HOCHE, qui avait
annoncé au Directoire que les troubles de l’Ouest
étaient enfin apaisés, le Directoire, qui en avait donné tout de suite
la nouvelle aux Cinq-Cents (15 juillet 1796),
ne s’étaient vantés ni l’un ni l’autre : l’Ouest était officiellement
pacifié. De désarmement, suivant les lieux, s’opéra avec plus ou moins de
bonne grâce. Même dans la région de Segré, où les chefs n’avaient apporté
aucune restriction secrète à leur soumission, d’Andigné avoue que c’étaient les armes les plus médiocres de chaque compagnie
dont les capitaines faisaient la remise aux autorités. Des fusils calibrés,
pistolets doubles, canons, obusiers et autres armes de provenance anglaise,
il n’était pas question, mais on savait où les retrouver. Ainsi la
Chouannerie restait prête pour une nouvelle levée, si le besoin s’en faisait
sentir. Mais, d’une façon générale, ses éléments licenciés ne souhaitaient
point de rentrer en action. D'Andigné exagère à peine quand il dit qu’on vit
avec étonnement les campagnes de l’Ouest passer tout
d’un coup de l’agitation la plus violente au calme le plus parfait et tous les soldats royalistes reprendre leurs travaux comme s’ils ne les avaient jamais
interrompus. Tous ? Non sans doute. Dans les Côtes-du-Nord notamment, des émigrés et des déserteurs, par groupes de sept à huit, parcouraient toujours les campagnes de la région jadis chouannée (Pommeret), mais sans y faire grand dégât au bout du compte puisqu’on ne peut leur attribuer qu’un assassinat, à Laurenan : c’étaient, autour de Dinan, les deux frères Colas de La Baronnais — qui ne tarderont pas à poser les armes — ; Richard, le prétendu bâtard de Louis XV, plus résistant et qui entretenait une correspondance active avec les îles anglaises ; dans les districts de Saint-Brieuc et de Loudéac, Le Veneur de La Roche — soumission le 21 juillet — et Legris-Duval, dont le manoir de Bossény était et restera longtemps encore la principale agence de désertion des Côtes-du-Nord ; sur la lisière du Morbihan et dans le Morbihan même, Saint-Régent, Lamour-Lanjégu, les Plessis de Grénédan, Troussier, etc. Puisaye enfin, l’ubiquiste animateur de la Chouannerie, qu’on avait vu au cours des événements qui précèdent tantôt dans la division de Vitré, tantôt dans celle de Fougères, transportant son Q. G. de château en château et, en dernier lieu, à Marigny, chez la sœur de René, mais qu’on arrivait toujours trop tard pour y appréhender, Puisaye était signalé sur plusieurs points de la région, Locminé, la Trinité-Porhoët, etc., travaillant à coordonner ces efforts isolés et n’y réussissant pas, traversés qu’ils étaient par les renseignements secrets que Valletaux tirait d’un complice mystérieux, natif, croit-on, du canton de Saint-Méloir et chef d’une division insurgée. Quel espoir insensé avait retenu sur le continent ces quelques émigrés, d’ailleurs presque tous d’assez petite marque, et que n’avaient-ils profité des facultés à eux offertes de regagner l’Angleterre ? Il en était peut-être, tant l’illuminisme breton est tenace, qui croyaient à un retour de fortune, mais la plupart, dénués de ressources, reculaient devant les perspectives sans attrait de l’exil londonien. Au pays, chez leurs anciens fermiers, chez les amis, les parents, qu’ils avaient conservés en des manoirs perdus, ils trouvaient une hospitalité abondante, des facilités d’existence inconnues de l’autre côté du détroit. Et enfin c’était le pays, son odeur qu’on n’oublie plus quand on a cessé une fois de la respirer. — Pour les déserteurs, catégorie de combattants assez peu estimable en généra], les mêmes raisons qui leur avaient fait quitter le service de la République, à savoir l’insuffisance de solde, le manque de vêtements, de souliers, quelquefois de nourriture, les faisaient répugner à y reprendre leur place. Un certain nombre s’y résignèrent, mais beaucoup préférèrent garder le maquis. Ces armées de la République, même après la pacification, présentaient si peu de séduction que journellement des hommes, et non seulement des soldats, mais des officiers comme Duviquet et Billard de Veaux, s’en détachaient qui venaient grossir les rangs des insoumis. Cinquante hussards désertent ainsi à Hennebont dans une seule nuit. Des désertions analogues, par groupes, sont signalées à Josselin, à Pontivy, à Vannes, Fait plus grave : Moriac et Naizin sont mis à rançon par une troupe de cent marins en congé de décade plus ou moins régulier qui, ne recevant plus de solde, se paient sur l'habitant. Ce sont ces bandes d'irréguliers, renforcées des mendiants professionnels, petits merciers, chiffonniers, chaudronniers, vendeurs d’orviétan, chanteurs nomades et autre truandaille de grand chemin, qui vont former une nouvelle armée du crime destinée bien vite à faire oublier les excès des Chouans les plus féroces : on connaît quelques- uns de leurs repaires qui s’étaient multipliés à la faveur des troubles aux issues des villages et où elles se réunissaient à la brune, pour combiner leurs coups, devant une chopine de gwin-ardent (eau-de-feu), autour d’un pichet de cidre ou de chufèré (hydromel), Lenotre a fait du plus fameux de ces bouges, la Mirlitantouille, sur la route de Moncontour, la peinture la plus pittoresque. Déjà, pour déconsidérer les insurgés, certains généraux républicains, Rossignol, Moulin, Hoche lui-même, n’avaient pas rougi de lever ou de laisser lever des compagnies de faux Chouans, recrutés parmi les condamnés de droit commun qu’on habillait de grands chapeaux et de scapulaires et qu'on lâchait dans la campagne en leur recommandant de faire les cent coups sous l’étiquette de la religion et du roi. Ra rubrique la plus communément employée par ces malandrins consistait à approcher d’un brasier les pieds de ceux dont ils voulaient obtenir de l’argent : d’où le nom de chauffeurs qui leur fut donné. A Saint-Jean-Brévelay, le 18 décembre 1796, ils grillent une femme jusqu’à la ceinture ; un peu plus tard, c’est la comtesse de Lambilly à qui les coquins arrachent par les mêmes procédés 3.000 livres de bel argent sonnant et trébuchant. Mais ils coupaient aussi les oreilles, creusaient des fosses au bord desquelles ils faisaient agenouiller les patients, four n’être point reconnus, ils se barbouillaient le visage de suie. La bande de Pourmabon, en Bignan — capitaine Julien Hervo, condamné antérieurement pour vol à quatre ans de prison —, comptait de treize à quatorze affidés ; une autre bande, autour de Bazouges-du-Désert (Ille-et-Vilaine), en comptait quarante ; une autre, nettement policière, organisée dans le même département par le commissaire Boysel, avait été placée par lui sous le commandement d’un ancien capitaine de Boisguy, Joseph Boismartel, dit Joli-Cœur, dit la Prâ (l’oiseau de proie), sobriquet qui convenait beaucoup mieux aux instincts carnassiers de ce Judas. Autour de Caen, les exploits de la bande Cornu et Capelu défrayèrent longtemps les veillées : cette bande avait pris son nom de la fille Cornu, maitresse de Capelu, qui donnait la question aux victimes en leur mettant sous l’aisselle une chandelle allumée ou en leur posant de l’amadou brûlant sur l’orteil. Vidocq dit que, pour lui faire le cœur solide, on avait forcé la fille Cornu à porter pendant deux lieues, dans son tablier, la tête d’une fermière des environs d’Argentan. Près de Fresnes, une complainte populaire de l’époque déroule en trente-six couplets la pitoyable histoire d’un cultivateur de la Brigaudière saigné sur la table de sa cuisine par un chef de chauffeurs maquillé en Chouan et qui obligea la femme du malheureux, sous la menace du même traitement, à recevoir son sang dans une poêle. On croirait entendre déjà Fualdès. Mais la palme du genre revient à la fameuse bande d’Orgères dont s’est alimentée toute une littérature, d’Auguste Ricard et d’Elie Berthet à Eugène Sue, et qui, après avoir ravagé par le feu et l’eau la Beauce et le Blaisois, particulièrement de 1795 à 1797, trouva sa fin à Chartres, sur l’échafaud, le 3 octobre 1800 : vingt et un de ses membres y montèrent le même jour, trois autres s’étaient suicidés en prison. Vérification faite de leurs antécédents, aucun, dit La Sicotière, n’avait appartenu à la Chouannerie, mais quelques-uns étaient d’anciens déserteurs : il suffisait pour que l’opinion mît ces horreurs sur le compte des insurgés. Jusque dans les régions occupées encore par les Chouans ou plutôt les débris de leurs bandes et où ils maintenaient une certaine discipline, observaient un certain code du pillage et de l’assassinat, on constatait à leur égard une évolution de l'esprit public : les Legris-Duval, les Richard, les Saint- Régent pouvaient faire encore des recrues dans l’armée républicaine, beaucoup moins dans les couches profondes de la population paysanne. Sans le 18 fructidor, ce réservoir inépuisable de forces leur eût été définitivement fermé : la Chouannerie ne peut vivre que si l’opinion est avec elle, et l’opinion, qu’achève de conquérir la remise des impôts arriérés, se détache d’elle à mesure que tout se tasse, se réorganise : les municipalités cantonales, le travail agricole, les transactions — ne voit-on pas nombre d’anciens Chouans, autour de Fougères, prendre des fermes autant qu’il s’en trouve de vacantes ? —, surtout à mesure que la persécution religieuse se relâche et fait place à un régime de semi-tolérance, de complaisance résignée. Sublata causa, tollitur effectus. Pas plus que leurs prédécesseurs, le Directoire exécutif, les ministres, les deux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents, composés pour les deux tiers de conventionnels, ne portent dans leur cœur la religion catholique, apostolique et romaine, mais ils tiennent à leur tranquillité et ferment les yeux : si Dieu n’est pas encore rappelé, il n’est plus proscrit. De nouveau gouvernement se contente de l’ignorer ; il laisse rouvrir les églises — 40.000 seront ainsi rendues au culte dans les cinq années de son administration—, il supporte même qu’à Saint-Brieuc on rétablisse les sonneries de l’Angélus et les bannies de défunts par crieurs publics munis de clochettes. De calendrier républicain tombe a i oubli : dimanche se réinstalle tout doucement au bout de la semaine avec son air de fête, ses costumes qu’on tire de l’armoire et son pot-au-feu familial. Ça et là un ancien insermenté, comme l’abbé Gorgelin, à Plessala, est encore égorgé et le plus également du monde, sous le couvert des stupides dispositions de la loi du 13 brumaire votée dans un dernier hoquet d'anticléricalisme par la Convention expirante. Mais cette loi, presque partout ailleurs, restait lettre morte : Pie VI, sans cesser de condamner la Constitution civile du clergé — mais puisqu’il n’y avait plus de Constitution civile ! — avait fait sa paix avec la République ; les fidèles, par le bref Pastoralis sollicitudinis du 5 juillet 1796, n’étaient plus tenus de bouder le régime. Et, réciproquement, les prisons du Directoire se vidaient, rendaient leur liberté aux prêtres infirmes ou âges dont n’avait pas voulu la guillotine ; les autres membres du clergé réfractaire, les proscrits, les condamnés à mort de la veille, s’accommodant de la déclaration anodine portée dans la loi du 7 vendémiaire et qui n'était même pas toujours exigée, opéraient à leur suite une rentrée discrète. C’étaient les soumissionnistes. Les intransigeants ou bastiens — ainsi nommés de leur principal instigateur et dirigeant, l’ex-évêque de Vannes, Sébastien Amelot — formaient un troisième groupe, mais j sans force, sans autorité, sauf dans le Morbihan, qui, plus qu’à la parole du pape, était attentif à celle de ses prêtres et eût rompu avec Rome, si tel avait été l’avis de MM. de Boutouillic et de Keringant, grands vicaires généraux. L’exception, comme on dit, confirmait la règle et ce n’est pas la première fois que nous avons à faire une distinction entre le Morbihan et les autres départements insurgés. Partout ailleurs, on avait l’impression d’un glissement doux, d’un retour insensible, sans heurt, par la voie légale, à l’ordre de choses rompu par la Constituante, et ceux qui ne croyaient pas au rétablissement de la monarchie absolue croyaient qu’au moins le pays s’acheminait vers une monarchie constitutionnelle. IV e premier tiers élu des Cinq-Cents reflétait assez bien ces nuances de l’opinion avec ses royalistes ultra comme Vaublanc, Job Aimé, Mersan, Le Merrer, et ses royalistes tempérés comme Barbé- Marbois, Pastoret, Portalis, qui penchaient vers un régime imité de l’anglais. Paris même, s'il s’y était trouvé quelque homme déterminé pour conduire l'entreprise, tenter le coup, comme on dira Plus tard — mais il semble, par les expériences du 2 décembre et du 4 septembre après celles de fructidor, de prairial et de brumaire que ce soit là un monopole des partis démocratique et césarien —, eut pu faire dès ce moment sa révolution à rebours et appeler Louis XVIII. Mais Pichegru, acquis au mouvement, hésitait ; mais l’Agence royaliste donnait tête baissée dans tous les pièges de la police, et ses affidés, les mirliflores, les muscadins, les compagnons de Jésus perdaient leur temps à des enfantillages, des bals de guillotinés, des charivaris, mille turlupinades de mauvais goût. Le public riait, comme à guignol ; il applaudissait même ; mais les victimes de ces farces souvent obscènes, les hommes criblés de nasardes, souffletés, bâtonnés, déculottés, les femmes, comme celle de l’ancien membre de la Gironde, le libraire Louvet, fessées sur le pas de leur boutique, y prenaient un avant-goût du sort qui les attendait, si la contre-Révolution l’emportait au prochain renouvellement annuel du second tiers, et ces régicides, ces septembriseurs, ces terroristes à demi- repentis, que Bonaparte saura si bien assouplir et s’attacher avec un sourire et quelques cordons, en devenaient un peu plus enragés contre la monarchie : Tout, disaient-ils, plutôt qu’une restauration ! Fructidor n’eut pas d’autre cause. Les élections, en majorité conservatrices, ayant rendu imminente, inévitable, la chute du Directoire, Barras n’attendit pas davantage et, fort de la seule atonie de ses adversaires pourtant prévenus de ses intentions, il fit donner Augereau et ses grenadiers : le spectre de la restauration royaliste, soufflé comme une chandelle fumeuse, rentra instantanément sous terre. Les élections annulées dans cinquante-trois départements ; quarante-deux membres des Cinq- Cents, dont Pichegru, douze des Anciens, dont le président Barbé-Marbois, deux des directeurs, Carnot, qui tenait pour la légalité, Barthélemy, nouvellement élu et royaliste notoire, arrêtés, écroués ou dirigés dans le fourgon des galériens vers le port le plus proche où on les embarqua pour Cayenne avec les rédacteurs de la presse et les membres des comités royalistes, l’abbé Brottier en tête ; toutes les lois de tolérance religieuse abrogées ; tous les émigrés mis en demeure de quitter le territoire sous peine de mort dans un délai de trois jours ; telles furent les principales dispositions adoptées par Barras et sanctionnées parle coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797). Conséquence : la France, pour deux ans, replongée intérieurement dans l’abjection. Si Robespierre n’était plus, ni Billaud-Varennes, ni Collot-d’Herbois, il survivait en effet nombre de leurs émules ou de leurs séides, Sotin et Fouché entre autres, qui vont se succéder à la tête de la police. Types de purs jacobins, ceux-là, comme Merlin de Douai, le père de la loi des suspects, qui, au sein du Directoire, a remplacé Carnot. Les autres directeurs, François de Neufchâteau, nommé au siège de Barthélemy et assez honnête homme, ainsi que La Réveillère-Lépeaux, théophilanthrope sans malice, quoique bossu, même Barras, le roi des pourris, et Reubell, le roi des concussionnaires, inclineraient volontiers, par prudence, vers une modération relative, tout au moins vers un régime de simple terreur sèche : ils ne Peuvent faire que leur victoire, particulièrement dans l’Ouest, n’apparaisse comme la victoire des extrémistes. C’est tout le parti, toute sa queue plutôt, qui, de l’aveu du candide La Réveillère, rentre en scène et frétille d’aise à la pensée du second bain de sang qu’elle prépare à la France. L’étonnant, c’est que la Chouannerie n ait pas réagi tout de suite et sauté sur ses fusils. |