lendemain de Candé, en divisant la résistance, en convoquant à une conférence spéciale les chefs vendéens, d’Autichamp, Suzannet, Pallu-Duparc, Renou, etc., gagnés, bernés ou plus ou moins résignés, et, après les avoir bien laissés jeter leur gourme, s’injurier, se colleter et s’assommer à coups de bûches, en les amenant à une soumission pure et simple, presque sans conditions. Ce fut la paix de Montfaucon-sur-Moine, conclue avec les chefs de la rive gauche le 18 janvier. Châtillon, sur la rive droite, tout de suite y adhéra, puis ses officiers, d’Andigné, Montardas, Pallierne, Quatre-Barbes, Kainlis lui-même, la casaque instantanément retournée.

Paix partielle, mais qui préparait la paix totale, la rendait inévitable : il n’y avait plus de Vendée, à peine d’Anjou. Un soupçon de Maine et de Haute- Bretagne, quelques districts normands et un département bas-breton, le Morbihan, c'était tout le territoire insurgé. Brune pouvait le noyer si aisément sous ses colonnes mobiles, régulières et pressées comme les vagues de la mer !

Bourmont, le premier des grands chefs, en prend conscience et, après Meslay où Chabot lui a tué deux de ses meilleurs officiers, La Volvène et Tiercé, et qui n’a été qu’un malentendu, remet à Brune une épée que Bonaparte — imprévoyant — lui rendra sous peu avec un grade dans son armée ; c’est ensuite le tour de La Prévalaye, homme du bel air, qui s’excuse sur l’ignorance de son défaut d’empressement ; puis de Chappedelaine, guetté par Fouché et qui, quelques jours auparavant (24 janvier), s’était distingué à Foulletourte ; de Boisguy qui répond à Brune lui faisant les mêmes offres qu’acceptera Bourmont : Un homme d’honneur ne change pas sa cocarde ; de Pontbriand, son beau-frère et son émule en désintéressement ; de Georges enfin qui, magnifiquement ravitaillé par l’Angleterre, disposant d’une artillerie et d’une cavalerie presque égales à celles de son adversaire Harty, monté lui-même sur un superbe cheval dont les voltes savantes faisaient valoir sa science de cavalier, sa prestance sous lâ redingote bleue à boutons d’or et son énorme tête d’Hercule breton, n’eût consenti pour rien au monde à se rendre sans avoir tenté la fortune des armes. Cadoudal ne veut pas dire en celtique le guerrier aveugle, comme l’ont écrit tous les historiens après Guillaume Le Jean, mais le guerrier qui revient à la charge, qui donne du front jusqu’à épuisement. Habent sua jata nomma.

La partie s’engagea sous un ciel gris de fin de janvier, dans les landes de Grandchamp, vaste plateau désertique, sorte de bled armoricain dont les douars s’étaient enfuis à l’approche de l’orage avec leurs meubles et leurs troupeaux, — et, quoique Georges, dit-on, dans ses veilles laborieuses de l’inaccessible Locoal, à l'entrée de la rivière d’Etel, eût pioché les classiques de la guerre, elle ne tourna pas à son avantage : les experts veulent qu’il ait par deux fois, des hauteurs de Bargo où il était posté, laissé passer l’occasion d’écraser les Bleus ; ils accusent l’indiscipline de ses lieutenants Guillemot, Sol de Grisolles, Saint- Hilaire, l’un attaquant avant le signal, l’autre s’égayant vers Muzillac, le troisième s’attardant au siège d’une vieille muraille sans intérêt, et ne rendent hommage qu’à Gomez qui, débouchant à l’improviste sur la droite de Harty, y jeta la panique. Bataille décousue, mal engagée et encore plus mal dirigée, où Georges, ignorant de la manœuvre, apparaît comme un héros de l’Iliade ou de la Chanson de Roland aux prises avec les problèmes de la tactique et de la stratégie modernes et complètement débordé par eux. Est-il vrai que, dans l’intervalle de deux charges meurtrières, il ait proposé au général républicain un combat singulier de quatre-vingts de ses meilleurs grenadiers contre quatre-vingts de ses meilleurs Bretons ? Ce duel épique, renouvelé du combat des Trente, les deux armées rangées en cercle autour des combattants en auraient suivi avidement les péripéties désespérées. La légende veut que les Républicains aient été taillés en pièces et, comme le reste du récit, ce n’est probablement qu’une légende. Rien n’est plus conforme cependant à l’attitude ordinaire de Georges qu’une pareille proposition, qu’il renouvellera dans un an ou deux à l’entourage du Premier Consul. Nous sommes ici en présence d’un de ces phénomènes de reviviscence ou de survivance historique comme la Bretagne, ce conservatoire du passé, en offre des exemples assez fréquents. L’inadaptation de tels hommes à leur temps voue leurs entreprises à un échec presque certain : au lendemain de Grandchamp, tombeau de ses ambitions de partisan, Georges se mettait en rapport avec Brune ; le 2 février, selon Muret, le 9, selon Beauchamp, il avait une première entrevue avec le général en chef et Debelle. Brune prodiguait les amabilités, mais Debelle réclama la parole :

— Je suis chargé par le Premier Consul d’offrir à Georges le grade de lieutenant général et le commandement d’une division dans l’armée de Moreau ; en cas de refus, de lui envoyer sa tête.

— C’est que, dit bonnement Georges, je n’ai nulle envie de la céder.

Sur l’offre elle-même d’un commandement, il demanda trois jours pour réfléchir. Ce n’est pourtant que le 14, semble-t-il, au château de Beauregard, en Saint-Avé, près de Vannes, qu’il fit sa soumission officielle et accepta d’aller voir Bonaparte. Le 25, il partait pour Paris avec deux de ses lieutenants, Le Redant et Biget, et son payeur, l’abbé Le Leuch ; le 6 mars, Bonaparte, qui l’avait reçu aux Tuileries, disait négligemment :

— J’ai vu ce matin Georges ; il m’a paru un gros Breton dont peut-être il sera possible de tirer parti. Mais, pour des raisons mal explicables, la même mansuétude ne le conduisit point dans ses rapports avec Frotté. Lui en voulait-il, comme on l’a dit, depuis Brienne où ils auraient été rivaux ? Il semble qu’on ait confondu Frotté avec Phélippeaux, le futur défenseur de Saint-Jean d’Acre, et aussi bien Frotté avait trois ans de plus que Bonaparte. Tout le mal vint probablement de l'obstination du général normand qui ne désarmait pas, quand les autres généraux vendéens et chouans, même Georges, avaient fait leur soumission : la sinistre affaire du Sap, avec ses brûleries et ses fusillades de citoyens inoffensifs dans le cimetière, la marche sur Alençon, les prises de Vimoutiers et de Gacé, enfin la victoire chèrement disputée, mais incontestable, remportée par Frotté à Cossé (25 janvier) contre les trois mille hommes du général Avril, achevèrent d’exaspérer Bonaparte. Il ne s’agit plus de le vaincre, dit La Sicotière ; ce n’est plus seulement aux armes loyales qu’on devra recourir, mais l’incendie, la trahison, l’assassinat sont recommandés et primés par le Premier Consul contre Frotté et ses lieutenants, Commarque, Monceaux, Ruais, d’Hugon, d’Hauteville, etc. : Mettez des colonnes à la poursuite de tous ces brigands. Vous pouvez promettre mille louis à ceux qui tueront ou prendront Frotté et cent pour chacun des individus ci-dessus nommés. Le maître qui envoyait de pareils ordres ne pouvait être arrêté par de grands scrupules le jour où son ennemi se remettrait entre ses mains.

Ce fut le 8 février. Par une lettre de ce jour à Hédouville, demeuré sous les ordres de Brune, Frotté lui annonçait sa soumission, motivée par des considérations d’humanité un peu tardives sans doute, mais sincères : Guidal, puis Chambarlhac, commandant la subdivision de l’Orne, furent autorisés à la recevoir. Munis de sauf-conduits en règle, Frotté et son petit état-major partirent à cet effet pour Alençon où ils arrivèrent dans la nuit du 26 au 27 pluviôse (15-16 février). Le lendemain et les jours suivants, sans explication, ils étaient arrêtés, conduits à Verneuil, traduits devant la commission militaire siégeant dans cette ville, jugés et condamnés à mort. Pendant que le tribunal se retirait pour délibérer et quand leur exécution ne faisait plus aucun doute, Frotté et ses six compagnons, épuisés de fatigue, demandèrent du vin. On leur en apporta une bouteille. Frotté emplit les verres, leva le sien :

— Messieurs, au Roi !

— Au Roi ! répondirent les six officiers.

Et tous les sept, après cette libation suprême, brisèrent leurs verres, pour qu’aucun autre toast ne les profanât jamais.

Le matin du 18 février 1800 où, se tenant par la main et poussant un dernier cri de : Vive le Roi ! ils s’écroulèrent d’un seul bloc dans la prairie qui a pris le nom de leur chef et qui est le champ des martyrs de l’insurrection normande, on peut dire — malgré ses soubresauts posthumes — que la Chouannerie était morte. Morte, comme la Vendée, moins de ses blessures que des concessions de ses adversaires et donc de sa victoire morale, puisque, la liberté du culte lui étant rendue, le principal de ses objets était rempli ; mais, en même temps, toute raison valable aux yeux du public, tout prétexte de persévérer lui étaient ôtés. Des attentats, comme l’exécution nocturne de l’évêque Audrein sur la route de Quimper à Landerneau (19 novembre 1800), l’explosion de la machine infernale de la rue Saint-Nicaise à Paris (24 décembre), montée par le joyeux Saint-Régent, et l'essai manqué d’assassinat ou de rapt du Premier Consul sur le chemin de la Malmaison, qui coûtera sa tête à Georges, l’honneur à Pichegru et la liberté à Moreau (25 juin 1804), seront l’œuvre d’isolés ou d’un groupe réduit d’individus sans racines dans l’opinion. Ils ne relèvent du mouvement populaire dont nous venons de tenter une esquisse impartiale que par le nom de leurs auteurs.

 

FIN DE L'OUVRAGE