HISTOIRE DES PERSES

LIVRE CINQUIÈME. — ALEXANDRE ET LES ARSACIDES. CINQUIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE II. — DEPUIS L'AVÈNEMENT D'ALEXANDRE AU TRÔNE DE L'IRAN JUSQU'À SA MORT.

 

 

Nous reprenons d'abord la version fournie avec des variantes assez notables par Arrien, Quinte-Curce, Diodore et Plutarque. Ces auteurs n'ont pas péché, comme Abou-Taper, Ferdousy, le faux Callisthène et les chansons de gestes, par excès d'admiration pour le héros ni par la passion exagérée des récits aventureux. Ils sont plus sages ; ils altèrent la vérité, les uns par dénigrement, les antres par manque d'intelligence ; et il n'y a guère moins de raison de se défier des récits incomplets, tronqués, basés sur des appréciations fausses, que de repousser les contes de féeries. Pour avoir l'Alexandre le plus vrai possible et le plus rapproché de la réalité, il faut prendre sans choix toutes les impressions que cette grande figure a produites, tout ce qu'on en a dit, tout ce qu'on en a pensé, sous quelque forme que ce soit.

L'armée macédonienne séjourna assez longtemps à Hécatompylos des Parthes, nia les différentes divisions avaient été successivement appelées et organisées à nouveau. Les soldats reçurent des gratifications considérables prélevées sur le butin trouvé dans le dernier camp de Darius. La contrée environnante, aujourd'hui fort inculte, était alors couverte de plantations et de cultures. La tradition locale en a gardé un vif souvenir. Ce pays fournit des approvisionnements abondants aux troupes, et un temps de réjouissances et de liberté leur fut accordé, pour leur faire oublier leurs fatigues et les mettre en humeur d'affronter celles qu'Alexandre leur préparait.

Lui-même eut sa part de toutes les folies et principalement des plaisirs de la table. Excessif dans tout ce qu'il faisait, peu porté à l'amour des femmes, il avait toujours aimé la liberté des banquets, trahissant ainsi son origine septentrionale. En cette occasion, il se signala dans ce genre, et inaugura publiquement l'usage de ces longs soupers dont l'abus devait lui être si fatal en plusieurs manières. Il célébra en outre des jeux publics et particulièrement des représentations dramatiques exécutées par des artistes dionysiaques venus de Grèce à la suite de sa cour.

Ce qui frappa davantage les Macédoniens pendant le séjour à Hécatompylos, c'est qu'Alexandre cessa d'être leur roi et devint ce que les circonstances et sa fortune le faisaient. Il se transforma en Grand Roi perse. Ce ne fut plus seulement le chef militaire d'une petite nation de l'Occident arrivée depuis peu d'années à une sorte de civilisation à la grecque que le plus grand nombre des anciens sujets de Philippe ne pratiquaient même pas ; ce ne fut plus l'Héraclide douteux, dominateur contesté des Athéniens et des Spartiates ; ce ne fut plus le général habile, généreux dispensateur d'un butin toujours renouvelé à ses troupes aussi avides que les mercenaires, et leur permettant de traiter en vaincus ceux qu'il considérait de même. Ce fut, dis-je, le Grand Roi, le successeur légitime de Darius, l'honneur, le protecteur, l'ami, l'éducateur guerrier de ses nouveaux peuples ; et il ne cachait ni ses pensées à cet égard ni la façon complète dont il entrait dans la nationalité de la partie la plus considérable des sujets de son vaste empire, puisqu'il prit dès lors l'habit perse, s'entoura de mélophores et de tout l'appareil fastueux de la cour achéménide, et voulut être traité comme ses prédécesseurs l'avaient été avant lui, suivant les règles strictes de l'étiquette des Assyriens, symbole nécessaire du respect réclamé de toutes les populations de l'Asie.

On l'en a beaucoup blâmé. Les rhéteurs de tous les temps ont considéré cette façon d'agir comme une preuve que tous les grands esprits succombent à l'ivresse de la fortune. C'était matière à rhétorique, et nécessairement l'accusation ne pouvait pas tomber. Elle a traversé les siècles. Cependant Alexandre eut raison, et ce qu'il fit il le devait faire. 'tester Macédonien n'avait luis été possible pour Philippe lui-même, qui avait pris et du prendre les habitudes et les mœurs grecques. Rester Grec ne l'était pas davantage au conquérant, pour peu qu'il voulût établir un empire durable et laisser autre chose après lui qu'une trace d'étoile filante. Il n'était pas question assurément de réformer l'empire d'Iran sur le modèle d'un État hellénique. Lequel aurait-on choisi pour prototype ? Fallait-il imposer à l'Asie les lois brutales de Lycurgue avec leur pratique éhontée, on les lois sentimentales de Solon avec leurs applications démagogiques ? Devait-on copier Thèbes on toute autre cité de l'Hellade, ou les colonies comme Syracuse, Halicarnasse, Milet ? Fallait-il admettre le jeu des partis exclusifs s'exilant tour à tour les uns les autres ? Et d'ailleurs où eût été le moyen de plier la populeuse, florissante, savante et vieille Asie à de pareils jeux de bascule ? Enfin où était l'intérêt pour un prince de vouloir implanter de ses propres mains, dans un pays habitué à une administration régulière, à une hiérarchie normale, de pareils ferments d'anarchie ? La tentation n'en existait même pas, car l'opposition la plus sérieuse que rencontrassent les desseins d'Alexandre venait de la Grèce, et il ne trouvait que la une antipathie incurable.

Tout ce qu'il pouvait, c'était d'admettre les Grecs au partage de sa fortune et de leur donner les moyens d'échanger avec les Asiatiques les formes de leurs idées et les avantages de certaines de leurs habitudes ; il s'y prêta de son mieux, et comme Darius l'avait été avant lui sur un terrain un peu différent, il fut l'homme de la fusion ; mais il se garda, et agit sagement en ceci, de toucher à la constitution de l'empire. Il n'avait pas renversé en Grèce les autonomies ; il ne toucha pas dans l'Iran aux fiefs grands et petits, et sur le tout il étendit l'administration des Grands Rois, mettant des gouverneurs dans l'Hellade et maintenant des satrapes en Asie et en Égypte. A ses compagnons il distribua beaucoup d'honneurs et beaucoup d'argent ; mais il les maintint dans leurs rôles militaires et n'en fit pas les maîtres politiques dit pays dont il héritait. Il les laissa représenter la force au moyen de laquelle il opérait ; mais il confia aussi la conduite des affaires aux hommes expérimentés que le pays lui fournissait, et ne dépouilla pas ces derniers des premières places. Ni Grecs ni Macédoniens ne purent le lui pardonner. Ils voulaient les uns et les autres un domaine à exploiter, un domaine qui eût embrassé tout le monde civilisé d'alors ; non-seulement c'eût été injuste, mais, bien plus, c'eût été impossible, et les Séleucides, pour pouvoir régner, durent devenir après Alexandre des Syriens, comme les Ptolémées des Égyptiens. On n'y a pas assez réfléchi. Il n'en est pas moins vrai qu'à dater du séjour à Hécatompylos, l'armée, les chefs militaires, les sophistes et les rhéteurs à leur suite, tout ce qui était grec déclara Alexandre perverti et se considéra comme sacrifié. Des mauvais propos furent constamment mis en circulation. Tout ce monde conspira non de fait peut-être, mais d'intention souvent et de langage toujours.

C'est pourquoi l'opinion de l'armée fut dès lors qu'on en avait fait assez et qu'il fallait revenir sur ses pas. On était en septembre 330. Alexandre pensa, tout au rebours de ses généraux, que l'empire n'était pas encore soumis dans son entier, et que pour terminer l'œuvre il devait, lui, nouveau maître, se montrer aux provinces orientales et ne pas leur laisser prétexte ni occasion à un démembrement qui, en diminuant son domaine, eût atteint l'éclat de sa renommée. Non sans peine et en s'adressant lui-même aux soldats, il réussit à entraîner les divisions des hypaspistes, et tout le reste alors suivit.

Il entra dans l'Hyrcanie, où le satrape Phratapherne, et les principaux seigneurs de la province, Nabarzane, Artabaze et d'autres, s'empressèrent volontiers de reconnaitre son autorité. Les mercenaires grecs restés les derniers à la solde de Darius et qui avaient quitté le camp de ce prince au moment où il était devenu le prisonnier de !fessus, se tenaient non loin de là, et demandèrent à faire leur soumission. Alexandre les déclara coupables d'avoir violé à décret de l'assemblée hellénique en ',m'unit du service chez les Perses, et exigea qu'ils se rendissent à discrétion. Ils acceptèrent, et Andronique leur fut envoyé pour les amener au camp. Ils avaient parmi eux des députés de Sparte, de Chalcédoine et de Sinope. Bien que Grecs, les envoyés de ces deux dernières villes furent mis en liberté, parce qu'ils avaient agi comme sujets de Darius. Les Lacédémoniens, n'ayant pas cette excuse, furent mis en prison. Quant aux mercenaires, on en fit deux parts : ceux qui étaient déjà an service persan avant que Philippe eût été reconnu chef d'une expédition grecque contre Darius furent déclarés non coupables et laissés libres de prendre tel parti qui leur plairait ; les autres, enrôlés depuis la déclaration de guerre, durent former un corps sous le commandement d'Andronique et suivre Alexandre avec la même solde qu'ils avaient touchée jusqu'alors.

Cependant tous les districts de l'Hyrcanie n'avaient pas adopté une ligne de conduite pacifique. Les Mandes voulurent résister. Ils occupaient les parties montagneuses du Mazandéran, sur les pentes septentrionales de l'Elbourz. C'était l'ancien séjour des plus brillantes légendes, le voisinage d'Amol, la terre de Férydoun ; mais les habitants d'alors étaient des Scythes plutôt que des Iraniens ; la conquête d'Afrasyab avait renouvelé la population. Les Mandes résistèrent avec énergie, mais ils furent battus, rudement châtiés, et forcés de solliciter leur pardon.

Cette expédition terminée, Alexandre passa quinze jours à Zendrakarta, capitale de l'Hyrcanie, pour laisser reposer ses troupes et probablement aussi pour réorganiser le gouvernement du pays. Après des fêtes brillantes, le fils d'Ammon marcha vers l'Arie, c'est-à-dire le pays de l'antique Haroyou la sainte, et il y reçut la soumission simulée du satrape Satibarzanès, auquel le gouvernement du pays fut confirmé. Mais bientôt le Grand Roi apprit que Satibarzanès s'entendait secrètement avec Bessus, l'assassin de Darius. Sans perdre de temps, quoique déjà en marche sur la Bactriane, il revint sur ses pas, et parut devant Artakoana, capitale de la province. Satibarzanès épouvanté s'enfuit, et les Ariens rebelles ayant voulu, bien qu'abandonnés de leur chef, résister et tenir bon, furent écrasés. Alexandre se jeta alors sur la partie du Seystan appelée Drangiane, et n'eut personne à vaincre, car le satrape Barsaentès, aussi mal disposé que Satibarzanès, mais averti par l'exemple de son complice, s'était enfui immédiatement dans l'Inde.

L'armée séjourna dans la capitale de la Drangiane, et ce fut là qu'éclata un scandale dont l'origine se trouve dans cet esprit de malveillance et d'opposition manifesté pour la première fois à Hécatompylos quand les troupes avaient hésité à suivre le Grand Roi dans ses conquêtes ultérieures. Les menées grecques et les intrigues militaires, jusqu'ici heureusement déjouées, commencèrent à porter leurs fruits.

Philotas, fils de Parménion, et commandant la cavalerie d'élite des hétaires, était un homme vain à l'excès, insolent, fastueux, grand pillard, et détesté des soldats macédoniens eux-mêmes pour sa dureté capricieuse dans le service. Il fut informé par Kébalinus, frère d'un jeune homme nommé Nicomaque, qu'un soldat, Dymnus de Khalastra, amant de ce Nicomaque, s'était vanté de faire partie d'une conspiration ourdie contre Alexandre, et avait invité son ami à y entrer également. Nicomaque révéla tout à son frère et lui dénonça un certain nombre de personnes. Philotas, ainsi averti et ne pouvant méconnaître l'importance de cette affaire, puisqu'il n'ignorait pas assurément l'agitation qui régnait dans l'armée, et était admis à chaque heure chez le roi, d'abord par son rang et l'importance de ses fonctions, ensuite valise de sa familiarité ancienne, garda cependant le secret pendant deux jours et ne souffla mot de ce qui lui avait été révélé. On a voulu pallier la culpabilité évidente de ce silence ; mais le fait parle assez de lui-même, et Kébalinus en jugea ainsi. Voyant que Philotas se taisait, il en conclut que ce chef était un des conjurés, et il s'adressa à un des pages royaux, nommé Métron, qui remplit sa commission auprès du roi. Dymnus arrêté se tua et mourut sans avoir rien révélé.

Alexandre fit venir Philotas et lui demanda les raisons de sa conduite. Le général des hétaires affecta de traiter les choses légèrement, assura que le renseignement était sans valeur et que les paroles de Nicomaque ne valaient pas la peine qu'on s'y arrêtât. Il railla et plaisanta, et Alexandre feignit un moment d'être satisfait et l'invita souper.

Mais on savait que Philotas prenait pour thème habituel de ses railleries la prétention du Grand Roi d'être fils d'Ammon ; il aimait à se vanter d'avoir, ainsi que son père, joué le principal personnage dans la conquête de l'Asie ; dès le temps de la conquête de l'Égypte, on l'avait entendu parler de son maitre avec un dédain si méprisant qu'il avait fallu le faire surveiller, et une maîtresse qu'il avait, une certaine Antigoni, avait fait à son sujet des rapports fort accablants. Ainsi c'était de loin déjà que les soupçons s'étaient éveillés sur son compte. Ses collègues, non plus que les soldats, n'en pensaient aucun bien ; Cratère l'accusait ouvertement d'infidélité ; Amyntas et Cœlius, son propre beau-frère, n'étaient pas moins sévères dans le jugement qu'ils portaient sur lui.

Devant cet ensemble d'accusations, Alexandre fit arrêter Philotas ; il fin traduit devant les soldats constitués en tribunal. Le roi exposa les faits avec une éloquence emportée où se mêlèrent la fureur et les larmes ; on fit expliquer Kébalinus et Nicomaque ; on plaça sous les yeux de l'assemblée le cadavre de Dymnus, on lut une lettre de Parménion trouvée dans les papiers de Philotas, et on laissa celui-ci plaider sa cause. Il soutint qu'il était innocent.

Un nommé Bolon, soldat de Macédoine, lui répondit et le chargea avec emportement. Les généraux, les officiers, les pages royaux, les troupes votèrent, et Philotas fut condamné au milieu de tels transports de rage que la foule voulait se jeter sur lui et le mettre en pièces. On le réserva pour la torture, dans l'idée qu'on pourrait obtenir de lui quelques révélations sur son père. Héphestion, Cratère et Cœnus étaient présents et tenaient note des paroles arrachées au supplicié. Plutarque veut qu'Alexandre ait également assisté à l'opération, caché derrière un rideau et plaisantant de la lâcheté de son général. Ceci ressemble peu au caractère d'Alexandre ; il faisait assez ouvertement le bien et le mal, et d'ailleurs Plutarque est plus littérateur que juge intègre.

Philotas se montra faible et incrimina Parménion. Cet aveu obtenu on le mit à mort, et avec lui ceux qu'avait dénoncés Nicomaque. Le zèle des subalternes peut-être et probablement des conspirateurs secrets multiplia le nombre des victimes, et Alexandre fut tellement révolté de cette boucherie, que, de sa propre autorité, il abrogea pour cette circonstance une loi macédonienne en vertu de laquelle tous les parents d'un homme convaincu de hante trahison devaient être tués. Il sauva ainsi un grand nombre des proches et des alliés de Philotas et ordonna l'oubli du passé.

Mais l'oubli ne s'étendit pas jusqu'à Parménion. Celui-ci, resté à Ecbatane avec des forces considérables, était inquiétant à bon droit. IL l'était à cause de sa grande réputation militaire et de son autorité ; il l'était à cause des mauvaises intentions que Philotas avait révélées de sa part. On envoya un hypaspiste, Polydamas, son ancien ami, qui le surprit et lui coupa la tête. Peu s'en fallut qu'une sédition n'éclatât parmi les troupes de la garnison. Pour les apaiser, on leur montra l'ordre du roi et on leur fit reconnaître sa main. Encore dut-on leur livrer le corps pour lui faire des funérailles. La tête fut envoyée à Alexandre connue preuve de l'exécution de ses ordres.

La situation du Grand Roi changea beaucoup à partir de ce moment. D'abord les principaux généraux, plus ou moins coupables, se sentirent soupçonnés et plus ou moins en péril ; Alexandre perdit beaucoup de sa confiance dans ses anciens compagnons. On établit une police militaire qui fit découvrir, principalement par la lecture des lettres envoyées en Macédoine, un profond sentiment de malveillance. Les mécontents les plus déclarés furent changés de corps ; on chercha de rompre les relations jugées dangereuses, et au lieu de laisser comme auparavant hi cavalerie des hétaires, qu'avait commandée Philotas, sous un chef unique, on la scinda en deux divisions, dont l'une fut confiée à Héphestion et l'autre à Clitus.

A peine remis de cette secousse violente, le Grand Roi ordonna de reprendre les opérations, et poussa en avant. Pendant l'hiver de 330 à 329, la soumission s'étendit de la limite méridionale de la Gédrosie jusqu'au nord du Kaboul actuel. Nulle part la résistance ne fut organisée, par conséquent bien sérieuse. Au nord-est du Kaboul, vers les derniers escarpements de l'Hindou-Kouh, sept mille vieux soldats furent établis dans une fondation nouvelle ou renouvelée qui prit le nom d'Alexandrie du Caucase, et vers le printemps l'armée, après avoir mis quinze jours à traverser ces régions pleines de glace et de neige que les campagnes des anciens rois contre les Touranys nous ont déjà fait parcourir, mit le pied sur le territoire de la Bactriane, qu'elle prenait ainsi à revers et isolait des secours probablement attendus de l'Inde.

Bessus était là. Il s'était donné le titre de roi, se prétendait indépendant et avait réuni une armée. Il n'en fut pas moins forcé de s'enfuir en Sogdiane. Bactres se rendit et Aornes également ; Artabaze fut nommé satrape du pays, et les troupes continuèrent leur marche vers le nord à travers un désert sablonneux où l'on n'avançait qu'avec une Fatigue extrême sous un soleil accablant. L'Oxus fut atteint et franchi, malgré la largeur de son lit et la rapidité de son cours. Les partisans de Bessus démoralisés avaient abandonné leur chef. Spitaménès s'était rendu avec beaucoup d'autres. Bessus errait çà et là presque seul. Ptolémée, à la tête de quelque cavalerie, le surprit et l'arrêta dans mi pauvre village. On le traîna nu, la corde au cou, sur la route où défilaient les troupes. Quand Alexandre le vit, il arrêta son char et demanda rudement à ce misérable de quel droit il avait osé toucher à la personne de Darius, son maître. Bessus balbutia et dit que d'ailleurs il n'était pas le seul coupable. Le Grand Roi ne lui répondit pas un mot, ordonna de le fouetter et l'envoya à Bactres. Plus tard il l'y retrouva, lui reprocha encore son crime dans une assemblée publique composée d'Iraniens, et sur le jugement des chefs nationaux, lui fit couper le nez et les oreilles, et ainsi mutilé l'envoya à Ecbatane, où on le livra aux Perses, qui l'achevèrent. Ici le châtiment infligé par Alexandre, châtiment de forme orientale, était tout à fait politique et destiné à plaire aux sujets d'Asie restés fidèles à la mémoire de Darius. Il paraît, d'après cc que l'on a vu des sentiments exprimés par Ferdousy, que cette justice atteignit son but et que la vindicte publique fut satisfaite.

Cependant Alexandre., continuant ses opérations dans la Sogdiane, était arrivé à la ville des Branchides, que les auteurs grecs prétendent avoir été habitée par les descendants d'une célèbre famille sacerdotale milésienne, colonisée sur ce point par Xerxès, dont cette même famille avait pris les intérêts cent cinquante ans auparavant. On les massacra comme responsables de la conduite anti-hellénique de leurs aïeux, et Ou rasa la ville, les temples et les bois sacrés. Ce récit, inconnu à Arrien, ressemble fort une fable. Il n'est guère probable que Xerxès eut envoyé dans la partie la plus reculée de l'empire et la plus exposée aux ravages des Scythes des transfuges grecs qu'il eût voulu favoriser. Il ne l'est pas davantage qu'Alexandre ait poussé la passion de l'hellénisme jusqu'il égorger de sang-froid des gens qui le recevaient bien, et cela précisément à une époque de sa vie où le grand reproche qu'on lui adressait était d'avoir abandonné la cause grecque. Si l'on veut absolument que cette anecdote ait un fond de vérité, on pourra supposer que les prétendus Branchides étaient une colonisation bouddhiste, comme il y en avait déjà à cette époque et même antérieurement dans le nord-est des pays iraniens. L'aspect monacal de ces gens, leur vie toute contemplative pouvaient déplaire aux Macédoniens, incapables de comprendre un pareil genre de vie, et amener un massacre. Mais le mieux est de ne pas insister sur ce détail suspect.

Le nord-est de la Sogdiane, frontière extrême de l'empire, devint le théâtre des plus belles opérations d'Alexandre. C'était la limite d'un monde et le commencement d'un autre, qui fut alors soupçonné des Grecs, mais rien de plus. Au sud et à l'est, d'importantes niasses de montagnes d'où sortaient le puissant Oxus et ses innombrables affluents, des steppes immenses courant à l'infini dans la direction de l'ouest et du nord, des bandes innombrables de cavaliers insoumis, toujours mouvantes à l'horizon, et appartenant à tant de nations diverses que, dans l'impuissance de les distinguer, mi les appelait vaguement Scythes ou Touranys, et on n'avait jamais espéré que de les contenir ; telle était cette région témoin de tant d'efforts, de tant de combats, de tant de luttes toujours renaissantes et qui ne devaient pas cesser aussi longtemps que l'histoire serait l'histoire. A différentes distances s'élevaient les forteresses dont la chaîne couvrait la frontière. Alexandre visita sept villes de guerre de cette espèce, dont la principale était la cité de Cyrus, peut-être la Kourak actuelle, située à six milles de Kodjend. Alexandre augmenta la force de plusieurs de ces stations et en établit de nouvelles, parmi lesquelles on peut supposer que Kodjend même reproduit le site de l'Alexandria Eschata, citée par Pline comme ayant été fondée à la limite extrême de la Sogdiane.

L'occupation macédonienne amena une suite de combats où les troupes du Grand Roi n'eurent pas toujours l'avantage. Mais il n'y eut pas que des hostilités. Plusieurs des peuples étrangers à l'Iran consentirent à nouer des relations pacifiques. Les Abiens et les Sakas envoyèrent des députations pour conclure des traités d'amitié, et Alexandre, fidèle aux maximes de la cour de Suse, saisit cette occasion pour faire visiter le pays et obtenir le plus possible de détails sur les productions du sol, la configuration géographique, les mœurs et l'armement des indigènes.

Tandis que le Grand Roi était occupé de cette façon, Spitaménès, le meurtrier de Darius et le complice de Bessus, à la tête de sept mille cavaliers, avait repris les armes et noué des intrigues parmi les chefs sogdiens. Il faillit enlever la garnison macédonienne établie à Marakanda ou Samarkand. Plusieurs peuplades touranys, des Massagètes, des Daine, des Sakas, se laissèrent persuader de s'unir aux seigneurs confédérés. On prenait pour prétexte que le Grand Roi, ayant convoqué une assemblée des chefs bactriens à Zariaspe pour l'hiver suivant, avait certainement l'intention de profiter de cette circonstance pour mettre à mort tous les insoumis. Quelle qu'ait pu être la valeur de cette supposition, on doit remarquer ici qu'Alexandre était entré complètement dans les usages politiques du pays, et savait que son rang royal ne le dispensait pas de prendre l'opinion de la haute noblesse et d'agir en conformité de vues avec elle.

Tout à coup il apprit que les garnisons macédoniennes laissées dans les sept forteresses frontières venaient d'être surprises et enlevées, et que tout le territoire transoxien était en mouvement. Les vassaux bactriens, Oxyartès, Katanès, Khoriène, Hanstanès et beaucoup d'autres avaient mis sur pied leurs-troupes particulières. Les Scythes d'au delà du fleuve se tenaient prêts à envahir la Sogdiane.

Alexandre, entouré par l'incendie, ne perdit pas une minute. Il courut à Gaza, celle des villes frontières dont il était le plus rapproché, et la prit d'assaut. La population fut mise à mort ou vendue et les habitations furent détruites. Le même jour, sans donner de repos à ses troupes, il attaqua la seconde place et lui fit éprouver le même sort. Le lendemain au matin, il escalada la troisième forteresse, qui fut emportée également et brûlée. Les insurgés, du haut des murs des antres places, voyaient ce qui se passait, et d'ailleurs quelques fuyards étaient venus leur en raconter tous les détails. Ils s'enfuirent ; mais Alexandre, prévoyant tout, leur avait coupé la retraite des montagnes au moyen de sa cavalerie, et ce qui avait voulu échapper à la destruction derrière les murailles fut massacré dans les champs.

En quarante-huit heures, cinq villes sur sept étaient donc anéanties. Cyropolis, qui avait vu arriver Cratère sous ses murs dès le premier moment, menaçait de faire plus de résistance. Elle avait des boulevards plus forts et plus hauts ; elle était plus grande, pourvue d'une citadelle, défendue par quinze mille hommes déterminés. Pendant qu'Alexandre pratiquait la brèche avec ses machines et occupait ainsi la garnison, il entra dans à lit du fleuve, presque à sec à cette époque de l'année, et pénétra de sa personne dans l'intérieur de la cité. La mêlée fut meurtrière ; les Sogdiens se défendirent bravement ; le Grand Roi, Cratère, la plupart des généraux furent blessés ; cependant ils poussaient la foule devant eux, lui arrachant à terrain pied à pied ; les combattants arrivèrent pêle-mêle jusqu'au marché, et pendant ce temps les murs furent escaladés. Huit mille des défenseurs de la place étaient massacrés ; le reste prétendit tenir dans la citadelle ; mais le manque d'eau les força bientôt de mettre bas les armes. La septième ville se rendit sans coup férir, assure Ptolémée dans ses Mémoires.

Le pays était terrifié et la révolte ne pouvait s'y maintenir. Alexandre sentit le besoin de dégager au plus tôt la garnison de Marakanda, serrée de près par Spitaménès ; il fallait auparavant frapper un grand coup contre les Scythes pour leur ôter toute envie de compliquer la situation. Tandis qu'on bâtissait à la hâte une nouvelle forteresse destinée à remplacer les anciennes sur l'extrême frontière, Alexandre, malgré les avertissements sinistres de son devin Aristandre, franchit l'Oxus, et, se couvrant de ses machines, fit un ravage extraordinaire dans les rangs de la cavalerie scythe ; après un combat long et rude, il la mit en déroute ; mais épuisé par sa blessure, par la fatigue, par le travail de tête auquel il se livrait sans relâche, il se sentit malade pendant le combat, et augmenta son mal en buvant à la hâte de l'eau saumâtre de la steppe.. Pendant la poursuite, il s'évanouit ; pourtant son énergie incomparable le remit sur pied, et il put recevoir les envoyés du roi scythe qui vinrent l'assurer de l'amitié de leur maitre et excuser une attaque dans laquelle la volonté nationale n'avait été pour rien, dirent-ils, et qui n'était qu'une étourderie de quelques cavaliers plus belliqueux que sensés.

Alexandre accepta ces explications avec bienveillance, et rendit même les prisonniers. On se quitta en amis.

Marakanda avait déjà vu arriver un renfort que lui envoyait le roi. Spitaménès, inquiet et connaissant la prise des forteresses, s'était retiré dans la seconde capitale sogdienne. Un nouveau détachement de troupes, sous le général lycien Pharnoukh, était encore arrivé depuis, et ne trouvant plus Spitaménès devant Marakanda, s'était sa poursuite ; le rebelle avait gagné le désert et était passé en Scythie ; Pharnoukh, s'inspirant mal à propos des exemples de son maitre, prétendit l'y poursuivre. Il se fit battre, et Spitaménès opéra un retour offensif sur Marakanda ; mais il s'arrêta brusquement à la nouvelle qu'Alexandre accourait en personne, et reprenant la fuite, il s'enfonça si avant dans la Scythie qu'Alexandre renonça à l'y inquiéter. Il ravagea de fond en comble le pays insurgé, et traita la population de façon à lui ôter toute envie de recommencer ; puis laissant dans le pays Peukolaüs avec un corps d'observation de trois mille hommes, il rentra en Bactriane, pour ouvrir à Zariaspe l'assemblée des grands -vassaux, convoquée déjà intérieurement.

Quelques chefs, trop compromis dans les événements qui précèdent, s'abstinrent de paraître et restèrent dans leurs châteaux. Mais ce furent des exceptions. La plus grande partie de la noblesse accourut, et pendant tout le séjour du Grand Roi et la terme de ce que nous nommerions les états, la ville devint un théâtre de magnificence et de luxe, un lien où la vie se développa dans la plus pompeuse exubérance. Non-seulement on vit arriver avec leurs maisons particulières et leurs troupes tous les grands gentilshommes de l'est, mais encore des divisions nouvelles de troupes macédoniennes, mercenaires et perses ; de nombreuses ambassades envoyées d'Europe et d'Asie se présentèrent également. Le pays était riche, fertile, bien cultivé. Aucun plaisir n'y manquait. C'était le renouvelle-meut de ce qui s'était passé à Hécatompylos l'année précédente ; on avait traité alors de la prise de possession légale de l'empire, surtout pour ce qui concernait l'Occident. Cette fois le n'élue fait était officiellement étendu, proclamé et reconnu pour les régions orientales.

Ce fut là que Bessus fut condamné par le parlement des Perses sur l'accusation du Grand Roi lui-même. Phratapherne, satrape de la Parthyène, et Stasanor, satrape de l'Arie, se présentèrent ensuite amenant avec eux Arsames, qui, prédécesseur de Stasanor, avait favorisé la révolte de Satibarzanes ; ils avaient pris également et livrèrent Barzane, satrape pour Dessus en Parthyène, et quelques autres chefs tombés dans des fautes analogues. Le parlement condamna les coupables, et ainsi fut anéanti le parti de la résistance, et cela d'autant plus complètement que le roi des Scythes d'Europe, dont le père avait déjà juré une alliance avec le Grand Roi, la renouvela pour son propre compte, demandant même que des mariages fussent contractés entre les deux nations ; Pharasmane, roi du Kharizm, vint aussi en personne protester de son dévouement et prêter le serment d'allégeance. Il rapporta qu'il était voisin des Kolches et des Amazones, et que si Alexandre avait le désir de soumettre ces peuples, il s'offrait à assurer les approvisionnements de l'armée et à faire connaître les passages. Alexandre remit ces propositions à un autre temps, et se contenta d'accepter l'allégeance du Khorasmien.

Le Grand Roi ayant terminé les affaires de Zariaspe, la situation de la Sogdiane reprit la place principale dans son attention. La révolte y était plutôt étouffée qu'éteinte. Certains chefs, retirés dans les montagnes, gardaient une attitude inquiétante, et des bandes de gens ruinés et désespérés couraient les campagnes et ne laissaient pas rétablir l'ordre. Ce n'était pas Peukolaüs avec son petit corps de trois mille hommes qui pouvait mettre fin à cet état de choses.

Alexandre ayant donc réorganisé son armée au moyen des renforts amenés par Néarque, Asandre, Asclépiodore, Ménès, Épokille, Ptolémée et Ménidas, quitta Zariaspe au printemps de 328 à la tête d'environ trente mille hommes, et se dirigea de nouveau vers l'Oxus, laissant dans la Bactriane quatre divisions de la phalange pour former sa base d'opération. Il pénétra dans la Sogdiane sur cinq colonnes, enleva toutes les positions où les mécontents cherchaient à s'appuyer, parcourut dans sa longueur la vallée de Polymète, et successivement tous les points convergeant vers Marakanda, et les différents corps s'y trouvèrent réunis après avoir achevé ce qu'ils avaient à faire. Aussitôt Alexandre s'occupa de la réorganisation administrative. Héphestion fut chargé de ramener dans les villes et les villages les populations dispersées, de créer de nouvelles fondations et d'assurer pour tons les pays l'arrivage des subsistances, arrêté jusqu'alors par l'état incertain des affaires.

Ce fut pendant cette seconde campagne de Sogdiane qu'à la prise du Château d'Ariomaze, appelé aussi le Château Sogdien, Alexandre eut l'occasion de voir Roxane, fille d'Oxyartès, un des principaux seigneurs rebelles qui s'y était renfermé avec toute sa famille et ses confédérés, l'élite de la noblesse sogdienne insurgée. La place fut enlevée, il est vrai, avec beaucoup de bonheur et d'audace ; mais le siège aurait pu durer longtemps, et Alexandre dut se trouver d'ailleurs assez embarrassé en se voyant entre les mains tant de prisonniers d'importance. Il avait éprouvé déjà que les mettre à mort ne terminait rien ; d'autre part, les délivrer sans garantie, c'était éterniser la guerre. Il proposa d'épouser Roxane, et ainsi allié à la principale famille dit pays, il espéra pouvoir apaiser toutes les passions. Le pacte fut accepté. On peut admettre que le conquérant ait attendu jusqu'alors pour comprendre la puissance de l'amour et que son acre se soit senti et rendu tout à coup ; mais on observera aussi que, dans son exaltation, si réellement elle exista, il ne se hâta pas de célébrer les noces. Il annonça vouloir les différer jusqu'à la pacification du pays, et laissa Roxane dans le Château Sogdien à la garde d'une forte garnison sous les ordres du vieux Artabaze, qui, à cette occasion, quitta la satrapie de la Bactriane pour être chargé de cette mission de confiance. Le roi se rendit à Marakanda.

Il avait l'intention de donner la satrapie de la Bactriane à un de ses généraux macédoniens, Clitus, frère de sa nourrice, en remplacement d'Artabaze. Il aimait ce Clitus, et était persuadé qu'aucun de ses compagnons ne lui était plus attaché. Après le jugement de Philotas, il l'avait nommé au commandement d'une des deux divisions des hétaires. tin sacrifice mal à propos interrompu, une fête dionysiaque oubliée pour faire place à une fête des Dioscures, des signes interprétés d'une manière sinistre par le devin Aristandre, un songe fâcheux, inquiétaient le roi sur le sort de Clitus, que tous ces faits semblaient menacer, et il avait ordonné un sacrifice spécial à l'intention expresse de son favori. De pareilles idées préoccupaient toujours beaucoup Alexandre, sensible à l'excès aux impressions religieuses. Malgré ces tristes pressentiments, les banquets se succédaient à Marakanda ; soldats et généraux rivalisaient de gaieté, et la table royale était chaque nuit témoin de quelque débauche prolongée jusqu'au jour naissant.

Un soir, Clitus étant à souper comme toujours avec le roi et les généraux, la conversation tomba sur les opérations de la campagne et les résultats extraordinaires obtenus par les dispositions du roi. Plusieurs des courtisans, dans leur enthousiasme, jurèrent qu'il ne s'était jamais rien fait dans le monde de si grand, et que la vaillance des Dioscures et les exploits d'Hercule étaient de bien loin dépassés ; l'envie seule pouvait disputer au roi les honneurs divins.

Clitus était ivre ; il avait de longue main l'habitude, quand il se trouvait avec les autres chefs, de dénigrer Alexandre de son mieux ; c'était la maladie grecque. Ne sachant cette fois ce qu'il faisait, oubliant où il se trouvait, il commença à réclamer très-haut et avec violence contre ces discours trop louangeurs, et voulut démontrer que les exploits accomplis appartenaient bien moins à Alexandre qu'aux Macédoniens, dont le courage avait tout fait.

Le roi fut mécontent ; mais bien que déjà très-excité par le vin il garda le silence, et la discussion continua, sans qu'il y prit part, entre Clitus et ses contradicteurs. De paroles en paroles et de propos en propos, quelqu'un affirma que la véritable gloire de Philippe, c'était d'être père d'Alexandre ; sur ce mot Clitus se leva comme un furieux, apostropha les assistants d'une façon insultante, loua la mémoire de Philotas et de Parménion et de tous ceux ajouta-t-il, qui avaient été assassinés avant de subir la honte d'être fouettés par les verges des Perses et d'être contraints de s'adresser à ces vaincus pour obtenir accès auprès du roi.

A cette virulente sortie le tumulte devint épouvantable, et plusieurs des généraux, les plus figés et les plus calmes, s'efforcèrent de faire taire Clitus et de l'apaiser. Quant au roi, il se tourna vers son voisin de table, un Grec, et lui dit : N'est-ce pas, vous autres Hellènes, vous vous imaginez qu'au regard des Macédoniens vous êtes autant de demi-dieux ?

Soit que Clitus eût compris ce sarcasme, soit qu'il continuât à s'exaspérer lui-même, il se mit à hurler en s'adressant cette fois à Alexandre, et lui montrant le poing : Voilà cette main qui t'a sauvé au Granique ! Dis ce qui te plaît, mais n'invite plus désormais d'hommes libres à ta table ! Contente-toi de barbares et d'esclaves pour baiser le bord de ton habit et adorer ta ceinture !

Alexandre n'en voulut pas entendre davantage. Il fit un mouvement pour se jeter sur ses armes ; on venait de les mettre hors de sa portée ; il cria aux hypaspistes de venger leur roi ; aucun d'eux ne bougea. Il ordonna à un trompette de sonner l'alarme, et n'étant pas obéi, il frappa cet homme au visage. Cependant on avait réussi à se rendre maitre de Clitus et à l'entraîner sur une sorte d'esplanade devant le palais. Le malheureux en fureur continuait à se vanter, à braver et il insulter Alexandre.

Dans la salle tout se taisait, sauf le roi, allant et venant à grands pas, et s'écriant qu'il était désormais, comme Darius, traîné de droite et de gauche par Bessus et ses camarades, n'ayant d'un roi que le nom, trahi, et par qui ? Par ce Clitus, ce misérable qui lui devait tout !

Au moment même où il prononçait cette parole, Clitus, échappé des mains de ceux qui le tenaient, rentra subitement, et allant au roi : Eh bien oui, me voilà, Alexandre ! c'est moi ! Et il se mit à chanter une chanson politique qui commençait ainsi ;

Ô pauvre Grèce, comme tu vas mal !

Alexandre sauta sur la lance d'un des gardes qui se tenait près de la porte, la lui arracha et l'enfonça dans le corps de Clitus, qui tomba sur le sol, grinçant des dents et râlant.

Être un héros, le plus grand des hommes, avoir soumis et réglé l'Europe et l'Asie, porter dans sa tête des plans dont l'humanité devait sentir pendant des siècles les immenses résultats, et se voir harcelé comme une bête fauve par les injures, les grossièretés et les opprobres d'un soldat ivre, interprète maladroit mais sincère de l'esprit d'envie et de basse opposition répandu dans le camp, ce n'était pas possible. Dire qu'Alexandre eût mieux fait de ne pas exécuter lui-même une juste sentence de mort, c'est plaider pour la convenance des formes et rapetisser la question. En principe, Alexandre était dans son droit, dans la justice ; c'était, une fois par hasard, la grandeur mettant le pied sur la bassesse, et, pour la rareté du fait, il n'y a rien là que de très-beau.

Mais, comme on l'a vu tout à l'heure, Clitus était le frère de la nourrice d'Alexandre, et celui-ci, en cette considération, l'aimait et s'était accoutumé à tout lui pardonner. Quand le cadavre palpitant parut sous ses yeux, il oublia l'insulte et se rappela la parenté d'affection, les années d'enfance, un long passé. Il fut en proie à un tel désespoir que l'on trembla pour sa vie. Le visage baigné de larmes, il passait les heures à appeler Clitus et sa nourrice Laniki, et faisant un retour sur les tristesses des derniers mois, il pleurait aussi Parménion, Philotas et les autres. Pendant trois jours il ne voulut. entendre à aucune consolation ni prendre aucune nourriture, gardant le mort sons ses veux. Enfin les généraux forcèrent l'entrée du palais, emportèrent la triste dépouille, assurèrent qu'Alexandre n'était pour rien dans ce qui s'était passé, que c'était l'œuvre de Bacchus irrité de la profanation de sa fête ; les soldats réunis en tribunal prononcèrent que Clitus avait péri justement, et le roi, un peu consolé, consentit à reparaître et reprit peu à peu son activité ordinaire. Mais ce qui venait de se passer n'était pas la simple explosion d'une antipathie particulière chez le général défunt envers son roi légitime. L'histoire de Philotas était arrivée dans l'hiver de 329, celle de Clitus eut lieu dans l'été de 328, et au printemps de 327, c'est-à-dire après un intervalle d'un an environ, on découvrit la conspiration des pages royaux, dont plusieurs s'étaient engagés à tuer le roi dans sa tente pendant son sommeil. Le philosophe Callisthène, intimement lié avec le chef de l'entreprise, nommé Hermolaüs, fut enveloppé dans l'affaire, et tout neveu d'Aristote qu'il était, il fut mis à mort avec les autres coupables. C'était, de l'aveu des historiens qui lui sont à plus favorables, un homme extrêmement vain, arrogant, grossier, affirmant que la gloire d'Alexandre dépendait uniquement de la façon dont lui-même consentirait à écrire l'histoire du règne, et sans cesse occupé à réclamer contre les habitudes persanes du conquérant, contre l'oubli chez celui-ci de ce qu'il lui plaisait d'appeler la liberté grecque et le sacrifice des prétentions soldatesques aux nécessités gouvernementales d'un grand pays. Il parait s'être surtout élevé contre les prétentions supposées d'Alexandre à se faire adorer de son vivant, et comme ce reproche a été constamment répété contre le fils d'Ammon, il est utile d'en examiner la valeur.

Pour des Grecs il pouvait être question en effet de l'apothéose d'un homme. La façon dont ils concevaient l'idée religieuse n'y répugnait en aucune sorte. Toutes les villes helléniques avaient leurs éponymes divinisés ; outre les éponymes, on dressait des autels à des personnalités respectées, et il n'était pas jusqu'aux athlètes heureux qui ne pussent prétendre à recevoir un jour un culte. Toute la question était de savoir si un candidat olympien devait assister lui-même à son culte, on s'il était mieux qu'il différât de goûter cet honneur jusqu'après sa mort. Cette question de pure convenance n'entamait pas le fond du principe, lequel, à la grecque, était incontestable. En ce qui concernait Alexandre, beaucoup d'Hellènes suivant l'armée, tels que le devin Anaxarque, et Cléon, et le poète argien Agis, soutenaient hautement qu'une exception devait être faite en sa faveur ; d'autres, et parmi eux Callisthène, dont son oncle Aristote assurait qu'il avait de l'éloquence, mais pas de jugement, prétendaient au contraire qu'Alexandre, pas plus que personne, ne devait être adoré de son vivant, et ils en prenaient texte pour se répandre en propos toujours dangereux et très-propres à exciter les mauvais esprits contre l'orgueil et la tyrannie du roi, lequel d'ailleurs n'avait jamais demandé, encore moins ordonné et pas même insinué, qu'on dût lui rendre l'hommage en question. Tous les historiens sont d'accord sur son extrême retenue à cet égard. Ils disent toutefois qu'il poussait en secret les flatteurs à lui faire décerner ce qu'il ne réclamait pas lui-même. C'est une pure supposition. Il parait seulement qu'il voyait avec plaisir qu'on se prosternât devant lui, et, sa situation donnée, il n'avait pas tort ; c'était le salut usité chez les Perses de l'inférieur au supérieur. On se prosternait devant le Grand Roi, mais aussi devant les satrapes, et en général devant tous les hommes élevés en dignité. Les Assyriens en avaient répandu l'habitude en Asie, et comme ils avaient longtemps passé pour les arbitres des belles manières, on leur avait emprunté cette coutume. Les Grecs disaient que c'était une marque d'adoration réservée à la Divinité ; rien de plus faux, Sans doute on l'empruntait aux usages cérémoniels du culte des dieux, mais on ne lui donnait pas plus cette portée ni ce sens que les peuples modernes ne le font pour des formules de politesse comme votre serviteur, ou votre esclave, ou je suis vos pieds, ou je vous baise les mains, auxquelles personne n'a jamais attaché un sens direct, pratique, sérieux, au pied de la lettre. De tous les peuples de l'ancien monde, les Perses, soit qu'ils pratiquassent l'antique doctrine de l'Iran, soit qu'ils fusent mazdéens, eussent été les plus éloignés d'adorer un homme, et ce que les Grecs pouvaient, mettre en discussion et résoudre même affirmativement, comme du reste ils le firent plus tard pour les empereurs romains, était absolument inadmissible pour les Perses, soit du vivant, soit même après la mort du héros. Leur Panthéon était fermé et ne s'augmentait pas ; il ne recevait jamais de nouveaux hôtes ; Ormuzd, ses amshaspands, ses izeds, n'admettaient personne parmi eux. Les plus glorieuses figures du passé, Férydoun, Menoutjehr, Cyrus, n'avaient qu'une gloire humaine, et nul n'avait à prétendre ce qu'il n'avait jamais été question de leur donner. Alexandre eut avec le temps ce que lui refusaient Callisthène et ses pareils, mais il l'obtint des Grecs, jamais des Perses ; et si les Arsacides montrent sur quelques-unes de leurs monnaies des têtes de rois divinisés, c'est par les colons helléniques et pour eux que ce trait d'adulation fut accompli. Rien de pareil n'existe sur les monnaies indigènes des mêmes rois. Ni Arsace ni Mithridate n'obtinrent cette marque de respect des cavaliers parthes. Ainsi le fait tant reproché à Alexandre d'avoir voulu se faire adorer des Grecs pour égaler ceux-ci aux Perses est complètement calomnieux ; les Perses n'adoraient pas leurs princes, et, je le répète, on se borne à dire qu'Alexandre l'eût souhaité, mais on avoue qu'il ne le demanda jamais. Il voulait seulement qu'en se prosternant devant lui tous ses sujets lui rendissent une même forme d'hommage, et que les Asiatiques, en voyant les Macédoniens et les Grecs lui refuser un acte de déférence d'ailleurs devenu assez banal, n'en pussent pas induire que le Grand Roi n'exerçait pas sur tous ses alentours indistinctement une égale autorité.

La conjuration d'Hermolaüs et le supplice de Callisthène eurent lieu à Bactres, où Alexandre était retourné. Les noces de Roxane se firent à peu près à la même époque. La Parætakène fut soumise par Cratère ; Spitaménès fut tué, et le calme étant en voie de s'établir dans toute la contrée à la suite du mariage du roi avec une princesse indigène, l'expédition des provinces indiennes commença.

Bactres étant choisie comme nouvelle base, Amyntas y fut laissé avec treize à quatorze mille hommes, et le roi, prenant la route du sud-est, commença par visiter sa nouvelle ville, l'Alexandrie caucasienne, et passa de là chez les Paropamisades. Dans le Kaboul actuel, il fut rejoint par le prince indien Taxile, qui lui amena vingt-cinq éléphants ; puis en deux divisions, l'une sous Héphestion et Perdikkas, l'autre commandée par lui-même, il marcha vers l'Indus, prit en chemin les places appartenant à Astès, prince de la Peukélaotis, soumit. les peuplades des Aspases, des Goures et des Assakènes, enleva leurs villes et leurs forteresses montagneuses, et arriva aux rives du fleuve, qu'il franchit probablement à Attock, au printemps de 326.

Il marcha rapidement vers l'Hydaspes, le Djeloum actuel. Ponts voulut lui en disputer les gués avec une armée nombreuse et un grand nombre d'éléphants de guerre ; mais ce fut sans succès. Porus fut pris à revers, battu, blessé, fait prisonnier ; puis rétabli sur son trône, investi d'un État 'plus grand, il devint le meilleur allié de son vainqueur.

Deux postes fortifiés furent établis pour maintenir les communications avec la rive droite, Nicée et Bucéphalie, et Cratère fut laissé en arrière avec sa division. De là le roi passa le Tjenab ou Acesinès, soumit les Glankes, et reçut l'hommage des rois Abisares et Porus, homonyme de l'allié du Macédonien. A mesure qu'il avançait Alexandre plaçait une chaîne de forts se rattachant à Nicée et à Bucéphalie. Il arriva jusqu'à l'Hydraotes on Ravi, emporta d'assaut Sangala, la ville des Kathéens, défendue par un triple rempart de chariots, et fit pour l'exemple un grand massacre d'Indiens. Il donna tout ce territoire à Punis, comme il lui avait déjà donné le pays des Gluai :es ; puis inclinant au sud, il se trouva en été de 326 sur l'Hyphase ou Soutledje, où il s'arrêta.

Les historiens veulent qu'en face d'un désert qu'on lui disait être de onze journées de marelle, et à la sortie duquel il devait trouver la vaste nappe des eaux du Gange, et, pour en défendre le passage, les puissants Gangarides, Alexandre ait eu l'intention de pousser ses conquêtes plus avant encore ; que l'insurrection imminente dans son armée et le refus formel de ses généraux d'aller plus loin l'auraient seuls forcé de renoncer à ses projets. Il ne me semble pas qu'on puisse adopter cette manière de voir.

Alexandre avait quitté Zariaspe en 328 à la tête de trente mille hommes. Il en avait laissé quatorze mille à Bactres ; ou peut raisonnablement croire que des combats incessants, les marches et les maladies lui en avaient emporté un certain nombre. Les détachements destinés à assurer ses communications en employaient une autre partie, de sorte qu'en supposant que l'armée macédonienne, au moment de son arrivée sur le Soutledje, avait un effectif de huit mille hommes, Macédoniens et Grecs, on est il peu près sûr de dépasser la vérité. Les Sogdiens, les Bactriens, les Ariens, Taxile, Purus et d'autres vassaux encore min-mentaient les forces d'Alexandre ; mais on sait que Porus n'avait amené que cinq mille hommes. Il est clair que le conquérant ne voulait pas se mettre à la disposition absolue de ses alliés en leur empruntant des troupes trop supérieures en nombre aux siennes. Admettons cependant qu'il ait accepté quinze mille hommes, à peu près le double de ce qu'il avait, on atteindra ainsi un total de vingt-trois mille hommes, et je ne pense pas qu'Alexandre ait pu croire qu'avec vingt-trois mille hommes, dont près des deux tiers eussent été des indigènes ignorants de la tactique adoptée par ses armées, et ne lui obéissant à lui-même qu'indirectement, il eût été possible de se jeter dans des aventures dont rien ne pouvait faire prévoir, encore bien moins deviner le caractère. Au soin qu'il avait mis jusqu'alors d'assurer sa ligne de retraite, on se rend compte aisément que sa hardiesse n'était pas de l'étourderie. Aurait-il donc renoncé tout d'un coup à un système sagement conçu et heureusement suivi ? Rien n'est moins probable.

D'autre part, les contrées indiennes qu'il venait de traverser étaient d'anciens fiefs de l'empire composant la satrapie numérotée la vingtième dans l'organisation de Darius, laquelle payait trois cent soixante talents de paillettes d'or et était la plus imposée de l'empire. Ce qu'Hérodote raconte de cette partie de la monarchie cadre parfaitement avec cette remarque. A l'est, dit-il, elle est sablonneuse et déserte. C'est en effet ce que les historiens d'Alexandre rapportent du pays situé au delà du Soutledje. D'ailleurs, continue l'écrivain d'Halicarnasse, elle est habitée par plusieurs nations parlant des langages différents. On vient de voir en effet que les peuples visités par Alexandre étaient fort divisés et obéissaient à plusieurs princes. Les annalistes persans nous ont encore appris que la domination des Grands Rois s'étendait jusque dans la vallée de Kashmyr. A ce point de vue, la campagne d'Alexandre au delà de l'Indus n'a pas eu pour but une curiosité guerrière, irréfléchie et purement hasardeuse, mais la raisonnable volonté de conserver à l'empire son intégrité et de faire sentir aux feudataires les plus lointains le bras du nouveau maitre. Il n'est pas impossible d'ailleurs que le Grand Roi se soit plu à persuader aux populations que ses désirs étaient insatiables comme sa puissance, et que si les Gangarides ou tout autre peuple méritaient jamais sa colère, leur éloignement ne l'empêcherait pas de les atteindre.

Les laissant sur cette idée, il fit élever aux grands dieux douze autels de forme colossale sur les bords du Soutledje, sacrifia, institua des jeux, et donna l'ordre du retour. Pores fut nommé satrape des contrées à l'ouest de l'Hyphase, c'est-à-dire de toute la région frontière de l'empire. Arrivé au Djeloum, Alexandre fit construire deux mille Bateaux, et ramena ainsi l'armée sans fatigue jusqu'au confluent du fleuve avec l'Indus, près de la ville actuelle de Tjatjour. Cratère descendait la rive droite avec une division, Héphestion la rive gauche avec une autre et cieux cents éléphants. Parvenu à l'Indus, le roi continua clans le même ordre jusqu'à l'océan Indien. Le seul fait qu'il prenait cette route pour retourner en Occident prouve de la manière la plus claire que depuis son départ d'Hécatompylos, en 330, c'est-à-dire cinq ans auparavant, l'intention soutenue d'Alexandre et exécutée par lui avait été de soumettre et d'organiser l'empire, et en aucune manière n'avait tendu à exécuter des entreprises capricieuses et romanesques. Il avait même repoussé les propositions de Pharasmane, relatives à une conquête de la Colchide.

Sur le parcours qu'il suivit, il ne toléra pas la moindre résistance. Ce qui ne se soumit pas immédiatement à son autorité fut réduit par la force. Les Malles et les Oxydraques l'éprouvèrent des plus rudement ; presque tout le reste reconnut le Grand Roi sans coup férir.

A l'endroit où il entra dans l'Indus, à Tjatjour, qui vient d'être nommé, un port considérable fut fondé pour les besoins du pars, et comme on savait les dispositions excellentes des populations dont on allait désormais visiter les territoires, le roi jugea possible et utile de diviser son armée. D'ailleurs la contrée n'était pas fertile et ont difficilement suffi à l'entretien de corps trop nombreux. Cratère fut donc renvoyé vers l'occident par le défilé actuel de Bélan, avec l'ordre de gagner la Carmanie, probablement en suivant les montagnes au nord du Béloutjistan.

A Pattala, au sommet du delta de l'Indus, emplacement très-difficile à déterminer, parce que le cours du fleuve est constamment très-variable, un nouveau port militaire fut établi ou l'ancien fut agrandi, et la flotte et l'armée arrivant enfin en présence de l'immense océan Indien, aperçurent pour la première fois le phénomène des marées, dont aucun Grec n'avait l'idée, et qui causa aux Macédoniens une véritable épouvante. Ici se termine la campagne indienne.

Ainsi, dans les cinq années écoulées depuis la mort de Darius, Alexandre, devenu Grand Roi de l'Iran et de l'Aniran, ne s'était pas contenté de la reconnaissance et de la soumission faciles des provinces occidentales. Prenant au centre de l'empire Hécatompylos comme point de départ, prenant sa dignité royale dans son véritable sens, devenu Iranien sans cesser d'être Macédonien et Grec, s'efforçant de tout concilier, il n'avait pas voulu laisser l'empire se démembrer, et faisant acte de présence et de puissance dans les parties les plus lointaines, il avait maintenu le faisceau noué par Cyrus. Pas une province, si reculée fût-elle, ne lui avait échappé. La région orientale avait eu peine à l'accepter. Très-probablement elle avait depuis longtemps désappris l'obéissance, et les feudataires s'étaient accommodés, sous le faible gouvernement des Achéménides, d'une somme de liberté un peu trop absolue. Alexandre ne fit pas violence à leurs idées légitimes et ne leur refusa pas leurs droits. Le parlement tenu à Zariaspe en est la preuve. Le Grand Roi soumit, comme ses prédécesseurs, les affaires du pays au jugement des grands vassaux, aussi bien qu'il déféra la connaissance des conspirations tramées contre lui au tribunal militaire des Macédoniens, respectant de la sorte les lois de ses différents domaines. En même temps, il fut d'une activité, d'une habileté, d'une intrépidité sans exemple dans la suppression de toute résistance. Cependant il ne mit pas toute sa confiance dans la force de ses armes ; il rallia les seigneurs bactriens et sogdiens à sa cause en épousant Roxane, et calma l'agitation du pays en relevant les villes, ranimant l'agriculture et faisant affluer les vivres.

Dans les provinces indiennes il agit sommairement, se contenta d'une soumission pure et simple, donna l'administration aux princes indigènes, et attacha surtout de l'importance à assurer l'existence du commerce par la fondation des ports. Sur ces points éloignés, il ne voulait que faire sentir son autorité, et il se garda de la rendre pesante. En somme il avait ramassé dans ses mains l'empire, tout l'empire, rien que l'empire ; c'était ce qu'il avait voulu ; lui prêter d'autres idées, c'est le méconnaître.

Voyons maintenant comment les traditions orientales ont compris la période qui vient d'être racontée d'après les Grecs, et considérons d'abord la rédaction d'Abou-Taher de Tarse.

On se rappelle que Dara, en mourant, avait conseillé à Alexandre d'épouser sa fille. Celle-ci se nommait Pourandokht. Il n'y a pas de doute qu'il s'agit en effet d'une fille de Darius Ochus, appelée Parysatis ou Parizata, fille des fées, dokht ayant exactement le même sens que zata. Mais Alexandre avait déjà contracté alliance avec Abandokht, femme de Dara, appelée par les Grecs Statira, et la princesse indignée de la lâcheté de sa mère et ne voulant pas l'imiter, au lieu de se soumettre au roi macédonien, leva une armée, et s'efforça de venger la mort de son père. Les troupes du roi furent battues sur l'Euphrate, et Pourandokht, soutenue par les populations du Khoraçan et du Mazandéran, établit son quartier général dans une forteresse située au milieu des montagnes du nord et appelée Tjehar-Dywar ou les Quatre murailles. De là elle fit des courses dans les provinces et réussit à enlever Halep, où commandait un capitaine grec nommé Haroun on Charon, dont le lieutenant était Philestéroun. Le nom de Philétère n'est pas donné par les historiens occidentaux.

Alexandre tint conseil avec Aristote et deux de ses généraux, Bethlamys ou Ptolémée et Sethlamys, qui semble représenter Héphestion. Il ne put cependant empêcher la fille guerrière de lui prendre un convoi qui venait du Roum et lui apportait quatre cents charges de vêtements. Cependant à la fin et par les efforts combinés de deux chefs grecs, Arystoun et Khounyas, Ariston et Cœnus, Pourandokht fut prise à Halep, et son armée, qui était de vingt-quatre mille hommes, complètement détruite.

Le roi, maître de l'héroïne, consulta ses ministres pour savoir ce qu'il devait en faire. Arystoun fut d'avis qu'il devait l'épouser. Khounyas pensa au contraire qu'elle serait intraitable et qu'il fallait la tuer. Pourandokht, consultée à son tour, déclara qu'issue de sept générations de rois, elle ne se déshonorerait pas en acceptant pour époux un Grec sans père. Sur cette réponse, tous les capitaines d'Alexandre se rallièrent à l'avis de Khounyas, et on décida qu'elle périrait. Khounyas fut chargé de l'exécution.

L'héroïne fut placée dans un coffre sur le dos d'un mulet, et Khounyas, assisté de deux soldats, Thermas et Kestas, prit le chemin du désert. Arrivé dans un endroit qui lui parut propre à l'exécution qui lui était confiée, il tira Pourandokht du coffre, la fit mettre à genoux et la frappa sur la tête. Mais les deux soldats, émus de pitié, ne voulurent pas souffrir que le meurtre s'accomplit, et délivrant la jeune fille des mains de Cœnus ou Khounyas, ils tuèrent celui-ci, et se vouèrent au service de celle qu'ils venaient de sauver et qui leur promit de partager avec eux sa fortune future. En attendant, elle jugea qu'ils ne devaient pas l'ester tons les trois réunis ; ses nouveaux amis la quittèrent pour prendre le chemin de l'Iran, tandis qu'elle-même retournait du côté d'Halep, où ses partisans tenaient toujours et refusaient de se rendre à Alexandre, qui pourtant leur affirmait que Pourandokht était morte. Il le croyait avec d'autant plus de bonne foi que Kestas, homme très-rusé, avait imaginé de revenir auprès de lui, et lui avait apporté la tête d'une fille étrangère qu'il prenait pour celle de Pourandokht.

Celle-ci trouva moyen d'entrer dans la citadelle, et la guerre recommença plus vite que jamais.

Il est bien difficile de dire par quelle circonstance le nom d'Halep est appliqué ici à la principale place d'armes des rebelles : peut-être s'agit-il d'Haroyon, la capitale de l'Asie ; mais l'ensemble des allégations, le fait que la révolte était soutenue par les gens du Khoraçan et du Mazandéran, prouve que la légende fait allusion aux guerres de Bactriane et de Sogdiane. Nous avons vu, sous le règne de Key-Kaous, la dénomination de Mazandéran étendue il tous les pays situés il l'est et au nord de la Caspienne, et quant au Khoraçan, il a souvent atteint dans des limites imaginaires les localités les plus orientales de l'Iran.

Ptolémée et Cœnus mentionnés ici ont pris en effet une part assez considérable, ainsi qu'Héphestion, aux campagnes opérées pour obtenir la soumission de ces provinces. Quant à la personnalité de Pourandokht, si nous avons retrouvé son nom dans celui de la fille de Darius, Parysatis, on peut voir quelque chose de son caractère dans la femme du satrape rebelle Spitaménès, qui, suivant Quinte-Curce, coupa la tête à son mari et apporta ce trophée à Alexandre, après avoir partagé d'abord toutes les haines des rebelles contre ce héros. La fin de Pourandokht justifie assez cette ressemblance ; mais cette fin même marque encore davantage, comme on va le voir tout à l'heure, l'identification avec Roxane, fille d'Oxyartès.

Cependant les hostilités s'étant ranimées plus vives que jamais entre les troupes d'Alexandre, campées autour d'Halep, et les défenseurs de la place, Pourandokht fit des exploits extraordinaires, dans lesquels brillèrent, non moins que sa valeur et son adresse, l'agilité, l'intelligence et la force de soli cheval, coursier de guerre de son père Darius, et qui se nommait Shebhal. C'est incontestablement Bucéphale dont il est question ici.

Alexandre avait remarqué plusieurs fois le champion ennemi qui faisait tant de mal à sa cause, et s'était informé de son nom. On lui avait dit que c'était un descendant du Gawide Gouderz ; cependant il avait cru reconnaître Pourandokht, et s'en était exprimé ainsi avec Arystoun. On voit que les feudataires du nord gardaient avec orgueil la prétention d'avoir résisté à Alexandre.

Tandis que les drapeaux noirs de la fille de Dara et les enseignes rouges du Macédonien luttaient ensemble, Pourandokht fit une pointe dans le Fars, dans la Perside, dont Ptolémée était devenu le gouverneur. Elle surprit et enleva Persépolis-Istakhar. Sa mère, Abandokht, la femme infidèle de Dara, habitait le palais. Saisie par sa tille, elle fut mise à mort. Mais bientôt Pourandokht, contrainte à la retraite, se vit obligée de regagner lus montagnes, poursuivie de près par Ptolémée et un autre capitaine d'Alexandre, Félendys, dans lequel on reconnait Apollonidès. Pour Arystoun, il avait conservé ses anciennes idées au sujet de Pourandokht, qu'enfin on avait su être vivante, et il pressait le roi de faire de nouvelles démarches pour la calmer et la prendre pour épouse. Le roi finit par s'irriter, et ordonna la mort d'Arystoun, ce dont les Grecs furent très-mécontents, assure Abou-Taher.

Ici il y a certainement un ressouvenir de la conspiration de Philotas ou de celle Hermolaüs, peut-être aussi du meurtre de Clitus, et il n'y a rien d'impossible à ce que, parmi les nombreux complices sacrifiés dans la première de ces conspirations, il se soit trouvé quelque officier nommé Ariston dont les légendes persanes ont conservé la mémoire et grandi l'importance en en faisant un des principaux chefs de l'armée. Peut-être aussi n'y y-a-il là qu'une allusion très-obscure au chef macédonien Aristobule, qui fut et resta toujours dans les bonnes grâces du roi.

Pourandokht, fuyant devant Ptolémée s'était réfugiée dans une caverne profonde où on ne savait comment la forcer ; elle put donc s'échapper et gagna les montagnes d'Hamadan. Là elle délivra des mains de la fille de Shamous, roi du Mogreb, une certaine Anthonthiyyeh, guerrière amoureuse d'Alexandre, et un homme qui s'était voué à sa cause, Thelmysoun dans le nom duquel on reconnait Spitaménès, nouvelle raison pour faire admettre que la personnalité de l'épouse de celui-ci a fourni quelques traits au caractère de Pourandokht. Dans Anthonthiyyeh on retrouve cette Antigoni connue par la conspiration de Philotas et qui montra du dévouement au roi.

Pourandokht voulut s'enfermer avec Thelmysoun-Spitaménès dans une citadelle appelée le Château Perse, probablement le Château Sogdien, habité par Roxane avec la plupart des chefs rebelles. Un des capitaines iraniens soumis à Alexandre, et qui se nommait Shyrzad, fils du lion, proposa un cartel à Pourandokht. Bien que le chroniqueur indique ici un guerrier portant un nom indigène, il n'est pas improbable qu'avec la connaissance assez complète qu'on lui voit des différentes personnes formant l'entourage du Macédonien, il ait voulu désigner sous le nom de Shyrzad, fils du lion, le général Léonatus. Quoi qu'il en puisse être, Shyrzad offrit à Pourandokht de se battre au pied de la forteresse, à la condition, consentie par Alexandre, que si la jeune fille était victorieuse, l'Iran lui serait donnée tout entier ; dans le cas contraire, elle se soumettrait absolument et rendrait hommage à Alexandre. On tomba d'accord des deux parts de tenir ce contrat fidèlement, salis ruse, ni fraude, ni mauvaise foi.

Mais Shyrzad manqua aux engagements. Il fit cacher pendant la nuit deux cents cavaliers aux environs du lieu fixé pour le combat, et quand il en vint aux prises avec Pourandokht et qu'il eut été tout d'abord jeté en bas de son cheval, ces hommes apparurent et voulurent se saisir de l'héroïne. Elle eut le temps de trancher la tête à Shyrzad et de tuer dix des assaillants auxquels la généreuse Anthonthiyyeh criait qu'ils étaient des traîtres et manquaient à la convention. Elle fit si bien que Pourandokht put échapper malgré les soldats, qui allèrent en donner la nouvelle à Alexandre. Le roi ordonna de la saisir et de la lui amener ; mais elle s'enfuit dans les montagnes, et il fut impossible de la trouver.

Pourandokht était rentrée victorieuse dans le Château Perse ; mais ne voyant pas Anthonthiyyeh, et résolue à lui rendre ce qu'elle lui devait, elle sortit et parcourut la contrée jusqu'à ce qu'enfin elle eût rencontré sa libératrice. Un espion avertit Alexandre que la jeune fille n'était pas dans la forteresse, et lui raconta ce qu'elle faisait. Alexandre s'empressa de monter à cheval et se mit lui-même à la recherche des deux femmes. Celles-ci, après avoir mangé quelques provisions apportées par Pourandokht, avaient voulu se baigner, et ôtant leurs vêtements, étaient entrées dans un ruisseau où le Macédonien les aperçut. Il sauta promptement à bas de sa monture, enleva les habits et cria : Je vous tiens ! rendez-vous !

Pourandokht n'eut pas plutôt reconnu Alexandre et compris ce qui se passait, que sa pudeur, mise en danger, lui fit jeter de grands cris et verser des larmes amères. Elle supplia le roi de lui rendre ses habits et de ne pas la forcer à paraître devant lui en cet état. Mais il resta inexorable et répondit à ses supplications :

Ah ! reine de l'Iran, quelle faute avais-je commise envers toi, que tu as jugé nécessaire de faire répandre le sang de tant de personnes innocentes et de causer de si grands maux aux populations ? Pourquoi m'as-tu montré tant de haine ?

Pourandokht, rouge de confusion à cause de l'état dans lequel elle se trouvait, ne répondait rien et songeait mollement se tirer du piège. Quand elle vit que c'était impossible, elle, se résigna et dit :

Ô roi d'Occident ! tout ce qui a été a été ; puisque tu m'as vue sans voiles, plus de guerre entre nous. Je me soumets à l'ascendant de ta fortune.

Ayant ainsi parlé, elle sortit de l'eau avec sa compagne et remit ses vêtements, que le roi lui rendit. Elle accompagna Alexandre à son camp, le prit par la main en présence des troupes, le conduisit au trône et lui rendit hommage comme à son souverain.

Alexandre la remercia publiquement, et partant avec elle à la tête de l'armée et de la cour, il la conduisit à Istakhar-Persépolis. De là des lettres royales furent adressées à toutes les provinces de l'empire pour annoncer ce qui venait de se passer et pour convoquer les feudataires d'Orient et d'Occident dans une grande assemblée. On célébra les noces avec une magnificence extrême. Des présents nombreux furent répandus sur les grands et les petits et mirent tout le monde en joie, et les fêtes durèrent huit mois entiers.

Au bout de ce temps Alexandre épousa Anthonthiyyeh, et confiant à Pourandokht la régence de ses États de l'ouest et de l'est, il annonça qu'il allait faire le tour du monde et en connaitre toutes les merveilles.

Ici le chroniqueur place un récit d'une nature évidemment épisodique et qui se rapporte aux guerres bactriennes et sogdiennes. Il dit que le roi, parti à la tête de cent mille hommes, traversa le Kerman avec l'intention de pénétrer dans l'Inde. Mais il s'égara en route, tomba dans la contrée du peuple de Louth, se trouva dans les déserts, où les Scythes lui tuèrent beaucoup de monde, et de telle façon qu'accompagné d'Anthonthiyyeh il eut beaucoup de peine à s'échapper avec deux cents hommes tout au plus, reste misérable de ce qu'il avait naguère rassemblé de forces autour de lui. Il atteignit pourtant les États qui avaient appartenu autrefois à Roustem et à Sam, fils de Nériman, c'est-à-dire le pays de Gour, et de là il descendit dans des plaines fertiles où il trouva ce qu'il fallait à ses hommes épuisés. Très-chagrin d'avoir ainsi manqué son expédition, il résolut à l'avenir d'établir partout des lieux d'approvisionnement clans l'intérêt des peuples de l'empire.

Ce récit fait allusion aux nombreuses villes et aux postes fortifiés placés sur les points importants du pays parcouru par Alexandre. Ce fut surtout dans la Sogdiane et le long des frontières scythiques que le roi fonda le plus de lieux d'observation et de dépôts de troupes et de vivres, et comme ces constructions eurent lieu immédiatement avant l'expédition de l'Inde et que les armées macédoniennes durent souvent en sentir la nécessité ou en regretter l'absence, Abou-Taher me parait avoir assez exactement rapporté le fond des choses, qu'il a d'ailleurs un peu orné.

Alexandre, toujours résolu à exécuter ses projets sur l'Inde et à rassembler dans ce but une nouvelle et formidable armée, écrivit à Pourandokht, régente de l'empire, pour lui faire connaitre ce qui venait de se passer. Il lui demanda de faire des levées dans toutes les parties de ses différents États et de fournir ces troupes de ce qui pouvait leur être nécessaire. En attendant que ses ordres fussent exécutés, il restait dans le Kaboul, se livrant aux plaisirs de la chasse. Ce passage se rapporte assez bien de toute manière au séjour du roi à Zariaspe et à Bactres avant la marche sur l'Indus.

Pourandokht reçut avec joie les ordres de son époux, et écrivit en Grèce pour hâter l'arrivée des renforts. Elle avait fait mettre sur pied cent mille hommes destinés à aller faire la guerre dans ce pays ; elle changea leur destination, et avec cent mille charges de munitions elle les envoya en Orient. Elle y ajouta encore soixante mille hommes qu'elle fit promptement rassembler, et en informa le roi, en le consolant des peines qu'il venait de traverser.

Les princes, lui dit-elle, ont toujours des soucis. Loué soit Ormuzd de ce que tu es sorti sain et sauf des pièges d'Ahriman ! Sois toujours fidèle à la loi sainte ! Je t'envoie ce que tu m'as demandé. Si une autre armée te devient nécessaire, je te l'expédierai également.

Ici Abou-Taher fait une liste exacte des objets d'utilité et d'agrément que la fidèle Pourandokht envoya encore son mari en même temps que l'armée ; deux mille charges d'or, deux mille esclaves, cinq cents jeunes filles, quarante kharwars, à peu près dix mille kilogrammes de cymbales et de tambourins, cent vingt grosses caisses et cent paires de trompettes d'or et de grandes trompes droites appelées kerna. On ne pouvait pas faire le tour du monde avec moins de tapage. En outre, il y avait deux excellents philosophes grecs, l'un appelé Khoda-Ters, la crainte de Dieu, et l'autre Sethlymys. Ce dernier était admirable, et, de plus, élève de Platon. Aux envois de Pourandokht était joint l'étendard royal de l'Iran, ce tablier de cuir du forgeron Gaweh, qui avait opéré dans les anciens temps la délivrance de la patrie et qui allait guider les armées du nouveau Grand Roi à travers les provinces indiennes.

Alexandre charmé loua les mérites de Pourandokht et lui souhaita une vie éternelle pour le bonheur de l'Iran.

Ici est racontée la fondation d'une ville bâtie par Alexandre avant de quitter son campement. Le roi fit endiguer une grande rivière, de manière que les eaux entourassent de toutes parts la nouvelle cité, de telle façon que l'on pu cependant y parvenir par une route commode tracée au milieu du désert. Il semble qu'il soit question ici de l'Alexandrie de Caucase, placée en effet sur un cours d'eau.

La route fut. établie solidement depuis la ville ainsi fondée jusqu'à Hérat, capitale des Arii, où l'on parvenait en quarante journées de marche. Il s'agit de journées de caravane. Dans la direction de l'est, le chemin fut prolongé jusqu'à la frontière de l'Inde ; au nord, un autre chemin mena à Daman, et un dernier enfin, s'étendant vers le sud, conduisait dans la direction de Bekwashyr.

Abou-Taper rapporte une circonstance assez singulière dont les Grecs ne savent rien et qui a un caractère trop antique pour que, vraie ou fausse, il soit possible de la passer sous silence. Il dit que lorsque la ville eut été établie au milieu des eaux, les habitants firent observer qu'il fallait parer aux inondations. Pour ôter toute crainte à cet égard, le roi envoya des troupes contre les Scythes du voisinage, que l'auteur appelle Khounkharan, mangeurs de sang, titre ordinaire des princes tatars et turcs, les battit et leur fit six mille prisonniers. Ces captifs furent amenés sur les bords de la rivière, au bas des murailles. On leur attacha aux pieds de grosses pierres et on les précipita au fond du fleuve. Par la vertu de ce charme, on n'eut plus rien à craindre.

Alexandre quitta la ville, et descendit de cette ancienne partie des possessions des Çamides appelée le Zawoul vers la rivière Helmend, l'Étymandre des Grecs. Quand son camp fut placé, il tint conseil avec ses ministres et ses généraux, et il fut résolu qu'il devait prendre le titre de roi de l'Inde et notifier officiellement sa dignité aux princes de la contrée qu'il allait envahir, ce qui eut lieu au moyen d'un manifeste dont Abou-Taher donne le texte.

Le roi y déclarait que, petit-fils de Phylkous, roi d'Occident, par sa trière, et petit-fils de Darab par son père, il descendait de ce côté de Kishtasep, fils de Lohrasp, issu de Key-Gobad, c'est-à-dire de la race des Achéménides, sortie elle-même de Honsheng, quatrième monarque universel, ce qui établissait son droit héréditaire à régner sur l'Inde comme sur le reste du monde.

Il n'était pas venu, disait-il, attiré par le désir d'acquérir des trésors, ni pour s'emparer de nouvelles provinces. son seul but était de gagner les peuples à la foi unitaire. Il traiterait bien ceux qui se soumettraient ; il châtierait les rebelles et les traînerait en esclavage.

Les deux philosophes envoyés par Pourandokht, assistés chacun de dix hommes distingués, furent chargés d'aller présenter ce document aux différents princes, et Alexandre leur recommanda fortement de maintenir l'honneur de son nom et de ne pas se laisser vaincre en savoir et en connaissances magiques par les rois de l'Inde, dont on savait l'habileté dans ce genre. Ceci fait certainement allusion aux doctrines des brahmanes et plus particulièrement des bouddhistes.

La première ville ou les ambassadeurs arrivèrent était Mehilad. Ils v huent étonnés par beaucoup de prodiges effrayants On singuliers ; rependant ils décidèrent le roi du pays à s'entendre avec Alexandre. Il ne le fit qu'à regret et vaincu d'avance par l'ascendant du héros ; néanmoins il écrivit secrètement au roi Four, qui est Porus, pour lui demander du secours, comptant ainsi se débarrasser de l'étranger.

Four fit partir son fils avec dix de ses généraux et une armée de cent mille hommes, et le roi indien manda à Alexandre qu'il ne pouvait lui tenir parole, attendu que son suzerain le lui défendait et s'avançait lui-même pour combattre les Macédoniens. A cette nouvelle, et voyant les ennemis se presser sur l'autre rive du Gange, qui représente ici l'Indus, le roi rangea ses troupes en bataille et consulta un mobed, c'est-à-dire son devin ordinaire Aristandre, sur l'issue de ce qui allait se passer. Celui-ci prit un astrolabe, fit ses opérations, et prédit un succès éclatant, ce qui ravit de joie Anthonthiyyeh. Elle demanda au roi la permission de se charger seule des dispositions de la journée, et l'avant obtenue, elle envoya chercher Melikoul, chef africain qui combattait avec une massue de buis et. était d'une expérience consommée. Ce dernier fut d'avis d'appeler Kherwyn, fils de Sherwyn, et Alyanoush le Grec, deux braves de premier mérite. Tous trois ils prirent secrètement dix mille hommes d'élite ayant chacun deux chevaux, et sortirent du camp vers minuit en observant un grand silence.

L'armée du prince de Mehilad s'était jointe à celle de Four, et c'était une armée formidable. Quand le jour parut, les Macédoniens se mirent de nouveau en bataille ; cependant on s'observa toute la journée, et le soir on n'en était pas encore venu aux mains.

Le lendemain, chacun reprit le même ordre que la veille, et Alexandre détacha Tharykoun pour engager le combat. Les Indiens lui opposèrent Djender, prince du Moultan, qui fut battu après une belle résistance ; mais les Macédoniens se virent aussitôt attaqués par le prince de Siyyam. Ce chef avait un fils nommé Bestou, qui fut tué dès le début de l'engagement, ce qui poussa jusqu'à la furie la valeur du père et compromit un instant le succès des Macédoniens ; Alexandre ordonna alors un mouvement général de l'armée. Les efforts furent si bien soutenus des deux parts que la nuit arriva sans que rien de décisif eût été fait, et chacun se retira dans son camp.

Au milieu de la nuit Alexandre envoya Sehtheymoun-Héphestion, prince d'Antioche, avec un corps de trente mille hommes, afin de reconnaître le terrain et de prendre position pour le lendemain. Des deux côtés on releva les morts et on leur fit des funérailles conformes aux usages des deux partis, les Indiens brûlant les leurs, les Iraniens et les Grecs les enterrant.

A l'aurore, les hostilités reprirent. Une des ailes de l'armée envahissante était commandée par lofée, fils de Fæsher ; le combat fut engagé par Lounek, un des principaux chefs d'Alexandre, qui attaqua un corps indien commandé par Asterwamy et le mit en déroute ; il en renversa encore un second commandé par Khebanck ; mais il fut enfin arrêté par un troisième sous les ordres de la fille du roi indien, la guerrière Djybaweh, qui non-seulement le força de reculer, mais le tua. Le frère du chef grec, Mogrebin comme lui et appelé Myknak, le remplaça ; il périt presque aussitôt, et Alexandre, voyant ce désordre, quitta l'aile gauche, où il s'était tenu, pour exciter le courage de ses gens, Arabes, Grecs et Perses ; le combat se rétablit, et Aslameth le Mogrebin, commandant l'aile droite, accourut à l'aide. Il fut tué. Sherwyn prit sa place et eut le même sort ; Tharykoun ne fut pas plus heureux, Alyoun également ; ensuite se présentèrent, pour vaincre les efforts de l'héroïque princesse, Ærtak, Kantaryn et Sohrab, un des chefs iraniens. Une nouvelle mêlée s'engagea autour des éléphants, qui formaient le centre et le point d'appui de l'armée indienne, et quoi que pussent faire Alexandre et ses généraux, ils ne vinrent pas à bout de rompre cette ligne de défense. Il fallut donc, quand le soir arriva, se retirer sans avoir mieux réussi que les jours précédents. Les deux partis étaient si épuisés que, sur la proposition du roi indien, une trêve de quelques jours fut consentie par Alexandre.

On n'a pas perdu de vue qu'Anthonthiyyeh-Antigoni, accompagnée de Mehkoul le Mogrebin, de Kherwyn, fils de Sherwyn, et d'Alyanoush le Grec, avait quitté le camp à la dérobée, pendant la nuit qui précéda la première attaque, à la tête de dix mille cavaliers. Elle avait pris la route du désert dans la direction des États du roi Four, elle avait atteint le bord du Gange, et elle traversa le fleuve sur de nombreux bateaux. Une fois sur l'autre rive, Anthonthiyyeh s'avança avec un surcroit de précautions, et envoya en avant des éclaireurs pour reconnaitre les positions de l'ennemi.

Ayant reçu l'avis pie celui-ci ne se doutait nullement de sa présence, elle divisa son corps en trois parts : Alyanoush avec des Grecs et Fazl-Ibn-Alay à la tête d'une troupe de gens d'Ispahan formèrent l'avant-garde ; Anthonthiyyeh elle-même, avec Kherwyn, suivit à un intervalle d'une courte journée de marche ; Mehkoul le Mogrebin venait ensuite avec d'autres troupes grecques et formait l'arrière-garde. Tous les chefs eurent ordre de marcher, de telle sorte qu'au lever du soleil qui devait marquer le second jour depuis leur départ du camp, ils se trouvassent massés sur un même point. Ce mouvement fut parfaitement exécuté.

Les Indiens se virent tout à coup pris à revers, et stupéfaits, ne sachant ce qui arrivait, ils se précipitèrent du côté du fleuve pour fuir un ennemi sur lequel ils ne comptaient pas. Dans leur trouble ils lançaient leurs flèches sur leurs propres troupes, et le feu ayant été mis dans leur camp, les tentes commencèrent à brûler et à jeter vers le ciel des tourbillons de flamme et de fumée, au milieu desquels les indigènes couraient, tombaient et mouraient éperdus. Mehkoul excitait ses soldats et se multipliait pour augmenter le désastre de l'ennemi.

Cependant Four, averti, était accouru, et cherchait à calmer la panique ; il fut aperçu par Mehkoul, qui se précipita sur lui et le maltraita tellement que, couvert de blessures et jeté en bas de son cheval, le roi indien demanda à se rendre. Mehkoul accepta sa soumission, lui lia les mains, le remit en selle, lui attacha les pieds sous le ventre de la monture, et le fit sortir en hôte de la mêlée. Alyanoush et Fazl-Ibn-Alay d'Ispahan vinrent le rejoindre et l'aidèrent à garder le captif ; quant aux Indiens, ils s'enfuyaient de toutes parts et semaient la campagne de leurs armes. Beaucoup se noyèrent ; d'autres, en plus grand nombre, jonchaient le sol, morts ou blessés, et sept mille furent faits prisonniers. Un butin immense resta la proie des vainqueurs.

Anthonthiyyeh s'empressa de faire connaître son succès à Alexandre. Cependant la trêve arrivée à son terme, le roi avait occupé l'attention des Indiens par des escarmouches de plus en plus fortes, et la nuit même qui suivit le jour où il apprit le succès d'Anthonthiyyeh, il ordonna qu'un corps de cinquante mille hommes se tint prêt à faire une attaque sérieuse, combinée avec celle qui allait avoir lieu de la part des troupes victorieuses d'Anthonthiyyeh. En effet, au milieu de la nuit, les indigènes se virent assaillis en delà et en deçà du fleuve. Par la vaillance de Djybaweh la résistance fut terrible, et Anthonthiyyeh succomba devant l'amazone, encore plus terrible qu'elle n'était elle-même. Elle fut tuée. Cependant Sherwyn, fils de Kherwyn le Grec, et l'Ispahany Fazl-Ibn-Aly réussirent à l'emporter. Quand l'aurore, parut, cent cinquante mille Indiens étaient étendus sur la plaine, et le reste s'enfuyait ou mettait bas les armes. Le roi Alexandre avait de son côté traversé la rivière et achevé la victoire. Quand la mort d'Anthonthiyyeh fut connue, le monarque donna les marques de la plus violente douleur, et l'armée entière s'associa à son chagrin. Mehkoul surtout, frère de la mère de l'héroïne, tomba dans un profond désespoir. Tous les captifs, excepté Four, furent immolés à la mémoire de celle qu'on avait perdue.

Cependant on ne savait pas ce que l'autre roi indien était devenu, et on envoya à sa recherche. Il parut bientôt avec sa fille, et assaillit avec tant de force l'armée grecque que Mehkoul crut devoir faire conduire en hâte le roi Four sur les derrières de l'armée du côté de Kaboul, de peur qu'on ne l'enlevât.

La précaution se trouva utile, car l'armée macédonienne enfoncée fut bientôt tiercée elle-même de regagner Tette ville, où Alexandre arriva en personne et reçut les hommages du roi du pays, nommé Mendredj. Des approvisionnements très-abondants furent réunis par les soins de ce prince fidèle, et peu après son arrivée dans la ville, où Four était gardé avec le plus grand soin, des corps de troupes avant été rassemblés de toutes parts, l'armée macédonienne se trouva empiétement réorganisée et portée à cinq cent mille hommes, nombre très-supérieur à celui qu'elle avait eu avant les combats sur les bords du Gange.

Cependant le roi des Indiens ayant écrit à son suzerain, nommé Four aussi bien que l'héritier du trône, tout ce qui venait de se passer, lui avait appris la captivité de son fils et lui avait exprimé l'espérance de parvenir bientôt à délivrer le jeune prince. Four, désolé du malheur de son fils, mit sur pied une nouvelle armée pour aller lui-même à la délivrance du jeune prince.

De son côté, Alexandre, voulant mettre en œuvre toutes ses ressources, avait ordonné à Pourandokht de venir le trouver, et non-seulement elle, mais encore Bethlymous-Ptolémée, alors gouverneur de l'Occident, attendu que sans eux il ne viendrait jamais à bout de ses desseins sur l'Inde.

Pourandokht, extrêmement affligée de la triste fin d'Anthonthiyyeh, informa les grands iraniens de ces ordres, et se mit en route avec deux cent mille hommes du Ghylan. De son côté, Bethlymous-Ptolémée partit avec cent mille hommes choisis et prit la même direction. En peu de temps Kaboul vit autour de ses murailles tout ce qu'avaient de guerriers fumeux et de soldats accoutumés aux armes l'Occident, c'est-à-dire les pays grecs, l'Asie Mineure, l'Égypte, l'Iran et la Scythie, et afin de rendre cette levée générale plus redoutable encore, Aristote arriva lui-même.

Un manifeste nouveau fut envoyé cette fois par Pourandokht an roi indien, avec l'ordre de cesser toute résistance, d'embrasser le culte unitaire, de donner sa fille en mariage à Alexandre, .et de ne pas s'exposer à une ruine certaine. Avant que le monarque dit pris un parti, Farinée d'Alexandre, couvrant le pays de ses innombrables cohortes, arrivait, trop puissante pour qu'il fût possible de s'opposer à sa marche, et investissait Mehilad. Le roi indien et sa fille tentèrent vainement cette fois de prolonger là lutte. Ils furent faits prisonniers l'un et l'autre et réunis à Four, fils de Four. La ville fut escaladée et emportée. Tout ce qui ne voulut pas reconnaître l'unité divine fut mis à mort, le reste reçut son pardon. On trouva dans la cité des richesses immenses, mais surtout on fut enchanté de rencontrer parmi les captifs un philosophe éminent nommé Kermepal, avec lequel Aristote fit immédiatement connaissance, et qui prit rang parmi les amis du sage grec. Kermepal était un élève de Platon, et demanda des nouvelles de ses condisciples, dont il n'avait rien appris depuis longtemps. Il raconta que le célèbre Hemarchpal vivait retiré dans un ermitage au sein des montagnes voisines, et avait comme lui étudié sous l'auteur du Phédon. Il engagea Aristote à venir avec lui visiter ce grand homme, le savant le plus accompli que l'on put trouver dans l'Inde.

L'illustre Hemarchpal, consulté par Pourandokht, lui conseilla de marcher sans retard au-devant de l'armée de Four, lui promettant un succès certain. Elle ordonna en conséquence à Mehkoul le Mogrebin de prendre le commandement d'une avant-garde, et celui-ci partit immédiatement.

Avant de pousser plus loin l'analyse du récit d'Abou-Taher, il est bon de montrer qu'au milieu de son appareil romanesque, cette rédaction n'est pas en dehors de l'histoire telle que les Grecs nous l'ont transmise.

Nous avons vu pendant la période de la guerre bactrienne et sogdienne que le personnage de Pourandokht avait représenté, sous le nom exact de Parysatis, une des filles de Darius Ochus, l'esprit de la résistance persistant dans les provinces orientales. Mais du moment où Pourandokht, assez facile jusque-là à assimiler par certains côtés avec la princesse achéménide, puis avec la femme de Spitaménès, et enfin avec Roxane, la fille d'Oxyartès et l'épouse du Macédonien, devient régente de l'empire pendant l'absence d'Alexandre, il est évident l'aide de la consonance onomastique, il faut dépouiller ce personnage de sa qualité de femme et y voir une ombre de Perdikkas, chef d'une des grandes divisions de l'armée et conseiller influent d'Alexandre.

Le rôle d'Antigoni-Anthouthiyyeh, qui se borne dans l'histoire à une part assez subalterne dans la découverte de la conspiration de Philotas, ne suffit pas non plus ponctionner à ce nom l'importance qu'Abou-Taher lui accorde. Aussi faut-il relever ici une confusion entre Antigoni et Antigonus, chef aussi important que Perdikkas, et qui eut après la mort d'Alexandre une autorité plus frappante encore pour les Asiatiques.

Les trois généraux Mehkoul, Kherwyn fils de Sherwyn, et Alyanoush, paraissent être Méléagre, Gorgias et Aristobule. Tharykoun pourrait être identifié avec Télèphe, un des hétaires du roi, chargé par lui d'une mission pendant le séjour en Gédrosie, et cela d'autant mieux qu'il ne faut qu'un point de plus pour changer l'F en K ; en supposant ce point de moins on aurait Taryfoun ou Talyfoun, absolument connue de Phylfous ou Phylpous on a fait Phylkous.

Lounek est probablement Lysimaque. Myknak pourrait être Machatas, autre familier d'Alexandre, au dire d'Arrien ; Aslametb, Alcétas, chef d'une des divisions de la phalange ; Sherwyn, Séleucus ; Alyoun, Archélaüs ; Arétès, commandant des éclaireurs ; Kantaryn, Cléandre. Les noms des chefs indiens seraient plus difficiles à assimiler, et je ne l'essaye pas, excepté pour les deux rois Four, qui sans conteste représentent les deux Ponts des auteurs grecs.

Quant aux faits, ils concordent bien. Le chef du Kaboul on plutôt d'une partie du Kaboulistan, qui prête son secours à Alexandre, se retrouve dans le roi indien Taxile, et le passage de l'Hydaspe bravement disputé, mais opéré au moyen d'une manœuvre qui jeta de l'autre côté du fleuve, sans que l'ennemi s'en aperçût, une partie de l'armée envoyée au-dessous du point où eu effet les indigènes escarmouchèrent pendant plusieurs jours avec les Macédoniens, ne fait que reproduire l'histoire exacte. Bien n'est oublié d'essentiel, pas même la marche nocturne ; les noms d'Alcétas, de Gorgias et de Méléagre, retrouvés plus haut dans ceux de Aslameth, de Kerwyn et de Mehkoul, donnent encore à l'assimilation des récits une plus grande rectitude, car tous ces chefs de la phalange jouèrent ici un rôle important, aussi bien que Perdikkas-Pourandokht, Lounek-Lysimaque et Sherwyn-Seleucus.

Pour ce qui est de Mehilad, la ville capitale du prince qui résista si vaillamment à Alexandre sur le bord de l'Hydaspe, il est à croire qu'il faut la reporter plus loin que le lien où Abou-Taher la place, et y voir la capitale des Malli, qui ne fut attaquée et prise que dans le voyage de retour. Mais j'en ai dit assez pour montrer que le chroniqueur, intervertissant, brouillant, exagérant et défigurant les faits, ne les invente pourtant pas, et de bonne foi est l'écho d'une tradition très-réelle. Je reprends son récit, après avoir encore signalé la présence des philosophes indiens, dont les narrateurs grecs font également mention comme avant beaucoup impressionné l'année macédonienne dès l'entrée dans le pays de Taxile.

Pourandokht-Perdikkas traversa avec l'avant-garde un nouveau fleuve qu'Abou-Taher appelle encore cette fois le Gange, et qui est l'Acésinès. Les indications de l'ascète Hemarchpal dirigèrent la marche de l'armée. Le roi indien et le fils de Four, appelé Four lui-même, s'étaient donné la mort dans leur désespoir d'être prisonniers, et la princesse Djybawdh avait réussi à s'échapper en se promettant à son gardien ; celui-ci avait eu la faiblesse de la croire, et elle le tua en route.

Malgré des orages affreux et des pluies diluviennes, dont Arrien fait également mention et que la saison expliquait, les troupes d'Alexandre continuèrent à s'avancer, et dans une nouvelle bataille Four fut fait prisonnier par Pourandokht -Perdikkas, avec son philosophe Azez. Cependant il se sauva et continua la guerre.

Djvhaweh mena les choses si heureusement qu'elle parvint à prendre Alexandre lui-même. Mais elle ne le garda pas longtemps. Il fut aussitôt délivré par Pourandokht et ramené dans une ville nommée Kehwaneh, abandonnée de ses habitants, où il établit son quartier général.

A partir de ce moment, tons les souvenirs semblent s'être mêlés les uns dans les autres pour les rédacteurs des récits compilés par Abou-Taller. A chaque pas il est question de fleuves extrêmement difficiles à traverser et auxquels le nom du Gange continue à être donné. Les tempêtes, les pluies diluviennes, le roulement du tonnerre, la chute de la foudre, embarrassent la marche des Macédoniens, sans cesse harcelés par les indigènes. Alexandre est souvent à deux doigts de sa perte. Les escarmouches se succèdent avec des succès très-divers. Enfin, après beaucoup de fatigues, tous les cours d'eau sont franchis, Djybaweh est tuée par Pourandokht, sa prisonnière, qui, en lui brisant une aiguière sur la tête, lui fait sauter la cervelle ; la princesse s'enfuit, et Four lui-même, dans un dernier engagement, est attaqué par Alexandre, qui le renverse de son éléphant et l'égorge. Ceci est tout à fait contraire à la tradition grecque ; mais il faut observer que Four personnifie la résistance bien plus qu'il ne représente le roi magnanime auquel le Macédonien accorda noble-meut le traitement royal qu'il réclamait, et qui termina la guerre.

Après la mort de Four, les princes et les peuples de l'Inde, convaincus de l'inutilité d'une plus longue rébellion et d'ailleurs gagnés par le désintéressement et les nobles procédés du Grand Roi, embrassèrent unanimement la foi unitaire et se soumirent au vainqueur. Alexandre ramena encore à son devoir le Kashmyr insurgé, ce qui est garanti par les auteurs grecs dans ce qui a trait à la conduite et au châtiment d'Abisares, et prit ensuite le chemin de la mer.

Je ne veux pas omettre qu'au milieu des combats, racontés de la manière la plus prolixe par Abou-Taher, il est constamment question de cavaliers indiens montés sur des taureaux, de grands troupeaux de vachers, particulièrement vénérés des indigènes, et de troupes de bouviers qui défendent les animaux sacrés et attaquent les bandes d'Alexandre avec un courage éclatant. La scène entière, éclairée par les éclats du tonnerre, se passe dans des forêts immenses traversées par les grands fleuves ; le paysage déploie une splendeur tout à fait indienne et digne de l'action. Les principaux chefs sont Kohpal et Sondjely, Harnameh, Mahyran et Sahar, Djemhour, Syamameh, Sershety et Djalandar.

Dans sa marche vers la mer, l'armée iranienne rencontra des populations d'anthropophages et soumit les trente-neuf districts que ces nations habitaient. Ceci s'applique aux Malli, aux Oxydraques et aux hommes de Maricanus.

Enfin les rivages de l'Occident furent atteints. Alexandre équipa une flotte de quinze mille voiles. Ici tout se brouille encore plus dans le récit d'Abou-Taher. L'expédition de Néarque est dans sa pensée, seulement il en accroit démesurément l'importance. C'est Alexandre lui-même qui s'embarque avec toute l'armée, parcourt les côtes et les îles de l'océan Indien, parvient jusqu'en Afrique, visite les sources du Nil, accumule les découvertes extraordinaires, et revient alors dans l'Iran. J'ai le regret d'avouer que mon manuscrit est incomplet. Les dernières pages manquent, de sorte que je ne sais pas comment  l'auteur termine la vie d'Alexandre.

L'intérêt principal de la rédaction d'Abou-Taher se trouve en ceci, que les renseignements originaux servant de base proviennent certainement de guerriers indigènes qui, sous la conduite des généraux macédoniens et incorporés dans les divisions de l'ululation nouvelle, ont pris part à la campagne de l'Inde et ont été témoins oculaires des faits. Ils connaissent à merveille Perdikkas et Héphestion, et exagèrent pintât qu'ils ne diminuent le rôle joué par ces deux généraux, précisément parce que Perdikkas et Héphestion avaient sous leurs ordres deux mille cavaliers scythes et mille Dahæ. Dans d'autres occasions ils commandaient encore les Bactriens et les Sogdes, tandis que Ptolémée-Bethlymous menait les mercenaires et Alcétas les alliés indiens. C'est parmi les soldats ut les officiers de ces troupes auxiliaires qu'il faut chercher les auteurs des récits dont Abou-Taher s'est inspiré. Ces soldats, probablement d'un rang inférieur, nomment peu de chefs asiatiques. Ils ont vu les choses des derniers rangs et les ont jugées à travers leurs préventions personnelles et leur imagination orientale ; mais ils les ont vues, et leur rapport mérite d'être écouté et autant que possible compris dans son vrai sens. Non-seulement il repose sur des bases vraies, il est encore extrêmement original et spontané, et à ce titre très-supérieur à la version adoptée par Ferdousy.

Ce poète semble cependant, avoir eu connaissance des mémoires en question ; il en a emprunté quelques traits, mais en les défigurant. Il n'a même pas rendu la physionomie exacte de certaines dénominations déjà tronquées dans le récit d'Abou-Taper. Ainsi le prince indien contre lequel combat Alexandre avant d'avoir affaire à Pouls, porte chez ce dernier le titre de Kydawer. Ferdousy transforme. cette dénomination, qui parait représenter le mot gitawara, en un nom propre, Kyd. Il est surtout à remarquer que Ferdousy a eu sous les yeux une relation sinon tout à fait conforme an récit du Pseudo-Kallisthène tel que nous le possédons, du moins très-parente. Le Pseudo-Kallisthène a d'ailleurs des variantes nombreuses dans les divers manuscrits des Européens, et il est probable qu'il représente un groupe de versions souvent assez divergentes, bien que toujours conçues dans le meule ordre d'idées.

Ferdousy raconte immédiatement après la mort violente de Dara qu'Alexandre s'empressa d'écrire à Dilara, veuve de son prédécesseur, pour lui rapporter ce qui s'était passé dans les derniers moments de la vie de celui-ci et lui demander la main de sa fille Boushenk, conformément au désir exprimé par Dara lui-même. A cette lettre il en joignit une autre des plus tendres pour la jeune princesse.

Dilara répondit sur le même ton d'empressements affectueux, et non-seulement elle accéda immédiatement au vœu du prince grec, elle écrivit encore à tous les seigneurs de l'Iran pour les engager à se soumettre au nouveau pouvoir, ce qu'ils firent immédiatement. Alexandre envoya sa mère Nahyd au-devant de sa fiancée. Les noces furent célébrées avec une magnificence extraordinaire, et rien ne manqua plus dès lors aux titres d'Alexandre pour régner en souverain légitime sur l'empire perse.

Aussitôt commença la guerre contre l'Inde. Le roi Kyd possédait quatre trésors uniques dans le inonde : une tille d'une beauté merveilleuse, une coupe, mie houe et tut philosophe incomparables. Ce sont alitant de symboles des richesses du pays. Alexandre les obtint, puis il marcha contre Porus ou Four ; il le tua et mit à sa place Sourek.

L'Inde soumise, le roi se rendit en pèlerinage à la kaaba de la Mecque, passa en Espagne, vint an pays des Brahmanes, dei parait être dans la pensée du poète une sorte d'Atlantide, atteignit les rives de la mer d'Occident, entra en Abyssinie, visita le pays des Femmes ou Amazones, dont la capitale s'appelait Héroum. Ce qui semble un souvenir des Arimaspes, arrive à la fontaine de vie, pénètre jusqu'aux limites de la terre, à la montagne de Kaf, où il voit les peuples de Yadjoudj et Madjoudj, Gog et Magog, visite la Chine, revient vers, le Syndhy, de là en Yémen, enfin à Babylone, trouve h, trésor de Cyrus, ce qui parait l'aire allusion à ce qui eut lieu en effet quand Alexandre, de retour de l'Inde, apprit que le tombeau du Grand Roi avait été violé et pillé, et fit mettre à mort pour ce fait le Macédonien Polymaque, les mages chargés de la garde du monument, et Orsinès, satrape de la Perside.

Nous lisons la plupart de ces détails dans le faux Kallisthène ; là Alexandre écrit à Rogodune, la mère de Darius, et lui demande la main de Roxane, fille du monarque assassiné. Les mêmes lettres sont échangées ; Rogodune se montre aussi dévouée au nouveau roi ; les grands se soumettent sur son injonction, les noces ont lieu, la campagne de l'Inde commence.

Il n'est pas question du Kydawer d'Abou-Taher ni du Kyd de Ferdousy ; c'est tout d'abord Porus qui entre en scène, et l'auteur prétend que beaucoup de Perses de l'armée d'Alexandre passèrent ici à l'ennemi. Cependant Alexandre tue Porus de sa propre main, et les Indiens, gagnés par sa générosité non moins que par ses victoires, se rendent à lui.

Il passe alors dans le pays des Oxydraques et apprend à connaitre les gymnosophistes. L'auteur s'étend en longs détails sur ces philosophes, et raconte comment Alexandre parcourut l'Asie et l'Europe et les fies de l'océan Indien. Tout cela, avec beaucoup plus de détails, est la reproduction de ce qu'a raconté Ferdousy. II n'y manque rien, pas même la découverte du trésor de Cyrus, ni l'histoire des Amazones, ni les autres merveilles. Enfin arrivent les prodiges qui annoncent la fin prochaine du Grand Roi.

Je passe rapidement sur ces divagations, dont l'unique intérêt est d'avoir été également répandues en Égypte, en Grèce, dans toute l'Asie Mineure, et jusque vers les frontières de l'Inde, puisque c'est là que l'auteur du Shah-nameh les a mises en œuvre an onzième siècle de notre ère, et je vais maintenant achever ce qui reste à dire de la grande existence qui nous occupe, en reprenant d'abord le récit des auteurs grecs.

La marche de retour d'Alexandre et le périple de sa flotte se firent simultanément. Les fatigues furent grandes pour les troupes de terre et de mer ; les dangers venant de la résistance des populations se montrèrent pourtant de plus en plus faibles à mesure que l'on se rapprochait du centre de l'empire. Mais le passage de la Gédrosie fut tellement pénible de l'armée y resta, et bien qu'on puisse admettre que dans ce temps-là le pays ait été moins accessible encore qu'il ne l'est aujourd'hui, j'ai peine à me figurer qu'une armée ait jamais réussi à suivre cette route, car un Afghan très-fort et très-énergique que j'ai beaucoup connu, habitué à toutes les fatigues, m'a dit avoir pris ce chemin pour aller de Kandahar à Kerman ; il fit donc un trajet beaucoup plus court que l'armée d'Alexandre venant de l'Indus, et bien qu'il fut monté sur un dromadaire mahry et qu'il allât très-vite, il souffrit tellement de la chaleur, du sable brûlant soulevé en tourbillons autour de lui et du manque d'eau, dont il n'eut pendant tout le voyage que deux outres, qui en peu de jours étaient devenues une bouillie pullulant d'acarus dégoûtants, que lorsqu'il arriva au terme de sa course il l'était à moitié mort.

Cependant Alexandre passa et s'arrêta quelque peu dans la ville de Poura pour faire reposer son armée épuisée. Il reprit ensuite sa marche vers la Carmanie, où il opéra sa jonction avec le corps commandé par Cratère, qui avait, en inclinant plus an nord, suivi une direction infiniment meilleure. Mais Alexandre était resté fidèle il son plan de visiter tout Pen-Tire.

Ici se place la course dionysiaque exécutée pendant sept jours par Alexandre à la tête de son armée à travers les campagnes fertiles de la harmonie. Arrien n'y croit pas, et je pense comme lui. Un souverain et un général comme Alexandre n'a pu s'amuser à conduire an pillage inutile d'un pays où le monarque venait se faire reconnaître une armée ivre et débandée. Ce qui se tolérait dans un cantonnement n'était pas admissible dans tille marche.

A Harmozeia ou Hormuz, à l'entrée de la mer Persique, Alexandre vit arriver sa flotte et reçut les premiers rapports sur les points ()fi Néarque avait louché. Il envoya son amiral au Shatt-el-Arab. Héphestion fut mis à la tête d'une division con-prenant la plus grande partie de l'armée avec les éléphants et les bagages. Il eut l'ordre de gagner la Perside par la route la plus longue, mais la plus commode, taudis que le roi, avec les troupes légères, suivait les montagnes du Laristan, puis traversait le pays difficile des Bakhtyarys, et enfin arrivait à Suse vers février de l'année 324.

Il trouva l'administration de l'empire en désordre, et immédiatement appliqua le remède au mal. Plusieurs des satrapes, comptant sur son éloignement, croyant quelquefois sa mort, et entraînés par les habitudes des derniers règnes, avaient commencé à prendre des allures d'indépendance. Ils avaient enrôlé des troupes à leur service personnel et exercé de nombreuses malversations. Le Grand Roi fit juger et mettre à mort Aboulitès, satrape de la Susiane, avec son fils Oxathrès ; Harpalus, gouverneur de Babylone, menacé du même sort, s'enfuit en Grèce avec son butin et ses mercenaires ; on s'amusa à répandre le bruit qu'Alexandre exécutait lui-même ses jugements, la surisse on longue lance à la main.

Les mauvais propos, les explosions de mécontentement, les accusations violentes devinrent de plus en plus ordinaires parmi les officiers macédoniens et grecs. C'était dans l'entourage du roi qu'on se plaignait davantage. On trouvait tout mauvais ; on s'indignait que le héros eût adopté le costume, l'étiquette et les usages perses ; on ne s'irritait pas moins qu'il eût épousé Roxane en Bactriane ; on fut plus scandalisé encore quand il joignit à cette première épouse les deux filles de la maison achéménide. Statira, fille de Darius, et Parysatis, fille d'Ochus.

Mais les diatribes n'arrêtèrent pas le Grand Roi dans ses desseins. Il ne se contenta pas de s'allier le plus étroitement possible à sa nouvelle nation, il fut épouser à quatre-vingts de ses officiers les filles des plus grandes maisons de l'Iran ; quelques-uns obéirent volontiers, entre autres Héphestion, qui devint beau-frère de son maitre. Les autres reçurent des ordres et se soumirent. Quant aux soldats, ils obtinrent des primes pour contracter de ces sortes de mariages. Le roi alla plus loin encore, il paya les dettes de tous ceux qui accomplirent sa volonté sur ce point, et on prétendit que ce système lui conta plus de cent millions de francs ou vingt mille talents d'argent.

Mais l'expérience l'aile par lui dans l'Inde et pendant la marche de retour lui avait démontré que les troupes asiatiques une fois rompues à la discipline macédonienne valaient autant que les Grecs. D'ailleurs, dans l'ordre d'idées où il était, il ne fallait pas autour de son trône un peuple dominant sur les autres ; la fusion opérée partout devait aussi avoir lieu dans l'armée. Il fit donc venir de foutes les provinces mi grand nombre de recrues armées et équipées suivant son ordonnance, et il les appela épigones ou successeurs ; des Iraniens furent incorporés en masse dans la cavalerie des gardes appelés hétaires, ce qui Mail les appeler au service le plus important, car chacun de ces hétaires, considéré comme officier, était apte à exercer un commandement. Les Macédoniens et les Grecs se fâchèrent d'alitant plus de cette élévation militaire accordée aux Asiatiques que la mesure fut empiétement justifiée par le mérite des élus, et que le roi se vit en position de se passer complètement des mécontents.

Une sédition générale éclata dans l'armée quand le roi eut annoncé son intention de réformer les vieux soldats. La tourbe armée lui dit des injures et lui conseilla de faire ses futures conquêtes avec son père Ammon. Mais Alexandre subissais peu les ordres d'en bas ; il s'élança de son trône, et, suivi de quelques hétaires, il saisit de ses propres mains treize des plus mutins et les fit mettre à mort immédiatement. Puis remontant sur son trône, il fit honte n l'armée de son ingratitude, et demandant qui avait en plus que lui de dangers, de fatigues, de blessures, il licencia toutes les bandes et ordonna à chacune de partir sur-le-champ.

Les soldats furent atterrés. Pendant trois jours, le roi, retiré dans son palais, refusa d'écouter leur repentir. Mais ils apprirent qu'il avait fait venir les principaux officiers perses et les avait nommés à tons les commandements, distribuant les épigones en autant de corps que ses armées en contenaient d'ordinaire, et ne tenant non plus de compte des Macédoniens que s'ils n'existaient pas.

Le désespoir devint général. Les troupes eurent un sentiment si vif et une perception si vraie de leur néant, que, sans résistance plus longue, elles tombèrent d'elles-mêmes à l'endroit du cadre général où Alexandre voulait les mettre. Elles se prosternèrent aux portes du palais, et le roi, vaincu en apparence, en réalité triomphant comme jamais il n'avait triomphé ni sur le Granique, ni sur l'Indus, parut devant ses hommes devenus ses sujets, les releva et les consola. Un immense banquet réunit les Iraniens et les Macédoniens, et au début de ce banquet, les mages mazdéens, et les mages chaldéens, et les prophètes, et les devins grecs prièrent chacun à leur mode sur toutes ces nationalités à jamais confondues.

Pendant qu'il imposait la concorde en Asie entre les indigènes et les Hellènes, il l'exigeait également en Grèce entre les concitoyens de mêmes villes. Il rendit un décret qui ordonnait aux cités, sans exception, de l'appeler leurs exilés. Mais son principal objet semble avoir été alors de créer une puissance navale grande et permanente et de développer les résultats obtenus par le voyage de Néarque. Il est vraisemblable que ses idées à cet égard étaient déterminées par les dispositions de la population de l'empire, que travaillaient les pèlerins bouddhistes, les voyageurs, les marchands, circulant entre le Malabar et le golfe Persique, entre la nier Rouge et les côtes du continent africain. Les Grecs étaient peu instruits de toutes ces choses, mais les Susiens en savaient davantage, et ce point intéressant ne pouvait échapper à un esprit tel que celui d'Alexandre.

Le Grand Roi ordonna donc aux Phéniciens de préparer les éléments nécessaires à la construction d'une flotte, de les faire transporter à Thapsaque sur l'Euphrate et par le fleuve de les amener dans le golfe Persique. En même temps il creusait à l'embouchure du Shatt-el-Arab, vers l'emplacement de Basra, un port de guerre en état de contenir mille vaisseaux. La conquête de l'Arabie était la forme première donnée à une pensée qui portait beaucoup au delà.

En attendant que tout fût prêt, le roi s'était rendu à Ecbatane avec la cour et les généraux, visitant résidences impériales et célébrant des fêtes au milieu desquelles Héphestion mourut. La douleur d'Alexandre fut excessive comme tout ce qu'il éprouvait. Il fit pendre le médecin, mettre l'armée en deuil, préparer un bûcher qui valait près de soixante millions de francs, consulter l'oracle de son père Ammon sur l'opportunité de rendre les honneurs divins à son ami, et il eut la consolation de voir ses chefs macédoniens lutter de dévotion à la mémoire qu'il chérissait.

Lui-même était malade, frappé au cœur, irréconciliable désormais avec le plaisir et la vie. Le destin ne voulait plus de lui. Il faisait peur à son entourage, et se défiait de chacun, non sans motifs. Pour se distraire, il attaqua les populations kosséennes, folles d'indépendance comme par le passé, s'astreignit pendant glial-ante .louis à dos fatigues extrêmes, et extermina les rebelles, qu'il offrit en holocauste aux mânes d'Héphestion.

De là il partit pour Babylone. Sur la route, il reçut des ambassadeurs des Libyens, des Carthaginois, des Siciliens, des Sardes, des Illyriens et des Thraces, des Lucaniens, Brutiens et Toscans, des Romains, dit-on, alors fort petits ; des Éthiopiens établis au sud de l'Égypte, des Scythes transdanubiens, des Ibères d'Espagne et des Gaulois d'Occident. Les cités grecques envoyèrent également des députés polir réclamer contre le décret de rétablissement des bannis, et on vit tous ces républicains offrir au Grand Roi des couronnes d'or, comme c'était l'usage quand on s'approchait de la statue d'un dieu. On voit que les Grecs ne répugnaient pas autant aux apothéoses que les auteurs classiques se sont plu à l'affirmer, imaginant une fierté hautaine que ces républicains mêmes ne pratiquèrent jamais.

A cette adulation universelle se mêlaient pourtant des présages sinistres. Les Chaldéens conseillèrent au roi de ne pas entrer à Babylone ; Anaxarque soutint qu'il le pouvait faire sans danger. Tandis qu'il naviguait sur le canal appelé Pallakoppas pour aller visiter les tombeaux des anciens rois d'Assyrie, son diadème tomba dans l'eau, ce qui fut considéré comme de très-mauvais augure.

Cependant il licitait les préparatifs de son périple de l'Arabie, voulant lui-même doubler la pointe méridionale de la péninsule, que l'on prétendait infranchissable. A son retour à Babylone, il trouva vingt mille Perses armés à la macédonienne, qu'il incorpora dans la phalange. Tout était prêt, et il ne restait plus qu'il célébrer les funérailles d'Héphestion. A ce moment il fut dangereusement malade. Deux jours et deux nuits passés en orgies ait milieu des fêtes funèbres rendirent son mal incurable.

Cependant il donnait encore des ordres pour le départ de la flotte et convoquait les généraux. On le porta dans un jardin sur le bord de l'Euphrate. Il prit un bain, la fièvre s'aggrava ; il continua à jouer aux dés, bien que le niai augmentait, et à sacrifier chaque jour, suivant son habitude. Bientôt il fut à toute extrémité, et le dixième jour, sentant que tout était Fini, il ôta son anneau de son doigt et le donna à Perdikkas. On lui demanda qui il désignait pour lui succéder. — Le plus fort, dit-il et il mourut.

Les soldats voulurent le voir. Ils défilèrent en silence devant son lit. Alexandre avait trente-deux ans, et son règne entier fut de douze ans et huit mois.

Ferdousy raconte lui aussi que le Grand Roi mourut de maladie au milieu de son armée désolée, et le Pseudo-Kallistène affirme qu'il fut empoisonné par Antipater. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce que l'opposition connue des principaux chefs de l'armée macédonienne, leurs rivalités, leur conduite postérieure, toutes ces intrigues vues à la lueur des conspirations anciennement ourdies, aient porté les peuples à s'imaginer que le héros était mort victime de la trahison.

L'œuvre d'Alexandre fut de mettre le sceau a la fusion lentement opérée depuis l'élimine de Crésus, et encore avant peut-être, entre l'Hellade et l'Asie. Pour terminer ce maria je, il fallut qu'un tiers, un Macédonien, se présentât. A dater du règne du conquérant, les usages et les idées asiatiques s'étendirent jusqu'aux pays illyriens ; l'administration unitaire rouvrit Sparte, Athènes et Thèbes ; la politique fut syrienne dans les pays de Thémistocle et de Pausanias ; les religions de la Chaldée In Métrèrent de toutes parts dans les sanctuaires des Eumolpides et de leurs pareils ; mais du même coup les arts de la Grèce, la littérature merveilleuse de ce pays, si noblement doué a cet égard ; les chefs-d'œuvre de Sophocle comme ceux de Pyrgotèle allèrent trouver des admirateurs jusqu'à l'Indus et même au delà.

Les peuples de l'empire iranien parlaient des langues fort diverses, et aucun d'eux ne possédait un moyeu décisif de faire prévaloir son idiome sur celui de ses rivaux. L'araméen était peut-être le plus répandu de tous les langages ; mais il se scindait en tant de dialectes que l'on ne savait lequel préférer. Alexandre apporta dans l'empire une langue admirablement cultivée, perfectionnée, souple, et d'un usage commode ; désormais cette langue, devenue l'instrument de l'administration et du gouvernement, celle du commandement militaire, celle de la littérature préférée et des arts, devint le lieu commun de peuple à peuple. Les formes grecques prévalurent sur beaucoup de points ; mais le fond, les pensées, les idées, l'essentiel demeura asiatique et remporta la victoire, d'autant plus qu'en beaucoup de cas le goût asiatique se maintint vivace, s'étendit et mit son empreinte même sur l'art grec, cet enfant sorti autrefois de ses entrailles.

J'ai donné en leur lieu les raisons pour lesquelles on doit croire qu'Alexandre, appelé par les grands et les peuples, fut au début plutôt le chef d'une conspiration contre les Achéménides qu'un conquérant dans la véritable acception du mot. Ainsi s'expliquent et ses rapides succès et le peu de résistance qu'il rencontra. Mais ce qui est vrai pour l'occident de l'empire ne l'est pas également pour le nord-est. Là il eut de la peine à se faire accepter et il dut s'imposer de force, ce qui lui fournit une occasion merveilleusement saisie de montrer la mesure véritable de son génie militaire, car jusque-là il n'avait encore prouvé d'une manière éclatante que son activité inépuisable et la hauteur de sa fortune.

Dans les guerres bactriennes et sogdes, on observe qu'il opéra avec beaucoup de solidité et de précautions, imprimant à ses mouvements une régularité égale ii leur rapidité, se ménageant toujours des bases d'opérations rapprochées, assurant la durée de ses succès par la création de postes nombreux, et paralysant l'effet des masses de cavalerie jetées en avant par l'ennemi en recourant à l'emploi des armes de jet perfectionnées. Arrien fait remarquer avec raison qu'il se servit beaucoup des machines mobilisées, et que cette artillerie déconcerta constamment les efforts et les calculs d'un adversaire privé ainsi des avantages de sa vitesse. On a dit que la gloire d'avoir organisé l'armée macédonienne revenait à Philippe. Cette assertion manque de justesse et de justice. Alexandre mit en œuvre à la vérité l'organisation de Philippe, mais il porta beaucoup plus loin que celui-ci l'emploi des machines mobiles traînées à la suite des troupes. Il modifia d'une manière très-remarquable l'armement des corps, et rapprocha autant que faire se pouvait les principes aujourd'hui en usage. Ainsi, la phalange était composée de files ayant seize hommes de profondeur, dont chacun portait une lance ou sarisse d'une très-grande longueur, de sorte que le front présentait un rempart de seize pointes affilées opposées à l'attaque de l'ennemi. L'inconvénient de ce système était d'abord que le corps appelé phalange était peu maniable et plus propre à la défensive qu'à l'offensive ; un échec, et les Romains le démontrèrent, devenait promptement décisif et amenait la perte de la phalange, qui, une fois entamée, ne parvenait pas aisément à se reformer, à cause des difficultés inhérentes au maniement de la sarisse.

Alexandre pensa écarter ce désavantage, du moins eu partie. Du quatrième au quinzième rang, il voulut que les épigones fussent armés non pas de sarisses, mais d'armes de trait, de sorte que la phalange posséda dès lors des moyens de projection que Philippe ne lui avait pas donnés, et devint plus offensive ; ainsi, en cas d'accident, les douze hommes légèrement armés de chaque file purent servir à leur tour de défenseurs aux quatre viguiers.

Outre cette réforme et l'emploi infiniment plus développé de l'artillerie, Alexandre augmenta l'effectif de la cavalerie légère, et s'en servit beaucoup dans ses marelles, dont la rapidité était foudroyante et n'avait jamais été égalée par les plus heureuses combinaisons de Philippe. C'est donc avec raison que le Macédonien a toujours été considéré par les bons juges comme doué d'un génie militaire transcendant.

On ne doit pas moins admirer son mérite comme administrateur. Il le prouva en maintenant les règlements de Darius, si supérieurs de toutes manières aux théories grecques, et principalement en aidant à la soumission de la Sogdiane par les mesures de réorganisation qu'il sut si bien appliquer dans cette partie de l'empire. Il est surprenant que, Macédonien et élevé à la manière hellénique, il ait si bien compris la solidité, la force, la nécessité des institutions féodales iraniennes, qu'an milieu de sa toute-puissance on ne le vit jamais porter atteinte aux formes parlementaires de la noblesse indigène pas plus qu'aux usages militaires de son propre peuple ; d'une part, il réunit des assemblées de seigneurs et y laissa discuter ses propositions ; de l'autre, dans le jugement de Philotas comme dans celui d'Hermolaüs, il prit les soldats pour jurés et plaida lui-même sa cause, il attendit l'arrêt, et ne fit qu'appliquer les décisions.

Ce fut, comme je l'ai dit ailleurs, un esprit excessif mais éclatant de lumière, emporté et affectueux, fort en toutes choses. Amoureux à l'excès de la poésie, de l'art, de la peinture, de la sculpture, de la musique, comprenant tout, inexorable pour la bassesse des hommes. Il sentit aussi les ingratitudes et eu souffrit violemment. Les Grecs ne lui pardonnèrent que lorsque, longtemps après sa mort, ils eurent eu l'idée d'en faire un ornement de leur vanité. Quand le bruit de sa fin commença à circuler à Athènes :

Allons donc ! s'écria l'orateur Démade avec un geste d'incrédulité, si Alexandre était mort, l'odeur de sa carcasse aurait déjà rempli l'univers ! L'odeur de sa Gloire l'a rempli en effet et le remplit encore, et persistera toujours.

Ce qu'on doit penser de l'âme de cet homme unique n'atteindrait pas à son vrai niveau, si en finissant cette imparfaite analyse je ne rappelais ce que j'ai déjà dit, mais insuffisamment ; que le sentiment dominant en elle, celui qui colorait tous les antres, les contrôlait, les animait, les exaltait, c'était le sentiment religieux. L'existence d'Alexandre en fut pleine. Il voulait qu'on le crût dieu, parce qu'il était convaincu de l'être ; il se sentait dieu et tout ce qui était divin l'attirait. Partout il poursuivait l'infini. Aucun jour de sa vie ne se passa sans qu'il eût fait lui-même nu sacrifice à une divinité quelconque ; il admettait tout : les dieux de la Troade et le Jéhovah hébreu, les mystères grecs, les mystères chaldéens ; il accueillait les mages et consultait avec ardeur les gymnosophistes indiens ; les devins l'entouraient, et des femmes prophètes avaient nuit et jour accès dans sa tente quand il était en campagne, dans son palais quand il habitait quelqu'une de ses nombreuses capitales. On pourrait affirmer de lui, comme on l'a dit de Spinoza, qu'il était ivre de Dieu. Les Asiatiques, toujours préoccupes de cet ordre d'idées, furent extrêmement frappés de trouver dans le héros des dispositions si semblables aux leurs, et ce ne fut pas une des moindres causes de l'action extraordinaire qu'il a exercée sur leurs imaginations.

Nous avons mis à contribution pour composer ce qui précède trois sources de renseignements : les récits des Grecs, la compilation d'Abou-Taher, les légendes réunies sous le faux nom de Kallisthène. Du vivant du Grand Roi on écrivit des mémoires sur ses actes, et on peut croire que la légende commença tout aussitôt ; les auteurs sérieux voyaient ses actes sans toujours en comprendre la portée ou l'intention ; les gens du peuple, en admirant sa vigueur, y trouvaient quelque chose de surnaturel qu'ils s'expliquaient à leur façon, suivant les pays. De ces dispositions diverses beaucoup d'erreurs sortirent, et plus d'erreurs que de vérités. Ptolémée et Aristobule écrivirent leurs relations dans un sens favorable ; les rhéteurs dénigrèrent les faits et les intentions ; les cavaliers iraniens exagérèrent les exploits ; les Égyptiens voulurent tout expliquer par la magie. En somme, il resta incontestable qu'Alexandre avait ébranlé les esprits comme personne avant lui et depuis lui n'y est parvenu.