MAINTENANT les événements vont se précipiter, encore que la division de Sombreuil — la division à cocarde noire qui semble porter déjà son propre deuil — fût arrivée à temps pour combler les vides des rangs royalistes ; mais Puisaye, pour des raisons obscures, ne la laissait prendre terre que le 19. Les désertions se multipliaient dans les troupes soldées, anciens défenseurs de Sans-Culotte ou recrues des pontons britanniques que la victoire seule aurait pu garder fidèles ; Penthièvre regorgeait de blessés ; Lévis y gisait, le talon emporté ; d’Hervilly agonisait ; Puisaye lui-même ne savait plus s’abuser ni abuser les autres et priait Contades de voir Humbert, le sensible Humbert si prompt naguère à fraterniser avec Boishardy et Cormartin sur la lande de Gausson et dans les allées de Cicé. Les temps avaient changé et, cette fois, quand Contades tendit la main au capitaine Breton qui accompagnait Humbert et qui était un ancien camarade de régiment : — Non, dit Humbert, pas aujourd'hui. Le 2 Thermidor an III (20 juillet 1795), dans la matinée, Hoche écrivait à Chérin : Puisaye demande à parlementer, ce que nous ferons à coups de canon. Tallien et Blad, les nouveaux missionnaires dont l’avait encadré la Convention, rejetée à l’extrême pointe de son jacobinisme par le dépit d'avoir vu ses efforts pacificateurs si mal récompensés, voulaient encore moins de tractation. Mais tant que Penthièvre tenait — et Puisaye, après d’Hervilly, y faisait chaque jour travailler — l’armée royaliste, à l’abri de ses retranchements, apparaissait inexpugnable : on en était si bien persuadé chez les royalistes que le parc d’artillerie et les magasins, au lieu d’occuper l’arrière du camp, comme c’est l’habitude, avaient été laissés près du fort, et il est vrai qu’ils étaient bien dégarnis depuis l’affaire du 16. Dans le conseil de Hoche, les avis étaient partagés : pour les officiers du génie, Moreau de Jonès, Rouget de Pisle et autres, on ne viendrait à bout de Penthièvre que par un siège en règle, des parallèles et des tranchées. Et c’était la voix de la raison. D’autre voix, celle de l’audace, répondait avec Hoche : — Je veux que le fort Penthièvre soit emporté de vive force et cela le plus tôt possible. C'est la trahison, en fait, qui le livra. Deux transfuges de la garnison, deux anciens sergents-majors du 41e incorporés dans Royal-Louis, Nicolas Litte et Antoine Mauvage, s’étaient aperçus qu’on pouvait à marée basse, par les rochers, se hisser jusqu’au parapet du fort à l’endroit où il plonge dans la Mer Sauvage ; un autre transfuge, Daniel Goujon, surnommé Barrabas, par esprit de représailles, pour faire payer aux émigrés les coups d’étrivière que lui avait valus une première tentative d’évasion, offrait à Hoche d’y guider de nuit un détachement. Le reste irait de soi, grâce aux complices qu’on avait dans la place et qui se tiendraient aux créneaux. Quel fond faire sur ces racontars et la chance, bien examinée, valait-elle qu’on la courût ? Mais une autre attaque, parallèle à celle-là et dirigée par la baie, dont les prairies de zostères, l’herbier marin, assèchent aux marées basses, pouvait prendre le fort à revers. Dans ces tangues élastiques, le pas s’étouffe. On choisirait une nuit sans lune ; le mot d’ordre, que Goujon se procurerait, permettrait de tomber sur les avant-postes avant qu’ils eussent donné l’alarme et, d’ailleurs, les têtes de colonnes, pour mieux tromper les sentinelles, porteraient le tricorne et l’habit rouge des émigrés. Hoche n’aurait pas osé compter qu’avec l’opacité des ombres le tonnerre, la pluie et le mugissement des vagues se coaliseraient pour le succès de son plan. Ces conjonctures inespérées se présentèrent dans la nuit même du 20, adoptée — le mot d’ordre n’ayant pu être connu plus tôt — au lieu de celle du 19 pour l’enlèvement de la formidable position. La veille, de son quartier général de Sainte-Barbe, sous l’œil de Tallien et de Blad, il avait ramassé ses instructions dans un ordre du jour d’une précision terrible — trois variantes en existent, mais concordent sur les points principaux : Le général Humbert, à la tête de trois cents hommes d’élite de son avant-garde et conduit par un guide que je lui enverrai, se portera sur le village de Kerostin, en passant par la laisse de basse mer, laissant le fort Penthièvre à droite et la flotte anglaise à gauche, il fera marcher sur deux files et avec le moins de bruit et à la moindre distance possibles. Arrivé près du village, il tournera brusquement à droite et fera courir jusqu’au fort, dont il s’emparera e n franchissant la palissade. Il égorgera tout ce qui s’y trouvera, à moins que les fusiliers ne viennent s’y joindre à sa troupe. Les officiers, sergents d’infanterie et canonniers n’auront point de grâce. Le général de brigade Botta suivra Humbert dans le même ordre avec le reste de l’avant-garde. Il s’emparera de Kerostin et fera fusiller tous les individus armés qui voudraient sortir des maisons. Les soldats sans armes qui viendront le joindre seront accueillis, les officiers seront fusillés sur-le-champ. En arrivant dans la presqu’île, ces deux officiers généraux, feront crier par la troupe : Bas les armes ! A nous les patriotes ! L’adjudant général Ménage favorisera l’attaque de Humbert en attaquant lui-même les grand’gardes ennemies ; il les culbutera, leur passera sur le corps et les Poussera jusqu’au fort. La palissade franchie, il suivra Par la gauche le fossé jusqu’à la gorge. Ménage ne fera pas tirer un coup de fusil ; il fera passer à la baïonnette tout ce qu’il trouvera d’ennemis. La troupe qui doit faire cette attaque sera l’élite du général Valletaux. Valletaux soutiendra l’attaque de Ménage avec le reste de sa brigade ; il fera en sorte de se précipiter jusqu’au toit en s’approchant le plus possible pour éviter le feu. Humbert se mettra en marche par la gauche, à minuit précis, Ménage par la droite un quart d’heure après. Les deux colonnes suivront la marée, dussent-elles marcher un peu dans l’eau. Le général Lemoine portera sa brigade à la hauteur de l’avant-garde. Il y laissera un bataillon avec deux pièces de quatre, marchera en bataille à la hauteur de la colonne Valletaux qu’il doit soutenir. Garde-du-camp, deux bataillons de la réserve et le troisième de la demi-brigade, commandée par le général Drut qui fera tirer à boulets rouges sur les bâtiments qui viendraient nous inquiéter. Seul, le rôle de Ménage, dans cet ordre du jour lumineux, demeure un peu trouble, et c’était pourtant Ménage qui, derrière Barrabas, devait assumer la part la plus osée de l’entreprise, l’escalade des abrupts rochers de la Mer Sauvage et du parapet de l’ouest. Mais le secret, ici, peut-être s’imposait. Il reste que sans Ménage et ses hardis grenadiers — non point si hardis, à vrai dire, que dans la position instable où ils se voyaient suspendus, entre l’abîme et le fort, leurs mains déshabituées n'esquissassent un rapide signe de croix, — la surprise échouait misérablement. Humbert, pataugeant dans les flaques, avait été éventé ; Botta était blessé ; Valletaux démasqué et tous les trois, sans canons, tourbillonnaient entre le feu des chaloupes anglaises et les salves des artilleurs de Toulon, les plus enragés volontaires de l'armée royale, accourus de Portivy. Un fléchissement, bientôt tourné en panique, s’observait dans les rangs des Bleus quand soudain, sur leur tête, dans la lividité du petit jour (l’attaque, en raison de la violence des éléments, n’avait pu commencer qu’à deux heures), les trois couleurs montèrent à la drisse du fort. C’est l’instant où Puisaye quittait ses draps. On avait copieusement soupé la veille à son quartier général de Kerdavid. Seize invités : La Jaille, Chambray, Balleroy, Pioger, Saint-Pierre, etc. Aimables convives pour la plupart, bien que la chère, préparée par le fidèle Prigent, bon soldat et détestable cuisinier, ne fût pas de qualité supérieure. Le nouveau colonel en second des hussards de Warren, M. de Marconnay, est venu vers dix heures au rapport. Il est trempé. Il a poussé jusqu’aux lignes ennemies : tout était tranquille. Onze heures. L’assistance se sépare. Puisaye monte à sa chambre, se couche. L’orage redouble au dehors. Quelqu’un frappe : Sombreuil. Comme un héros de tragédie, de funèbres pressentiments l’agitent : c’est au cours d’une nuit semblable, commence-t-il, que Toulon... bref il craint une attaque. — Par ce temps de chien ? dit Puisaye. — Vous ne connaissez pas les Républicains, répond Sombreuil. Nos ouvrages de défense ne sont point achevés. Il leur importe de ne pas nous les laisser finir. — En vérité, Sombreuil, on croirait que vous avez peur. — Comme il vous plaira. Mais j’observerai qu’il nous est déserté dans la journée trente-six à quarante hommes du régiment d’Hervilly... Doublez au moins la garde. — Les troupes ont besoin de repos. Sombreuil s’en va. Puisaye se rendort : il ne faudra pas moins que le canon pour le réveiller, si c’est être éveillé que de conduire l’espèce d’existence somnambulique qui à partir de là fut la sienne. L’armée royale s’était ressaisie ; la générale battait de tous côtés et un sérieux effort des éléments accourus se ranger autour du lieutenant-colonel d’Attily et du major d’Haize pouvait enlever Penthièvre aux Républicains, mais il y eût fallu des troupes sûres et quelque coordination dans l’effort. D’Attily, qui s’était jeté le premier à l'assaut, fut tué dès le début de l’attaque et son bataillon de tête anéanti : le reste de l’effectif passa aux Républicains, périt ou se débanda. D’Haize survenant à ce moment au pas de charge, un cavalier qui galopait en sens inverse l’arrêta sur la route : — Quelle est cette troupe ? — Loyal-Émigrant. — Où allez-vous ? — Au fort. — Le fort est pris. — Eh bien, nous le reprendrons à la baïonnette. — Il ne s’agit pas de cela : il faut battre en retraite et choisir une position avantageuse. La journée sera chaude. Le cavalier était Puisaye et ce fut son dernier ordre, sa dernière manifestation de commandement. Pendant que Contades, avec quelques douzaines de Chouans, d’Haize avec les vétérans de la Châtre, tentaient de barrer le passage à Valletaux et à Humbert qui poussaient devant eux le misérable troupeau des femmes et des invalides demeurés dans la presqu’île, lui gagnait à force de rames la Pomona, le vaisseau-amiral de Warren, soi-disant à la demande de Sombreuil, pour presser l’embarquement des troupes royalistes incapables de résister plus longtemps, tous leurs canons pris et retournés contre eux, en réalité, suivant les émigrés, pour mettre à l’abri ses papiers, sa correspondance secrète, qu’il ne se souciait pas de voir tomber aux mains de Tallien. Mais, ces précautions observées et Warren averti, il eût pu revenir à terre. Gesril du Papeu le fit bien, quand Hoche l’envoya demander à Warren de suspendre son feu et, parti à la nage pour sa dangereuse mission, revint à la nage se remettre à la discrétion des Républicains. Puisaye, là encore, nous échappe : fut-il lâche une fois, après avoir donné tant de preuves d’intrépidité ? Ces défaillances s’observent chez les plus braves. Sombreuil, arrivé de la veille et ignorant des aîtres, demeure seul pour exercer un commandement qui, entre ses mains tâtonnantes, ne peut aboutir qu’à l’écrasement ou à la reddition : Puisaye, en partant, lui a indiqué le moulin de Saint-Julien et le Fort- Neuf, près de Port-Haliguen, comme des positions de repli où il peut à la rigueur tenir quelque temps. Ca butte du moulin n’a que l’avantage d une situation légèrement dominante et le Fort-Neuf ne possède ni batterie ni retranchement du côté de la terre ; mais les troupes de Hoche, au début, ne se montrent pas si mordantes, et Royal-Émigrant, sans trop presser l’allure, a pu retraiter par le parc d’artillerie d’où n’avaient pas bougé les trois pièces sauvées à l’affaire du 16, mais dont les caissons étaient vides, dit Grandry. Les gibernes le sont aussi, par malheur, et pas seulement à Royal-Émigrant. Toutefois il semble qu’on avait le temps de les garnir et il semble aussi qu’on n’y songea pas, que tout le monde bientôt perdit la tête, que la pensée de l’embarquement qui hantait tous les esprits empêcha d’envisager les deux ou trois solutions de fortune qui s’offraient encore : c’est l’année précédente pourtant que ce même Loyal-Émigrant, enfermé dans Menin par l’armée républicaine, s’était ouvert un chemin à l’épée et à la baïonnette, trouvant le moyen d’enlever au passage deux pièces de canon. Que ne recommençait-il en Bretagne ce qui lui avait si bien réussi en Belgique ? Et il est vrai qu’il n’était plus tout à fait le même : il y avait dans ses rangs trop d’éléments douteux, trop de ce gibier de pontons qui, quand il ne tirait pas dans le dos des chefs, levait la crosse en l’air et criait : Vive la Nation ! Lemoine, après Quiberon, fera rentrer dans leurs anciens régiments deux mille huit cent quarante-huit de ces prisonniers français arrachés des prisons d’Angleterre pour servir avec les émigrés et qui s’employèrent surtout contre eux. Du moins les vétérans du major d’Haize, avec d’Haize lui-même, se firent-ils tuer jusqu’au dernier. Sacrifice impuissant à suspendre la marche inflexible des trois colonnes que Hoche dirigeait, pour l’envelopper, vers ce qui restait de l’armée royale : Valletaux par les dunes de la Mer Sauvage ; Humbert le long de la baie ; lui- même au centre avec Tallien et Blad ; les hussards partout, chargeant, hurlant et sabrant. Le tertre de Saint-Julien, où commençaient à pleuvoir les boulets de Drut demeuré à l’arrière, était devenu bien vite intenable, et Sombreuil avait dû reculer jusqu’au Fort-Neuf, presque au bout de la presqu’île, au droit des grèves basses de Port-Haliguen. Mais là, plus encore qu’à Saint- Julien, la panique soufflait en tempête ; il faut se représenter, sur cette étroite bande de sable où la refoulait la poussée convergente des Bleus, la masse délirante des réfugiés civils de la presqu’île, ces enfants bretons pour qui nation et diable étaient synonymes et qui jetaient des cris perçants, ces mères qui couraient à moitié nues, leurs nourrissons au bras, ces jeunes filles hallucinées qui entraient dans la vague, les yeux fixes, jusqu’à ce qu’elle les recouvrît, ces prêtres écroulés autour de Mgr de Hercé et invoquant un ciel sourd, ces Chouans mêmes à qui leur livrée rouge collait comme une tunique de Nessus et qui l’arrachaient en damnant les émigrés. L’embarquement des troupes s’était fait d’abord sans trop de précipitation : c’est ainsi que tout Royal-Artillerie put prendre place dans les chaloupes avec armes et bagages ; il ne tenait qu’au régiment d’Hector de l’imiter, et Warren, par une attention honnête pour les officiers de la marine française qui composaient ce corps, avait mis à sa disposition un nombre de canots suffisant (d’Andigné), mais son chef, le comte de boulange, préféra demeurer à portée de Sombreuil avec les trois cents hommes qui lui restaient. Au total, dix-huit cents royalistes parvinrent à gagner ta flotte. Mais à mesure que les troupes républicaines se rapprochaient, le peu d’ordre qui s était observé jusque-là dans l’embarquement cédait sous la pression irraisonnée des émigrés et des réfugiés entremêlés ; les barques du capitaine Keats, qui dirigeait le sauvetage, étaient littéralement prises d’assaut ; plusieurs coulèrent sous le poids de leur chargement et, pour dégager les autres, les marins anglais durent frapper à coups d’aviron, trancher des poignets, disent des témoins. Ce furent des scènes de cauchemar : clameurs, hurlements, blasphèmes, malédictions, spasmes, bras tordus, corps à corps dans l’eau et sous l’eau, et le hennissement des chevaux cabrés, l’éclatement des obus, les salves d’une mousqueterie implacable jusqu’à prendre pour cible les têtes des nageurs. Les batteries du Lark, la seule corvette anglaise à qui son faible tirant d’eau eut permis d’approcher assez près du rivage et dont les boulets, sur une mer rageuse, s’égaraient parfois dans les rangs des émigrés, ne faisaient qu’irriter les Républicains sans leur causer de préjudice bien sensible. Mais chaque minute qui passait rendait plus critique la position de leurs adversaires : l’incertitude du commandement équivalait à sa démission. Vers neuf heures, le sauve-qui-peut devint général ; la bousculade, les tueries pour monter dans les barques s’exaspérèrent au point de faire craindre aux marins anglais pour leur propre vie. Ils finiront par se tenir à une encablure du rivage et seuls seront recueillis par les chaloupes ceux qui pourront les atteindre à la nage. Damas, Contades, qui ne savent pas nager, Sombreuil, qui veut mourir, se lancent à cheval dans la mer. Le cheval de Sombreuil se cabre, le ramène à terre ; Damas coule avec le sien ; Contades, plus heureux, se dégage et peut saisir la rame que lui tend un nègre pitoyable, le même peut-être qui, la barque archi pleine, repoussera un vieil officier cramponné au bordage et lui offrant, pour quelques heures de vie supplémentaire, sa dernière poignée de louis d’or. Tous, sans doute, chez les émigrés, ne cèdent point à la contagion, mais on les compte, comme ce Senneville, nommé par d’Hervilly gouverneur de Quiberon, qui considère qu’un commandant de place forte a les mêmes devoirs qu’un capitaine de navire et doit quitter son bord le dernier, ou comme l’évêque de Dol, Mgr de Hercé, modèle de résignation chrétienne, répondant à son clergé qui le presse de monter dans une chaloupe : — N’embarrassons point les barques. Dix-sept, sur quarante, des ecclésiastiques entendront, moisson déjà mûre pour le martyre. Dans l’armée même de Hoche, à côté des tape-dur, des hommes à tout faire, rebut des faubourgs de Paris, de Liège et de Bruxelles qui vivent de meurtre et de pillage et dont il est le premier à rougir, il y a, en grande majorité, le vrai soldat de France, le grenadier des chansons de marche, tête légère et bon cœur, sensible à toutes les formes d’héroïsme. C’est de la bouche multipliée de ce soldat que jaillira le cri diversement rapporté, mais identique dans son fond et qui décidera de l’issue des événements : Bas les armes ! Vous serez épargnés ou Rendez-vous, braves Français. Il ne vous sera fait aucun mal. Sombreuil, qui n’a pu mourir et qui n’a pas su organiser la résistance, ne saura pas davantage poser les bases d’une capitulation régulière. Il s’est avancé vers Humbert — et non vers Hoche avec qui les émigrés ont confondu Humbert et que Sombreuil n’a vu qu’ensuite —. Humbert est généreux, irréfléchi, abondant en protestations, mais la vérité transparaît dans le dialogue que le triste Sombreuil échange au retour avec Chalus et qu’il faut bien préférer aux récits de Chaumareix, l’inepte officier du Grand-corps qui — si c’est le même — n'échappera de Quiberon que pour naufrager la Méduse, ou de Berthier du Grandry, âgé alors de quinze ans. Suivi de son hussard allemand, Sombreuil passe au galop devant le front du fort. — Mes amis, jette-t-il aux officiers, sauvez-vous ou mettez bas les armes. Mais lui-même où court-il ? Chalus saute à la bride du cheval et manque d’être écharpé par le hussard qui croit qu’on en veut à la vie de son chef. — Général, crie Chalus, comment l’entendez-vous ? Avez-vous fait des conditions ? Est-ce que les émigrés ne seront pas fusillés ? — Mon ami, répond Sombreuil, nous sommes perdus. Sauvez-vous. C’est à ce moment-là, suivant Chalus, que se placerait sa première tentative de suicide (car, chez Humbert encore, à Auray, il se tirera dans la tête un coup de pistolet), mais on conçoit mal, prenant ce parti désespéré, qu’il ait attendu pour l’exécuter que les colonnes républicaines fussent sur lui, à cent cinquante pas, précise Grandry, au point qu’à la faveur de la trêve tacite qui s’était établie on s'interpellait, on passait d’un rang à l’autre, Rouget de Lisle conciliant et fraternel, Ménage à cheval, la tête bandée, menaçant de tout embrocher comme à Penthièvre si le Lark continuait son feu, Gesril du Papeu, le camarade d’enfance de René à Saint-Malo, d’autres peut-être, Froger de la Clisse, Guerry de Beauregard, se proposant pour aller à la nage le faire cesser. Et l’on entrevoit que, pour tenter une restitution à peu près recevable de Quiberon, il faudrait pouvoir commencer par classer et relier chronométriquement la centaine ou le millier d’épisodes décousus et souvent contradictoires de ce grand film tragique. L'histoire ici, plus que partout, est une question d’heure, de minute, de seconde. Sur l’épilogue du drame au moins, la reddition de Sombreuil à Hoche, la remise de son épée à Tallien après l’avoir baisée, il n’y a que des témoignages concordants. Ensuite ? Ensuite Sombreuil veut se donner l’apaisement que le cri général de l’armée tient lieu de conditions écrites, que les généraux, les représentants, la Convention elle-même et les directoires départementaux, encore tout suants de peur, le ratifieront, et, sincère seulement avec Châlus, il a la faiblesse de se prêter à en persuader les siens... L'Armorique, terre des morts, titre d’un des plus beaux chapitres de l'Histoire des Gaules de Camille Jullian, où sont déduites les raisons mystérieuses pour lesquelles, à une époque malaisée à déterminer, mais assurément très reculée, le Morbihan, considéré comme le rivage le plus proche de l'Annwyn, de l’orbis alius des Celtes, devint une vaste nécropole, le grand champ dolent du monde occidental. Plouharnel, Erdeven, Kerserho, Sainte-Barbe, la lande du Haut-Brambien, Carnac surtout, avec ses deux mille menhirs, débris de la prodigieuse forêt lithique qui le couvrait autrefois, semblent avoir été les principaux centres d’inhumation. Et c’est ce pays encore qui, par trois fois : en 56 avant J.-C., en 1364 et en 1795, servira d’ossuaire à la nation armoricaine, à la fleur de la chevalerie bretonne et aux derniers tenants de la monarchie française. A quelques pas de l’estuaire où la fortune et les vents trahirent la flotte des Venètes, à l’endroit même où Charles de Blois tomba en hoquetant : Haa Domine Deus, sept cent dix émigrés — chiffre le plus bas, fourni par les états officiels de Lemoine — et dix-huit prêtres dont un prélat fusillés et enfouis au lendemain de Quiberon dans les prairies du Loch, sur la garenne de Vannes, à Quiberon même, puis transportés dans la chartreuse d’Auray, huit cents prisonniers morts dans les geôles et les hôpitaux attestent l’espèce de fatalité historique qui continue de peser sur ce coin de terre, immémorialement voué aux dieux infernaux. |