HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE XIII. — ARTAXERXÈS MNÉMON ET DARIUS OCHUS.

 

 

De même que les annalistes persans confondent Artaxerxès Longue-Main avec Xerxès Ier, et réunissent sur un seul personnage les deux noms de Bahman et d'Ardeshyr-Diraz-Dest, de même ils confondent Artaxerxès Mnémon avec Artaxerxès Longue-Main et même quelque peu avec Darius Nothus, sous le nom de Darab. Ils attribuent à cette figure composite la plupart des traits fort effacés d'ailleurs Artaxerxés Memnon. Ils racontent, par exemple, une bataille terrible livrée par Darab au roi grec Phylkous ; cette bataille dura trois jours et se termina par la déroute complète de l'armée grecque et la fuite de son chef, qui laissa entre les mains du vainqueur sa femme et ses enfants. Darab les recueillit et les envoya à Daragherd. On peut considérer ce récit comme une réminiscence troublée de la bataille de Cunaxa, les mercenaires grecs sous les ordres de Cléarque ayant composé alors la force principale de Cyrus le Jeune, qui par sa défaite et sa mort laissa sa femme Aspasie au pouvoir de son frère. Phylkous est, à la vérité, dans le système des Orientaux, le grand-père d'Alexandre le Grand, et on le verra paraitre sous ce rôle ; il n'en revêt pas moins ici la personnalité de Cléarque, et compte pour deux.

Ce Phylkous, ainsi compris, fit la paix avec Darab, et lui donna sa fille en mariage. Mais le Grand Roi s'étant aperçu, dès la première nuit des noces, que l'haleine de la princesse était mauvaise, il prit sa femme en dégoût et la renvoya. Elle se trouva enceinte et accoucha, en Perse, d'Alexandre le Grand. Darab ne régna que douze ans, et le Shah-nameh ne donne aucun détail sur sa mort. Il laissa la couronne à un fils qu'il avait eu avant son mariage avec la princesse grecque, Daru, complètement identique avec Darius Ochus.

Dans la pauvreté et l'incertitude de ces renseignements embrouillés, pareils à tant d'autres que nous avons vus jusqu'ici être l'unique partage de la Chronique royale dans les parties on ne ressortent, ni traits originaux ni grandeur personnelle d'aucun genre, on peut seulement constater Bette disposition constante de l'histoire chez les Perses, comme riiez les Germains, à ne s'occuper que de l'homme au point de vue de son caractère, de ses actes, de ses mérites et de ses défauts. Tout ce qui pour nous constitue la valeur philosophique des annales humaines, l'enchainement des faits, la génération logique des situations, le point de départ, les points de passage, le point d'arrivée des nations, des civilisations, des sociétés, ne compte pas pour l'imagination ariane ; celle-ci ne cherche dans la nature entière que l'homme isolé, parce que la nature est créée pour cet homme, lequel n'aperçoit Dieu que par rapport à lui, et, à force de l'envisager, y découvre un idéal de force, de perfection, de grandeur, auquel il cherche tant qu'il peut à s'égaler.

Sous l'empire de pareils sentiments, il fait de la poésie avec l'histoire, comme avec l'histoire nous faisons de la philosophie. En effet, c'est une matière première, et on ne la traite comme elle doit l'être qu'en l'employant à autre chose qu'elle-même.

Les Grecs n'ont pas d'ailleurs beaucoup plus à nous raconter d'Artaxerxès Mnémon, que les Asiatiques. Sous ce règne, où leurs aventuriers exploitèrent plus que jamais la cour de Suse, on est naturellement porté à conclure de leur silence sur les faits considérables et de leur loquacité sur les intrigues de palais, que cet élément gouvernemental régna plus que jamais dans l'empire, empoisonna tout et perdit l'administration. Un médecin de Cnide de Carie, Ctésias, attaché à la maison de la reine mère Parysatis, un certain Dillon, autre Grec d'Asie, un second médecin, Polycrite de Mendès, un danseur, Zénon de Crète, telles sont les principales autorités invoquées par Plutarque pour appuyer ce qu'on savait de son temps de la vie d'Artaxerxès. De pareils hommes ne voyaient le monde iranien que dans les alcôves et les antichambres de Suse. Leurs observations et leurs jugements s'en ressentent.

Le surnom de Mnémon signifie un homme doué d'une longue mémoire. On suppose que ce devait être la traduction d'un mot perse équivalent. Quoi qu'il en soit, Ctésias et Plutarque paraissent représenter Artaxerxès II comme un homme indolent, lourd, ami de son repos, courageux à l'occasion, impitoyable au besoin, laissant tout aller et se permettant de tout faire, une sorte de Louis XIV asiatique. Comme il est d'usage pour de tels monarques, on le disait indulgent parce qu'il évitait toute contention d'esprit, et son apathie passait pour de la bonté.

La reine mère Parysatis lui préférait son frère Cyrus. Elle avait pressé son favori de se trouver au lit de mort de Darius le Bâtard, et l'expédition de l'ordre venait d'elle. Son plan était d'obtenir l'héritage impérial pour Cyrus. Une telle substitution eût été monstrueuse au point de vue iranien en lésant le droit d'aînesse ; mais depuis que les femmes gouvernaient à Suse et que les bâtards régnaient, Parysatis aurait en tort de limiter ses caprices. L'ancien droit n'existait plus que nominalement, de même que la race iranienne n'était plus que nominalement la race dominante. En fait, la volonté arbitraire du monarque, née de celle de son entourage, existait au travers de toutes les institutions, dont il ne restait que des formes et des applications subalternes ; et, comme je l'ai déjà remarqué, les vrais chefs, les vrais administrateurs de l'empire se trouvaient plutôt parmi les fonctionnaires et les serviteurs araméens, juifs, phéniciens, égyptiens, grecs, que parmi les nobles, rejetés dans leurs fiefs ou limités aux honneurs obscurs des commandements militaires. Les noms iraniens que l'on rencontre dans les grandes places lie doivent pas donner le change sur cette situation, puisque tous les sujets avaient soin en arrivant a la cour de s'orner d'une appellation empruntée à la langue de la nation conquérante, absolument comme chez nous les ministres bourgeois de la monarchie n'ont pas manqué de se faire agréger à la noblesse.

Malgré les volontés de Parysatis, Darius, si complaisant, s'obstina à respecter les droits d'Artaxerxès et l'institua son héritier. Le nouveau prince s'appelait d'abord Arsicas, ou, suivant Dinon, Oartès. On voit ici la preuve de l'incertitude qui régnait en cette matière. Cyrus débouté de ses prétentions dut se contenter du gouvernement général qu'il avait exercé jusqu'alors. Mais son naturel bouillant et irascible ne s'accommodait pas d'une telle déconvenue, et comme la cour, après le décès de Darius, s'était rendue à Pasargades, où Artaxerxès allait recevoir des mains des prêtres la consécration religieuse, Tissaphernes, l'ennemi déclaré de Cyrus et son rival dans les provinces maritimes, accusa le jeune homme d'avoir comploté de tuer le roi au milieu des cérémonies de l'investiture. A l'appui de son dire, il invoqua le témoignage d'un certain prêtre attaché en qualité de précepteur à la personne de Cyrus et que l'on prétendait fort dévoué à son élève. L'accusé fut immédiatement arrêté et allait être mis à mort, quand sa mère accourut, l'entoura de ses bras, l'enlaça dans ses cheveux, lia son cou au sien au moyen de ses tresses redoublées, et ainsi unie à lui de façon qu'on ne pouvait frapper Cyrus sans l'atteindre elle-même, elle fit tant par ses larmes et ses cris, par ses conjurations et ses menaces, enfin par l'exaltation de son désespoir, que cette femme à qui jamais on n'avait résisté et qu'on tremblait d'offenser, obtint la grâce qu'elle voulait. Seulement il fut enjoint an prince de partir immédiatement pour Sardes et de n'en plus sortir.

Il était ulcéré, humilié, mais d'autant moins abattu. A peine rentré au centre de ses ressources, il commença les mettre en œuvre pour abattre son frère et régner à sa place. Il leva de nombreuses troupes mercenaires et principalement des Grecs ; il en fit lever par ses amis, sous différents prétextes. Parysatis, sa complice, se chargeait d'endormir les soupçons d'Artaxerxès, d'effrayer, de détourner, de faire taire les dénonciateurs. Le roi ne demandait pas mieux que de vivre en paix et fermait volontiers les yeux. On lui persuadait que Cyrus n'en voulait qu'à Tissaphernes, et, soit qu'il le crût ou non, il ne s'émouvait pas. Du reste, il portait en toute chose une indifférence de bonne humeur. En voici un trait. Un Lacédémonien, nommé Enclidas, qui sans doute suivait la cour pour quelque sollicitation et n'obtenait pas ce qu'il souhaitait, allait partout déblatérant contre le roi avec la dernière insolence. Celui-ci se borna à le faire avertir que tout ce que pouvait faire ou dire Enclidas n'empêcherait pas Artaxerxés de dire ou de faire de son côté ce qui lui plairait. Cependant Statira, la nouvelle reine, travaillait aussi à se rendre populaire. Elle circulait partout, librement, en litière ouverte, les rideaux relevés, et toutes les femmes qui pouvaient sans distinction de rang l'approcher, la saluer et lui parler sans contrainte. A chacune elle répondait avec bonté ; quand un empire s'en va, les mœurs royales sont souvent faciles et l'étiquette tombe.

Les mécontents abondaient. Chacun sentait connue une odeur de dissolution prochaine dans ce vieux corps iranien gui n'était plus iranien, dans velte société regorgeant de richesses et de civilisation, mais dénuée de tout principe d'existence, et, comme il arrive en pareil cas, on cherchait le remède an mal dans une révolution qui aurait mis un homme il la place d'un autre homme. Exploitant les dispositions de l'esprit public, les agents de Parysatis répandaient le nom de Cyrus et l'offraient aux espérances. On savait que ce jeune bouline était le premier à proclamer la mauvaise situation de l'État, à en indiquer les remèdes. Il se disait à la hauteur des grands besoins du temps. On inclinait à le croire, quand on apprit son brusque départ de Sardes et sa marche vers la Mésopotamie, à la tête d'une forte armée asiatique dans les rangs de laquelle il avait incorporé treize mille mercenaires grecs, commandés par Cléarque, Lacédémonien. Tissaphernes ne perdit pas une minute pour avertir le roi de cette sédition, et Parysatis se vit dans l'impossibilité de continuer son manège. Statira l'accabla d'invectives, et incapable d'oublier que la reine mère qui lui avait jadis sauvé la vie, elle la traita avec de tels emportements que celle-ci, qui d'ailleurs n'avait pas besoin d'être beaucoup excitée, lui voua à son tour la haine la plus dangereuse.

Cyrus s'avançait. Les avis de ses partisans de Suse tendaient tous à le convaincre que le Roi manquait d'ardeur, cherchait des renforts, cédait le terrain, et ne se résoudrait à attaquer qu'à la dernière extrémité. Il en eut une preuve frappante. Artaxerxès avait fait couper la plaine mésopotamique par un fossé profond de dix brasses, s'étendant sur une longueur de vingt lieues. Une telle disposition semblait annoncer l'intention de disputer le passage. Cependant, au moment de prendre position derrière cet obstacle, le roi n'en fit rien, quitta la place, et laissa Cyrus s'approcher de Babylone sans rien tenter pour l'en repousser. A en juger d'après ses manœuvres, son plan était de se retirer à l'est dans les provinces iraniennes et d'abandonner à son frère les provinces occidentales, y compris la Médie, l'Aramée et la Susiane même. Cette conduite indiquerait que le roi, se sentant le souverain légitime et légal, comptait sur l'appui de la noblesse iranienne. Mais Tiribaze combattit vivement son système et lui remontra que son armée n'étant pas inférieure à celle de Cyrus, il n'y avait aucun motif de faire la partie si belle à celui-ci. Artaxerxès se laissa persuader, changea brusquement de tactique, et, par une marche rapide, se porta en face de l'ennemi qui ne l'attendait pas, et qui, par conséquent, fut surpris.

Le désordre se mit dans les troupes rebelles ; elles avaient marché avec une confiance excessive et trop de mépris pour leur adversaire. En voyant les lignes royales s'ébranler et s'avancer d'un pas ferme et soutenu dans le plus profond silence, l'inquiétude se répandit chez les aventuriers. Cyrus seul conserva toute sa résolution et repoussa comme indignes de lui les conseils de Cléarque, qui l'engageait à se tenir sur les derrières. Il pécha par excès de courage ; mais peut-être y fut-il contraint en voyant les Grecs refuser de donner et se tenir immobiles sur la rive de l'Euphrate, près du village de Cunaxa, sous prétexte qu'ils ne voulaient risquer de se voir enveloppés. Plutarque remarque avec assez de raison que Cléarque, tellement préoccupé de la sûreté de ses hommes, eût beaucoup mieux fait de rester en Grèce. Quoi qu'il en soit, à peu près abandonné de fait par ses mercenaires, le prince chargea à la tête des Asiatiques pour les maintenir, et la mêlée s'engagea. Au milieu du tumulte, le chef des Caduses, Artagetses, aperçut le prince, courut à lui, l'injuria, et lui lançant sa javeline l'étourdit par la force du coup ; mais Cyrus le tua de la sienne. Dillon et Ctésias rapportent qu'en poussant toujours devant lui à travers les escadrons royaux, Cyrus arriva jusqu'à son frère et le démonta. Tiribaze remit le roi à cheval, Cyrus revint et blessa le monarque, et comme il s'acharnait, Artaxerxès s'écria : Mieux vaut mourir ! et écartant les siens qui sans doute cherchaient à protéger sa personne, il courut sur le rebelle, en même temps que les officiers et les gardes faisaient pleuvoir sur ce dernier une foule de traits. Dans ce tumulte de chevaux, d'hommes, d'armes sifflantes, de coups portés et reçus, Cyrus tomba, on ne sait sous quelle main. Plus tard, on voulut croire qu'Artaxerxés avait été le vainqueur de son frère. Le Grand Roi réclama cet honneur, et ne pardonna pas à ceux qui osèrent la lui disputer, soit qu'il fut jaloux d'un tel exploit, ce qui d'ailleurs n'est pas d'accord avec son caractère, soit peut-être que, par un sentiment d'orgueil de famille, il lui répugnât de laisser dire qu'un Achéménide fut tombé sous le bras d'un inférieur. Bref, on ne sait trop ce que devint Cyrus dans les premiers moments. Un soldat carien passa pour lui avoir donné le dernier coup, et on assura que le roi avait récompensé cet homme en lui permettant de porter, en tête de l'armée, un coq d'or au bout de sa pique. Le fait parait douteux, car c'eut été une sorte de plaisanterie malséante, le mot coq servant d'ordinaire à désigner les Cariens, dont les casques étaient surmontés de crêtes.

On a prétendu aussi que Cyrus ne succomba pas dans le choc de cavalerie où il s'était mêlé, qu'il se dégagea et mit en déroute l'état-major de son frère ; que celui-ci, blessé et désespéré, gagna avec peine, suivi de peu de gens, un petit monticule où il attendit les événements, dans une impuissance douloureuse de deviner ce qui se passait au sein de cette immense plaine on ses soldats tourbillonnaient et se battaient à perte de vue contre les bandes du parti contraire. A travers l'éloignement, les plis du terrain, les nuages de poussière, on ne pouvait espérer de se rendre compte de rien ! Cyrus, de son côté, courait çà et là, à peine accompagné, cherchant à rejoindre les siens, et traversant ventre à terre, le sabre à la main, les bataillons royaux, il criait à droite et à gauche : Place, misérables ! On faisait place, moitié par respect, moitié par surprise, quand tout à coup, en passant ainsi tête nue (sa tiare était tombée), il fut assailli par un jeune homme nommé Mithridate ; celui-ci lui donna un coup vigoureux sur la tempe, le sang jaillit, et le prince tomba évanoui. Ses hommes voulurent le relever et le remettre à cheval ; mais il ne put s'y soutenir. Ils s'efforcèrent donc de le faire marcher, quand ils se trouvèrent enveloppés par une foule énorme composée de fuyards de l'armée royale qui s'en allaient criant merci, supposant leur parti vaincu. Quelques courriers, valets de l'armée, passèrent alors ; ces gens s'arrêtèrent en voyant un groupe d'hommes vêtus de tuniques de pourpre, c'est-à-dire des ennemis, car la couleur d'Artaxerxès était le blanc. Un d'entre eux, reconnaissant Cyrus, se glissa derrière lui, et le frappa d'un coup de javeline qui lui coupa le jarret. Le prince tomba, il donna de sa tempe blessée sur une pierre et expira à l'instant. Plutarque blême ce récit de Ctésias, et le compare à un poignard émoussé dont le narrateur a bien de la peine à égorger son personnage.

Cyrus mort, ses serviteurs l'étendirent à terre et s'assirent à l'entour en pleurant. Connue ils étaient ainsi occupés au milieu des hommes qui couraient, vint à passer un grand personnage de l'armée royale appelé Artasyras, lequel regardant par hasard de leur côté, contempla quelques instants ce mort et ceux qui gémissaient, et reconnut l'eunuque Persicas. Quel est ce cadavre ? lui demanda-t-il. — Ne vois-tu pas que c'est Cyrus ? répondit l'eunuque.

Artasyras, plein de joie, partit pour chercher Artaxerxès et être le premier à lui porter l'heureuse nouvelle. Il était du conseil et avait, comme ministre, le titre d'œil du roi, demeuré jusqu'à présent dans la littérature persane, ou à l'ayn-el-moulk, l'œil de l'État, occupe un rang élevé, mais, comme il arrive toujours pour les livres anciens, assez ordinairement honorifique.

Artaxerxés voulut voir le corps de son rival, et comme la nuit était venue, on alluma des flambeaux et l'on marcha du côté où gisait le prince. Le roi mourait de soif. Satibarzanès arrêta au passage un vivandier caunien qui portait, dans une outre un peu d'eau assez mauvaise ; mais Artaxerxès, tout en marchant, la but avec bonheur, et jura que jamais boisson ne lui avait semblé si bonne. Cependant, on cherchait la place où devait se trouver le corps du prince, lorsque tout à coup de grands cris annoncèrent qu'on l'avait découverte. Artaxerxés s'approcha du cadavre de son frère et ordonna que le rebelle fut traité suivant les termes de la loi. Les soldats coupèrent donc la tête et du main du prince, et le roi saisissant par sa longue et épaisse chevelure cette dépouille sanglante, l'éleva en l'air et la présenta lui-même aux regards de la foule. La bataille était terminée et la rébellion étouffée. Je ne parle pas du chiffre respectif des deux armées ; Xénophon porte celle du roi à douze cent mille hommes d'infanterie, six mille cavaliers, deux cents chars de guerre ; Ctésias pense qu'il n'y avait que quatre cent mille hommes. Il serait ridicule de discuter de pareils écarts, dans l'absence de tout élément de calcul un peu sérieux.

Artaxerxès récompensa tous ceux qui avaient eu une part quelconque à la mort de Cyrus. Mais, le calme rétabli, Parysatis, outrée de douleur, n'eut plus d'autre pensée que de sacrifier à la mémoire de son fils non pas tout ce qu'elle aurait voulu saisir de victimes, mais ce qu'elle en pourrait prendre. Mithridate, arrêté, fut condamné au supplice des auges. Mosabatès, qui avait coupé la tête et la main, fut écorché vif avant qu'Artaxerxès ait eu le temps de se douter de ce que Parysatis allait faire. Au milieu de ces représailles, l'objet principal de sa haine était la reine régnante, Statira. Elle réussit à l'attirer chez elle, la fit souper et lui fit manger la moitié d'un oiseau appelé rhyndaki, dont elle-même mangea l'autre moitié. La lame du couteau qui avait servi à découper l'oiseau était empoisonnée d'un seul côté qui touchait à la part offerte à Statira. La reine, atteinte aussitôt de douleurs et de convulsions horribles, expira dans les tourments.

Cette fois, Artaxerxès, qui aimait sa femme, s'émut. Il fit arrêter les serviteurs de Parysatis et on les mit à la torture. Une certaine Gigis eut la tête écrasée sur une pierre. Quant à la reine mère, elle fut envoyée en exil à Babylone. Je doute, non de l'empoisonnement de Statira dont Parysatis était fort capable, mais de la façon dont les Grecs racontent le crime. Les Perses, comme tous les Orientaux, mangeaient et mangent encore avec la main droite, et ne coupent jamais les viandes ; on les déchire avec les doigts, et, pour cette raison, elles sont toujours extrêmement cuites. Il me parait donc peu probable qu'il y ait eu le moindre motif pour faire paraître un couteau, empoisonné ou non, dans le repas offert par Parysatis à sa belle-fille.

La reine mère eut le talent d'abréger son exil. Elle reparut bientôt à la cour, plus puissante qua jamais, et comme elle ne craignait plus de rivalité, elle suivit aisément la loi qu'elle s'était faite de complaire en toutes choses à Artaxerxès. Elle n'eut 'aucune difficulté à s'emparer du vieux satrape Tissaphernes, et, à la grande joie des Grecs, il fut mis à mort. S'étant aperçue que le roi aimait une de ses propres filles, nommée Atossa, elle entra dans sa passion, l'encouragea, se rendit d'autant plus agréable qu'elle excusait d'avance une monstruosité, et fit le mariage. Héraclide de Cymé, non content de cette horreur, attribue à Artaxerxès un autre mariage du même genre, et lui donne pour épouse une seconde fille royale appelée Amestris. Nous trouvons ici la source directe où les Orientaux ont puisé l'histoire d'Homaï, mariée à son père Bahman, et comme Bahman est aussi appelé Ardeshyr ou Artaxerxès, on suit très-bien la façon dont la légende s'est formée sur des coalisions de personnes, de noms, de dates, tout en restant vraie quant au fait.

A partir des noces d'Atossa, Parysatis ne parait plus dans les intrigues de la cour. Elle devait être fort âgée à cette époque, et il est probable qu'elle ne la dépassa pas et mourut alors. Mais elle fut remplacée, et le harem continua à jouer le principal rôle dans les affaires. Artaxerxès, vieilli, avait parmi ses enfants deux fils : Darius, l'aîné, et Ochus, qui plus tard s'appela aussi Darius. Suivant la loi qui lui avait été à lui-même favorable, le roi maintint le droit de Darius, et comme on n'était plus aux temps où cette loi et la volonté royale réunies n'avaient à craindre aucune résistance, Artaxerxès, pour assurer l'avenir, proclama Darius roi, l'associa à l'empire et lui fit porter la tiare droite, comme il la portait lui-même.

Ochus ne se regarda pas tout à fait comme battu. Il jouissait d'un grand crédit auprès de sa sœur la reine Atossa ; on prétend même qu'étant déjà son amant, il lui avait promis de l'épouser, s'il montait sur le trône après leur père. Les fautes de Darius l'aidèrent à réussir.

Celui-ci avait obtenu du roi une courtisane célèbre, Aspasie, née à Phocée en Ionie, que Cyrus avait eue dans sa maison. De là elle était passée au harem royal, dont elle était devenue une des trois cent soixante habitantes. Artaxerxès obligé de la céder à son fils, qui en avait fait la demande le jour du couronnement, occasion où le souverain ne pouvait rien refuser, trouva moyen de fausser sa parole en stipulant qu'Aspasie sortirait à la vérité du palais, mais pour devenir grande prêtresse du temple de Diane Anaïtis à Ecbatane, ce qui la reléguait dans les froids honneurs d'une chasteté inviolable. Darius, outré de dépit, conspira. Il fut aidé par Tiribaze, à qui le roi avait jadis promis Atossa en mariage et naturellement n'avait pas tenu parole, ce qui avait profondément ulcéré le seigneur perse.

Les deux associés s'adjoignirent nu certain nombre d'hommes entreprenants et s'acheminèrent, une nuit, vers l'appartement du roi, très-résolus à l'égorger dans son lit. Mais ils avaient été trahis par un de leurs complices. On les laissa pénétrer jusqu'à la chambre royale, et au moment où ils y entraient, Artaxerxès, les ayant bien envisagés et reconnus, se jeta dans une porte qu'il avait fait ouvrir secrètement derrière sa couche, et appela à lui les gardes assemblés dans la salle voisine. Les conspirateurs cherchèrent à fuir, mais on fit main basse sur la plupart ; Tiribaze se défendit comme un lion et tua plusieurs des soldats ; il finit cependant par être cloué à terre par une javeline. Darius arrêté avec ses enfants, et déféré immédiatement aux juges royaux, subit un procès régulier, et fut condamné à mort à l'unanimité des voix. Le bourreau hésita, dit-on, à porter la main sur une personne royale ; mais effrayé par les juges qui de la salle voisine lui intimaient l'ordre d'agir, sous peine d'être tué lui-même, il exécuta la sentence. D'après les paroles de Plutarque, les choses se passèrent absolument comme il est d'usage aujourd'hui en Perse en pareil cas. Le bourreau saisit le patient par les cheveux, lui tira la tête en arrière, et lui coupa la gorge au moyen d'un petit couteau.

Son rival disparu, Ochus entrait de plein droit dans son ambition. Atossa le soutenait. Cependant il craignait ses autres frères et particulièrement Ariaspes, légitime comme lui, et le bâtard Arsamès. L'exemple de Darius Nothus avait prouvé que, contrairement aux usages et même aux préventions de la race iranienne, les Achéménides se passaient de la régularité de naissance quand il s'agissait du trône. Ariaspes était aimé ; il était né avant Ochus ; puis il était homme de bon sens et fort populaire parmi les nobles. L'ami d'Atossa réussit à lui persuader qu'Artaxerxès, jaloux de l'affection générale dont il le voyait entouré, avait résolu de le faire périr. Ariaspes s'empoisonna, et Artaxerxès, au désespoir, soupçonnant la cause de cette mort, n'osant pas regarder de près de peur de découvrir des choses trop sinistres, reporta ses affections sur Arsamès et ne dissimula point sa préférence. Ochus fit assassiner le jeune homme par Arpatès, fils de son ancien condisciple Tiribaze. Ces tragédies domestiques, la terreur qu'elles répandaient autour d'elles, l'atmosphère néfaste dans laquelle elles faisaient vivre le roi, désespérèrent ses derniers jours. Il mourut, suivant les Grecs, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, après en avoir régné soixante-deux, dit Plutarque, quarante-six, assurent les autres. L'âge avancé auquel on le dit être parvenu a éveillé les doutes des critiques et avec assez de raison. Il y a là comme un reflet de la chronologie légendaire des Asiatiques ; c'est pourquoi, en l'absence de tous documents positifs, je regarde comme absolument inutile de rechercher un autre chiffre que celui qui est donné.

Maintenant que le tableau général d règne d'Artaxerxès Mnémon se trouve tracé, que la physionomie du Grand Roi a été donnée dans ses traits principaux, et que l'on a vu quels progrès énormes faisait le mal intérieur qui tuait l'empire, c'est-à-dire l'autorité sans limite d'une cour scélérate, nous reviendrons sur nos pas pour considérer les affaires proprement dites qui se nouèrent et se développèrent pendant la durée du règne.

Il y eut, quant aux questions intérieures, une révolte assez grave chez les seigneurs caduses, Leurs territoires, situés an long de la rive méridionale, de la Caspienne, étaient voisins de ceux de la maison des Gawides, et probablement les familles étaient unies entre elles par plus d'un lien. A l'importance de la rébellion on peut même soupçonner que les grands feudataires descendus du compagnon de Férydoun n'étaient pas défavorables à l'attaque dont les Achéménides étaient l'objet. Artaxerxès jugea la circonstance si sérieuse qu'il se mit lui-même à la tête d'une armée et vint envahir le Djebel ou pays de l'Elbourz. Il n'y trouva ni champs de céréales ni jardins, mais seulement quelques poiriers et pommiers sauvages. Bientôt les troupes furent réduites par la famine à manger les chevaux et les bêtes de somme. A grand'peine pouvait-on se procurer une tête d'âne pour une somme équivalente à soixante drachmes. Le roi se contentait des aliments les plus grossiers comme le moindre soldat, et la guerre tirait en longueur.

Tiribaze, le même qui devait un jour se révolter avec Darius, imagina, car il était homme d'énergie et de ressources, d'envoyer son fils chez un des chefs principaux des Caduses, et d'aller lui-même trouver l'autre ; car l'armée des insurgés opérait en deux divisions. Ils persuadèrent chacun de ces seigneurs que son allié l'abandonnait et traitait séparément avec le Grand Roi. De cette façon, ils les amenèrent à négocier, dans la crainte de se voir trahis. La pacification eut lieu de cette manière, et obtenue dans des circonstances si critiques, il est à croire que les conditions n'en furent pas onéreuses pour les rebelles, et que les prétentions qui leur avaient mis les armes à la main furent au moins admises en partie. L'avantage principal que dut trouver Artaxerxès dans cette affaire fut de se tirer sain et sauf d'un mauvais pas. On a loué le courage et la patience dont il fit preuve en cette occasion. Il marchait à pied à la tête des troupes, chargé du bouclier et du carquois, dans les chemins les plus montueux et les plus rudes, toujours gai, alerte et montrant bon visage ; pourtant il avait sur ses vêtements pour douze mille talents ou soixante-six millions de francs de pierreries. Je ne crois rien de ce dernier fait. Le roi de Perse actuel, dans ses audiences solennelles, revêt un habit brodé de perles, de diamants et d'émeraudes. Il y en a pour sept ou huit millions tout au plus, et ce costume de cérémonie est si lourd, que le monarque, dans toute la force et la vigueur de la jeunesse, a de la peine à le supporter pendant une audience de vingt minutes et cependant il est assis sur son trône. Marcher en portant sur soi plus de soixante millions de pierreries est littéralement impossible, à moins que ces pierreries ne soient chacune d'une valeur exorbitante ; mais dans ce cas-là le poids serait insignifiant et il ne vaudrait pas la peine d'en parler.

L'Égypte se souleva après les Caduses. Ce fut une guerre d'un caractère différent. Les Caduses en voulaient au prince régnant, peut-être à sa maison ; assurément ils n'en voulaient pas à l'empire. Les Égyptiens au contraire, subjugués, non pas gagnés, étaient les ennemis de l'État ; leurs révoltes incessantes le prouvent. Ce qu'ils avaient tenté sous Xerxès, ils l'essayèrent encore sous Artaxerxès Mnémon. Comme cette sédition entra dans le courant des affaires grecques, je la raconterai concurremment avec celles-ci.

Athènes, abattue par Lysandre, lieutenant de Cyrus le jeune, tombait, comme nous l'avons remarqué plus haut, devant la Perse par les mains de Lacédémone. Cette dernière avait commencé à établir son autorité sur les ruines de sa rivale. Toutes les villes de l'ancienne confédération de Délos avaient reçu des gouverneurs et des garnisons spartiates ; les administrations locales avaient été remises aux factions oligarchiques et répondaient de tout aux éphores, maîtres suprêmes. Il ne se passa pas longtemps avant que le nouvel ordre de choses eût rassemblé sur lui autant de malédictions de la part des cités de l'Hellade que l'avait pu faire le gouvernement qui avait précédé. On pillait tout autant ; la concussion, la violence, l'oppression n'étaient pas moindres, et de plus la rigueur soldatesque et l'insolence brutale dont les Doriens se piquaient faisaient regretter la légèreté, la bonne grâce, la hâblerie plaisante, l'élégance naturelle de leurs rivaux. La Grèce commença donc à prendre Athènes en pitié, et lorsque, par une révolution rapide, cette ville eut renversé ses trente tyrans et rétabli la démocratie, on lui en tint compte comme d'un exploit.

Sparte ne put rien empêcher. A peine née, sa puissance chancelait. Lysandre, devenu insolent, insulta Pharnabaze. Celui-ci, de son côté, n'avait pas plutôt vu Athènes humiliée qu'il s'était converti à une politique propre à déterminer la chute du vainqueur. Il dénonça à Sparte les iniquités du général, qui se croyait tout permis, et la république, toute triomphante qu'elle était, donna la mesure de l'indépendance grecque en rappelant, en destituant son héros. En même temps, Pharnabaze exigeait l'exécution rigoureuse des traités ; on lui obéit encore, et les garnisons spartiates vidèrent l'Éolide hellespontienne et les points de la Troade temporairement occupés. Milet chercha à conspirer avec Cyrus et se souleva pour cette cause ; mais Tissaphernes accourut, tua les chefs du mouvement, et maintint l'obéissance. Les autres cités ioniennes ne purent être si promptement contenues ; elles entrèrent dans le parti du prétendant. Ce n'était pas là de l'indépendance hellénique.

Les troupes grecques à la solde du malheureux Cyrus s'étaient conduites honteusement depuis le départ de la côte jusques et y compris la bataille de Cunaxa. Cyrus avait à sa solde plusieurs capitaines, et entre autres Cléarque, ancien harmoste ou gouverneur de Byzance, déposé pour son indiscipline et ses brutalités. Ce chef, exilé, était venu à Sardes demander du service. Moyennant dix mille dariques ou cent quatre-vingt-dix mille francs que lui avança Cyrus, il leva quelques mercenaires et défendit les villes de la Chersonèse contre les Thraces. Outre cet homme, le prince entretenait à sa solde deux officiers thessaliens, Aristippe et Ménon, de cette famille royale des Alenades dévouée de tout temps à la Perse, et qui se trouvaient à la tête d'un corps de deux mille Grecs. D'autres capitaines moins connus, Proxène de Béotie, Agias et Sophanæte d'Arcadie, Socrate, Achéen, commandaient de petites bandes. L'Athénien Xénophon comptait parmi ces aventuriers et prenait la solde persane comme les autres, partageant sans doute l'opinion de Proxène, qui lui avait écrit quand il l'avait embauché : Je considère Cyrus comme un meilleur ami que mon propre pays[1].

L'armée du prince était en marche depuis peu de jours et se trouvait à Kaystre-Pédion, lorsque ces bataillons, d'un commun accord, commencèrent à murmurer et réclamèrent leur solde arriérée. On leur devait trois mois ; ils en exigèrent quatre, et, les ayant reçus, se calmèrent. Mais ils pillèrent si cruellement la Cilicie que les paysans exaspérés en massacrèrent deux compagnies ; les autres, pour se venger, saccagèrent la ville de Tarse. Quand on eut atteint la Pisidie, ils prétendirent qu'on ne les avait engagés que pour aller jusque-là. Il est probable en effet que Cyrus n'avait pas tout d'abord rendu public son projet de détrôner son frère ; mais les capitaines grecs ne pouvaient l'ignorer, puisque les villes ioniennes avaient déjà pris sous leurs yeux le parti de Cyrus ; cependant il leur convint de jouer l'innocence. Une sorte de soulèvement eut lieu dans le corps mercenaire ; les uns voulaient avancer, les autres s'y refusaient. Cléarque faillit être tué en appuyant les premiers. Tout s'arrangea au moyen d'une augmentation de solde ; au lieu d'une darique par mois, chaque soldat obtint une darique et demie.

Quand on fut arrivé au pont phénicien de Maryandros, deux des capitaines, Xénias et Pasion, s'embarquèrent secrètement sur un bâtiment marchand et désertèrent. Cyrus ne voulut pas les faire poursuivre, et leur renvoya même leurs femmes et leurs enfants.

A Thapsaque, le but de l'expédition fut officiellement déclaré. Les mercenaires grecs refusèrent leur concours. On leur promit cinq mines par tête, ou quatre cent quatre-vingt-un francs vingt-cinq centimes, plus une année de paye, et en outre la continuation de leur solde jusqu'à leur rapatriement sur la côte ionienne. La satisfaction fut générale, les obstacles tombèrent, les enseignes marchèrent. Mais à Charmande, sur l'Euphrate, Cyrus ne put empêcher la bande de Ménon d'en venir aux mains avec celle de Cléarque.

Ainsi, d'exigence en exigence, de désordre en désordre, on se trouva sur le champ de bataille de Cunaxa. La Cyrus voulut exciter le courage de ses amis grecs en leur faisant valoir des considérations militaires. Ils lui répondirent par l'intermédiaire de Gaulites, Samien, qu'ils désiraient seulement savoir ce qu'il comptait leur donner après la victoire. Il promit tout. Cela les décida à rester, mais non pas à combattre ; nous avons vu par Plutarque qu'ils s'obstinèrent à ne pas quitter le bord du fleuve, craignant de se laisser envelopper. Naturellement, après la défaite, ils éclatèrent en rodomontades, et il se trouva que si la bataille était perdue, ils n'en avaient pas moins vaincu l'ennemi. L'aveuglement des lettrés pour tout ce qui est grec va à ce point que M. Grote, après avoir raconté dans le dernier détail ce que je viens d'énumérer, n'en cite pas moins avec complaisance un discours prêté à Cyrus par Xénophon ; et dans lequel ce prince aurait déclaré les Hellènes supérieurs à tous les Perses, et cela en raison de leur bravoure incomparable et de leur amour de la liberté. Est-il vraisemblable qu'un pareil propos ait pu être tenu par la victime même de la rapacité hellénique, et par un homme qui avait passé sa vie à voir les Grecs s'entredétruire pour de l'argent, et qui était si fier de sa race et d'un cœur si haut, que lorsque Cléarque lui demanda avant la bataille si réellement Artaxerxés oserait en venir aux mains, il répondit à l'aventurier :            Certes ! s'il est le fils de Darius et de Parysatis et mon frère ! Mais, encore une fois, la partialité pédantesque pour le grec et le latin a toujours enlevé aux plus grands esprits jusqu'à la possibilité du discernement.

Le récit de la retraite opérée par les dix mille mercenaires laissés sans emploi par la défaite et la mort de Cyrus joue un rôle considérable dans le jugement porté par l'histoire sur la valeur relative des Grecs et des Perses ; il est donc important d'examiner cette pièce du procès. Et d'abord il faut mettre les faits dans leur véritable jour. Quand on dit les dix mille Grecs de Xénophon, on s'imagine tout aussitôt évoquer les ombres d'autant de braves gens. Nous en savons assez sur le compte de ces bandes pour comprendre à quel point cette opinion est erronée. Les dix mille ressemblaient aux grandes compagnies du moyen âge ; c'étaient des routiers, des tard-venus, les prédécesseurs et les prototypes des soudards de Hawkwood en Italie et du Chevalier vert en France. Ils prenaient de tolites mains, ils pillaient en toute occasion, lie distinguaient pas Ictus amis de leurs ennemis, et ne se battaient qu'à la dernière extrémité. On a vu toit à l'heure ce trie valaient leurs chefs, Cléarque, Ménon, Xénias, Pasion. Je n'ai encore rien dit d'un autre de leurs généraux, Chéirisophe ; Xénophon le complimentait d'être un voleur intrépide, en sa qualité de Lacédémonien, et il répondait qu'en sa qualité d'Athénien Xénophon devait être encore bien plus expérimenté que Iii en matière de fraude et de concussions, car il avait eu les plus belles leçons pour s'exercer au détriment de trésor publie. C'étaient les plaisanteries courantes entre les meneurs de famée. Le prophète officiel, et, connue nous dirions, l'aumônier, le prêtre chargé d'interpréter les présages et de faire connaître la volonté des dieux était un certain Silanus, intrigant de premier ordre, qui eut le talent de sauver trois mille dariques emportées de Cunaxa, tour de force véritable, opéré malgré la défense de conserver les bagages. Cette tourbe passait le temps à se tromper, à se trahir, à se quereller ; on ne se mettait d'accord que pour mal faire ou se tirer d'un mauvais pas. Ainsi commandées et composées de coureurs recrutés dans toutes les parties de la Grèce, dans la Thrace, sur les côtes de la mer Noire, ces troupes traînaient après elles une foule de valets et de filles de joie. En un mot, qui exprime tout ce qu'il ne faut jamais oublier, les dix mille Grecs de Cunaxa n'étaient pas des soldats dans le sens honorable du mot, ce n'étaient pas les hommes d'une armée nationale, ce n'étaient pas les défenseurs réguliers d'une cause quelconque, cc n'étaient que des mercenaires conduits par les entrepreneurs du métier.

Aussitôt que la mort de Cyrus fut comme, une émotion très-vive se répandit parmi les Grecs. Comprenant l'étendue du changement qui allait se faire dans leur situation, ils déplorèrent hautement leur attitude inerte pendant la bataille, et Cléarque fit-proposer à Ariens de le proclamer roi à la place de Cyrus et de continuer l'entreprise. Ariæus refusa en objectant que les seigneurs perses ne toléreraient jamais de sa part de semblables prétentions ; il accepta cependant l'alliance des mercenaires, et les engagea à le rejoindre dans sa marche rétrograde vers les provinces maritimes.

Avant de connaître cette réponse, Cléarque avait reçu la visite de deux émissaires royaux, Grecs comme lui : Philinus, militaire, et Ctésias de Cnide, médecin ; ils étaient venus l'engager à capituler et à mettre bas les armes. Comme on ne leur proposait rien de plus, ils refusèrent, et firent bien ; mais ils insinuèrent que tant qu'ils restaient organisés ils étaient mieux en état de rendre des services, pour peu que le roi voulut entrer en arrangement avec eux, c'est-à-dire les prendre à sa solde.

C'était le désir de l'armée. On répétait dans les rangs que maintenant il n'y avait plus lieu d'être fidèle à Cyrus mort, et qu'il y aurait profit à servir Artaxerxés contre les rebelles d'Égypte ou contre qui que ce fut. Un des commandants thraces se pénétra si bien de cette idée que, sans attendre la décision de ses associés, il déserta pendant la nuit avec sa bande particulière, forte de trois cent quarante hommes, en partie cavaliers, en partie fantassins, et alla se rendre au roi.

Mais la cour ne voulait pas pour le moment engager de nouvelles troupes, soit parce que la guerre semblait être finie et l'était en effet, soit que la façon dont les dix mille étaient commandés n'inspirât pas de confiance. Comprenant donc qu'on les repoussait, les chefs acceptèrent les propositions d'Ariæus et se joignirent à lui. Il s'engagea à les tirer de la position où ils étaient et à les ramener du côté des pays hellènes ; mais, bien entendu, il ne fallait pas songer a reprendre la route suivie jusqu'alors, occupée désormais par les troupes royales. La division grecque, très-démoralisée, se mit il la suite des troupes de son protecteur et s'avança dans la direction de l'est.

On arriva bientôt à de grands villages ; la nuit fut fort inquiète. Le lendemain, des parlementaires se présentèrent de la part du roi et apportèrent les propositions les plus pacifiques. Cléarque demanda des vivres, ce qui fut accordé sans discussion. Des conduisirent l'armée dans un canton où rien ne lui manqua, et bien que les Grecs se crussent un tout moment attaqués et massacrés, aucune troupe hostile ne se montra, et on fit tout pour les bien traiter. Ils passèrent trois jours au sein d'une abondance plantureuse. Depuis le jour de la bataille, ils vivaient dans des transes continuelles, fondées sur ce qu'on avait rejeté leurs offres de services ; Xénophon nous entretient tout au long des idées terrifiantes qui tourmentaient ses camarades sur les visées secrètes de la perfidie persane ; le moindre corps de cavalerie passant à l'horizon leur semblait être l'avant-coureur de leur perte ; mais en définitive personne ne les avait menacés, personne ne faisait mine de les approcher, et on les laissait très-paisibles dans le cantonnement où on les avait débonnairement menés.

Ils y reçurent la visite de Tissaphernes. Le satrape de Lydie connaissait bien les Grecs, qui le connaissaient à leur tour. On se dit beaucoup de choses agréables des deux parts. Tissaphernes parla de sa constante amitié pour les Hellènes ; Cléarque assura qu'il n'avait jamais eu, non plus que ses amis, de commettre le moindre acte d'agression contre le roi ; qu'ils étaient venus, à la vérité, dans l'intérieur de l'empire à la suite de Cyrus, mais sans connaître les desseins de celui-ci, et quand ils les avaient appris, ils en avaient été désolés, d'autant plus que, comblés de ses bienfaits, ils ne pouvaient songer à l'abandonner.

Tissaphernes comprit parfaitement ces raisons et les apprécia, et le lendemain il revint annoncer aux Grecs, avec sa bonhomie habituelle, qu'il avait obtenu du roi la permission de les emmener. Il se rendait dans son gouvernement ; il les conduirait jusqu'à la côte, mais, de leur part, ils s'engageraient à ne pas piller le pays et à payer les vivres dont ils auraient besoin. Cléarque acquiesça de suite à ces propositions, et on n'a pas remarqué jusqu'à présent que cet accord avec Tissaphernes s'était fait sans qu'on parût se rappeler de celui qui avait été conclu précédemment avec Ariæus. Pourtant le second rompait le premier ; ce n'était pas là de la bonne foi.

L'arrangement conclu, les Grecs restèrent vingt jours dans leurs cantonnements, attendant la ratification du roi et le retour de Tissaphernes, qui était allé la chercher et arranger ses propres affaires. Toutes leurs craintes les reprirent. Ils étaient hors d'eux-mêmes en voyant aller et venir dans le camp d'Ariæus, voisin du leur, de cet Ariæus qu'ils venaient d'abandonner si effrontément, de nombreux messages royaux, et ils étaient au courant d'une négociation entamée entre le chef perse et Artaxerxès. Ils virent bientôt que la soumission complète du dernier partisan de Cyrus avait eu pour résultat sa rentrée en grâce auprès de son souverain. Leur propre convention avec Tissaphernes n'avait sans doute pas peu contribué à déterminer Ariæus au parti que celui-ci venait de prendre, et pour peu que leurs soupçons contre les dispositions du roi à leur égard fussent réellement fondés, la conduite qu'ils avaient tenue n'avait pas été plus habile qu'honnête.

Quoi qu'il en soit, Tissaphernes reparut. Le délai dont on s'était effrayé autour de Cléarque était très-naturellement expliqué par la difficulté de préparer un train aussi considérable que celui qu'emmenait le satrape. Il venait d'épouser une des filles du roi et la conduisait en Ionie avec une somptueuse maison ; il était accompagné de plusieurs grands seigneurs et de leur suite, entre autres Orontas ; il avait des nuées de serviteurs de tout rang, des bagages à l'infini, des bêtes de somme, et enfin une armée ; vingt jours n'étaient pas trop pour mettre tout cela en mouvement ; le retard était naturel. Tissaphernes repartit plus affable que jamais, et la marche commença. En trois jours on arriva au mur de Médie ; on le franchit ; en deux jours on vint jusqu'au Tibre. Ici de nouvelles terreurs assaillirent les Grecs, parce qu'un homme vint les engager pendant la nuit à franchir bien vite le fleuve. L'imagination des mercenaires travailla beaucoup sur cet incident ; ils se crurent perdus ; mais le lendemain ils passèrent. Toujours cheminant et sans que rien se produisit qui fut de nature à les troubler, mais cependant se tenant toujours en éveil, ils atteignirent les frontières, et rencontrèrent lit des forces persanes considérables, commandées par un frère d'Artaxerxès qui les conduisait à Ecbatane. Les Grecs retombèrent dans leur épouvante ; ils se crurent perdus de nouveau ; mais les Perses les laissèrent déployer un ordre menaçant et défiler devant eux sans les troubler en aucune manière, et sortis joyeux de ce qu'ils supposaient être une crise, ils marchèrent constamment pendant quatorze jours à la suite de Tissaphernes, et ne s'arrêtèrent enfin que sur le Grand Zab, où des faits et non plus des chimères allaient réellement les émouvoir.

Il est hors de toute vraisemblance, je dirai même de toute probabilité, que des Grecs et Tissaphernes aient pu vivre côte à côte pendant tant de journées sans que des intrigues infinies, des combinaisons ténébreuses aient été ourdies, surtout si l'on tient compte de l'état constant de surexcitation dans lequel la peur maintenait les esprits dans le quartier des mercenaires. Depuis Cunaxa jusqu'au Grand Zab, la route était longue et représentait à peu près le tiers du chemin total que les aventuriers eurent à parcourir pour arriver à Trébizonde. Ils avaient traversé l'Assyrie et une partie de la Médie, et on ne leur avait causé aucun préjudice, on ne les avait pas même offensés ; au contraire, partout les vivres s'étaient trouvés en abondance ; mais, de l'aveu de tous les historiens, Ménon, un des généraux, dès longtemps hostile à Cléarque, s'était occupé activement à noircir son collègue dans l'esprit de Tissaphernes, et il se vanta plus tard de l'avoir fait tomber dans le piège. Son but était de prendre sa place à la tête de l'armée. Cléarque, de son côté, se doutant de cette manœuvre, cherchait à gagner Tissaphernes à ses intérêts et à perdre Ménon. Je ne rapporte que ce qui est écrit et ne suppose rien. Bref, on sait ce qu'étaient ces condottieri et de quoi ils étaient capables. En fin de compte, tandis qu'on campait sur le Grand Zab, Cléarque s'imagina de frapper un grand coup et de perdre ses camarades ; il alla se plaindre à Tissaphernes d'être calomnié auprès de lui, et demanda des explications. Celui-ci répondit avec la même ouverture de cœur, et promit de satisfaire Cléarque le lendemain s'il voulait lui amener à souper ses généraux et ses principaux officiers. L'invitation fut acceptée, et à l'heure dite Cléarque, accompagné de Ménon, de Proxène, d'Agias, de Socrate, d'une vingtaine de capitaines et de deux cents soldats environ, se rendit chez Tissapherne. Le satrape les fit arrêter et mettre à mort, en épargnant Ménon, qui avait trahi ses camarades probablement en tenant le satrape au courant de leurs vues secrètes et de leurs machinations ; il n'en fut pas plus heureux pour cela ; car, étant venu à Suse, il tomba dans les mains de Parysatis, qui le fit expirer dans les tortures.

Tissaphernes n'était assurément pas un politique scrupuleux ; mais en se mettant à sa place, on peut comprendre assez bien ses intentions réelles. Ni lui ni le Grand Roi ne songeaient à détruire les mercenaires, et n'en avaient la moindre envie. Puisqu'on ne voulait pas accepter les services qu'ils offraient, il était utile, il était nécessaire de les faire sortir du pays, ce à quoi ils se prêtaient d'ailleurs à souhait ; les exterminer eût été absurde, puisque, dans un temps donné, on était certain d'avoir besoin d'eux. Tissaphernes lui-même en convenait avec Cléarque ; il annonçait son intention d'enrôler les bandes à sa solde aussitôt qu'il serait de retour dans son gouvernement ; il comptait les employer, et la meilleure preuve de sa sincérité, c'est que les mercenaires se donnaient à qui les payait, et servirent, faute de mieux, le roi thrace Senthès ; ils auraient servi n'importe qui ; Xénophon lui-même, l'Athénien, les mena contre Athènes et pour Sparte. On ne détruit pas des gens aussi commodes. Quand Venise eut des craintes sur ses condottieri, elle punit Carmagnola, et se garda bien de toucher aux cavaliers du comte.

De même Tissaphernes opéra l'arrestation brusque et l'exécution sommaire des généraux turbulents. Ce coup frappé, l'harmonie la plus parfaite se serait rétablie sans peine entre le satrape et les bandes, si la peur dont celles-ci étaient travaillées depuis Cunaxa ne les avait poussées à des extravagances qui les couvrirent d'une gloire immortelle. Retirés dans leur camp, les Grecs se considéraient comme perdus sans ressource. Trois cents chevaux, commandés par Ariæus et Mithridate, l'un et l'autre anciens compagnons de Cyrus, s'approchèrent des lignes, et Ariæus invita ceux qui l'avaient naguère abandonné à mettre bas les armes. On ne voulait évidemment que leur soumission. Ils crurent qu'on en voulait à leur vie et refusèrent. Ils passèrent une nuit horrible, ne pouvant ni manger ni dormir.

A l'aube, un Béotien, Apollonidès, conseilla de se rendre et de courir toutes les chances ; Xénophon, dont l'influence commença à ce moment, s'éleva contre une telle proposition, fit mettre à mort celui qui osait la présenter, et décida l'armée à nommer de nouveaux généraux, parmi lesquels il prit rang. Le Spartiate Chéirisophe, chef d'une bande de sept cents hommes, partagea le commandement supérieur avec lui, et tout étant ainsi réorganisé, on se mit à discourir.

On ne savait pas au juste ce qu'on voulait. Beaucoup étaient d'avis de s'établir dans la contrée, d'y épouser des femmes du pays et d'y fonder un État. Dix mille hommes bien armés, bien exercés, pouvaient croire au succès d'une pareille tentative. Mais passer de la vie fainéante des camps à l'existence laborieuse des colons, travailler la terre, bâtir des maisons, élever des murailles, renoncer aux aventures, ce n'était pas l'affaire de cette multitude de stipendiés. On résolut finalement de se remettre en route et de gagner, à quelque prix que ce fût, non pas une patrie, mais les lieux voisins de la Grèce ou de l'Asie Mineure dans lesquels on pouvait continuer avec profit la profession à laquelle on était voué. Quelques soldats désertèrent comme le gros des troupes ne doutait pas du prétendu plan conçu par les Perses pour les anéantir en masse ou en détail, cet exemple eut peu d'imitateurs.

Après avoir bridé beaucoup de ses bagages, l'année traversa le Grand Zab et continua à s'avancer vers le nord, faisant effort pour s'éloigner le plus vite possible de Tissaphernes. Il est à croire que c'était précisément ce que désirait celui-ci, car il envoya quelques centaines de cavaliers et d'archers harceler l'arrière-garde, sans d'ailleurs intercepter les passages. Les Grecs souffrirent, mais ils n'en marchèrent que plus vite, croyant à chaque instant voir tomber sur eux des masses d'agresseurs qui ne se montrèrent pas. On n'essaya pas même de les couper ; on continua à les inquiéter, et Mithridate se mit à leur poursuite avec quatre mille cavaliers, force évidemment insuffisante pour entailler dix mille hommes d'infanterie régulière, mais formidable aux yeux et à l'imagination de malheureux toujours préoccupés non pas d'un danger présent assez petit, mais d'un danger futur qu'ils se représentaient comme accablant. Pas une seule fois, pendant tout le cours de la retraite, les dix mille ne furent assaillis par un corps plus nombreux que les quatre mille cavaliers de Mithridate.

Ils remontèrent la rive droite du Tigre en toute licite, perdant du monde, et arrivèrent à la hauteur de la ville actuelle de Zakhou. Toujours pressés par la cavalerie légère, ils passèrent outre, entrèrent dans un territoire montagneux et atteignirent un groupe de villages bien approvisionnés, ou ils prirent quelque repos. Là, n'osant traverser le Tigre en vue de l'ennemi, ils tournèrent vers le Kurdistan. Tissaphernes, charmé d'en être débarrassé, n'alla pas plus loin, et ici cessa pour toute leur retraite leur lutte avec des troupes organisées. Il est donc bien clair qu'aucun dessein de les détruire n'avait jamais existé ; que l'on voulait seulement les obliger à quitter au plus tôt le pays, et qu'une fois ce résultat obtenu et la province de Médie délivrée de leur présence, le Grand Roi ne s'occupait plus de ce qu'ils deviendraient. Nous en verrons encore d'autres preuves.

Le territoire difficile où Xénophon engageait ses troupes était celui des Kardoukes, dans lesquels on a reconnu avec raison les Kurdes actuels. J'ai rapporté, au premier volume de cette Histoire, la légende relative à ces populations, et je les ai montrées à demi iraniennes, à demi araméennes d'origine. Elles parurent redoutables à Xénophon. Cependant il est à remarquer qu'elles n'avaient pas été prévenues de son approche et qu'aucune entente n'avait été établie entre elles et Tissaphernes. Surprises, elles se rassemblèrent pourtant en assez grand nombre. Leurs archers étaient excellents et maniaient habilement des arcs énormes, en comparaison desquels ceux des Crétois semblaient des jouets d'enfants. Les Grecs perdirent du monde dans cette traversée de montagnes, et ce fut la partie vraiment dangereuse, je dirai même la seule dangereuse de leur expédition. Les Kardoukes ne ménageaient rien et auraient égorgé jusqu'au dernier homme s'ils avaient. pu. Mais l'expérience militaire de tous les temps a prouvé qu'une force d'infanterie régulière doit se tirer de pareils embarras. Ce que les Anglais ont fait en 1840 dans les monts Soliman, aux défilés de Kheiber, les Russes dans le Caucase, les Français dans la Kabylie, les Turcs eux-mêmes dans le Monténégro et en Candie, fut tenté par Xénophon avec le succès ordinaire ; en couronnant les hauteurs, il parait constant que des troupes de quelque solidité passent les défilés les plus dangereux quand ceux-ci ne sont défendus que par des milices. Ce fut ce qui arriva. Les mercenaires mirent sept jours à traverser ces montagnes ; ils v éprouvèrent des fatigues, mais enfin ils parvinrent aux plaines et se trouvèrent sur les bords de la rivière Kentritès, où les Kardoukes les abandonnèrent. Ils entraient en Arménie.

Tiribaze y était alors satrape. Il observa la marche des mercenaires, mais il ne les attaqua pas. Au contraire, il convint de leur laisser le passage libre, si toutefois ils ménageaient le pays et ne pillaient pas, ce qu'ils accordèrent avec joie. Ils souffraient du froid, mais avaient des vivres en abondance, et ils purent prendre quelques jours de repos dans de bons villages construits sous terre, suivant la coutume du pays. J'ai voyagé moi-même dans cette contrée au mois de mars, j'y ai vu mourir des hommes gelés, et je ne crois pas que le climat de la Russie, au cœur de l'hiver, soit plus épouvantable ni plus dangereux ; mais je partage l'avis de Xénophon sur l'excellence des demeures souterraines, encore en usage aujourd'hui. J'ai habité une de ces cavernes artificielles qui contenait deux cent cinquante à trois cents têtes de bétail, buffles et moutons, au milieu desquels on vivait et dormait, et la chaleur y était telle, que, tandis qu'au dehors la neige couvrait la terre à plusieurs pieds de hauteur et que la bise soufflait de manière à rendre la marche presque mortelle, on ne pouvait, même la nuit, garder sur soi la couverture la plus légère.

Les mercenaires se reposèrent pendant sept jours dans les villages, on ils étaient pal' divisions séparées, preuve évidente que Tiribaze ne les tourmentait pas. Ils purent même en partie se remonter de chevaux frais, et ainsi raffermis, ils reprirent leur mouvement vers le nord, qui, de la satrapie perse, les fit entrer dans des montagnes habitées par les tribus indépendantes des Chalybes, des Tanches et des Phasians, populations caucasiennes. La tactique employée contre les Kardoukes réussit aux Grecs pour franchir ces défilés sans trop de pertes. Les Taoches firent une résistance désespérée, et se précipitèrent en bas des rochers plutôt que de se rendre ; mais ils furent obligés de céder. Les Chalybes parurent surtout redoutables aux hommes de Xénophon. Ils les proclamèrent les plus braves soldats qu'ils eussent vus en Asie, et furent frappés de leur équipement : une lance énorme de quinze coudées de longueur, un casque, des jambières, une cuirasse d'étoffe et une épée courte. C'est à peu près l'armement observé plus tard chez les Arians Alains, et je ne suis pas surpris de voir Ferdousy et l'auteur du Koush-nameh donner précisément ce nom d'Alains aux populations qu'ils placent dans cette région.

Après avoir traversé les montagnes, les mercenaires atteignirent une ville nominée Gymnias, extrêmement riche et populeuse. M. Grote l'identifie avec Gumush-Khaneh, célèbre par des mines d'argent exploitées de toute antiquité. Il n'y a pas d'obstacle à ce que cette hypothèse soit vraie ; Gumush-Khanen est d'ailleurs une ville aussi pittoresque qu'on en puisse trouver, construite en étages sur une pente abrupte, et ses maisons surplombant les unes sur les autres à une hauteur extraordinaire. La contrée est boisée et charmante, et la route, sinueuse comme la vallée, s'allonge le long d'un cours d'eau très-large coulant entre des rives herbeuses couvertes d'arbres et dominées par des crêtes d'une grande hauteur.

Les mercenaires se mirent pour quelque temps à la solde du chef de Gymnias, qui les employa à ravager le territoire de ses voisins, les Skythins. Depuis qu'ils avaient quitté le pays des Kardoukes, ils n'avaient été ni poursuivis ni harcelés, et n'avaient eu qu'à se frayer un passage à travers des tribus montagnardes. Maintenant ils exerçaient de nouveau leur métier et redevenaient agresseurs. Ce fut dans le cours de leur expédition contre les Skythins qu'un de leurs guides, tenant la promesse qu'il leur avait faite, les conduisit sur une cime de montagne d'où ils aperçurent les flots et l'étendue de l'Euxin, spectacle ravissant qui les combla d'une joie folle. Ils se considérèrent dès lors comme sauvés.

Après avoir tenu leurs engagements avec le chef de Gymnias, ils s'avancèrent dans le pays des Macrons, sur la route de Trébizonde. Le passage leur fut livré bénévolement, et en trois jours ils atteignirent la frontière des Colches, qui furent aisément battus. Les villages des indigènes tombèrent en leur pouvoir ; ils y passèrent plusieurs jours dans des festins que la mauvaise qualité du miel troubla un peu ; puis on alla toucher Trébizonde et on remercia les dieux.

C'est ici qu'on termine l'histoire de cette retraite si célébrée dans les souvenirs classiques, Mais les aventures des dix mille se poursuivirent longtemps encore. Leur expédition leur donna une notoriété fructueuse, et ils continuèrent à former une armée de louage s'estimant très-haut, se payant cher, et se battant dans beaucoup d'endroits et pour beaucoup de causes différentes. Afin d'augmenter de leur mieux le sentiment qu'ils prétendaient donner de leur valeur, ils ne manquèrent pas de s'établir en vainqueur dans tout l'empire Perse. Leur général et historien Xénophon n'écrivit son livre que pour appuyer cette thèse. Rien n'est plus absolument et, sans le vouloir assurément, Xénophon lie peul taire autrement que de le démontrer : on les laissa sortir paisiblement de l'Assyrie ; bien loin de les attaquer, on les nourrit ; les troupes royales ne les harcelèrent en Médie que pour hâter leur fuite ; les Kardoukes les prirent à partie uniquement, pour se défendre eux-mêmes ; le satrape d'Arménie les observa, mais ne chercha pas à leur nuire. En somme, ils n'eurent sérieusement affaire qu'à des montagnards surpris et fâchés de les voir, mais qui ne les poursuivirent jamais hors de leur propre pas, et ils étaient dix mille parfaitement armés et hommes de guerre de profession.

Je reviens, après cette digression, à la suite des affaires grecques dans leur rapport avec celles de la Perse.

Les pays helléniques, profondément désorganisés, malsains, pillés hier par Athènes, aujourd'hui par Sparte, n'avant pas cessé un seul jour de subir l'influence des satrapes de la côté ionienne, et arrivés maintenant à ne plus menu ! essayer de résister à cette influence, se seraient volontiers replacés sous la direction athénienne après la révolution démocratique de Thrasybule, si la cité délivrée avait recouvré une vie réelle. Mais ce ne fut plus désormais qu'un fantôme. Sparte, peu ébranlée, n'eut pas peur de sa rivale ; elle essaya même, après la mort de Cyrus, d'affronter Tissaphernes, revenu fort satisfait et en grande faveur dans son ancien gouvernement. Thymbron, à la tête de six mille Péloponnésiens, de trois cents exilés d'Athènes, et des dix mille autrefois à la solde de Cyrus, plus fort numériquement que le satrape, assiégea Larisse. Il pilla, ne fit rien d'utile, et fut remplacé par Derkyllidas. Celui-ci, ancien harmoste d'Abydos, avait subi une peine infamante, sous le commandement de Lysandre, à la suite d'une plainte portée contre lui par Pharnabaze. Il n'aimait donc pas les Perses. Il s'entendit avec un certain Meidias, Grec de Skepsis, qui avait épousé la fille de la princesse régnante de l'Éolide. Cet homme étrangla sa belle-nièce, égorgea son beau-frère, et s'empara des trois places fortes du district, Kebren, Skepsis et Gergis. Derkyllidas, bien qu'allié de l'assassin, profita de l'indignation publique pour s'emparer de la contrée, et laissa quelque peu de chose à Meidias, qui, sous sa protection, fut autorisé à habiter Skepsis, où il écrivit à Pharnabaze pour lui offrir de continuer l'allégeance de sa belle-mère vis-à-vis de la Perse. Il avait joint à sa supplique de riches présents. Pharnabaze les rejeta et envoya cette réponse : Garde tout jusqu'à ce que j'aille le prendre et toi en même temps. Je voudrais mourir, si je pouvais renoncer à venger celle que tu as tuée.

Derkyllidas ne sauva pas son associé, et proposa pour son compte une trêve qui fut acceptée par le satrape. Il sortit donc de la contrée et s'en alla en Bithynie, où il pilla si bien que la population soulevée lui massacra cinq cents Thraces Odrysiens qu'il avait à sa solde et deux cents hoplites ; il ne s'échappa que quinze hommes.

Après un repos de trois ans, les hostilités reprirent. Tissaphernes et Pharnabaze levèrent une armée gréco-carienne et traversèrent le Méandre. Derkyllidas négocia. Les Grecs se retirèrent à Leukophrys et les Perses à Tralles. Il y a lieu de penser que ces derniers auraient pu combattre avec avantage un chef qui ne s'était encore signalé que par des brigandages. Mais ici, l'état général des affaires persanes se fait reconnaître. Tissaphernes et Pharnabaze se détestaient, c'étaient des rivaux d'influence : le premier homme d'action, l'autre homme de ruse, et en faveur pour le moment à la cour de Suse ; enfin, les troupes n'étaient pas des troupes nationales, c'étaient des mercenaires, et on ne pouvait pas compter sur elles.

Tandis qu'on s'observait et que les propositions s'entrecroisaient. Derkyllidas demanda l'autonomie pour les cités grecques asiatiques. Cette autonomie, elles l'avaient toujours possédée depuis la conquête de Cyrus ; mais ce que le Lacédémonien entendait par ce mot, c'était le droit d'y soutenir la faction spartiate existante ou à créer dans chacune des villes, d'y fonder l'oligarchie, d'y mettre un harmoste et une garnison. En outre, il voulait la suppression du tribut persan. Les deux satrapes répondirent en exigeant la retraite des troupes lacédémoniennes de tous les points de l'Asie où elles se trouvaient. Les conférences furent rompues ; mais, pour gagner du temps, on se rabattit des deux parts à en référer à Suse et à Sparte. Sur ces entrefaites, Agésilas arriva avec des renforts et prit le commandement à la place de Derkyllidas. La guerre recommença, mais plus sérieuse, et pour la première fois Sparte, cessant de se mouvoir uniquement dans un cercle de pirateries, de rapines et de surprises, annonça la volonté de faire une guerre réelle à la Perse. Le résultat ne fut pas en rapport avec la prétention, mais du moins celle-ci exista, et il y eut un plan et quelques efforts tentés. On annonça l'expédition à grand bruit. On promit aux soldats qui voudraient s'engager un butin illimité. Les récits des compagnons de Xénophon, leurs exagérations sur la facilité de l'entreprise, firent croire qu'elle était réalisable. Cependant Sparte était si détestée, que trois États, Thèbes, Corinthe et Athènes, refusèrent toute participation à l'entreprise ; c'était la majorité de l'opinion hellénique. Les rois spartiates eurent beau faire appel aux sentiments de convention et faire répéter tous les lieux communs d'éloquence dont se défrayaient depuis quatre-vingts ans les discours des agoras, ils eurent beau remonter jusqu'aux souvenirs mythiques de la guerre de Troie et se porter pour les continuateurs d'Agamemnon et de Ménélas, on se moqua d'eux, et on préféra la cause des Perses à la leur. Ils n'essayèrent pas de se mettre en campagne avec leurs propres ressources, plus grandes assurément que celles dont Athènes avait pu disposer dans ses plus beaux jours.

Agésilas, chargé de l'opération, demanda de nouveau à Tissaphernes ce qu'il appelait l'autonomie des Grecs asiatiques. Le satrape le leurra et prolongea l'armistice. Lysandre, qui, sorti de sa disgrâce, avait reparu à l'armée dans une position mal définie, supérieur à Agésilas pour les uns, inférieur pour les autres Lysandre commença à intriguer contre son collègue ; mais comprenant qu'il lui serait difficile de l'emporter, il servit bien, et, envoyé en mission vers l'Hellespont, il eut l'habileté de gagner un certain Spithridates, ennemi de Pharnabaze, qui passa aux Grecs avec deux cents cavaliers. C'était un fait nouveau, bien que le contraire fût de tous les jours, et les Spartiates en firent grand bruit. Néanmoins les forces des Perses n'en étaient pas diminuées, et Tissaphernes, à la tête d'une nombreuse armée, n'attendit pas la tin de, la suspension d'armes et somma Agésilas de quitter son territoire. Le roi spartiate remercia son adversaire d'avoir rompu la trêve et marcha vers le sud pour passer le Méandre. De son côté, le satrape jeta sa cavalerie dans les plaines riveraines de ce fleuve et couvrit la Carie avec les gens de pied. Il attendait l'ennemi, quand celui-ci, changeant sa ligne de marche, tourna au nord et entra en Phrygie, sur les terres de Pharnabaze, ce dont Tissaphernes ; ennemi de son collègue, se réjouit fort, et resta dans sa position. Agésilas, libre d'agir à son gré contre une province surprise, enleva plusieurs villes, fit rafle sur la population, emmena de nombreux captifs et ramassa une énorme quantité de butin. Il allait ainsi ravageant, quant aux environs de Daskyléon, résidence de Pharnabaze, sa cavalerie se heurta contre un corps persan de force égale, commandé par Rhatinès et par Bagæos, quii la ramena rudement et la rejeta sur l'infanterie. Cet échec ne fut pas le seul. Les Spartiates se démoralisèrent, et Agésilas retourna à Éphèse, où il hiverna. En somme, avec des ressources considérables, avec la connivence d'une population grecque ou à demi grecque, avec l'aide de la mésintelligence entre les deux satrapes de la côte, le roi lacédémonien avait beaucoup pillé les campagnes et surpris quelques villes, mais chaque fois qu'il avait voulu se battre il avait été battu, et, finalement, il s'était retiré.

Au printemps, il jugea ses troupes suffisamment raffermies, pour les avoir pendant l'hiver soumises à beaucoup d'exercices, à des jeux de force et d'adresse, à des discours à la spartiate, enfin à ces enseignements moraux, la joie des écoles de rhétorique de tous les âges. Il avait aussi levé de nouveaux corps. Il marcha vers Sardes et débuta par les ravages ordinaires. Le quatrième jour de l'expédition, ses coureurs rencontrèrent au bord du Pactole la cavalerie persane, qui les chargea et les mit en déroute ; mais l'infanterie les ayant soutenus et couverts, les Perses, qui n'avaient pas de fantassins, durent se retirer. Ce fut un triomphe. On le célébra, et, toujours pillant, on parvint jusqu'aux environs de la capitale lydienne, en défiant Tissaphernes de se montrer.

Il n'avait garde, d'abord parce qu'il n'était pas à Sardes, et qu'ensuite, retiré à Colosses, en Phrygie, il s'y défendait contre la haine de Parysatis. Nous avons vu plus haut qu'il n'y réussit pas ; disgracié, arrêté par Tithraustès, son remplaçant, son procès fut court et on lui coupa la tête. Les circonstances n'auraient pas pu se présenter plus favorables à Agésilas. De fait, la satrapie de Lydie n'avait ni chef ni direction. Le Spartiate n'en accepta pas moins une trêve de six mois, en vertu de laquelle il consentit à quitter les territoires de Tithraustès, moyennant une indemnité de trente talents. La question d'argent primait tout chez les Grecs.

A son arrivée à Cymé ou Cumé, Agésilas y trouva l'avis de sa nomination au commandement en chef des forces de mer, comme il avait déjà celui de l'armée de terre. Mais Pharnabaze, ayant reçu des subsides de la cour, avait embauché l'amiral athénien Conon, et celui-ci, levant des matelots phéniciens et cypriotes, entrait en lice contre les Lacédémoniens en faveur des Perses. Sans attendre que son armement fuit au complet, ce mercenaire se présenta avec quarante trirèmes, se laissa bloquer dans le port de Caunos par cent vingt galères spartiates, et dégagé par quarante autres navires dont l'apparition inattendue fit retirer subitement le commandant lacédémonien jusqu'à L'iodes, eut le plaisir de voir cette ile en révolte subite contre Sparte. Conon s'établit parmi les rebelles, et choisit leur cité pour sa place d'armes. Il fut servi à point par une erreur de Niphérée, insurgé égyptien, allié de Sparte, qui, ne sachant ce qui se passait, envoya à Rhodes des approvisionnements dont Conon profita. Ce fut à l'inquiétude excitée par ces succès de Conon qu'Agésilas dot sa charge d'amiral, bien qu'eu réalité, depuis deux ans qu'il était en Asie, il n'eut rien fait pour mériter une telle marque de confiance. Mais au point de vue grec les choses s'appréciaient différemment : il avait pillé, donné, promis encore plus, et ses amis étaient nombreux.

Le transfuge perse Spithridates, chargé de le guider à travers les terres de Pharnabaze, lui fit réaliser des profits nouveaux et considérables. Pour se risquer à attaquer le satrape, campé avec des forces inférieures sous Daskylion, le roi lacédémonien passa dans la Paphlagonie et s'unit avec le prince de la contrée, Otys, qui lui fournit un contingent de cavalerie et d'infanterie légère. Cet allié renonça à l'allégeance de la Perse, et, sur les conseils d'Agésilas, épousa la fille de Spithridates le déserteur. La guerre ou plutôt le ravage continuait, quand Pharnabaze, sortant de son immobilité, attaqua les confédérés avec quatre cent chevaux seulement et deux chars de guerre : il mit en déroute les ennemis au nombre de sept cents ; mais, surpris à son tour prés du village de Cané, son camp fut forcé et pillé. Les Spartiates prétendirent s'attribuer la totalité du butin au détriment de Spithridate et des Paphlagoniens ; il en résulta une rupture entre les associés, et les Asiatiques, désertant, s'en allèrent à Sardes, où ils se donnèrent au gouverneur perse Ariæus, lui-même en révolte ouverte contre Suse. On voit ce qu'était devenu l'empire. Autour du trône, les princes s'entre-tuaient ; dans les provinces, les satrapes se trahissaient et les gouverneurs des places se mutinaient ; les Amestris, les Parysatis, les Atossa étaient toutes-puissantes et triomphaient, dans ce désordre, concurremment avec les mercenaires.

Agésilas fut très-affligé d'avoir perdu ses Paphlagoniens. D'une part il regrettait des troupes fort utiles, de l'autre il n'avait plus le fils de Spithridates, le jeune Mégabaze, dont il était extrêmement amoureux. Dans ces conditions, la guerre le dégoûta, et, par l'intermédiaire d'un Grec de Cyzique, appelé Apollophanès, il eut une entrevue avec Pharnabaze. On s'assit sur l'herbe, on se serra la main, on se dit des choses aimables. Agésilas proposa délibérément à Pharnabaze de se rendre à Sparte. Celui-ci répondit comme eut fait un homme du moyen âge : Si le roi me congédie, j'irai servir avec toi ; mais s'il me maintient dans mon poste, mon devoir est de te combattre, et je n'y manquerai pas.

On tomba d'accord de conditions plus pratiques. Agésilas s'engagea à ne pas attaquer la satrapie de Pharnabaze. Il n'avait pas Osé en courir la chance quand il était numériquement le plus fort ; maintenant que les Perses de Spithridates et les Paphlagoniens d'Otys l'avaient abandonné, il se laissa facilement persuader de s'en abstenir. A l'issue de la conférence, le fils que Pharnabaze avait eu d'une certaine Parapita fiança Agésilas comme son hôte en lui offrant son javelot, et le roi spartiate, très-flatté, lui offrit en retour le harnais du cheval de son secrétaire Idæos.

La Phrygie était ainsi débarrassée ; la Lydie vit voler à elle les bandes des corbeaux grecs. Agésilas campa près d'Éléonte, et pendant tout l'hiver leva des troupes. II mit à profit la turbulence des indigènes, fit et reçut des propositions de révolte on tout au moins de connivence. Mais pendant ce temps, Conon, non moins actif que son rival, était allé à Suse, et avait obtenu de l'argent pour augmenter son escadre, avec l'autorisation de s'entendre avec Pharnabaze. Tous deux s'associèrent le roi cypriote Évagoras, qui vint avec quatre-vingt-dix galères, heurter les Lacédémoniens à la hauteur du port de Cnide. Ceux-ci, commandés par Pisandre, beau-frère d'Agésilas, furent si effrayés que leur aile gauche déserta sans combattre et s'enfuit à force de voiles et de rames. Le reste fut battu, dispersé, coulé à fond. Pisandre trouva la mort dans le combat. Cette rencontre, qui eut lieu le 1er août 394, fut non pas la plus importante, mais l'unique bataille livrée depuis qu'Agésilas menait les affaires des Lacédémoniens en Asie. Ce pillard sans scrupule est devenu un grand homme à bon marché et par l'unique puissance. des phrases bien cadencées de Xénophon.

Ses prétendus grands projets de conquête avaient échoué sans retour. Les villes de l'Hellade, et particulièrement Thèbes, Corinthe, Argos et Athènes, jugeant, d'après l'issue de la bataille de Cnide, que Sparte avait le dessous, coururent aux armes pour accabler cette rivale, et acceptèrent l'argent que le satrape de Lydie Tithraustès s'empressa de leur offrir. Agésilas rappelé ne renonça pas sans chagrin aux rapines de l'Asie. Il promit à ses amis ioniens, à ses complices indigènes, à ses transfuges perses, de revenir. Mais il ne tint pas parole ; il ne laissait derrière lui que quatre mil le hommes, sous le commandement d'Euxène.

C'était peu, trop peu pour se maintenir dans une crise si fâcheuse. Les colonies helléniques auxquelles Sparte offrait la liberté, et qui ne recevaient d'elle que des harmostes forts durs et des garnisons licencieuses, se soulevèrent. Abydos et quelques places bien gardées furent seules empêchées de suivre l'exemple général ; Pharnabaze, accompagné de Conon, non-seulement parcourait en vainqueur l'Archipel, mais au printemps de 393 il se dirigeait tout droit sur le Péloponnèse et exécutait sur les côtes de la Péninsule, dans la Laconie, dans la Messénie, une série de débarquement qui restèrent impunis. Il descendit à Cythère, chassa la garnison lacédémonienne, mit en sa place un poste d'Athéniens sous Nicophème, et remonta le golfe Sardonique jusqu'à Corinthe.

Les alliés l'accueillirent avec acclamations et comme un sauveur. On lui adressa l'éternelle demande des Grecs : de l'argent ; il en donna. Il fit plus, il paya pour qu'on remit Athènes en état de défense et qu'on rétablit les longs murs détruits par Lysandre, et mettant à cette affaire son énergie habituelle, il laissa sa flotte à Conon et s'en retourna dans sa satrapie.

La Perse, à son déclin, dominait décidément le monde grec. Non pas que ce fait eût jamais cessé d'exister ni avant ni après Marathon, ni avant ni après Salamine ; les orateurs qui le niaient le mieux en public étaient les plus empressés à le reconnaitre en particulier ; mais le voyage militaire de Pharnabaze à Corinthe avec sa flotte, la façon enthousiaste dont le satrape fut accueilli par les cités importantes, moins une, Sparte ; la hauteur acceptée avec laquelle il décida du sort d'Athènes, la généreuse manière dont il dispensa les moyens d'exécuter ses ordres, c'était de la souveraineté à ne pas s'y méprendre.

Je dis que Sparte seule protestait. Elle eut hâte de ne pas porter longtemps ce dangereux honneur, et se hâta d'envoyer en Asie un ambassadeur pour expliquer ses bonnes intentions. Cet homme, un certain Antalcide, parleur adroit, négociateur affilé, se garda de paraitre devant Pharnabaze, dont il connaissait l'irritation contre Lacédémone et le caractère résolu. Il alla trouver le satrape d'Ionie, successeur de Tithraustès, ce Tiribaze dont le rôle fut si considérable et la fin si tragique, et qui, ayant commencé la carrière des grands emplois par être satrape de l'Arménie au temps de la retraite des dix mille, avait été transféré depuis en Ionie à titre d'avancement. Antalcide espéra séduire ou tromper ce nouveau venu.

Les alliés de Corinthe, inquiets de la démarche de Sparte, députèrent de leur côté à Tiribaze un certain nombre de mandataires du nombre desquels était Conon.

Antalcide présenta ses propositions. Il offrait l'abandon à la Perse de tous les Grecs habitant le continent asiatique, et il sollicita pour les insulaires une autonomie qui tiendrait chaque cité, Grande Ou petite, parfaitement isolée.

Pour bien saisir la portée de ces stipulations, il faut se rappeler que les cités helléniques avaient prétendu jusqu'alors que les liens d'origine existant entre les métropoles et les colonies justifiaient une action quelconque des premières sur les secondes, ce qui donnait lieu à des ligues. Antalcide proposait d'abolir ce système. Les Grecs insulaires devaient se constituer en une série de petites communes étrangères les unes aux autres et où personne ne pourrait tenir garnison, ni Athènes, ni Sparte, ni les satrapes. C'eut été un bienfait pour ces localités ; mais, d'autre part, elles seraient tombées aux mains du premier pirate venu. Le grand résultat aux yeux du négociateur, c'était de rompre la confédération corinthienne, avantage immédiat et incomparable pour les Lacédémoniens. Si la Perse accueillait cette combinaison, elle était nécessairement amenée à une alliance étroite avec Sparte ; Sparte reprenait la force et l'Ascendant communiqué naguère à Lysandre par Cyrus le jeune, et Athènes succombait.

Les circonstances n'étaient pas favorables à un pareil plan. Pharnabaze, écouté à Suse et fort en garde contre Sparte, n'avait pas été facile à persuader ; puis il fallait amener les alliés de Corinthe à admettre d'eux-mêmes ce qui devait les perdre et à solliciter les Perses de l'accorder. C'était trop prétendre. Les envoyés de Thèbes, d'Argos, d'Athènes, rejetèrent les ouvertures qui leurs furent faites, et Tiribaze, flatté de l'idée d'une paix quelconque, n'osa cependant pas violenter les confédérés. Il se borna à nouer des relations étroites avec Antalcide, et se résolut d'aller à Suse pour essayer d'y changer les idées à l'égard de la Grèce et faire glisser la direction de ces affaires des mains de Pharnabaze dans les siennes. Pour donner aux Spartiates mi gage de sa bonne foi, il ordonna l'arrestation de Conon, sous prétexte que celui-ci, étant à la solde du roi, servait mal. C'était une insulte à Pharnabaze, dont Conon était officier.

Tiribaze, arrivé à la cause, exposa ses projets, et ne réussit pas à les faire admettre. D'ailleurs il fut bientôt distrait par des intérêts très-différents ; nul craignait à Chypre une révolte d'Évagoras. Il perdit de vue ce qu'il était venu faire, quitta le gouvernement de Sardes, et fut remplacé par Struthas, qui, jugeant des choses comme Pharnabaze, mit tout à fait à l'écart Antalcide et ses propositions. Sparte se résigna à hi guerre. Elle envoya Thimbron, ancien général des dix mille, qui tomba dans mie embuscade, fit tué et son armée détruite. Diphridas réussit mieux. Il enleva le gendre de Struthas avec sa femme Asidatès, et en eut une rançon. Là se bornèrent pourtant ses succès, et il fallut que les Spartiates perdissent successivement les points jusqu'alors occupés du continent asiatique délivré de leur présence.

Athènes gagnait un peu, et, avec ce retour de fortune, reprenait son étourderie démocratique. Les Perses lui redonnaient la ; elle trouva à propos de soutenir contre eux le rebelle Évagoras, de sorte que tandis que son général, Iphicrate, s'appuyait dans la Chersonèse sur l'amitié de Pharnabaze, son amiral, Chabrias, allait combattre l'armée royale en Chypre. Deux ans s'étaient écoulés depuis qu'Antalcide avait exposé son système à Tiribaze, et malgré les distractions de celui-ci, l'habile négociateur n'avait pas laissé de le cultiver. Il revint alors à la charge. Tiribaze l'emmena à Suse, lui fit obtenir accès, et la dextérité personnelle du Spartiate fit le reste. Il plut à Artaxerxès. Les influences nécessaires se trouvèrent peu à peu gagnées et mises en jeu. Au fond, on estimait également tous les Grecs, Athéniens et Spartiates, pour ce qu'ils valaient ; on était loin d'eux, on était devenu léger ; l'esprit de suite n'était pas la vertu des conseillers du prince. Antalcide et son ami l'emportèrent à la fin. Il fut décidé due tout État hellénique qui refuserait d'accéder à la pacification serait considéré comme ennemi du Grand liai et traité comme tel ; les Lacédémoniens furent reconnus comme alliés et autorisés à prendre ce titre. Pharnabaze aurait été gênant ; on l'appela à la cour pour le marier à une des filles d'Artaxerxès, et son gouvernement fut donné à Ariobarzane, grand ami d'Antalcide. Toutes ces mesures prises, le négociateur et son hôte Tiribaze revinrent à Sardes au printemps de 387. Ils publièrent le mandement royal qui donnait force au traité, et se reposèrent, pour en assurer l'exécution, sur les moyens dont ils disposaient, à savoir les forces perses de l'Ionie, l'armée et la flotte lacédémoniennes, plus vingt trirèmes fournies par la Grande Grèce et par Syracuse.

Antalcide ne laissa pas aux confédérés le temps de se reconnaître. Il parut dans l'Hellespont avec quatre-vingts trirèmes, et fermant le passage aux navires chargés de blé qui descendaient de l'Euxin, il menaça d'affamer Athènes. Les Éginètes se jetèrent sur les côtes de l'Attique ut les ravagèrent. Les alliés commencèrent à hésiter. Tiribaze, proclamant la nécessité de la paix générale, ordonna aux belligérants de lai envoyer des mandataires. On obéit. Devant ces Grecs rassemblés, le satrape donna lecture de l'édit royal, fit constater la présence et l'effigie du sceau, et conseilla de réfléchir à un document dont Xénophon nous a conservé la rédaction :

Le roi Artaxerxès croit juste de revendiquer pour lui les cités d'Asie et les îles de Clazomènes et de Chypre. Il croit juste encore de rendre à leur liberté entière et autonome les autres villes helléniques sans distinction, grandes ou petites, excepté Lemnos, Imbros et Skyros, qui appartiendront à Athènes comme par le passé. Si quelqu'un refuse cette paix, je lui ferai la guerre conjointement avec ceux qui l'accepteront ;et je le poursuivrai sur mer comme sur terre, le combattant avec des vaisseaux comme avec de l'argent.

Ce prétendu traité était un ordre ; cette prétendue paix était une renonciation formelle à tout principe d'indépendance. On le comprit bien ainsi ; pourtant on céda. Les Thébains s'efforcèrent, il est vrai, de retenir une sorte de suprématie sur les autres villes béotiennes. Leur prétention fut rejetée, et ils se soumirent. La Grèce entière resta prosternée devant Artaxerxès, Sparte et Agésilas lui tenant le pied sur la gorge pour l'y contraindre. Dit reste, elle ne résistait qu'au choix du bourreau.

L'Égypte, insurgée en partie depuis le règne de Darius le Bâtard, avait été négligée longtemps par une cour de moins en moins occupée des affaires de l'empire. D'ailleurs l'insurrection, peu vivace à ses débuts, s'était tenue longtemps concentrée dans la région marécageuse du Delta et dans le désert avoisinant, et ressemblant à certains égards aux opérations des Athéniens et des Spartiates sur les côtes de l'Hellespont et de la Troade. A la fin cependant, il parait que le gouvernement persan se préoccupa d'un pareil état de choses, et trouva qu'il était temps de rétablir l'ordre. Lorsque, après la défaite de Cyrus à Cunaxa, Cléarque et ses mercenaires avaient cherché a s'entendre avec le gouvernement royal, ils s'étaient offerts à aller pacifier l'Égypte. On n'avait pas accepté. Tout au rebours, Tamos, l'amiral de Cyrus sur les côtes d'Ionie, ne sachant où trouver un refuge contre Tissaphernes, était allé s'offrir à Psammétique, le chef des insurgés égyptiens, et celui-ci, alléché par les trésors du proscrit, l'avait assassiné avec sa famille. Un peu plus tard, un certain Néphérée, successeur de Psammétique, s'était, comme nous l'avons vu, associé aux Lacédémoniens. Enfin, en 390, Pharnabaze avait été envoyé avec Abrokomas et Tithraustès pour mettre fin à la révolte. Ces généraux échouèrent, bien qu'ils fussent trois, et probablement parce qu'ils étaient trois.

Le chef qui les combattit, Akoris, s'allia avec Évagoras de Chypre entre 390 et 380. En somme, cette sédition se maintint pendant une soixantaine d'années et ne fut totalement étouffée que sous Ochus. On doit remarquer à ce propos que la longue durée d'une pareille situation ne prouve pas que le peuple où elle se produit en soit complice. Tout au contraire. Quand un pays est unanime pour rejeter l'autorité d'un maître étranger, il se met sur pied avec toutes ses ressources ; il tente ouvertement ce qu'il peut, et dans un bref délai son sort est fixé, vaincu ou victorieux. Mais quand une nation se maintient paisible dans ses villes et ses champs, mécontente peut-être, mais non pas armée, et que ce sont des bandes isolées qui, retirées dans des lieux d'accès difficile, font seules la guerre au gouvernement établi, il y a beaucoup de chances pour que leur entreprise se prolonge indéfiniment. Parce que ces rassemblements sont peu nombreux, misérables, faciles à disperser, difficiles à poursuivre, on les verra éterniser leur résistance, surtout si la puissance à laquelle ils s'attaquent est dans une phase de sénilité, et n'emploie que des moyens très-forts peut-être, mais mal liés, mal dirigés, mal conçus, mal soutenus. C'est ce qui parait être arrivé en Égypte, on les insurgés ne sortaient des marécages du Delta que pour tenter des coups de main et rentrer aussitôt dans leurs solitudes.

On a vu à propos du voyage de Tiribaze à Suse et de ses premiers efforts pour faite agréer les vues d'Antalcide, que la révolte de Chypre était jugée plus dangereuse que celle d'Égypte par les conseillers du Grand Roi. Chypre, en effet, était un point beaucoup plus important que le Delta. Si un chef habile réussissait à y établir un pouvoir rival de celui des Perses, il pouvait faire plus de mal à la monarchie non-seulement que les coureurs égyptiens, mais que tous les États des Grecs de l'Hellade pris ensemble. Il eût privé l'empire d'une province importante et productive, ensuite la côte de Phénicie, la côte d'Égypte seraient restées livrées à de redoutables attaques, et des cités bien autrement florissantes, bien autrement peuplées que les colonies helléniques de la Lydie et de la Phrygie, que les petits ports de la Chersonèse, que même les comptoirs de l'Euxin, pouvaient être obligées de verser leurs trésors entre des mains qui en faisaient le plus fâcheux usage pour la tranquillité des satrapies de l'Asie antérieure.

Chypre était habitée à la fois par des communautés phéniciennes et des colonies grecques. On a pensé, à bon droit, que l'élément araméen, toujours si ductile, s'était dès longtemps glissé au sein de l'élément hellène, docile, de son enté, aux assimilations avec le sang étranger. Au temps de la révolte de l'Ionie, un peu avant la première expédition des Perses dans l'Hellade, on comptait en Chypre sept villes helléniques, et entre autres Salamis et Poli, et trois phéniciennes, Paphos, Amathonte et Kition, plus fameuses, plus populeuses, plus riches, plus avancées en toutes choses que les cités grecques. Comme Paphos et Amathonte étaient en possession de sanctuaires célèbres et attiraient de tolites les parties de l'Asie antérieure un grand concours de visiteurs et de pèlerins, ces cités avaient répandu citez les Grecs de Pile, et plus tard elles répandirent graduellement chez les Grecs du monde entier, et par eux chez les Romains, les croyances qu'elles représentaient, et il n'y a pas de doute qu'elles exercèrent fort anciennement une grande action sur l'esprit des colons helléniques établis dans l'île et ne contribuèrent pas peu à les sémitiser. Il en résulta que de plus en plus ces derniers devinrent des métis, et que la prépondérance passa presque absolument entre les mains de hi race phénicienne. Salamis même fut gouvernée par un prince de cette origine jusqu'an moment où Évagoras, qui se vantait de descendre de Teucer, fils de Télamon, vint présider aux machinations politiques de sa race. Quand le chef phénicien de Salamis eut été tué par un certain Tyrien ou Kitien nommé Abd-Émou, l'Eupatride grec se déclara contre l'usurpateur, et étant arrivé de nuit avec une cinquantaine d'hommes, il le surprit, le tua, et prit sa place. Les Perses pratiquaient sur la plus grande échelle le respect de l'autonomie dans toutes les parties de leur territoire ; ils commencèrent donc par ne pas se mêler des affaires d'Évagoras. Celui-ci avait reconnu la suzeraineté du Grand Roi, et certainement payait l'impôt dû par Salamis ; on ne lui en demandait pas davantage, et il fut laissé libre d'organiser son gouvernement comme il l'entendit. Mais cette situation ne le contenta pas. Après avoir bien servi à la bataille de Cnide, il tint une conduite suspecte, et en 390 guerroya contre Amathonte et Kition, et se permit même d'attaquer les troupes royales.

Pendant dix ans, appuyé par les rebelles d'.Égypte et par l'amiral athénien Chabrias, il put se maintenir et même faire du mal. La Perse voulut en finir. La paix d'Antalcide venait d'être promulguée. Les Athéniens abandonnaient le rebelle aux secours inutiles d'Akoris l'Égyptien et à celui d'un prince de Carie, Hekatomnos, qui, sans oser se prononcer en sa faveur, lui envoyait un peu d'argent. Tiribaze et Orontès se présentèrent avec des forces composées en grande partie de mercenaires grecs et une flotte principalement ionienne, commandée par Gaos. Évagoras, d'abord vainqueur, fut ensuite battu et jeté dans Salamis, où mi l'assiégea. Il traita. Tiribaze consentit à le laisser en possession de sa ville, comme par le passé, à la condition qu'il payerait le tribut en qualité d'esclave de son maître. Évagoras consentit le tribut, mais avec cette formule d'un roi à un autre roi. On refusa. Les hostilités reprirent et allaient se terminer par un assaut, décisif, quand la mésintelligence éclata entre les deux généraux perses. Orontès accusa Tiribaze de trahison et prétendit l'avoir surpris machinant des projets hostiles au roi de concert avec Sparte. Tiribaze fut arrêté et envoyé à Suse, et Orontès se hâta d'agréer la capitulation telle que la souhaitait Évagoras, qui rentra ainsi dans le devoir, mais sans être écrasé. On remarque combien les affaires étaient conduites avec indécision et mollesse ; combien les chefs étaient remuants et divisés ; combien les possessions de l'empire étaient lasses d'une administration désorganisée. En même temps qu'il y avait révolte en Égypte, révolte en Chypre, en Phrygie, en Paphlagonie, à Sardes, de la part des autorités iraniennes elles-mêmes, la Carie n'était plus sûre ; Tyr, donnant l'exemple à plusieurs villes ciliciennes en le recevant d'elles, entrait à son tour en sédition. Partout éclataient les signes précurseurs de la fin, et pourtant les Grecs de l'Hellade et ceux de la côte d'Ionie avaient pris ce moment pour se reconnaître les sujets du Grand Roi, et cette suprématie d'un empire chancelant était proclamée et servie même par les colons de la Sicile et par ceux de la côte italienne, qui menaçaient de leurs armes leurs compatriotes récalcitrants.

Les villes ioniennes furent contraintes de renoncer en grande partie à leurs agitations intérieures. Elles avaient toujours appartenu aulx Perses, et depuis la bataille de Mycale, en 479, jusqu'en 385, moment où nous sommes parvenus, période considérée à bon droit comme la floraison la plus complète de l'hellénisme, ces cités étaient restées en dehors du mouvement politique de la Grèce : elles n'avaient occupé aucune des trois positions possibles dans ce cercle et n'avaient été ni souveraines, ni alliées, ni vassales. On l'a prétendu cependant, et voici ce qui a donné le change. Toutes ces villes étaient autonomes, et du moment, comme je l'ai dit ailleurs, qu'elles se soumettaient an tribut et à l'observation des lois générales de la monarchie perse, les satrapes les laissaient complètement libres d'elles-mêmes. Pendant une période assez mal délimitée qui suivit la bataille de Mycale, il parait que quelques-unes ne remplirent pas exactement leurs obligations fiscales et qu'on le toléra. Il n'y a pas besoin de chercher l'explication de ce fait ailleurs que dans la mauvaise volonté constante des populations orientales à payer l'impôt. L'empire turc, à l'apogée de sa puissance, n'a jamais pu obtenir que toutes ses provinces s'acquittassent régulièrement envers lui, et les sujets trouvent d'autant plus de facilités à se soustraire à leurs obligations sous ce rapport, qu'ils ont peu de peine, an moyen de présents plus on moins considérables, mais fort inférieurs au chiffre du tribut, à obtenir l'indulgence, sinon la connivence, des autorités supérieures, presque toujours indifférentes aux intérêts du trésor, pourvu que les leurs s'y trouvent. Quant aux services généraux, comme par exemple le devoir de fournir de navires de guerre et de marins les escadres royales, les Ioniens n'y manquèrent jamais. Ils furent donc sujets de la Perse, et, quoi qu'on en ait dit, le restèrent dans toute la plénitude du mot et pendant le plus haut développement de la puissance athénienne et lorsque les Spartiates eurent ensuite pris le dessus.

Mais parce que c'étaient des colonies grecques et que ces colonies grecques, sujettes de la Perse, étaient en même temps des municipes autonomes, il y régnait une constante agitation, et dans toutes, notamment à Éphèse et à Milet, un grand nombre de partis y étaient toujours en guerre, s'arrachaient le pouvoir, exilaient et dépouillaient leurs adversaires, et les empêchaient de rentrer quand ils étaient dehors. Comme il fallait des appuis, les ambitions locales se classaient sous deux bannières, celle de la démocratie qui en appelait à Athènes ; celle de l'oligarchie, qui ne jurait que par Lacédémone. De là une obligation fréquente de servir les intérêts de Sparte ou d'Athènes, afin d'avoir des protecteurs ; de là des désordres, des séditions, des violences, et des incidents qui invitaient tôt ou tard le parti dominant, quel qu'il fût, en conflit avec l'autorité perse ; celle-ci renversait l'obstacle ; les bannis rentraient, chassaient à leur tour leurs ennemis ; et ce fut une existence si intolérable et si ruineuse pendant les soixante-quatre ans qui séparent la bataille Mycale de la paix d'Antalcide, que toutes ces belles et florissantes cités arrivèrent, à la date que je précise, complètement épuisées et hors d'état de se relever jamais. De leur côté, les Perses, fatigués à l'excès de ces convulsions stériles, ne voulurent plus souffrir une autonomie si mal employée. Tout en laissant l'administration locale aux mains des habitants, ils mirent une digue aux passions. Des citadelles furent construites pour tenir en bride ces populations folles. En présence d'une garnison, il fallut vivre en paix. On s'y résigna difficilement. Les Lacédémoniens, si ardents à établir l'ordre, furent des premiers à s'en dégoûter, et vers 380, c'est-à-dire quatre ou cinq ans après le succès de leur ambassadeur Antalcide, ils conspirèrent pour agiter de nouveau l'Ionie. Cette fois, leur impuissance paralysa complètement leur volonté.

Désormais les Grecs ne possédaient plus que justement assez de forces pour achever de s'entre-détruire. Lacédémoniens contre Thébains, Athéniens contre tous, ayant à chaque moment tout le monde contre eux, descendaient à pas rapides vers cet épuisement où les nations tombent à qui veut les prendre. Les Perses les considéraient comme suffisamment soumis et ne demandaient pas davantage. On ne contestait plus. L'Athénien Timothée, condamné chez lui pour son insuccès à Corcyre, s'enrôla au service de la Perse et accepta le commandement en Égypte, abandonné par son compatriote Iphicrate, stipendié du Grand Roi comme lui. De leur côté, les Lacédémoniens, malheureux dans les querelles venimeuses dont ils fatiguaient leurs voisins, appelèrent les Perses à leur aide et invoquèrent les termes protecteurs de la paix d'Antalcide. Les Perses intervinrent en ordonnant aux belligérants de s'accorder, ce qui eut lieu. Mais il était impossible à ces misérables peuplades de laisser rien durer. Les contestations recommencèrent. Cette fois, ce fut Thèbes qui, en envoyant Pélopidas à Suse, implora la partialité du roi. Le grand homme des Béotiens était associé à Isménias, à un Arcadien nommé Antiochus, à Archidamus, Éléen, et à un homme d'Argos. Les Athéniens, partie adverse, s'étaient fait représenter par Timagoras et par Léon. Avec cette nonchalance qui caractérise la politique des derniers Achéménides, on leur demanda d'expliquer ce qu'ils souhaitaient ; ils le firent, et gain de cause fut donné aux Béotiens. La cour décida que Thèbes serait considérée comme la première cité de la Grèce, que toute ville qui refuserait d'avouer son hégémonie y serait contrainte, et qu'Athènes nommément devait désarmer, sous peine de rébellion. Du même coup, Artaxerxès ordonna que les Éléens posséderaient la Triphylie, qui était passée aux Arcadiens. Les gens d'Athènes se consolèrent en tuant leur ambassadeur Timagoras, et les Arcadiens en assurant qu'à Suse ils n'avaient pas vu d'hommes capables de combattre contre des Grecs. Cependant les Thébains allaient colportant leur décret royal dans toute la Grèce et réclamant la suprématie qu'il leur conférait. On ne les écouta pas, et on continua à disputer et à parler jusqu'à ce qu'Athènes eût décidé d'envoyer une nouvelle ambassade à Suse. Des explications furent offertes, et, toujours avec le même laisser aller, le gouvernement perse déclara qu'Athènes conserverait ses navires armés et prendrait Amphipolis, qui voulait être autonome.

Tandis que les envoyés de l'Attique imploraient les faveurs de la cour, leur gouvernement appuyait sous main la révolte du satrape de Phrygie, Ariobarzane, qui, maître de nombreux mercenaires, Grecs pour la plupart, et en possession des deux rives de l'Hellespont, songeait à se rendre indépendant. Timothée l'Athénien, revenu d'Égypte et rentré en grâce auprès de ses compatriotes malgré sa condamnation antérieure, reçut l'ordre de favoriser le rebelle, tout en ayant l'air de respecter la paix publique. Ce cher attaqua Samos, défendue par un autre aventurier, Kyprothémis, officier du satrape de Lydie, Tigrane, de sorte qu'au besoin Athènes pouvait affirmer qu'elle ne faisait que servir un satrape persan contre un autre, et l'état des affaires dans l'Asie Mineure fourni les moyens de colorer cette excuse. Samos prise, Athènes la voulut garder. Une partie de la population alla en exil, comme c'était l'usage. Antophradates, satrape de Lydie, probablement successeur de Tigrane, s'unit à Mausole, prince de Carie, pour attaquer le rebelle Ariobarzane, et fit mine d'assiéger Assos et Adramytte. Mais il se retira bientôt sans avoir réussi. Ariobarzane continuant ses menées avec Athènes, en noua de nouvelles avec Sparte, qui lui envoya Agésilas, et se maintint d'autant plus aisément que la cour de Suse ne mit aucune activité à le combattre. Les questions de succession an trime et l'âge avancé du Grand Roi dominaient toute autre question. Nous avons raconté ces sanglantes intrigues, il n'est pas nécessaire d'y revenir ; mais tandis que le meurtre les nouait et les dénouait et que le vieux monarque descendait épouvanté vers la tombe, on a vu jusqu'il quel point les symptômes d'une dissolution complète se faisaient apercevoir dans l'empire. De tout temps, à l'est, le Seystan et les vastes domaines de la maison des Çamides avaient été peu affectionnés à la dynastie. Mais les Gawides avaient au contraire soutenu cette cause dans le nord ; la révolte des Caduses venait de montrer que les sentiments de fidélité s'ébranlaient fort dans ces régions mêmes. L'Égypte avait sa plaie insurrectionnelle dans le Delta ; Chypre donnait depuis longtemps de graves inquiétudes ; la Phrygie, la Paphlagonie, la Pisidie, étaient en révolte ouverte. La Cilicie s'était montrée fort niai disposée, la Mysie de même, et encore la Lydie. La Carie était en voie de passer à l'action. Datame, originaire de ce dernier pays et satrape de Cappadoce, s'était prononcé à son tour contre le Grand Roi, et ne put être abattu que par la trahison de Mithridate, fils du rebelle de Phrygie, Ariobarzane, auquel Datame s'était allié, et qui, gagné par la cour, assassina son ami. Il ne s'en forma pas moins entre tous les satrapes et les princes mécontents une sorte de confédération à la tête de laquelle Orontès consentit à se placer. Ce fut du reste pour eu référer à la cour, lui livrer les secrets des conspirateurs et terminer l'affaire pour ]e moment. Un des conjurés, Rhéomithrès, envoyé près du rebelle du Delta, Tachos, afin d'en obtenir des secours, fit comme Orontès et probablement fut récompensé comme lui. Ces manœuvres, ces fraudes, ces scélératesses, trahissaient comme le reste la gravité de la situation. Elles montraient à quel point la démoralisation générale était arrivée. Il ne se trouvait plus de populations fidèles, ni de chefs, ni même de fonctionnaires assurés. L'importance des Grecs en augmentait d'alitant ; ils étaient considérés désormais comme sujets de l'empire, et se glissant partout, se mêlant à tout, prenant tous les métiers, toutes les formes, tous les langages, ils apportaient dans un État si malade leur Génie natif de destruction.

Les Spartiates s'étaient irrités de ce que le Grand Roi avait déclaré Messène indépendante et la leur avait fait quitter. Ils crurent s'en venger en envoyant Agésilas eu Égypte, on il trouva Chabrias l'Athénien installé comme amiral des rebelles. On reçut froidement le vieux pillard, et au lieu de lui donner le commandement général, comme il s'y était attendu, ou se borna a le mettre a la tête des mercenaires. Il allait en cette qualité essayer une expédition contre la côte phénicienne, quand Nektanébis, cousin de Tachos, se révolta contre ce chef ; l'anarchie régna dans le camp des insurgés. Agésilas prit parti pour Nektanébis, Chabrias déserta et s'en retourna à Athènes. Un nouveau prétendant égyptien paru dans le nome mendésien, et au bout de peu de temps, Agésilas, payé fort cher par Nektanébis, s'embarqua pour retourner à Sparte et mourut dans la traversée. Peu d'années après, fut pacifiée, mais sous le règne d'Ochus.

Artaxerxés était arrivé au terme de sa vie. Il expira en 359 ou 358, laissant le trône au prince qui l'avait acquis par tant d'intrigues et de fratricides, et par les bonnes grâces de sa sœur et belle-mère Atossa. J'ai fait ressortir les principales causes de la ruine imminente de l'empire ; mais il en est encore une dont je n'ai pas assez parlé, c'est l'emploi devenu presque exclusif et dans tous les cas prépondérant des troupes mercenaires.

Depuis longtemps, depuis Xerxès, il n'est pour ainsi dire plus question que dans des occasions rares de l'appel sous les armes des continents féodaux. Au montent on nous sommes parvenus, on ne s'en sert plus du tout. On a des levées temporaires faites chez les nations assyriennes et qui ne valent guère, et le monarque met toute sa confiance dans les condottieri grecs, cariens, phéniciens, égyptiens, thraces, qui, moyennant une forte solde, se présentent comme éléments purement et uniquement militaires, purement et uniquement dévoués à qui les paye. En un mot, on est arrivé à l'idéal des armées permanentes. Porter les armes est devenu une profession, et comme c'est la plus noble, la plus louée et considérée par le prince ; elle autorise celui qui la pratique aux plus grandes exigences. Un mercenaire peut devenir un prince lui-même, et tant qu'il ne l'est pas, il ne s'estime jamais assez récompensé. Ce point de vue a bien ses inconvénients, et la cour de Suse les avait déjà constatés en plusieurs rencontres. Les ennuis causés à Cyrus le jeune par ses stipendiés grecs eussent suffi pour ouvrir les yeux les mieux fermés. Mais on se dissimulait la vérité foncière en observant que les inconvénients n'étaient que des détails, ne créaient que des embarras momentanés dont on s'était tiré jusqu'alors à prix d'argent, et on voulait espérer qu'il en serait toujours ainsi. D'ailleurs il n'y avait plus de choix. En revenir aux milices nationales, c'était avoir à compter avec elles, à leur demander plus ou moins leur avis, à redouter leur opposition, à tenir compte des doléances des peuples qu'elles ne manqueraient pas d'appuyer. Mieux valait l'insubordination passagère des mercenaires, qui ne se mêlaient pas des principes du gouvernement. En outre, l'atmosphère spéciale qui ne manque jamais de se développer autour des armées permanentes avait grisé toutes les têtes. Il était convenu que pour être soldat il fallait des connaissances et des aptitudes particulières dont une existence d'homme suffisait à peine à approfondir les arcanes, même quand cette existence, détournée de toute autre étude, était concentrée uniquement sur celle-là. On voyait que la presque totalité des capitaines n'étaient autres que des butors effrontés, des pillards sans conscience et sans entrailles ; mais on avait admis à l'état de lieu commun que ces gens avaient appris un métier fort difficile, et qu'eux seuls le pouvaient exercer, parce qu'ils avaient grand soin de ne pas savoir autre chose.

Un tel système éloignait les Iraniens du service militaire et les tenait également en dehors de la vie publique. Ils vivaient dans leurs provinces de l'est et du nord, et, autant qu'on en peut juger, aucune des grandes familles ne hantait la cour. Les satrapies importantes étaient commises à des princes de la maison royale, les autres à des fonctionnaires qui portaient, à la vérité, des noms perses, mais pouvaient fort bien n'être que des sujets araméens, juifs, égyptiens ou phéniciens, puisque nous avons vu que c'était un usage général de prendre un nom perse quand on devenait quelque chose. En tout cas, les Iraniens au service du roi ne paraissaient que comme des individualités détachées du corps de la nation, et naturellement ces fonctionnaires entraient comme les autres dans le courant des sentiments et des idées hostiles à leur race, courant auquel il ne leur était pas donné de contredire. De cette situation, il résultait que les communautés iraniennes ou l'ancien esprit féodal se maintenait vivace avec tout son amour de la liberté, toute son attache à ses prérogatives, tout son orgueil d'ancien conquérant, toute son obstination ariane dans ce qu'il croyait juste, n'avaient aucun motif de se rendre solidaires d'un gouvernement qu'elles n'estimaient pas, qui ne les traitait pas bien, qui se passait d'elles dans l'administration des affaires, et qu'elles voyaient chaque jour décliner. Tel était l'empire au moment où Darius Ochus monta sur le trône, tuasse énorme qui ne se soutenait plus que par son poids.

Pendant les premières années de ce règne, l'explosion à laquelle les esprits du temps devaient s'attendre, tout en hésitant sur la manière dont elle se produirait, n'étant pas encore arrivée, les choses continuèrent à marcher comme sous Artaxerxès. La machine usée chemina du même train, et je n'ai à raconter qu'un petit nombre d'appréciations et de faits conservés par la légende et par l'histoire, comme ayant précédé l'apparition décisive d'Alexandre.

Hamza Isfahany prétend que Dara fonda une ville au-dessus de Nisibe et la nomma Daria. Il assure aussi que l'usage des Perses était de tirer leurs approvisionnements du pays d'Égypte et de celui des barbares du nord, et que lorsque, suivant cette coutume, Dara réclama d'Alexandre ce qui lui était dû, il reçut du jeune souverain cette réponse : La poule qui jusqu'ici a pondu les œufs, est morte, et là-dessus la guerre commença. Ferdousy ne fait du peu qu'il dit de Dara qu'une annexe à l'histoire du Macédonien.

En 358, le prince carien Mausole s'était emparé des iles de Chios, de Cos et de Rhodes, ainsi que de la ville de Byzance, et les avait réunies à ses États, feudataires de la Perse. Athènes avait essayé de réclamer, mais sans succès. Elle envoya une escadre à Chios ; elle eut le dessous, et son amiral Chabrias y fut tué.

En 354, les Thébains, fort empêchés dans leur lutte contre les Phocéens, avaient cependant fourni une armée de cinq mille hoplites mercenaires au satrape de Phrygie, Artabaze, dont la révolte contre la cour de Suse durait toujours. Le satrape battit deux fois les troupes envoyées contre lui. On cessa de le presser. Il tomba pourtant de lui-même, et en 357 il était réfugié avec son frère Memnon chez Philippe de Macédoine. L'aide des Thébains ne lui avait pas été fort utile, non plus que celle des Athéniens, sous Charès, qui en gardant quelques apparences de respect et de soumission pour le gouvernement perse, n'en avaient pas moins soutenu le rebelle.

Malgré ses précautions, Athènes avait peur d'être châtiée. Démosthène, alors débutant, entretint ses auditeurs du Pnyx des mauvaises intentions probables de Darius. On donnait pour certain qu'une nouvelle guerre médique allait naître ; on s'attendait à trois cents trirèmes, à une immense armée de mercenaires, on le disait du moins. Deux ans plus tard, Démosthène en parlait encore.

Cependant les Thébains, revenus de leur sympathie pour Artabaze et sentant vivement les maux de la guerre sacrée, envoyaient à Suse demander un peu d'argent. On leur offrit trois cents talents contre une troupe de mercenaires pour la guerre de Sidon, ce qu'ils acceptèrent volontiers.

En 346, le Delta se soumit complètement. Sidon insurgée fut abattue par le feudataire carien Idricus, frère et successeur de Mausole, et un descendant d'Évagoras de Chypre, révolté à Salamis, fut vaincu par d'autres mercenaires, sous les ordres de Phocion, Athénien, et d'un des cousins du dynaste cypriote, nommé Évagoras, comme leur aïeul.

La prise d'armes de Sidon que je viens de mentionner avait été plus sérieuse. Tennès, chef de la ville, s'était arrangé de manière à surprendre la garnison ; il l'avait massacrée ainsi que les principaux fonctionnaires. Un palais et un parc royaux existants dans le voisinage avaient été saccagés par la populace. Mentor le Rhodien, à la tête de quatre mille mercenaires grecs, s'était mis à la solde de la révolution. On avait battu les satrapes de Cilicie et de Syrie accourus pour reprendre la ville. Enfin une flotte de cent voiles, composée de trirèmes et de quinquérèmes, avait été équipée.

Suse ne pouvait fermer les yeux sur de tels actes. Ochus partit lui-même de Babylone pour rétablir l'ordre, et à cette nouvelle 'rennes fut si épouvanté et probablement si peu sir des siens, que, d'accord avec son général grec, il s'empressa de faire un traité particulier. Il livra cent des principaux habitants et ouvrit les portes. Cinq cents autres rebelles furent massacrés ; le reste de la population, surexcité par lit peur, incendia la Hotte et les maisons et anéantit une grande partie de la ville. On prétend qu'il périt dans cette catastrophe plus de quarante mille personnes, et les richesses enfouies sous les décombres furent jugées si considérables que l'on fit mettre aux enchères et qu'on vendit à des prix exorbitants le droit de faire des fouilles. Tennès, malgré sa trahison, fut mis à mort pour l'avoir si mal conduite.

Mentor, au contraire, se vit très-bien traité ; il était capitaine mercenaire, et c'était dans l'esprit du temps de tout passer à des gens si utiles. On lui donna une division de l'armée persane, et avec son collègue l'eunuque Bagoas il eut l'honneur de battre les stipendiés grecs de Nectanébis, ses Libyens, ses Égyptiens. Il prit Péluse, et termina l'insurrection, non sans un pillage tel que l'on enleva jusqu'aux archives sacrées des temples, qui furent ensuite revendues aux prêtres par les soldats grecs. Le pays fut placé sous l'administration d'un satrape appelé Phérendate. Mentor, comblé de présents et de butin, enrichi d'une somme de cent talents que lui donna le roi, reçut en outre une satrapie maritime. Il y déploya une grande et utile activité. Entouré d'un corps considérable d'aventuriers grecs, il fit une guerre soutenue à un grand nombre de ses compatriotes qui, établis dans des châteaux, des fortins, des tours dominant les nombreuses sinuosités de la côte, pratiquaient le brigandage et la piraterie, et imitant, suivant l'étendue de leurs moyens, ce que les colonies ioniennes avaient naguère soutenu, entretenaient des intelligences avec l'une ou l'autre des cités de l'Hellade et se targuaient de ces alliances. Parmi ces personnages, on citait un certain Hermias, qui occupait la citadelle d'Atarnée en face de Lesbos et était particulièrement inquiétant, car, au moyen de ses mercenaires, il avait réussi à mettre garnison dans quelques bourgades de ses alentours. Du reste, il avait l'amitié d'Aristote, qui vécut pendant trois années auprès de lui et qui a consacré une ode à ses mérites. Cela n'empêcha pas Mentor d'attirer Hermias dans une embuscade ; il l'enleva, lui prit son anneau dont il fit sceller des ordres simulés, et ainsi se rendit maître d'Atarnée et de toutes les places que détenait l'aventurier. Les autres pillards lui contèrent moins de peine. Du reste, il ne faut jamais perdre de vue dans l'histoire qu'aucune domination, si grande et si forte qu'elle ait pu être, pas même celle de Rouie, n'a jamais réussi à ruiner complètement ces existences audacieuses, brigands, pirates, condottieri, maîtres de points fortifiés, comme nous voyons que le fait a eu lieu en Europe depuis cent ans à peine. Peut-être cette tranquillité ne saura-t-elle pas se maintenir. Il y faut tant de vigilance, tant de forces constamment disponibles, une telle unité dans l'action, que l'on doit considérer un tel effort comme contre nature, et que son succès est le chef-d'œuvre d'un gouvernement bien servi et parvenu à son apogée.

Tandis que la côte était ainsi balayée, les Athéniens s'absorbaient dans leur guerre contre Philippe de Macédoine, qui étant venu assiéger Périnthe, dans la Propontide, avec un grand train de ces nouvelles machines de guerre dont il avait augmenté ses armées, rencontra devant lui l'opposition non-seulement des Athéniens, mais encore une autre armée nombreuse de soudoyés grecs, commandés par Apollodore et envoyés par le satrape de Phrygie, Arsitès. Le roi de Macédoine fut obligé de lever le siège, bien qu'il eût déjà renversé les murailles de la place, et il alla vers Byzance, où il ne réussit pas mieux qu'à Périnthe. On était en 340. Trois ans après, en 337, il s'emparait de toute la Grèce. Il dominait, dans les conseils des villes par ses menaces, par ses présents, par l'autorité de ses partisans. il y régnait d'une manière si complète et si assurée, il y exerçait nu pouvoir si absolu, qu'il put convoquer à Corinthe un congrès général des députés de toute l'Hellade soumis d'avance à ses décisions. Au point où était montée sa puissance, Philippe était digne de comprendre que la Perse seule en gênait le développement et en menaçait hi durée. Il voyait dans ses mains, et comme roi de Macédoine et comme dominateur des États helléniques, une somme de forces tout fait réelle, tout, à fait sérieuse, et il sentait que ce qui avait été factice où ridicule chez Pausanias, chez Thémistocle, chez Agésilas ou chez tout autre Grec, pouvait prendre sous sa direction tous les avantages de la réalité. Il imposa donc au congrès le plan d'une guerre contre la Perse destinée à rattacher à l'Hellade la partie hellénisée de l'Asie Mineure et à punir l'invasion de Xerxès, qui, en effet, attendait encore n are Cette seconde proposition n'était destinée qu'a agir sur les imaginations populaires et à appuyer les déclamations des orateurs démagogiques. Mais la première avait de la valeur. Il ne s'agissait pas de faire la conquête de la Perse ; Philippe voulait seulement déchirer le décret d'Antalcide, et en rendant la Grèce à elle-même, se l'approprier aussitôt, et étendre le même résultat au monde grec asiatique. Rien n'indique qu'il ait eu la pensée d'aller plus loin.

Les Spartiates seuls, qui refusaient encore d'avouer la suprématie de Philippe, firent Opposition au projet. Les autres cités votèrent ce qu'on leur demandait, bien que sans nul enthousiasme. Athènes fit comme les autres ; cependant Philippe la réduisit à n'être qu'un instrument, et lui dénia le titre de chef de la confédération maritime à laquelle elle osait prétendre. Une armée considérable fut réunie, et an printemps de 336 les premières troupes passèrent en Asie, sous le commandement de Parménion et d'Attale, avec l'ordre d'attendre le reste, que Philippe avait l'intention de conduire lui-même.

Il ne devait jamais recueillir cet honneur. Peu avant son départ, et au moment où il entrait an théâtre, dans toute la majesté de sa puissance, revêtu d'une robe blanche et la couronne royale en tête, il voulut, par un mouvement de fierté souveraine, se présenter sans gardes à la foule déjà réunie sur les gradins, et fit signe à ceux qui l'escortaient de se tenir à distance. En ce moment, un de ses serviteurs militaires, Pausanias, le frappa d'une épée gauloise, et il tomba mort sur le coup.

Alexandre paraît sur la scène. Il va accomplir ce que, depuis cent ans surtout, le cours des événements avait préparé. Il va le faire avec une hauteur de caractère, une intrépidité de courage, une impétuosité de résolution que l'on peut dire fatales. Il semble qu'il est poussé par un Dieu, et il l'est en effet, car il réalise un fait nécessaire. Il va aller bien au delà de ce que Philippe méditait, et pourtant il ne fera rien de ce que la Grèce a dit se croire en droit d'attendre et de ce qu'on a répété et proclamé d'après elle : il n'hellénisa pas l'Asie ; tout au rebours, il acheva d'asiatiser la Grèce et prépara l'immersion de l'Occident romain dans les mêmes eaux.

Une œuvre aussi considérable et qui, parlant autour de son nom, en fait une réunion de syllabes plus sonore qu'aucune autre dont homme vivant se soit jamais paré, mérite d'être examinée avec d'autant plus de soin que la race iranienne y retrouva sa liberté, le libre essor de ses institutions les plus chères, et un long divorce, heureux pour elle, avec les populations sémitiques dont les Achéménides l'étouffaient. Je remonterai donc aux origines de la puissance d'Alexandre, aux raisons qui lui donnèrent une efficacité tout à fait étrangère aux facultés grecques, et, pour éclairer complètement ces questions capitales, j'examinerai ce qu'étaient les Macédoniens.

Dans la liste généalogique des Achéménides, il existe entre le canon grec (210 ans) et le canon oriental (288 ans) une différence de soixante-dix-huit ans ; mais il faut remarquer aussi, d'abord, que les Grecs ne sont pas très-sûrs de l'époque où le règne de Darius, fils d'Hystaspes, a commencé ; ensuite, que les écrivains asiatiques paraissent avoir compris dans la durée du règne de ce prince le temps qu'il a passé comme chef de la Perside ; enfin, qu'il n'y a pas plus d'accord sur l'époque de la mort du dernier Darius et le commencement précis du règne d'Alexandre.

 

 

 



[1] XÉNOPHON, Anabase, III, 1, 4.