LA CHOUANNERIE

BLANCS CONTRE BLEUS (1790-1800)

 

CHAPITRE XV. — LA TROISIÈME CHOUANNERIE.

 

 

LE fait est qu’elle attendit près de deux ans avant de se réveiller, tant la douce habitude de la paix était déjà prise, tant on s’accommodait des demi-libertés religieuses arrachées à la lassitude ou à la crainte des gouvernants, tant ces pays d’Ouest, pour tout dire, ne nourrissaient aucun ressentiment contre la Révolution, mais seulement contre ses excès, — tant aussi, chez les princes, le scepticisme gagnait. Et sans doute les anciens états-majors s’agitent ; des rassemblements se tiennent ; on pille par-ci, par-là quelque diligence, quelque convoi portant à la ville voisine le produit des levées ou des taxes ; Puisaye surtout se démène, au point d’en oublier le respect qu’il doit à ses princes et de prendre à Londres, où il s’est transporté, l’initiative d’une adresse qui a tout le caractère d’une sommation (5 décembre 1797) : les descendants d’Henri IV y sont mis en demeure de donner le signal de la rentrée en campagne et de diriger en personne les opérations. Le comte d’Artois répond de haut que son frère et lui n’ont que faire d’une gloire inutile, que l’intérêt seul de la cause doit les émouvoir. Puisaye ulcéré, désavoué et par crainte de pire peut-être, démissionne et s’embarque pour le Canada où il a obtenu de Wydham une importante concession agricole. Quelques-uns de ses lieutenants l’accompagnent ; Cadoudal lui-même est sur le point de le rejoindre. C’est que la paix est signée entre la République et la Coalition, et l’Angleterre ne peut plus décemment soutenir les insurgés : à ceux qui voudraient s’expatrier, elle offre cent guinées par tête avant de partir de Londres et cent autres en arrivant à Québec, avec des bois à brûler et des terres à défricher à volonté (Rohu). Au défaut du Canada, elle leur propose les mêmes avantages à l’Ile de France. Valait-il la peine, dans ces conditions, de donner un successeur à Puisaye ? Si, après le bref intérim de Moustier, on finit par s’y décider, c’est uniquement pour la forme : le 23 Janvier 1798, Puisaye est remplacé à la tête des armées royales de Bretagne par son ancien major général Châlus qui n’a aucune des qualités de l’emploi, qui est brouillé, de surcroît, avec Cadoudal, puis, en juin de la même année, par le vieux Béhague, tracassé de goutte, qui désire s’éclairer d’abord sur l’état des esprits et dont la tournée d’inspection se fit en litière. Mauvaise condition pour une enquête de ce genre. Béhague revint convaincu que la Chouannerie était un mythe et les Chouans des êtres de raison. Il fallut deux voyages de Georges à Londres pour détromper les princes.

Mais, après tout, Béhague était-il si loin de la vérité ? Quelques mois plus tard, au lendemain de la prise de Saint-Brieuc, quand Mercier La Vendée écrira au duc de Bouillon : Le défaut d’armes et le peu d’activité qui a régné jusqu’ici dans les Côtes-du-Nord ne nous a pas permis de réunir plus de quatre cents hommes armés, que fera-t-il en somme que confirmer la façon de voir du vieux podagre ? Elle n’était discutable que pour les districts normands frappés par la conscription, seuls — on ne sait pourquoi — des départements chouannés, et pour les districts morbihannais, touchés au vif de leur foi religieuse et où les arrestations, incarcérations, déportations, exécutions de prêtres insermentés, tant soumissionnaires que bastiens, sans parler de la destruction des croix et de la reprise du calendrier décadaire, avaient si bien mis les cervelles en ébullition qu’il n’était plus possible de lantiponner : ou marcher ou démissionner, l’opinion paysanne ne laissait pas aux chefs d’autre alternative. Georges avait pu s’en rendre compte au cours d’une réunion tenue chez la mère des Chouans, au Roc, où Saint-Régent, convoqué avec divers chefs des confins, se présenta roulé dans des couvertures et porté sur une civière. Quoi ! blessé, peut-être à mort, estropié tout au moins, ce boute-en-train de Pierrot ! Mais le facétieux et terrible homme rejetait ses couvertures, sautait de sa civière :

— Eh ! non, je voyage à la Béhague.

On l’acclama, ce qui équivalait à conspuer Béhague et autres empêcheurs de chouanner en rond pour les défense, salut et plus grande gloire de notre sainte mère l’Église....

Les Bleus ne se gênaient guère pourtant avec les amis de Georges et de Frotté : Moran d’Auray, Sans-Pouce, Mandat, Rochecot, Tilly (d’Escarboville), l’apprendront bientôt à leurs dépens. Gare même aux émigrés qui, sur la foi d’une radiation provisoire non révoquée, sont restés au pays, comme le vieux et inoffensif Yves du Mogoer qu’une parente avait recueilli à Saint-Laurent : condamné à mort le 28 décembre, il était guillotiné le même jour à Saint-Brieuc. Un émigré de plus haute volée, réchappé de Quiberon et promu divisionnaire, Lamour-Lanjégu, pour sauver sa vie, mangera le morceau, livrera les noms et surnoms de ses collègues, l’état de leurs forces, le tableau de leurs lieux de rassemblement et de leurs lignes de correspondance. Il faudra promptement aviser, modifier toute l’onomastique et la géographie chouanniques de ce Morbihan en état d’insurrection latente et traité cependant par Michaud, le successeur de Quantin, comme si l’insurrection y était ouverte et déclarée. Georges, la coalition reformée, avait bien ramené d’Angleterre des caisses bondées de piastres, à la faveur de quoi les nouveaux embrigadés recevront une solde fixe de huit sous par jour, les sergents de dix, les capitaines de seize. Ce n’est pas le Pérou et la marge est faible de la solde de recrue à celle de capitaine, mais on est en pays démocratique, et seize sous d’alors valent dix francs d'aujourd’hui.

Ce qui bride tout, c’est Béhague, c’est, malgré l’entrée dans cette nouvelle coalition de la Russie, de la Turquie et des pays barbaresques, la répugnance persistante des princes, plus clairvoyants que leurs héroïques, mais aventureux partisans, à donner le signal de la reprise d’armes. Un Guillemot n’y peut mais, qui décroche son fusil pour abattre le chauffeur Simon, de la bande de Pourmabon — nouvelle preuve que ces coquins étaient étrangers à la Chouannerie — ou pour délivrer l’ancien recteur de la Trinité-Porhoët, le vénérable Ignace Macé, que les chasseurs du capitaine Georgetta emmènent au chef-lieu à la queue de leurs chevaux (11 mars 99) — et c’est sous sa responsabilité personnelle, sans l’aveu des princes, qu’il en agit si témérairement. Item, autour de Fougères et de Vitré, La Nougarède, La Valvenne, Châteauneuf, Piré, dit Achille Lebrun et qui, rallié à l’Empire, sera un Achille, en effet, à Waterloo et à Roquancourt, le dernier fait d’armes de la Grande Armée ; item Billard de Veaux qui, par dérision, portait la cocarde tricolore accrochée au derrière, Ruays, Saint-Aignan, La Haye, dans la forêt d’Andaine et les bois de Moulins-la-Marche (Orne) ; item Grand-Louis, le pseudo-comte de Satory, aux abords de Candé ; le Commandeur du Fougeroux dans la banlieue d’Angers ; Legris- Duval, qui a remplacé Le Veneur à la tête des Côtes-du-Nord, et Duviquet, l’ancien lieutenant de la 184 e demi-brigade passé aux Chouans, dans la partie Sud de l’ancien évêché de Saint-Brieuc ; Penanster et Keranflec’h, dans la partie Est de celui de Tréguier ; un cultivateur à réputation sinistre, Le Dilly, et un avocat presque aussi redouté, Debar, dit le Prussien, dans la Cornouaille des monts. Mais qu’ont à voir Dieu, la religion, même le trône souvent, avec tel de ces batteurs d’estrade ou de ces coupe-jarrets ?

Le plus hardi est le déserteur Duviquet. Malgré le peu de concours actifs qu’il rencontre désormais chez le paysan, dit l’abbé Pommeret, il poursuit infatigablement ses courses et ses brigandages à travers les cantonnements et s’avance quelquefois fort loin des landes et des forêts qui lui servent de refuge. Aux élections de l’an VI, par un temps de chien, sous la neige qui fouette les cols des Ménés, on le verra, avec Saint-Régent et Carfort, arrêter dans la lande de Plumieux les citoyens actifs qui se rendent à La Chèze. Mais son coup le plus fameux fut la tentative dirigée le 28 prairial (16 juin 98) sur la prison de Saint-Brieuc pour délivrer Legris-Duval : ses hommes et lui avaient revêtu des uniformes du 104e de ligne qui tenait garnison en ville et, traînant un prétendu émigré qu’ils venaient de capturer et qui n'était autre que le joyeux Carfort enfoui dans une vaste houppelande, ils se présentèrent à onze heures du soir au guichet du concierge pour le faire incarcérer. Le concierge avait du flair et refusa d’ouvrir. On n’osa, malgré la démangeaison, lui lâcher un coup de fusil, mais une colonne mobile qui perquisitionnait dans les bouchons de la Mirlitantouille et que la bande rencontra au retour paya pour l'obstiné : huit hommes furent tués, le capitaine Lhonoré blessé et emmené comme otage. Duviquet se faisait stupidement cueillir l’après-midi même dans un champ de blé où il s’était endormi de fatigue et était guillotiné le surlendemain. Par représailles, Carfort fusilla Lhonoré.

Petite affaire, au demeurant, mais dont le retentissement fut énorme : les administrateurs des Côtes-du-Nord, la prenant pour un tocsin de guerre civile, crient aux armes, exagèrent les mesures révolutionnaires à l’égard des suspects, annulent en bloc tous les passeports délivrés.... Le comte d’Artois ni Louis XVIII ne se sont pourtant laissé encore fléchir, et ces pillages, ces soûleries, ces grosses farces tragiques où se complaît l’imagination des Duviquet, des Carfort, des Saint-Régent, des Legris-Duval, des Debar, sont l’œuvre de l’inter-chouannerie, comme les spécialistes appellent cette période ambiguë qui n’est ni l’état de paix ni l’état de guerre et qui s’étend du 18 fructidor au 15 octobre 1799, date assignée, aux conférences de la Jonchère, pour la reprise officielle des hostilités. On s’occupe et on s’amuse comme on peut d’ici là. Nous verrons, dans la nuit du 9 février 1799 (21 pluviôse), Mouzin de Saint-Germain et dix officiers chouans de ses amis renouveler et réussir sur la prison de Coutances, pour délivrer Destouches, dit Auguste — le chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly, — le coup raté sur la prison de Saint-Brieuc par Duviquet :

— Ouvre vite, citoyen ! Nous t’amenons du gibier.

Cette fois le guichetier, doublé pourtant d’un geôlier et quoique Normand, s’y laissa prendre. Un des officiers chouans, le chevalier de Coulonges, fut tué dans la bagarre ; les autres, emportant Destouches et son codétenu Blouin-Duval, dit Crocro ou Monsieur le Nantais, se coulent par les rues obscures, rayées de coups de feu, jusqu’à la forge d’un maréchal ferrant de village qui coupe les fers des prisonniers. On assure même, rapporte La Sicotière, que les assaillants eurent la témérité de revenir sur leurs pas jusqu’auprès de la prison et toujours aux cris de Vive le Roi ! Vive Auguste ! Il se peut bien, et c’est que, pour certaines âmes véhémentes de ce temps, chouanner était devenu une seconde nature, qu’elles y goûtaient, outre la satisfaction de servir une cause grande et noble, toutes sortes de sensations fortes que la rentrée dans le cadre de la vie normale leur eût vraisemblablement refusées. Un diable-à-quatre, comme Carfort notamment, plus représentatif peut-être encore qu’un Pierrot, un Legris-Duval ou un Billard de Veaux, des tempéraments de cette sorte, y épanouit tous ses instincts de violence, de godaille et d’aventure. Rude compère et jovial compère. Il n’a pas de plus grand plaisir que de fusiller un administrateur ou un assermenté, si ce n'est de le mystifier et de humer le piot ensuite à sa santé. Ses ruses sont innombrables. La dernière ne fut pas la moins réussie. Dénoncé au département, serré de près, grièvement blessé, on croyait bien le tenir : comment soupçonner qu’il logeait au creux de cette futaille que des paysans transportaient à Lamballe sur une charrette ? La futaille déposée chez un chirurgien de la localité, Carfort y guérit. Après quoi, un matin, il alla éveiller son dénonciateur, le colla au mur et l’abattit.

Ces exécutions sommaires n’avaient qu’un inconvénient : elles fournissaient aux Républicains des prétextes pour tracasser les paysans, ce qui incita finalement Debar à les interdire. Il ne fallait pas indisposer les campagnes à la veille même du jour où on allait leur demander un nouvel effort. Aussi bien l’appauvrissement des cadres, une meilleure organisation de la surveillance — postes de guet établis, la nuit, dans les clochers —, surtout le développement de l’espionnage, très florissant depuis que le salaire des Judas avait été porté à trois francs par jour, rendaient-ils de jour en jour plus malaisées les expéditions à mort, comme on les appelait en Haute-Bretagne : elles cessèrent tout à fait vers la fin de 1798 dans les Côtes-du-Nord où l'on ne signale plus que des pillages de malles-postes. D’Oilliamson et Frotté s’employaient de leur côté à les faire cesser en Normandie où Billard continuait ses coups de main sans plus se soucier de la recommandation : il ne s’arrêta que blessé et rendu impotent. Dans tout l’Ouest le mot d’ordre nouveau — et plus ou moins respecté — pour les chefs rentrés en action est de reposer les armes, de se borner à faire des recrues, en les choisissant aussi braves que possible et en les entraînant par des exercices sans effusion de sang, afin de les avoir bien en main au jour prochain de la rentrée en campagne.

Ce jour tant attendu finit par luire, mais seulement après que la loi des otages, digne pendant de la loi des suspects, fut venue, le 12 juillet 1799, menacer l’existence de ce qui restait de royalistes, de parents ou d’amis de royalistes. Alfred Ram- baud, favorable au Directoire, concède lui-même qu’elle alarma cent cinquante mille familles, et Napoléon, qui la qualifie de loi atroce, ne tarit pas, dans ses Mémoires, sur l’indignation qu’elle souleva.

Peut-être en faut-il rabattre, d’indignation, quoi qu’il en soit, fut toute verbale et la remise en vigueur de l’intolérable pratique des visites domiciliaires ne détermina pas, sauf chez les intéressés, de mouvement de protestation plus accentué. Une sorte de paralysie de la volonté, à moins que ce ne fût l’imbécillité congénitale aux démocraties, avait frappé le corps électoral : il avait voté blanc avant fructidor ; il vota rouge après, et cette couleur n’étant point encore au goût de ses maîtres, qui avaient fait contre les nouvelles élections le coup d'État de floréal, il vota gris pour les obliger et n’en fut pas davantage le bon marchand, comme il apparut du coup d’État de prairial. On ne voit point que dans tout cela l’opinion se soit montrée autre que servile, ignorante ou stupide.

Voit-on qu’elle ait plus fortement réagi à l'occasion de la nouvelle loi militaire votée sur la proposition de Jourdan ? La conscription était établie pour tout le territoire : dure loi, mais nécessaire, nos armées fondant, et grâce à laquelle Masséna, renforcé à temps, sauva la France de ce Souvaroff, coqueluche des mirliflores qui escomptaient déjà son entrée à Paris et portaient en attendant des bottes et des chapeaux à son nom ; loi néfaste seulement, ajoute-t-on, dans son application aux départements de l’Ouest qui se fiaient à la parole de Hoche ratifiée par le Directoire. Les délits des grandes routes recommencèrent, écrira encore Napoléon : c’est le premier acte d'une population qui se révolte que d’intercepter les communications : le cri de Mort aux Bleus ! s’éleva de toutes parts. Il y avait loin de ne plus se battre contre la République à se battre pour elle. De Directoire ne le comprit pas.

Mais si fait ! le Directoire le comprit — partiellement au moins — et se hâta d’introduire dans la loi les correctifs nécessaires : le privilège d’exemption du service militaire fut maintenu aux anciens départements insurgés, sauf au Calvados, à la Manche et à l’Orne. Sans doute c’était déjà trop et l’erreur du Directoire en ce qui concerne ces trois départements devait avoir les conséquences les plus fâcheuses, étant donné le caractère particulier de la Chouannerie normande. Il s’en faut bien, lit-on dans une note de Frotté de 1799 au duc d’Harcourt, que les prêtres et la religion y soient d’aussi grand prix que dans la Vendée et le Morbihan. On peut en croire Frotté : la Chouannerie normande, sinon chez ses chefs, au moins chez ses hommes, a ses racines dans l’intérêt et le droit ; elle n’est pas indifférente à la restauration des autels et surtout du trône ; son réalisme la rend particulièrement sensible au bienfait monarchique, mais elle est d’abord un mouvement de résistance au service armé et à l’arbitraire des réquisitions. Quel contraste avec sa sœur des landes morbihannaises ! Celle-ci toute mystique, repliée, sauvage, puritaine jusqu’à défendre le mariage à ses jeunes recrues qui devront attendre dans un célibat presque monastique la fin des hostilités, jusqu’à ne point supporter de partager le même campement nocturne avec des femmes délivrées par Mercier La Vendée ; l’autre, non moins expéditive et aussi féroce à ses heures, mais gaie le plus souvent, franche, ouverte, une Chouannerie de bons vivants — le mot encore est de Frotté —, avec ce même goût picaresque de la route et de ses hasards que nous avons relevé dans la Chouannerie gallote des Côtes-du-Nord et de l’Ille-et- Vilaine. C’est par ce côté aventureux qu’elle plaît tant aux femmes et de toutes conditions. Dans aucune des Chouanneries il n’y eut tant d'héroïnes que dans la normande depuis Mme de Frotté, la belle-mère du général, Mme de Chivré, la plus chouanne des femmes, Mme Esnault, adroite, intrigante, spécialement chargée des négociations avec les autorités, Anne De Moussu, marchande à Vézins, jusqu’à la Pipette, de Granville, qui n'était peut-être qu'une fille galante, la fille Pierre, de Caen, qui était manchote, et cette légendaire Marie Doisel non identifiée, en qui l’on vit tour à tour une grande dame, une bourgeoise de qualité, une servante et qui incarne bien dans son anonymat ces trois catégories sociales du dévouement féminin en Normandie. On ne compte pas pour rien chez les Chouans la gloire de paraître devant une maîtresse armé d'un fusil, vêtu d’un uniforme, écrivait en l’an VIII un correspondant du sous-préfet d’Argentan. Et un autre témoin montre ces mêmes Chouans du Bocage, le dimanche, à la danse, faisant conquête sur conquête parmi les jeunes paysannes au cotillon de droguet à raies multicolores, au léger fichu d’indienne à fond blanc semé de pois ou de fleurettes, au bonnet de fine batiste recourbé comme le cimier d’un casque. Faire la guerre chez soi, à l’ombre de son clocher, sous l’œil des belles, la guerre d’amitié, comme ils disent, ou partir aux frontières, quelle recrue hésiterait entre les deux propositions et puisqu’il faut opter nécessairement ? Là peut-être, dans cette Normandie si rebelle à la conscription, le cri de : Mort aux Bleus ! fut spontané, général. Ailleurs, sauf dans les landes morbihannaises, c’est tout au plus si des oreilles attentives auraient pu surprendre au lointain, sous les cépées angevines ou mancelles, dans les gorges des menés, les grondements du cornet à bouquin, clairon de la Chouannerie appelant au rassemblement, — mais, cette fois, combien faibles et espacés !

Et pourtant ce n’était plus paroles en l’air : du solennel et mélancolique Edimbourg, où l’avaient forcé de se réfugier les Shylocks anglais ses créanciers, Charles-Philippe (le comte d’Artois) avait donné le signal si longtemps différé. Lui-même avait nommé les généraux convoqués à Holy-Rood : Georges pour la Basse-Bretagne ; La Prévalaye pour la Haute ; Godet de Châtillon pour l’Anjou — à la place de Scépeaux — ; Frotté pour la Normandie ; Bourmont pour le Maine, le Perche et le pays chartrain ; d’Autichamp pour la Vendée ; Mallet, pour la rive droite de la Seine. La désignation de ce dernier personnage pour un commandement plus honorifique que réel et le choix de La Prévalaye, officier sans allant, mais non pas sans esprit, étaient seuls discutables, comme l’éviction de Boisguy, — mais peut-être ne savait-on pas à Holy-Rood que le bouillant jeune homme s’était échappé de Saumur. Châtillon venait de débarquer dans le Morbihan ; d’Andigné l’y avait rejoint au quartier général de Georges — une maisonnette isolée, entourée de bois considérables. Le pauvre Scépeaux s'y rendit aussi pour réclamer contre l’oubli dans lequel on le laissait. De ces premiers entretiens sortit l’idée des conférences de la Jonchère, près de Pouancé (Maine-et-Loire), où, sans provoquer le moindre ébranlement des colonnes républicaines, sans éveiller même ou paraître éveiller l’attention de la police, deux cents généraux, divisionnaires et officiers subalternes royalistes, gardés par douze cents Chouans en armes de Segré et de Vitré, purent se réunir du 15 au 18 septembre et examiner à loisir la situation. Quand on passa au vote, il n’y eut pas un dissident et, à l’unanimité, la guerre fut décidée.

Puissance de l’illusion ! Les masses paysannes, non moins méfiantes que les princes, n’avaient répondu que faiblement à l’appel des chefs vendéens, angevins, manceaux et haut-bretons ; seuls Cadoudal et Frotté disposaient d’effectifs suffisants, entraînés, solides — à condition encore qu’on ne les changeât ni de milieu ni de tactique —. Mais justement c’est ce que prétendait faire le conseil de la Jonchère : de la guerre aux villages, il voulait se hausser à la guerre aux villes, emporter au pas de charge Vannes, Saint-Brieuc, Le Mans, Nantes, Alençon.... Cette dernière guerre chouanne, a-t-on fait remarquer, pourrait s’appeler la course aux chefs-lieux. Il eût fallu peut-être, pour la conduire à bien, quelque préparation, quelque entente aussi entre les chefs, trop enclins par nature à la marche en ordre dispersé, bref l’unité de direction. Mais Quiberon était déjà oublié. Le comte d’Artois songea bien un moment à investir du commandement suprême le duc de Montmorency. Grand nom, expérience nulle. Finalement on conserva Béhague, en le diminuant, en donnant une partie de ses pouvoirs au comte Le Loreux, commissaire du roi, avec voix prépondérante dans le conseil. Mais en vérité de tels choix et le recours à ce robin pour régler les explosions du volcan populaire feraient douter de l’intelligence du comte d’Artois, si l’on ne savait qu’ils étaient tout provisoires dans la pensée du prince bien décidé à débarquer dans un port de la Manche, dès qu’on lui en aurait ouvert un, et à prendre la tête du mouvement. Il l’a dit à Bourmont et à Georges, et il n’y a aucune raison de suspecter sa parole, mais il en est beaucoup de suspecter les dispositions de son entourage plus soucieux de la personne du prince que de sa gloire et qui faisait tout pour le retenir à Holy-Rood.

Le conseil de la Jonchère avait dressé une espèce de plan général de l’insurrection.

Georges, dit d’Andigné, devait attaquer, à la fois, Vannes et Saint-Brieuc ; Bourmont, le Mans ; les Vendéens et nous [Châtillon, Mauvillain et d’Andigné] Nantes. Le jour [de l’attaque] n’était pas décidé d’une manière bien précise, de sorte que cette entreprise n’eut pas tout le succès que nous aurions pu en attendre.... C’est peu dire, et elle n’eut que des suites fâcheuses. Bourmont put bien s’emparer du Mans dans la nuit du 14 au 15 octobre : il ne sut pas s’y maintenir et, après avoir couru la ville, pillé les bureaux, il se faisait battre en détail le lendemain à Sillé-le-Guillaume, à Foué et à Ballée. — Et Châtillon, de son côté, dans la nuit du 20 au 21, à la faveur du brouillard, pouvait bien s’emparer de Nantes à peu près dégarnie de ses troupes : il était si peu maître des siennes et de leur direction qu’à part trois détachements qui occupaient les portes de la ville il ne savait où étaient les autres. La brume, de plus en plus opaque, ajoutait à la confusion. Pour se reconnaître, dit d’Andigné, on se demandait si l’on était Bleu ou Chouan. Sans un subalterne, Dupré, dit Tête-Carrée, qui avait fait de la dure au Bouffay et qui connaissait les aîtres, on n’eût même pas délivré les royalistes détenus dans cette prison historique. Mais, faute de renseignements et de véhicules, on n’emporta ni armes, ni canons, ni munitions ; on négligea jusqu'à l’argent des caisses publiques. Nantes aurait pu être un arsenal et une place d’armes formidables pour la Chouannerie et la Vendée renaissantes : évacuée au petit jour, elle ne fut, comme Le Mans, que le rêve d’une nuit. — Et Mercier La Vendée enfin, cinq jours plus tard, avec Saint-Régent, Kerenflec'h, Carfort, Courson, Roland, dit Justice, et quelques autres seigneurs de moindre importance, pouvait bien s'emparer de Saint-Brieuc qui n’était pas plus sur ses gardes que Nantes et Le Mans. Casabianca, arrivé de la veille et qui commandait la ville, dormait à poings fermés. C’était pourtant un beau tumulte. Le commissaire du Directoire, l’ex-constituant Poulain de Corbion, avait l’oreille plus fine ou le patriotisme plus exigeant : entendant des coups de fusil, il voulut aller aux renseignements et tomba sur un parti de Chouans qui, n’ayant pu l’obliger à crier : Vive le roi !, le fusillèrent sur place. On expédia encore cinq ou six méchants bougres de patriotes, victimes, comme Poulain, de leur curiosité ; on délivra surtout des prisonniers, dont Mme Le Frotter de Kerilis, mère d’un des assaillants et l’une des figures les plus énergiques de la Chouannerie féminine bretonne, condamnée à mort le 27 juillet ; on lacéra les livres d’écrou ; on emmena même un canon de quatre et soixante chevaux de la garnison qui servirent de monture aux femmes et aux éclopés — et qui furent repris d’ailleurs par les colonnes républicaines le lendemain, dans la forêt de Forges, au château de l’Hermitage, où s’étaient échoués ces vainqueurs d’une nuit changés en fuyards au petit jour....

Ces prises de villes si tôt suivies de leur évacuation ne tiraient pas à conséquence : de loin elles pouvaient impressionner ; de près, dans la nuit, avec les chemises des assaillants passées sur leurs pantalons, les trognes peintes et les déguisements féminins des éclaireurs, elles ressemblaient fort à ces chienlits d’ivrognes qu’on appelle en Bretagne des malargés ; les bourgeois dont on troublait le sommeil en étaient quittes pour se renfoncer, comme Casabianca, sous leurs couvertures ; il n'y avait de danger que pour ceux qui se montraient aux fenêtres ou dans les rues. On était loin de l'espèce de fureur sacrée des débuts. La Chouannerie tournait au chouannage.

Le pis est que Cadoudal, pivot de l’insurrection dans la Basse-Bretagne, n’avait pu s'emparer de Vannes, l’objectif principal qu’il s’était réservé, détachant sur Saint-Brieuc son lieutenant La Vendée. Gros mécompte assurément et triste rentrée en campagne. On dit bien que c’était là une feinte pour détourner l'attention de l’ennemi. Et d’autres expliquent son échec de la nuit du 25 au 26 octobre par le manque d’artillerie ; mais Bourmont, Châtillon, Mercier La Vendée n’avaient pas plus que lui de canons. Seulement Vannes était éveillée et la garnison à son poste. Les canons qui lui manquaient, Georges alla le 30 suivant les chercher à Sarzeau où deux pièces tombèrent entre ses mains avec la petite capitale du pays de Rhuis : il eut donc pu commencer par prendre Sarzeau, ce qui lui eût permis de s'attaquer à Vannes avec quelque succès.

Guillemot, lui, la veille, avait pris Locminé, défendu par un détachement de la 58e demi-brigade ; Sol de Grisolles, Redon, défendu par un détachement de la 85e : les Chouans étaient au moins le triple ou le quadruple. La lutte fut chaude cependant autour et à l’intérieur des deux villes. Mais Locminé ne resta au roi de Bignan, Redon, puis La Roche-Bernard et Guéméné à Sol de Grisolles que pour en être presque aussitôt évacués. C’était décidément un mot d’ordre. Là-haut, dans l’Anjou chouan, le Maine, la Normandie, Turpin ne faisait pas plus de cas de Baugé, La Nougarède de Segré, Frotté de Couterne, qu’ils avaient enlevés. Mais peut-être ce dernier eût-il gardé Vire, s’il l’avait pu prendre. Avec le levier le plus puissant en hommes et en ressources dont ait disposé une insurrection, la Chouannerie n’a jamais su s’assurer un point d’appui consistant. Les Virois, comme les Vannetais, étaient sur leurs gardes, la ville couverte au loin par des redoutes et des palissades : Frotté s’y brisa. Au cours de la retraite, qui n’eut rien de triomphal, il perdit son chef d’état-major, le chevaleresque d’Oilliamson. Un échec plus mortifiant l’attendait à la Fosse et que réparèrent insuffisamment des succès partiels de ses lieutenants, d’Hingant de Saint-Maur, entre autres, à Pacy-sur-Eure qu’il emporta le 24 novembre avec deux cents Chouans : dans l’attente de jours meilleurs, Frotté licencia ce qui lui restait de troupes. Désordonnée, cacophonique, partant trop tôt ou trop tard, l’insurrection, en sorte, s’ouvrait par un énorme couac.