On est assez naturellement enclin à penser et à dire qu'une paix profonde est nécessaire au développement de l'esprit ; que la sécurité dans l'État doit être le préliminaire de la fécondité dans les arts et dans les sciences ; que partout où règnent le tumulte et la guerre les Muses se taisent. Mais les Muses n'ont jamais été plus éloquentes et plus actives que pendant la période agitée de l'administration de Périklès. Les républiques italiennes n'ont pas habitué les poètes, les philosophes, les artistes de la Renaissance, aux loisirs d'une situation calme ; et cela a fait dire aussi que la liberté la plus étendue, dût-elle toucher à la licence, ne comptait pas parmi ses innombrables inconvénients celui d'émousser l'intelligence et de la stériliser. Quoi qu'il en puisse être, le temps des Parthes, si profondément agité, si constamment en ébullition, entraîna les têtes iraniennes avec non moins de passion dans les travaux de l'esprit que dans ceux de la guerre ; assurément les causes étrangères influèrent considérablement sur cette action, mais il est certain qu'elle ne fut ni refusée, ni contrariée, ni paralysée ; au contraire elle fut bien servie. Les expéditions d'Alexandre, mais plus encore ses fondations de villes, de forteresses, de postes, dont une chaine ininterrompue reliait la Méditerranée, c'est-à-dire l'Égypte et la Grèce, aux régions indiennes, activèrent singulièrement un mouvement d'expansion intellectuelle qui existait longtemps avant le fils de Philippe et qui alors atteignit à sa maturité. Les Grecs avaient acquis en fait de virilité philosophique et scientifique tout ce que leur tempérament leur permettait, et d'autre part les Indiens étaient à l'apogée de la renaissance causée par le bouddhisme, renaissance d'une portée extrême, en matière de morale principalement. Il est à croire que déjà les Çramanas avaient pénétré dans le pays de Kaboul et commencé à répandre leurs doctrines jusque dans la Bactriane ; mais lorsque les compagnons d'Alexandre vinrent parler du monde occidental émerveillé de leurs relations avec les gymnosophistes, qu'Alexandre lui-même eut signalé son estime pour Calanus, et que les innombrables colons macédoniens et hellènes se trouvèrent en état d'apprendre d'une manière plus suivie encore ce que les missionnaires indiens enseignaient, tout en leur communiquant à leur sur ce qu'ils savaient eux-mêmes, il est évident qu'il établit deux courants d'idées opérant en sens contraire par des canaux parallèles, et qui transportèrent d'une manière suivie de l'est à l'ouest et de l'ouest à l'est à travers le milieu si intelligent et si compréhensif de l'Aramée, une foule de notions diverses dont les contacts, dont les unions, dont les erreurs, dont les malentendus, ne pouvaient manquer d'exercer une action immense et toute nouvelle sur les sentiments de l'humanité civilisée. Il ne faut pas juger des aptitudes des populations antiques ni même des populations orientales contemporaines d'après celles des Européens. Des garnisons anglaises ou françaises peuvent habiter un pays étranger pendant des siècles sans que leurs rapprochements avec les indigènes produisent nécessairement aucun résultat intellectuel. Nos officiers et nos soldats ne feront connaître Descartes ou Bacon ni aux Algériens ni aux Bengalis, et la raison en est que nos races étant pratiques, comme on dit, mais en général peu occupées d'idées, ne sauraient transmettre ce qu'elles ignorent et ne possèdent pas. Mais les compatriotes de ces soldats athéniens, qui, mendiants en Sicile, gagnaient leur vie en chantant Sophocle, avaient quelque chose à dire aux disciples des Çramanas, qui avaient beaucoup à leur demander. J'ai déjà expliqué comment la langue grecque avait pu se répandre et devenir d'un usage si général dans toute l'Asie antérieure. Sous les rois parthes, on la parlait non-seulement dans toutes les colonies de l'empire, mais encore assez communément parmi les populations indigènes ; les inscriptions des Grands Rois s'accompagnent d'une version dans cet idiome au fond de la Perside et dans la Médie, et la preuve qu'il en était de même dans la Bactriane et dans l'Inde, c'est que les médailles des souverains de ces contrées eurent des légendes purement helléniques jusqu'à Agathoklès, en 190 avant notre ère, c'est-à-dire cent trente-trois ans après la mort d'Alexandre ; des légendes grecques sous des rois scythes jusqu'à l'an 100 après Jésus- Christ ; des légendes grecques et barbares simultanément depuis Agathoklès, Pantaléon, Eukratde, Antimaque, Philoxène, Archélios, Antalcide, Lysias, Amyntas, Ménandre, Apollodote, Agathoklée, Hermée, qui se donnaient pour Grecs d'origine, jusqu'aux rois scythes Azès, Azilises et Kadphises, c'est-à-dire, encore une fois, jusqu'à la fin du cinquième siècle de notre ère. Ainsi, quatre cent vingt-trois ans après Alexandre, les souverains complètement étrangers à l'Hellade, venant du nord, et à coup sûr n'attachant aucune valeur officielle au maintien de la langue grecque, se croyaient cependant obligés d'en conserver l'usage sur leurs monnaies, timbrées d'ailleurs d'insignes très-différents de ceux qui ornaient les médailles de leurs prédécesseurs. Je ne crois pas qu'il soit téméraire d'induire d'un tel fait que le grec était devenu dans le nord de l'Iran, c'est-à-dire dans les montagnes de l'Elbourz, la Bactriane, la Sogdiane, et dans le pays de Kaboul et dans l'Inde, à peu près ce qu'est aujourd'hui l'hindoustani dans le sud de la grande péninsule ; et comme l'Elbourz, que les annalistes orientaux nous ont déjà dit avoir été peuplé de Grecs à cette époque, touchait à la Médie, où nous avons trouvé pour la période qui nous occupe l'usage des inscriptions bilingues jusqu'au temps des Sassanides, il n'y a pas de doute possible qu'un véhicule puissant de communication existait dans tout le Pays pur pour les idées en circulation, que le grec était ce véhicule, et qu'il resta longtemps à la disposition de ceux qui voulurent l'employer. Mais si l'on tient à apprécier avec exactitude ce à quoi il servit, il ne faut pas ici d'exagération. Les admirateurs exclusifs de l'hellénisme se sont empressés de s'écrier que la civilisation de l'Inde avait été créée à la suite de l'expédition d'Alexandre ; qu'avant cette époque on ne possédait pas l'écriture ni dans l'est de la Perse ni dans l'Inde même ; que tout s'y apprenait et s'y retenait par cœur et était transmis par voie orale, et qu'en prenant les unes après les autres les connaissances indigènes, on y apercevait la marque de l'origine hellénique. Rien n'est moins exact. Un peuple ne reçoit, intellectuellement parlant que dans la mesure où il donne lui-même. S'il ne possède pas, il n'acquiert pas, par la simple raison qu'il ne comprend pas. Les mémoires dans lesquelles il n'y a rien d'écrit se conservent bien, et si la Bactriane et l'Inde n'avaient pas eu un développement scientifique sérieux, solide, considérable, et leur appartenant en propre, le grec n'aurait pas vécu là pendant quatre cents ans au moins. Ce qu'on doit dire de la nature bien locale des alphabets de l'Inde et de la Bactriane conduit naturellement à accorder aux peuples de ces régions une civilisation très-relevée. Aussi les arts apportés par les colons grecs y trouvèrent-ils des intelligences fort aptes à les goûter, et on en a la preuve de trois manières également concluantes : par les témoignages historiques écrits, par les pierres gravées, par les médailles. Nous avons déjà eu l'occasion de citer les auteurs grecs et iraniens qui garantissent qu'à l'époque d'Alexandre et sous les premiers Séleucides cette contrée, peu soumise a l'administration des Grands Rois et gouvernée au moyen d'institutions libres par les différentes classes de sa population, était extrêmement florissante. Elle produisait beaucoup. L'agriculture y était développée et le travail des mines fructueux. On y recueillait de l'or. Un commerce de transit considérable y était établi entre l'Inde et le pays de la Caspienne et de la mer Noire. On y recevait les marchandises de la Chine par l'intermédiaire des villes scythes, dont nous avons vu également qu'il ne fallait pas autant rabaisser la valeur que les écrivains classiques se sont plu à le faire. Après que les colons grecs eurent communiqué leurs arts aux indigènes, le pays resta, comme sans doute il l'était auparavant, le centre des fabriques de soie et de vases précieux, d'argent et d'or, fort estimés à l'étranger. Les pèlerins chinois ont eu occasion de remarquer et de vanter ces produits. Le style des médailles se conserva d'une grande beauté et tout à fait fidèle au goût hellénique plus bas que le second siècle. après Alexandre. Ensuite, et sous les rois scythes jusqu'au temps des Kadphises, parut un style nouveau assez comparable à celui de nos propres monnaies au moyen âge, dans lequel les figures ne manquent ni d'animation ni d'aisance. Elles sont supérieures aux effigies des pièces Parthes qui succédèrent à celles de Mithridate Ier, quoique exécutées d'après les mêmes moyens ; mais c'est surtout dans le travail des pierres gravées que cette continuité et plus tard les déviations de l'idée artistique se montrent d'une façon tout à fait frappante. Les pierres gravées prises dans leur ensemble constituent le moyen le plus sûr et le plus puissant de se rendre compte de l'histoire de l'art en Asie. D'abord, par leur petit volume, elles ont échappé en grand nombre à toutes les destructions, leur matière les mettant à l'abri, et comme elles ont été en usage depuis un temps immémorial, elles présentent une série de témoignages non interrompus et tout à fait irréfragables. Depuis l'époque de Cyrus au moins, sinon antérieurement, on peut tracer pour ainsi dire siècle par siècle le goût du temps, le progrès, la langueur, la décadence, la transformation des idées, la nature des influences qui ont amené les changements et la mesure d'après laquelle ces changements se sont faits ; et comme le style d'un monument grand comme l'ongle est identiquement le même que celui d'un bas-relief de trente pieds de long, on n'a pas besoin, au point de vue de la critique, de déplorer la perte de tant d'œuvres plus considérables qui, par cette raison même, ont disparu, ne laissant pour les représenter que de rares débris disjoints. Frappé par l'évidence de pareilles vérités, je me suis attaché pendant de longues années à recueillir et à coordonner un grand nombre d'intailles. J'en ai beaucoup vu ; j'ai choisi ce qui me paraissait digne de tenir place dans des séries historiques, et c'est ainsi que j'ai pu former une collection qui m'a aidé plusieurs fois déjà et m'aide en ce moment surtout à jeter une lumière utile au milieu des annales iraniennes. J'ai des pierres qui viennent du Kaboul, d'autres de Kandahar, de Merv, du nord des provinces caspiennes, du Fars et de la Susiane, aussi bien que de l'Aragh et de la Mésopotamie. Je ne parle ici que de celles qui appartiennent à la période arsacide, et j'y observe que pendant ce laps de cinq cents ans qui touche à l'époque florissante de l'art grec et plonge dans les temps romains, on trouve tout ce qu'il faut pour expliquer et démontrer la vive pénétration des idées étrangères au sein de l'Iran, leur fermentation rapide, leur reproduction, leur propagation. Tracées sur améthyste, grenat, sardoine, onyx, cornaline, jaspe et toutes les espèces d'agate, les intailles sont d'abord purement grecques quant au style, pas toujours quant aux sujets. Je possède un nicolo de travail d'ailleurs médiocre, où l'on voit un personnage coiffé du bonnet parthe triangulaire et qui poignarde un démon. La légende est grecque. A côté, un onyx montre un éléphant d'un dessin très-pur, mais avec une légende indigène. La première de ces intailles vient des environs d'Astérahad, sur la Caspienne ; l'autre est de Kandahar. Deux grenats offrent chacun une tête royale coiffée à la façon iranienne : sur l'un on lit en caractères indigènes : Dyoudat tadaro ; sur l'autre, au moyen des mêmes lettres : Manoudvou tadaro : Déodote le sauveur et Ménandre le sauveur. Ce sont, je crois, les seules pierres gravées connues portant les effigies des deux rois bactriens. Des divinités helléniques, surtout des Minerves casquées, sont fournies par la montagne de Rey. Il n'y a rien à objecter contre le goût de ces productions. Elles sont purement grecques. Mais bientôt le mérite du travail s'altère. Cependant les sujets helléniques persistent à hanter l'imagination des artistes. Un jaspe me donne l'Amour monté sur un lion d'une monnaie d'Alexandre. C'est mal fait, mais la copie est évidente. Les figures de dieux étrangers se maintiennent sous une main barbare, puis apparaissent des pierres romaines d'une magnifique exécution. A Ecbatane j'en ai trouvé une de ce genre représentant un berger et une chèvre sous un saule, sujet souvent répété. Je n'oserais affirmer que cette intaille ait été faite en Médie ; il me parait plus probable qu'on l'y apporta des ateliers italiens ; du reste elle fut promptement imitée, et le style auquel elle appartenait devenant à la mode, un grand nombre de productions du même genre ont été exécutées dans l'Iran. Le goût romain une fois adopté parait s'être disputé la faveur publique avec la tradition grecque, devenus barbare. On voit la marque de cette lutte sur les monnaies et principalement sur les bronzes de la seconde dynastie arsacide, de manière à fixer très-exactement l'âge des intailles, et naturellement à mesure que le goût romain lui-même, qui n'était ni pur ni très-savant, arriva à se corrompre dans sa source, les imitations arsacides s'en ressentirent et reflétèrent cette décadence. Il est à remarquer, et c'est ce qui nous intéresse particulièrement ici comme preuve du grand conflit d'idées qui régnait alors dans l'Iran, que ces emprunts à l'art occidental ne régnèrent jamais seuls. L'inspiration fournie par le génie grec, bien autrement puissant, n'avait d'ailleurs pu faire disparaître la tradition asiatique ; celle-ci se maintint à côté des œuvres inspirées par les artistes du monde occidental. On trouve sous les Parthes des cylindres travaillés d'après les procédés anciens de Ninive et de Babylone, et représentant les formes consacrées par les anciens cultes absolument comme on les avait vues sous les Achéménides, et de plus on a, venant du Kohistan de Rey, c'est-à-dire de la Parthyène même, un grand nombre de pierres, principalement des sardoines, qui ne reproduisent ni le style grec, ni le style romain, ni l'ancien style d'Assyrie, mais qui, contemporaines de tous ces styles, sont franchement barbares, tout en montrant l'emploi d'un outillage et de moyens techniques pareils à ceux des pierres travaillées sous l'inspiration romaine. Pendant cette période entière, les sujets représentés sur les intailles, quel que soit d'ailleurs lieur style, appartiennent également à des ordres d'idées fort divers. Il y a beaucoup de têtes royales, la plupart sans inscriptions ; des sujets talismaniques en plus grand nombre encore, tels que dyws dansants (cette catégorie est extrêmement abondante), des oiseaux, des coqs, des poissons, surtout parmi les sardoines de la Parthyène ; des cavaliers armés et combattant contre des lions, des bœufs bossus du Seystan, comme sur les monnaies des Kadphises, des dragons ; on trouve des intailles représentant des monstres astrologiques avec les légendes tantôt grecques, tantôt indigènes ; enfin, c'est sur des pierres parfiles que se rencontrent pour la première fois les aigles à deux têtes qui ont fait une si grande fortune dans l'héraldique. Je possède une agate blanche et jaune qui représente l'oiseau impérial avec ses deux ailes déployées comme dans l'écusson des Césars d'Occident ; les deux têtes, l'une tournée à droite, l'autre à gauche, posées sur deux cous très-longs, les serres tenant chacun un lièvre, et aux côtés de la pierre deux bustes royaux. Cette œuvre appartient par sa facture à l'époque des derniers Vologèse. Ainsi la glyptique arsacide est la preuve d'un grand mouvement dans les idées artistiques de l'empire et d'une grande abondance d'idées symboliques correspondant nécessairement à une diffusion de doctrines fort multiples. Les Iraniens, pareils en ceci à leurs parents scandinaves et germains, n'ont pas eu d'invention spontanée en manière d'art. Ni sous les Achéménides, ni sous les fils d'Arsace, ni plus tard sous les Sassanides, ni même aux époques musulmanes, la Perse n'a possédé un style qui fût originairement à elle ; mais elle a très-bien su s'emparer du goût assyrien, du goût indien, du goût grec ou romain, et donner à ces emprunts un caractère à elle propre. C'est ce qui a constitué son originalité. Les Grecs de même n'avaient rien inventé a priori ; les Assyriens leur avaient fourni la matière première de leurs conceptions. Ils en firent graduellement ce que les premiers auteurs de l'idée n'avaient jamais su en faire, et à un degré très-inférieur assurément, mais cependant remarquable encore et élevé ; les Perses opérèrent de la même façon que les Grecs, comme les descendants des Scandinaves et des Germains surent tirer de l'imitation romaine et byzantine les merveilles du moyen âge. L'état assez barbare des dernières monnaies arsacides pourrait facilement tromper sur la situation où en étaient les arts aux derniers temps de la dynastie. Ces monnaies sont en effet grossières et tellement mal exécutées, qu'à peine les têtes royales dont elles sont timbrées ont-elles forme humaine. On aurait tort d'en conclure que le goût et l'habileté générale avaient décliné. D'abord le contraire se démontre par l'existence des bronzes de Khosroès, qui est de 108 à 120 de notre ère, et assez voisine de la chute de la dynastie, arrivée en 227 environ. Ces médailles sont d'un goût romain excellent, et se placent pourtant entre celles de Pacore, qui valent beaucoup moins, et celles de Vologèse II, qui sont détestables. Il n'y a pas d'autre conclusion à tirer d'un pareil fait que celle-ci : les ateliers monétaires du gouvernement n'employaient pas de bon artistes ; les coins y étaient gravés à la hâte sans aucun soin, et c'est ailleurs qu'il faut chercher les productions vraiment caractéristiques du temps ; en effet, on trouve à cette époque d'assez belles œuvres, et le style employé sous les Sassanides y préparait déjà. Je signalerai sur ce point deux grandes cornalines de ma collection, dont le travail, à la vérité barbare, mais plein de vie et d'originalité, reproduit d'une manière saisissante une physionomie très-germanique et une tête sémitique exécutées l'une et l'autre avec la plus extrême vérité. J'ai publié déjà ces deux pierres, dont le mérite, à plusieurs points de vue, est considérable[1]. Les Parthes, si occupés comme on le voit, des arts du dessin, ne pouvaient manquer d'avoir pour la sculpture une passion aussi vive que pour la glyptique. On trouve à Banian et dans d'autres lieux du nord-est des marques de leur goût dans ce genre ou du moins du goût de leurs alliés et contemporains. Il est à regretter que les ruines d'Abeste ou Bost dans le Seystan n'aient jamais été visitées, car le prétendu voyage du colonel Ferrier n'est qu'une fable. Lorsqu'un observateur exact pourra parvenir jusque-là, il est probable qu'il trouvera dans les décombres des fragments précieux qui jetteront beaucoup de lumière sur l'art des Arsacides et confirmeront le témoignage des intailles. Les découvertes faites dans les topes de la Bactriane ont également déjà beaucoup produit dans ce genre et fait connaître des vases de métal, des lampes et d'autres objets appartenant aux cultes bouddhique ou sivaïque importés de l'Inde ; ce qui est plus singulier et d'une portée fort grande, c'est le fait que je vais rapporter. Je possède une figurine de bronze de cinq pouces de hauteur, représentant un personnage à genoux qui soutient entre ses bras une conque destinée à contenir de menus objets. Le costume du personnage, de goût indien, ressemble à l'attirail des derniers Vologèse, et la coiffure est la même. Ce petit monument, témoignage matériel de l'introduction en Perse des idées de la péninsule, vient des environs du lac d'Ourmyah, où il a été trouvé en 1866 dans les ruines d'un ancien temple. Ainsi des œuvres indiennes ou du moins d'inspiration indienne ont pénétré sous les Arsacides jusqu'aux limites des provinces arméniennes. Je ne connais dans la Perse centrale ni bas-reliefs ni statues que l'on puisse restituer sûrement à l'époque parthe, et bien que les poètes parlent souvent de pareils monuments pour un temps antérieur à l'islam et que les géographes et surtout les magiciens en mentionnent plusieurs dans leurs ouvrages, rien ne dit qu'il faille les reporter au temps des Arsacides plutôt qu'à celui des Sassanides. Mais cette lacune importe peu, puisque nous voyons ici l'Iran oriental plein de monuments figurés transmis même jusqu'à la Chaldée, et que les auteurs arméniens nous donnant pour leur pays les renseignements précis qui manquent pour le centre de l'empire, il n'y a nulle témérité à conclure que cette région n'était pas moins riche en œuvres de la sculpture qu'elle ne l'était en œuvres de la glyptique, se trouvant serrée entre la Bactriane et l'Arménie, où on en possédait en égale abondance. En effet, pour cette dernière contrée, Moïse de Khoren nous montre dans les trois grandes villes d'Armavir, d'Ani, d'Ajdishad, des statues de Jupiter, de Diane, de Minerve, d'Apollon, de Vulcain, d'Hercule, apportées là par Ardashès, le premier Arsacide maître du pays, et qu'il estimait comme autant de trophées de ses victoires. Les deux dernières de ces statues étaient des œuvres de Scyllis de Dipœne de Crète. Au temps d'Auguste, Abgar, l'Arsacide d'Édesse, avait enrichi sa résidence de somptueux monuments, ce qui le fit même passer, quoique à tort, pour en avoir été le fondateur. Les statues et les bas-reliefs ne devaient pas manquer dans cette profusion de magnificence ; on voit du reste que le goût des arts existait à un haut degré chez les princes si intelligents de l'Adiabène, puisque la reine Hélène fit exécuter à Jérusalem des constructions considérables, palais et tombeaux, dont la beauté frappa Pausanias à tel point qu'il put admettre une comparaison entre les sépulcres royaux des rois d'Édesse dans la ville juive et le fameux mausolée d'Halicarnasse. Mais le témoignage le plus certain et le plus frappant du goût extrême des Arsacides d'Arménie pour les arts se trouve dans ce qui est rapporté à propos d'Érovant, qui règne vers l'an 72 de notre ère, au plus fort de ce que l'on considère généralement comme un âge de décadence, d'après le seul témoignage très-insuffisant des médailles, comme je l'ai déjà fait remarquer. Érovant, eut successivement trois capitales : d'abord Armavir située à l'ouest d'Artaxate, sur les bords de l'Artaxe, qu'il abandonna bientôt pour fonder plus a t'ouest, sur la rive méridionale du même fleuve, Érovantoshad, où il fit transporter, nous dit Moïse de Khoren une immense quantité de statues et d'œuvres d'art trouvées dans les différentes cités de l'Arménie. Puis il exécuta bientôt la même chose pour une autre ville qu'il nomma Érovantagerd et qu'il mit à peu de distance de la première ; enfin il eut encore une dernière résidence, et celle-ci porta le nom de Pagaran ou lieu orné de statues, à cause du nombre considérable de ces objets d'art qui y furent réunis. Il est donc bien établi que pendant toute la période arsacide le goût des arts se maintint fort vif chez les princes et au sein des populations avec la plus extrême variété dans ses façons de se produire, s'adressant au goût grec, romain, assyrien, indien, barbare, donnant naissance à des œuvres mixtes, déployant une activité, une fécondité, qui prouvaient, soit dit en passant, que le pays était riche, puisqu'il pouvait soutenir, encourager, payer tant de travaux divers et toujours dispendieux, sans être absolument indispensables. Il y avait donc un grand luxe. L'architecture nous le montre encore. Isidore de Charax cite dans ses Mansions parthes un grand nombre de localités où les rois possédaient des palais et des parcs, autrement dit des paradis, à la façon des Achéménides. Ils organisaient des chasses conduites avec magnificence. D'ailleurs si les dynastes d'Arménie, comme on vient de le voir tout à l'heure, furent de zélés fondateurs de villes, leurs suzerains de l'Iran ne leur cédèrent en rien sous ce rapport. Hécatompylos devint une capitale immense ; Rhagès prit des proportions qu'elle n'avait jamais eues, et Ctésiphon atteignit, si elle ne le dépassa pas, le rang des plus somptueuses cités connues alors dans le monde. Ce que les rois exécutaient sur la plus vaste échelle, parce qu'ils disposaient en somme de plus de ressources, leurs feudataires, les arrière-vassaux et même la classe toute-puissante des azadehs ou hommes libres, ou sewars, chevaliers, le faisaient également, et le nombre des châteaux bien construits et bien fortifiés était extrêmement considérable. Il n'y a pas de forme de gouvernement plus favorable à l'architecture que la féodalité, qui bâtit des citadelles pour sa sûreté en ce monde et des temples pour sa bienvenue en l'autre, et des marchés, et des portiques, et des bâtiments publics pour sa gloire. Les costumes étaient brillants soit dans la guerre, soit dans la paix, et les médailles et les intailles permettent de s'en faire l'idée la plus exacte. J'ai déjà parlé, à propos de l'équipement militaire, de l'armure écailleuse, qui ressemblait tant à la chemise de mailles du moyen âge ou haubert. Ce vêtement tombait un peu au-dessous du genou et recouvrait des chausses attachées avec des bandelettes croisées ou laissées larges jusque sur les brodequins ou les souliers lacés sur le cou-de-pied ; à la ceinture pendait le couteau droit tranchant des deux côtés, appelé aujourd'hui gama. Quelquefois la coiffure est un casque rond qui ressemble à l'armet actuel des Circassiens et des Kurdes. Il est aussi sans visière. Le plus souvent, le chevalier parthe est coiffé de la cassis macédonienne, inconnue sur les monuments iraniens avant le temps d'Alexandre, et dont l'usage se maintint sans doute comme particulièrement militaire et rappelant les souvenirs les plus flatteurs aux descendants, aux amis, aux compatriotes es épigones et des gardes persans du Macédonien. D'ailleurs les Dioscures portaient aussi cette cassie. Plusieurs rois bactriens l'ont également sur leurs médailles, et on la voit sur les belles monnaies de feudataires arsacides que M. le duc de Luynes avait attribuées à tort à des satrapes de l'époque achéménide. Elle ne se montre jamais en Asie avant le temps d'Alexandre, qui l'avait apportée de sa patrie, et c'est pourquoi les cylindres et les pierres gravées sur lesquelles on la trouve très-fréquemment en concurrence avec des légendes cunéiformes, ne sauraient appartenir qu'à la période arsacide et non pas, ainsi qu'on l'a prétendu, aux temps babyloniens ou ninivites. C'était un chapeau de feutre à grands bords, à fond bombé, un peu pointu, terminé souvent par un large bouton plat. Vers la fin des règnes arsacides, une autre coiffure très-remarquable également se présente encore. C'est l'accompagnement d'un costume civil. Une toque à dessus plat, un peu haute de forme, bordée d'un galon d'or ou d'argent ou peut-être même d'orfèvrerie, et sur le devant un médaillon large servant d'agrafe à deux longues plumes flottant en arrière, tout à fait dans le goût du seizième siècle ; plusieurs intailles donnent ce modèle curieux. Il semble que la toque ait été en étoffe, probablement en soie. Pour les Grands Rois et même pour les princes, la tiare ronde, divisée en quatre compartiments par deux galons entrecroisés, bordée d'or et semée de pierres précieuses, se trouve sur une quantité de médailles et d'intailles. La coupe de la chevelure a beaucoup varié. Le second Arsacide, Tiridate, porte les cheveux courts à la grecque et frisés. Sur certaines monnaies de princes secondaires, les cheveux sont taillés d'après la mode de notre quinzième siècle et tombent sur les oreilles. Cela dura assez longtemps, et Pacore est ainsi sur ses médailles. Mais en même temps et bien avant ce roi, on voit des coiffures savamment élaborées, étagées en boudins comme des perruques à marteaux et des barbes frisées ; ailleurs il n'y a pas de barbe, mais la moustache allongée et redressée. Sous les Vologèse arrivent les coiffures indiennes, très-compliquées de tresses et de boucles, et montant haut ; alors la barbe est annelée. Les tuniques semblent avoir été de soie, peut-être de laine brochée et brodée de toute sorte de couleurs et de fils d'or et d'argent. La passementerie y abonde. Il y en a autour du cou, autour des manches, sur les bords du vêtement. Des colliers à profusion et des bracelets aux poignets et au-dessus des coudes sont indispensables. Les fourrures précieuses sont d'un emploi constant et très-dispendieux. Les bottines sont en cuir ouvré. J'ai dit tout à l'heure que dans le costume militaire l'arme portée au côté était le gama ; on voit aussi sur des monnaies des Kadphises l'épée longue et droite, la véritable épée chevaleresque. Du reste, comme aux temps anciens de l'Iran, l'arme favorite et noble par excellence, celle qui figure sur les monnaies, c'est toujours l'arc. Les costumes féminins ne sont pas moins brillants et magnifiques que ceux des hommes. Les coiffures étaient aussi très-variées, les intailles en font fiii, et les dames non moins curieuses de se parer que le pouvaient être leurs époux, ce qui n'a rien que de très-naturel. Des médailles de Phraate IV montrent la tête de la reine Mousa chargée d'un véritable édifice de cheveux ; rien n'est plus compliqué ni plus savant. D'autres princesses arsacides ont sur les monnaies des échafaudages très-ingénieux. Il est à croire que le succès de ces inventions asiatiques fut incontesté, car on les imita à Rome, et les impératrices se piquèrent d'être coiffées comme des dames parthes. Mais le goût était variable, et, vers le règne de Trajan, on fit aux statues des coiffures mobiles, afin de ne pas rester en arrière des progrès du temps. Une intaille me donne l'image d'une reine dont les cheveux sont lissés tout plats et seulement partagés en trois grosses tresses entremêlées de rubans et finissant par des nœuds ; le tout surmonté d'un diadème. Les corsages de robes étaient plats, les manches dans le même goût. Je me suis étendu un peu sur les ajustements des hommes et des femmes, parce qu'on verra tout à l'heure que c'était chose importante, et l'attention qu'on y portait fournit un trait de caractère, à ce qu'il parait, très-remarquable chez les Parthes. Leurs ennemis indigènes le leur reprochèrent avec emportement quand vint l'heure de rendre des comptes et que les vainqueurs osèrent se scandaliser du luxe des vaincus. Il est temps d'arriver à l'histoire intellectuelle. Nous avons vu la langue grecque devenue d'un emploi général depuis l'Euphrate jusqu'à l'Indus, jusqu'à l'Oxus, et nous avons dit qu'au premier siècle de notre ère on l'employait encore sur les médailles indiennes aussi bien que plus tard sur les monnaies des Grands Rois de l'Iran. Nous savons qu'elle était parlée pendant toute cette période dans les anciennes colonies macédoniennes ; elle devait nécessairement être à l'usage de beaucoup d'indigènes également, et pour tout le monde elle représentait ce que le latin fut pour nous pendant toute la durée du moyen âge. Cependant elle n'absorba pas toutes les manifestations de la pensée locale, et la preuve évidente en est donnée par la variété des alphabets indigènes. De même que dans l'ouest, dans l'Asie Mineure, le lycien garda ses lettres nationales et probablement le cypriote également et d'autres idiomes encore, de même on continua dans l'est à se servir de l'ancien catalogue de caractères indiens, des lettres particulières au Kaboul, d'une autre variété qui existait dans l'Artakène ; puis enfin, au centre et à l'ouest de l'empire, des différentes espèces de lettres pehlvies. Le grand nombre des alphabets qui nous sont connus témoigne qu'il doit en avoir existé plusieurs autres dont nous ne avons rien. Or un alphabet n'existe pas sans une littérature à laquelle il s'applique, et puisque à côté de la monnaie courante et d'usage général sur laquelle on gravait les légendes grecques, tous les fiefs particuliers en possédaient encore une autre dont les symboles et les exergues étaient iraniens, il est évident que chacun de ces fiefs était accoutumé à son écriture spéciale par des lectures qui ne pouvaient avoir pour objet que des livres appartenant au pays. On se rend compte jusqu'à un certain point de ce qu'étaient ces littératures indigènes. Il y avait d'abord les ouvrages religieux, sur lesquels je reviendrai tout à l'heure et dont l'existence est attestée par les historiens, qui assurent qu'Alexandre les détruisit tous. Ensuite les annales historiques étaient nombreuses dans l'Iran. L'Avesta nous en a conservé quelques fragments précieux et le Déçatyr également. On sait encore par le livre d'Esther que l'usage était d'écrire jour par jour les actes de chaque règne, et Alexandre avait conservé cette institution de ses prédécesseurs ; c'est ce que les Grecs nomment le Journal de la cour , dont il est surtout question aux derniers moments du roi. On doit y voir la continuation des mémoires dressés sous ses prédécesseurs, et qui sans doute étaient l'œuvre des historiographes officiels, par conséquent composés en langue perse, car l'étiquette ne change jamais ses allures. Aujourd'hui, du reste, le roi Nasr-Eddyn-Shah a son journal tenu comme le roi Assuérus. On a eu également la preuve que des notices particulières relatives à la vie et plus particulièrement aux campagnes d'Alexandre avaient été rédigées par des guerriers du pays enrôlés sous Héphestion, sous Perdikkas, sous Antigone, et que ces écrivains militaires, Bactriens ou Iraniens des provinces du centre, s'étaient acquis une grande et durable popularité, puisque à une époque nécessairement très-éloignée d'eux, Abou-Taher de Tarse avait pu retrouver et compiler les restes de leurs écrits. Voilà à peu près ce qu'il nous est permis d'apercevoir de la vie littéraire chez les Parthes au point de vue purement local. On possède un fait très-frappant sur ce qu'était la littérature grecque chez les Arsacides. Au moment où l'officier qui apportait à Orode la tête de Crassus, gage sanglant de la victoire remportée sur les Romains, arriva à la cour, le Grand Roi était au théâtre, et l'on donnait les Bacchantes d'Euripide. L'acteur chargé du principal rôle fit rouler sur la scène la tête du général vaincu. En faisant abstraction de ce mouvement dramatique nécessairement plus tragique et d'un effet bien autrement terrible que la pièce elle-même, il est évident que l'assistance devait avoir au moins une connaissance générale des auteurs d'Athènes, pour qu'on pût lui présenter un plaisir aussi raffiné que les pièces d'Euripide. Du reste il y avait des centres d'étude partout. Je n'oserais affirmer que les écoles savantes de Poumbedita et de Bouchyr, dont j'ai parlé dans un autre ouvrage[2], existassent déjà ; mais Nisibe, Nehardée et Édesse comptaient de nombreux étudiants et par conséquent de nombreux docteurs. D'autre part, et c'est ce dont il convient de parler maintenant, les philosophes de l'Inde, que les auteurs grecs et les écrivains compilés par Abou-Taher remarquent également et sur lesquels ils entrent dans de grands détails avaient pénétré avant l'époque d'Alexandre dans les provinces du nord-est et y avaient porté et répandu les doctrines bouddhiques en même temps que le culte de Siva. On a reconnu avec raison dans le texte de Ferdousy, parlant de la prise de Balkh par Afrasyab, au temps de Lohrasp, la description d'un monastère bouddhique ou vihara, dont le nom est conservé par le poète sous la forme à peine altérée behar. Sans prétendre faire remonter l'apparition de la doctrine de Sakyamouni dans ces régions à une époque aussi lointaine que celle du père de Darius Ier, il est difficile de ne pas admettre que l'évènement avait eu lieu bien avant l'époque arsacide, et par conséquent les Parthes n'eurent qu'à en laisser développer ses conséquences. Les monnaies indo-scythiques montrent que des dynasties du Kaboul et de l'Inde furent gagnées à la foi des sivaïtes, et on a prétendu induire de la façon dont certaines têtes royales sont coiffées sur les monnaies des Vologèse, que ces derniers eux-mêmes avaient été convertis à la doctrine du Bouddha. Je n'y vois rien d'impossible ; cependant les preuves ne me paraissent pas suffisantes. Ce qui est plus certain, c'est que le gymnosophiste venu à Rome au temps d'Auguste n'était autre qu'un missionnaire. bouddhiste, et puisque cet apôtre s'avança si loin dans l'ouest, on doit supposer que ses émules parcouraient depuis longtemps d'un pied très-libre l'Iran arsacide tout entier, prêchant la pauvreté volontaire, l'étouffement des passions, le renoncement aux plaisirs et la pensée unique de la vie future. Ces hommes jouissaient d'un rare degré de considération et de respect auprès de beaucoup de gens, car on traduisit d'après eux les ouvrages indiens de Kalila et Dimna, autrement dit l'Hitopadésa, le Livre de Sindbad, qui, de l'avis des auteurs asiatiques, était un composé de maximes morales ; ceux de Merouk, de Yousnas, de Shymas, dont le caractère parait avoir été essentiellement didactique et éthique. Il y a une marque très-évidente de la grande autorité acquise par le bouddhisme dans toute l'Asie au premier et même au second siècle de notre ère dans la Vie d'Apollonius de Tyane, telle que l'a conçue et présentée Philostrate. Ce sophiste, qui vivait sous Septime Sévère et qui a écrit la vie de son héros pour l'impératrice Julia Domna, peut eut avoir ignoré beaucoup de circonstances vraies de l'existence d'Apollonius, en avoir imaginé d'autres, avoir manqué de critique et de bon sens dans la plus large mesure ; il ne saurait toutefois avoir complètement inventé ce qu'il rapporte d'un personnage alors si célèbre, si vénéré, ni surtout lui avoir prêté des doctrines que celui-ci n'aurait pas été universellement connu pour avoir professées. En considérant le désordre des récits de Philostrate, on a toute raison de ne pas s'y attacher pour les faits historiques, et il ne serait pas prudent de se fier à ce qu'il raconte du roi parthe Bardane. Maïs on doit se montrer moins circonspect pour ce qui a trait aux opinions d'Apollonius, puisque c'est par l'intérêt qu'inspiraient les enseignements du sage divinisé, enseignements goûtés de tant de monde, que Philostrate a été induit à écrire son ouvrage, et voici dans quel ordre d'idées on se plaçait à l'égard du prophète dont les Antonins avaient jugé l'image digne de figurer dans leur laraire à côté de celle du Christ. C'était un dieu incarné, dieu aux mille formes, comme le Bouddha. On avait cru en trouver l'idée première dans Protée l'Égyptien. Sa naissance avait été annoncée à sa mère dans des visions à physionomie tout indienne. Il n'en était pas à sa première apparition sur la terre ; avant d'être Apollonius il avait vécu comme pilote. Il savait tout de naissance, parlait toutes les langues, comprenait les animaux de chaque espèce, et sa mémoire était infinie, toujours comme celle de Sakyamouni. Il s'était voué d'abord a la vie ascétique, ne mangeait rien qui eût eu vie, et ne se souillait pas en consentant à porter des vêtements de laine ou de peau. Rompu aux plus rudes austérités, maigre et décharné comme les çramanas, laissa croître et flotter ses cheveux à leur mode, il voyagea, comme ils en avaient l'usage, et voulut connaître les opinions des différents sacerdoces, non pas tant pour s'en éclairer que pour les réfuter ou les compléter. C'est ainsi qu'il déclara que les mages de l'Iran savaient beaucoup, mais non pas tout ce qu'il fallait savoir. A Ninive, il vit une statue représentant une femme vêtue à la façon des barbares, ayant deux petites cornes sur le front, et que le biographe juge avoir été Io, fille d'Inachus. on a trouvé cette représentation dans les ruines de Koujoundjyk et de Khorsabad, et je possède moi-même un bronze de deux pouces de hauteur, carré, assez épais, qui porte cette figuration, à laquelle il serait, je crois, exact de donner le nom d'Anaytis. Ce qu'Apollonius jugea surtout nécessaire, ce fut d'aller s'éclairer directement à la source de la science, auprès des hommes qui la possédaient complète suivant lui, et ces hommes c'étaient les sages de l'Inde. Il se fit pèlerin et devança le pieux moine bouddhiste de la Chine Hiouen-tsang. Comme lui il fit naître partout la vénération pour ses vertus, l'étonnement pour ses connaissances ; comme lui il disputa contre les docteurs, et comme lui encore remporta partout la victoire. Quand il fut arrivé au fond des bois et des montagnes où résidaient les sages, il les vit, à l'heure de l'oraison, s'élever et planer dans l'air, ce qui constitue un des phénomènes les plus ordinaires de la sainteté bouddhiste, et il apprit des solitaires qu'ils se considéraient comme des dieux, parce qu'ils étaient vertueux, c'est-à-dire parce qu'ils avaient franchi tous les degrés du renoncement. Il ne se peut rien concevoir de plus conforme à l'idéal d'un vihara, ou couvent de la Loi que le tableau tracé par Philostrate de la demeure des maîtres sublimes de la science. Les rois sont à leurs pieds ; on les considère dans tout l'éclat de leur détachement, et quand Apollonius lui-même arrive au moment de quitter la terre, il ne meurt pas, il est enlevé, il disparaît, il entre tout entier, âme et corps, dans le nirvana. La réflexion qu'inspire la popularité extraordinaire acquise dans le monde romain au deuxième siècle par de pareilles doctrines, c'est que l'Iran devait nécessairement en être saturé, pour que de l'Indus elles aient pu parvenir à franchir l'Euphrate et trouver un représentant dans la petite ville cilicienne de Tyane. Il est donc nécessaire d'admettre que les bouddhistes firent dans tout l'Iran de nombreuses conversions et tinrent le mazdéisme ancien en échec ; mais cette religion nationale des Achéménides souffrait principalement d'un retour assez violent aux doctrines de la religion primitive. On se rappelle que, même sous les Achéménides, il y avait eu une résistance très-forte à l'établissement de la nouvelle loi, et que, suivant le Heya-el-Molouk, les princes çamides et leurs sujets du Seystan s'étaient toujours montrés fort opposés à la croyance de l'État. Sur ce point capital, les Parthes ne furent pas moins réactionnaires qu'en politique, et de même qu'ils restituaient les anciennes institutions avec une passion en définitive aveugle et qui ne tenait aucun compte des changements advenus dans l'empire, de même ils se piquèrent de rentrer sans ménagement aucun dans le système extrêmement simple et libre des croyances purement iraniennes. Le clergé mazdéen les considéra dès lors avec toute raison comme ses plus dangereux adversaires, et il en conçut une rancune qui ne pardonna jamais. Les Parthes ne voulaient pas de prêtres. Chaque chef de famille réclamait la pleine indépendance de sa conscience et devenait l'unique pontife de sa maison et de sa famille. Il sacrifiait lui-même, lui-même il présentait les offrandes au pyrée ; évidemment il s'affranchissait sans aucun scrupule de toutes les cérémonies trop compliquées et qu'il ne se piquait pas de connaître. Il adorait Ormuzd à la façon des Djemshydites et rejetait toute adultération sémitique ; en un mot les Parthes étaient des protestants : plus d'Église officielle, plus de religion d'État, chacun libre de croire ce qu'il voulait et de pratiquer ce qu'il trouvait bon. Ce fut la tendance générale sous les Arsacides, et c'est pourquoi on trouve dans leur empire tant de symboles religieux fort différents et même fort opposés sur les monnaies comme sur les gemmes. Il n'y a pas à leur époque de persécution religieuse, et ce fait, si constant sous les Sassanides et si souvent reproché à ces princes, resta étranger à leurs prédécesseurs. Aussi trouve-t-on, comme je viens de le dire, sur les médailles et sur les gemmes : un adorant devant un pyrée ; un adorant devant un croissant lunaire et une étoile ; un adorant devant un autel surmonté d'une lance ou vide de tout symbole ; un adorant devant un autel vide au-dessus duquel plane un férouer, à droite est un oiseau sur un piédestal ; un génie ailé ou une Victoire dominant la tête du roi ; le roi adorant devant un autel de forme tout à fait différente de celle du pyrée ou atesh-gah, fort élevé, couronné de trois créneaux souvent flanqués d'une enseigne militaire, etc. Ces symboles si divers font certainement allusion à des doctrines indigènes, et quand on les compare aux représentations religieuses des Sassanides, toujours si uniformes, ou comprend l'extrême liberté d'opinions dont elles sont les images. Il semblait que l'institution de Zoroastre et de Darius fût en quelque sorte sapée par la base sur son propre terrain, par des religionnaires sortis de son cercle réfractaires à ses dogmes. En considérant les principales représentations du culte de Mithra, on reste persuadé qu'elles appartiennent en général à l'époque arsacide. Le style en est romain et de ce goût romain du second siècle et même du troisième qui fit particulièrement fortune dans l'Iran, un peu lourd, grossier d'apparence, mais non sans vie et sans mouvement. J'en ai en ce moment sous les yeux trois spécimens très-remarquables. C'est dans le village de Képhisia, au penchant du Pentélique, une sépulture de famille attribuée vulgairement à Hérode Atticus, et qui contient des sarcophages de marbre très-ornés où les représentations mithriaques témoignent par leur présence à quel point cette religion de l'Iran, apportée dans l'Ouest par les armées romaines et les missionnaires de tout genre, avait fait fortune dans ce temps de fièvre et d'agitation religieuse. Les intailles offrent très-fréquemment des dessins analogues ; il semblerait cependant, à en juger d'après les localités où on les trouve, que ce genre de culte appartenait plus particulièrement aux parties occidentales de l'empire, ce qui est explicable, puisqu'il est revêtu d'une couleur sémitique très-apparente. Il s'est continué jusqu'à nos jours dans la magie, où le nom de Mitrathrun est celui d'un génie invoqué dans un rand nombre d'opérations. Mais il arriva pour le mazdéisme, au temps des Arsacides, ce qui se produit quand des doctrines vigoureuses deviennent l'objet d'attaques vives de la part de croyants infidèles. Ces attaques mêmes portent témoignage de la vitalité de l'orthodoxie, et cette orthodoxie, mise en demeure de se défendre, accepte la lutte et se fortifie. La doctrine de Zoroastre, reniée par les partisans de la foi primitive, attaquée par les sectaires tels que les mithriaques, au lieu de se rendre et de se dissoudre, se défendit, et avec tant de succès qu'elle se trouva en état de profite de l'irritation longuement couvée par les populations non Iraniennes et surtout sémitiques de l'empire contre les Arsacides ; elle maintint, elle échauffa les ressentiments, et fut pour beaucoup dans la révolution des Sassanides. On peut dire avec vérité que les Parthes furent renversés par les lettrés appartenant aux écoles de Zoroastre, et pour que ces lettrés eussent une telle puissance, il fallait que le régime contre lequel ils réagissaient leur eût permis d'exister, de se former, d'acquérir leur influence, et dès lors il est clair que le gouvernement des Arsacides et son système de liberté religieuse n'avaient nullement nui à l'expansion et a la culture des idées mazdéennes. On est souvent porté à prendre au pied de la lettre les affirmations des agitateurs et à croire qu'une secte, qu'un peuple qui se révolte n'en vient là que parce qu'on lui refuse ce qu'il se croit en droit de demander. Au contraire, il ne se soulève que parce qu'il en a la force, et cette force ne lui vient que de ce qu'il est déjà en possession d'une grande partie de ce qu'il désire, et que désormais il aspire non pas à la liberté, mais à la suprématie. Quand Ardeshyr renversa l'organisation arsacide, il réunit, dit-on, en un concile général quarante mille théologiens de sa religion, devenue par son triomphe le culte officiel de l'État, et décidée à ne plus tolérer de rivales. En retranchant beaucoup d'un chiffre évidemment exagéré, il n'en reste pas moins que l'enseignement libre n'avait pas nui aux mages, malgré leurs déclarations contraires ; car une religion aussi violentée que l'aurait été le mazdéisme, si l'on voulait les en croire, n'aurait pas eu d'écoles, n'aurait pas eu de docteurs, et surtout n'aurait pas songé à réaliser ce qui eut lieu le lendemain de la victoire, c'est-à-dire une réforme considérable opérée sur elle-même et par ses propres sectateurs. Les textes sacrés furent remis en ordre, vérifiés et interpolés ; un alphabet nouveau, développé sur les anciens types iraniens, mais plus parfait, fut appliqué à l'écriture des textes, et en détermina plus rigoureusement qu'autrefois la prononciation et la lecture. Tout cela fait foi d'un grand développement d'esprit critique, d'études linguistiques et grammaticales qui ne s'improvisent pas et avaient commencé dès longtemps sous les Arsacides, concurremment avec les travaux analogues poursuivis par les savants grecs sous la protection des Ptolémées et des Séleucides, car il est évident qu'un esprit scientifique général était répandu dans toutes les littératures de l'Asie à cette époque et les animait d'un même souffle. Les pierres gravées au temps des derniers Arsacides prouvent que la réforme de l'alphabet était déjà faite alors. Les Parthes avaient agi comme la royauté et la noblesse françaises au dix-septième et au dix-huitième siècle de notre ère. Celles-ci favorisèrent un mouvement d'idées qui devait les tuer ; ainsi firent les Parthes par leur système de liberté religieuse intellectuelle. Tandis qu'un mazdéisme nouveau se préparait à la faveur de fortes études et en aiguisant ses armes théologiques dans des luttes continuelles avec les religions dissidentes, que le bouddhisme envahissant lui fournissait aussi quelques idées, la lumière et la vigueur lui venaient encore de trois autres points : le paganisme des populations hellénisées vivant dans le sein du pays ; le judaïsme, et enfin les doctrines du christianisme naissant. Les colonies grecques avaient apporté leurs dieux avec elles et en avaient propagé les cultes jusque dans l'Inde. Les monnaies et les intailles montrent en abondance les effigies sacrées de la Grèce depuis les frontières de la Sogdiane jusqu'à l'Euphrate, et la persistance extraordinaire de ces religions est attestée par ce fait qu'au dixième siècle de notre ère la ville de Harran en Mésopotamie était encore habitée par une colonie de polythéistes qui, sous le nom de Sabiens, brava la persécution des khalifes et ne succomba pas devant l'Islam. La doctrine hellénique avait des temples où les statues des dieux antiques recevaient les sacrifices suivant les règles des anciens rituels. Des races nombreuses ont traversé les siècles, persistant jusqu'à nos jours ; on les retrouve dans les doctrines des Shemsiyehs, des Druses et d'autres sectaires mystérieux. Ce qui rapprochait des religions locales tous ces centres helléniques ou hellénisés, c'était l'invasion de la philosophie alexandrine, alors partout reconnue ou écoutée. Le symbolisme était devenu un moyen d'explication et de défense, et dans la liberté dont on jouissait la discussion devait être si fréquente, qu'un terrain commun fournissant au moins certains points de contact avait dû être ménagé pour le plus grand avantage des partis contendants. Le symbolisme et les explications qu'il comporte était ce terrain. Les païens prétendaient maintenir leurs idées à la hauteur de celles de leurs adversaires, en les expliquant, en les commentant d'une manière savante qui trouvait son écho et son appui dans les écoles d'Alexandrie. Les Juifs n'étaient pas moins occupés. Favorisés sous les Achéménides, adoptés par Alexandre, choyés par les Arsacides, ils étaient parvenus à un haut degré de puissance. Leurs princes et leurs chefs étalaient un grand luxe, entretenaient des maisons militaires, possédaient des chefs, déployaient des étendards, battaient le tambourin, sonnaient les trompettes. Dans la Perse actuelle, les rabbins se souviennent avec orgueil de ce temps glorieux, et entrent volontiers dans le détail d'une situation qui rivalisait avec la splendeur de Jérusalem sous les Asmonéens et les Hérodes. Ainsi constitués en véritables communautés libres et brillantes, riches d'ailleurs et comptant des familles féodalement établies, s'il est vrai, comme les historiens d'Arménie le prétendent, que la grande maison des Pagratides ait été Juive d'origine, les descendants des hommes de la captivité avaient tout ce qu'il leur fallait pour se maintenir à la hauteur intellectuelle des autres groupes composant la population si variée de l'empire, et pour prendre part à leurs travaux actifs dans le monde moral. Ils ne manquèrent pas à cette obligation. Jamais leurs synagogues ne furent plus affairées, et tandis que leurs coreligionnaires d'Égypte traduisaient la Bible sous les encouragements des Ptolémées, d'innombrables docteurs produisaient incessamment, rivaux des Septante, les matériaux qui devaient aboutir à la vaste compilation connue sous le nom de Talmud de Babylone, travail immense qui n'est pourtant que le résumé d'un nombre plus considérable encore de leçons orales et écrites et de livres jadis répandus dans toute l'Asie par le zèle infatigable des docteurs d'Israël. Cette activité sans cesse excitée, comme celle des mages, par le spectacle de l'agitation des autres sectes et par le danger de se laisser vaincre, cette concurrence qu'il fallait soutenir sans relâche contre les bouddhistes, les polythéistes, les hellénisants, les-philosophes de la Grèce, les magiciens de la Chaldée, les dissidents iraniens, amenèrent par la force des exemples et le soin de la conservation, à faire une grande propagande, ce qui n'avait encore jamais eu lieu. Jusqu'alors les Juifs s'étaient renfermés en eux-mêmes et avaient plutôt dédaigné les autres peuples qu'ils ne s'étaient souciés de les amener à ce qu'ils considéraient comme la vérité absolue et exclusive. Ils changèrent complètement de système, et de cette époque datent les prédications et les missions qui, rivales de celles des bouddhistes, portèrent le mosaïsme à opérer de nombreuses conversions chez les Mèdes, chez les Arméniens, chez les Perses, chez les Arabes, où des tribus entières adoptèrent la foi d'Israël, et chez les Éthiopiens mêmes. Mais les Juifs étaient divisés en beaucoup de sectes contendantes et très-hostiles les unes aux autres. Ce que les mithriaques et les mazdéens purs avaient d'amertume les uns contre les autres était égalé par les discordes des esséniens, des sadducéens, des pharisiens, et je ne cite pas les disciples des nombreux croyants, prophètes, réformateurs qui de temps en temps se manifestaient et créaient des écoles dont la durée était le plus souvent limitée au chiffre des années de leurs auteurs. Que cette propagande juive fût très-fructueuse partout où elle s'exerçait, on le sait, pour l'Éthiopie, parce que l'Apôtre raconte à propos de l'énuque de la reine Candace ; mais, pour ce qui concerne directement les pays arsacides, on a les récits relatifs à la famille des princes d'Édesse, et assurément rien n'est plus concluant que de voir au premier siècle de notre ère, et presque du vivant du Sauveur, une maison régnante, feudataire de l'empire parthe, conquise à ce point par les idées juives qu'elle voulut avoir sa résidence et son tombeau à Jérusalem. J'ai déjà raconté qu'Abgar, le chef de cette famille, avait été considéré comme chrétien par certains Pères de l'Église ; qu'on lui attribuait d'avoir écrit à Notre-Seigneur et d'en avoir reçu une réponse par l'intermédiaire de saint Thaddée. Il est assez difficile de démontrer ni le pour ni le contre ; mais rien ne s'oppose rigoureusement à ce qu'un personnage aussi préoccupé d'idées religieuses juives que parait l'avoir été l'Arsacide d'Édesse ait entendu parler du prophète qui entraînait sur ses pas les populations de la Galilée, se soit vivement préoccupé du récit de ses miracles, et, malade, ait eu recours à sa puissance. Du reste, le fait, serait-il incontestable, il ne s'ensuivrait pas pour cela qu'Abgar aurait été chrétien plutôt que juif à ses propres yeux ni à ceux de ses contemporains. La religion nouvelle ne se séparait pas alors de l'ancienne, et longtemps encore après cette époque, les Asiatiques, non plus que les Romains, ne l'en distinguaient pas. Abgar était donc, ainsi que Monobaze, Izate, Hélam, un sectaire juif peut-être, mais il judaïsait pourtant comme tous ceux qui, réunis à Jérusalem à l'occasion des fêtes de la Pâque, furent témoins de la descente du Saint-Esprit à la Pentecôte et y applaudirent. Là, nous savons par les Actes des apôtres qu'il y avait des Parthes, des Mèdes, des Élamites et non pas Juifs de ces contrées, mais indigènes convertis, ceux qu'on appelait prosélytes. Les pierres gravées viennent encore ici à notre aide, et celles qui, appartenant par le mode de travail au premier siècle et au second, portent des figurations chrétiennes et gnostiques, se trouvent en grand nombre dans l'Iran. Ce qui est sans doute non moins intéressant sur ce sujet, c'est la liste des évêques de Séleucie. Soit qu'il faille prendre au pied de la lettre la tradition de cette Église, soit qu'on ne doive considérer dans ce qu'elle rapporte que l'évidence de la haute antiquité du siège, on remarque que les sept premiers titulaires appartiennent à l'âge apostolique, et même quelques-uns sont de la famille de Notre-Seigneur. Le premier est l'apôtre saint Thomas ; le second est Thaddée ou Adée, qui avait apporté la lettre du Sauveur au roi Abgar d'Édesse ; le troisième, Achée, élève d'Adée ; le quatrième, Marès, compagnon d'Adée ; il prêcha principalement à Ctésiphon et à Séleucie, et aussi dans toute la Babylonie ; le cinquième est Abrès, disciple du précédent et fils de saint Joseph, époux de Marie ; le sixième, Abraham, parent de l'apôtre saint Jacques ; le septième enfin, Jacques, fils de saint Joseph et frère d'Abrès. Lorsque ce dernier se sentit près de sa fin, il envoya son disciple Yabakhuès avec un compagnon nommé Khamyésu à Antioche, afin que l'évêque de cette ville donnât la consécration à l'un des deux et le rendit apte à succéder au siège de Séleucie. Mais les magistrats romains prirent ces pieux voyageurs pour des espions parthes, et Khamyésu fut pendu avec le maitre de la maison qui avait donné asile aux deux Perses ; Yabakhuès, échappé à grand'peine, s'enfuit à Jérusalem, où le patriarche, d'accord avec son collègue d'Antioche, le sacra évêque de Séleucie. Pour éviter que de pareils faits se renouvelassent, Yabakhuès demanda que les Églises de l'Iran pussent à l'avenir instituer elles-mêmes leurs évêques et ne dépendissent plus d'Antioche, ce qui lui fut accordé. Il y eut donc, à partir de cette époque, une Église nationale dans l'empire parthe, ce qui fut plus tard confirmé par le concile de Nicée. Yabakhuès n'a laissé qu'un seul écrit, qui consiste en une lettre au patriarche d'Antioche. Il parait avoir vécu jusqu'à 220, sept ans avant la chute des Parthes. Une preuve assez frappante encore que. les idées chrétiennes pénétrèrent de très-bonne heure dans les territoires arsacides et que les peuples de cette partie de l'Asie furent promptement gagnés aux prédications des Apôtres, c'est que les persécutions y commencèrent vite, non pour des motifs religieux, mais pour des raisons d'intérêt dynastique. Abgar, mort en 35 ou 36 de notre ère, avait légué sa doctrine à son fils Anani, qui l'abandonna, et fit mettre à mort Atté, le premier chef de la communauté chrétienne, institué évêque d'Édese par saint Thaddée. Le cousin d'Anani, Sanadroug, passe également pour avoir été secrètement chrétien et avoir laissé persécuter ses coreligionnaires, en sorte que l'apôtre saint Thaddée aurait été martyrisé non loin du lac de Van, tandis que saint Barthélemy l'était dans les montagnes des Kurdes à Arevpanos. Vrais ou douteux, ces détails impliquent dans la tradition la conscience certaine que le christianisme devait déjà commencé dans la région de Nisibe et d'Édesse. Encore une fois, rien n'est plus admissible : tout ce pays fut rempli de Juifs plus ou moins dissidents ; un roi de la Commagène avait été converti par eux ; plusieurs princes arabes s'étaient laissé gagner, et un terrain sur lequel existait en permanence une semblable activité religieuse devait être extrêmement propre à la propagation de toutes ces doctrines, et principalement des plus nouvelles. L'embarras, dans tout ceci, est surtout de déterminer la nuance exacte qui à cette époque primitive séparait le chrétien du sectaire juif, et je crains qu'au point de vue historique du moins, cette tentative n'ait jamais beaucoup de chances de succès. Il est encore question d'un certain Ananias, Juif et précepteur religieux de Sanadroug, que M. de Saint-Martin identifie, avec raison sans doute, avec Izate, déjà mentionné. Vers la fin du premier siècle cesse toute incertitude sur la christianisation de certains princes arsacides. Chosroês d'Arménie avait été assassiné par un de ses parents, appelé Asiag, à l'instigation du premier des Sassanides. Le fils du meurtrier, Arsacide par conséquent, et issu de la branche de Souren-è-Balhav, fut saint Grégoire l'illuminateur, et, bien différent de son père, dévoué à la branche régnante de sa royale famille, il éleva le fils de Chosroês, le mit en état de reconquérir son trône et de devenir saint Tiridate. Ainsi les Arsacides fournirent les premiers princes qu'ait possédés la chrétienté. En voici encore une preuve d'un autre ordre. J'ai déjà cité une médaille de ma collection portant en caractères indigènes la légende : ARTABAN BASH HEMED. (Artaban,
chef des Hemed.) Cette pièce, sur laquelle je reviens avec plus de détails, appartient à la seconde période de l'époque parthe par la nature du travail ; elle est assez grosse, brutalement faite, d'un fort relief, et elle offre à l'avers un roi en pied coiffé de la couronne à trois créneaux, marchant vers la gauche, le bras étendu, le visage tourné vers la droite et contemplant un génie qui semble lui parler. A l'avers, il y a une croix. Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a une pièce analogue à celle-ci avec un avers tout à fait pareil ; seulement, au lieu de la croix, on trouve au revers un roi adorant, placé de face, la tête tournée à droite vers une étoile inscrite dans un croissant. Il semblerait donc que le prince, chrétien sur la première pièce, ne l'était pas encore ou avait cessé de l'être sur la seconde, et pratiquait un des cultes dissidents du mazdéisme. Ce phénomène est fréquent aux époques de transition. J'ai voulu seulement montrer que si la période arsacide fut un temps de grande recherche religieuse, de grande contention d'esprit, de labeur intellectuel incessant et très-élevé réunissant la littérature de l'Inde à celte de la Grèce, voulant lire et connaître l'Hitopadésa et les tragédies d'Euripide, les écrits des rabbins juifs et les traités moraux des bouddhistes, l'histoire et les chroniques locales, les livres ou les pamphlets, ou les prédications parties de tous les novateurs, les princes, bien qu'occupés par leurs constantes et sanglantes querelles et les cruelles tragédies domestiques organisées à demeure dans leurs familles, ne laissaient pas que de prendre leur part de ce noble mouvement. Dans l'existence agitée outre mesure des descendants d'Aresh, le grand archer qui, aux temps antiques, avait fixé à l'Oxus les limites septentrionales de l'Iran, il se trouva des hommes comme Orode et Mithridate de Pont pour faire trembler les Romains et ramasser la tête des consuls ; d'autres, comme Waraztad, pour aller mourir aux îles Shetland ; d'autres, comme Phraate IV, pour égorger père, frère et enfants ; mais il y en eut aussi qui devinrent des hommes d'une science consommée, comme Grégoire l'Illuminateur, et des saints, comme saint Tiridate. La liberté excessive el le dogme de l'individualité portèrent tous leurs fruits, bons et mauvais, dans cette période terrible. Il n'y eut pas d'ordre, il n'y eut pas de repos ; personne ne fut protégé qui ne se protégea pas soi-même. Les petits pâtirent cruellement, les grands ne se maintinrent que l'épée au poing ; mais la force née de l'indépendance fut cependant si immense qu'elle suffit à tout, même à corriger quelquefois ses propres excès, car le mal dura cinq cents ans, et n'empêcha, comme on l'a vu, ni la richesse exubérante de se développer, ni le commerce de s'étendre, ni l'industrie de grandir, ni les arts de créer, ni l'esprit de tout embrasser. L'anarchie fut partout, la médiocrité nulle part. La mort frappa souvent, mais en pleine floraison de la vie, et il n'y eut pas de langueur jusqu'à la fin, qui se produisit comme un dernier accès de fièvre ; et ce qui est bien remarquable, c'est qu'après tant de guerres civiles et étrangères, le pays était extrêmement peuplé ; car, d'après le Nasekh-Attéwarykh, on y comptait quarante millions d'habitants. Ce que Maçoudy rapporte dans les Prairies d'or de la population sous les Sassanides confirme tout à fait ce calcul. J'ai trouvé la plupart des faits qui précédent dans lettre d'Ardeshyr-Babegan à Djenféshah, roi feudataire arsacide de la Parthyène, et dans le Nasekh-Attéwarykh. Ce premier de ces documents, un des plus précieux qui existent pour l'histoire de ces temps, a été conservé par Abdallah, surnommé Ibn-el-Mogaffa, le fils de l'homme estropié de la main, guèbre converti, vivant au temps des premiers khalifes abbassides, dont les vastes connaissances dans les chroniques nationales avaient été employées à des compilations qui malheureusement sont perdues pour la plupart. Outre la lettre que je viens de citer, il nous est parvenu de même deux autres documents pleins d'intérêt, l'un intitulé Lettre de Tenser ou le Rasé, chef des prêtres mazdéens sous la nouvelle dynastie, à Djenféshah ; l'autre, Prière d'Ardeshyr. Dans cette dernière pièce, les accusations contre les Parthes sont un peu déclamatoires. |
[1] Traité des écritures cunéiformes, t. I, passim. Les inscriptions qui paraissent sur ces deux intailles, et dont l'exécution est des plus parfaites, suffiraient à elles seules, si d'autres raisons décisives n'existaient pas, pour mettre à néant le système d'interprétation de sir Henry Rawlinson et de ses élèves.
[2] Traité des écritures cunéiformes, t. II, passim.