HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE X. — RÉVOLTE DE L'ÉGYPTE. - EXPÉDITION CONTRE LA GRÈCE.

 

 

L'anecdote d'Esther montre, à plusieurs égards, le caractère du gouvernement des Achéménides. Obligés de compter dans ce qui était de principe et de règle avec les pouvoirs réguliers de la nation, ne pouvant en théorie se considérer comme absolus, les rois, dans la pratique, étaient devenus le centre d'un réseau d'intrigues auxquelles prenaient part surtout les nationalités subalternes de l'empire. Nous venons de voir des Juifs aux prises avec des Amalécites ; de même les Égyptiens eurent leur tour, et il en résulta une révolte ouverte, qui avait même commencé aux derniers temps du règne de Darius. Après le décès de ce souverain, Xerxès, bien que proclamé à sa place, ne se trouva pas en sûreté, battu eu brèche comme il l'était par les menées de ses frères et de leurs mères, rivales d'Atossa ; il lui fallut deux ans pour se consolider. Ce ne fut donc pas immédiatement qu'il put mettre ordre aux affaires de l'Égypte. Quand il vint à s'en occuper, les rebelles plièrent ; les troupes envoyées contre eux en eurent bientôt raison. On les soumit à un régime plus sévère que par le passé, et on leur donna pour satrape un des princes de la maison régnante, Achéménès, frère du Grand Roi. Ce gouverneur, bien en cour, usa de sa province comme d'un apanage à exploiter. Il s'y prit si mal qu'il eut bientôt irrité la population et donné cours à de nouvelles menées, à des machinations dangereuses, d'où sortit une nouvelle insurrection à la tête de laquelle se trouva Inaros, fils du roi de Libye Psammétique. Achéménès y perdit la vie.

Mais les affaires d'Égypte n'usurpaient pas à elles seules toute l'attention de la cour de Suse. D'autres questions y tenaient aussi quelque place ; c'étaient les intérêts grecs. D'une part, le roi lacédémonien Démarate s'était insinué auprès du jeune monarque et figurait dans son intimité. Il l'excitait à porter la guerre dans le Péloponnèse et à transformer la république royale de Sparte en une souveraineté vassale de la Perse, dont lui, Démarate, deviendrait le titulaire. D'autre part, la famille des Aleuades, dominant en Thessalie, pressait le Grand Roi d'envoyer contre les Grecs une expédition sérieuse. Ces Aleuades tendaient à consolider leur autorité en s'appuyant sur l'empire, et à exécuter à la suite des Perses une campagne de pillage au détriment des autres nations helléniques. Enfin les Pisistratides, imparfaitement découragés par leur tentative manquée, avaient quitté Sardes, dont le satrape s'ennuyait d'eux, et étaient venus à Suse, comme tant d'autres, pour chercher à convaincre le roi, ses conseillers, ses favoris et tout ce qui pouvait exercer quelque influence, de l'opportunité d'aller attaquer Athènes et de leur rendre le pouvoir sur cette ville rebelle. Ils avaient fait rencontre dans la grande capitale de l'Asie d'un certain devin appelé Onomacrite, dont le métier consistait à vendre des oracles et particulièrement des oracles de Musée. Cet homme avait la réputation de fausser au besoin les paroles des dieux, et c'était ce qui jadis l'avait brouillé avec Hipparque, car il avait été pris sur le fait et dénoncé par Lasus d'Hermione au moment où il fabriquait des vers sacrés annonçant la prochaine submersion des îles voisines de Lemnos. Dans l'exil commun, on ne se souvint plus de pareilles misères. Onomacrite parut aux Pisistratides capable de rendre de bons services. Ils l'introduisirent a la cour, et aux insinuations, aux conseils, aux calculs, aux informations de leur politique, le devin ajouta le poids de ses encouragements mystérieux. Il n'était jamais à court de paroles rassurantes ni de promesses merveilleuses. Les livres qu'il portait sur lui étaient remplis de présages de la nature la plus réjouissante ; il faisait surtout grand bruit d'un certain passage de Musée où il était dit qu'un Perse unirait les deux bords de l'Hellespont. Cette promesse ne pouvait évidemment concerner que Xerxès, et elle démontrait clairement que le jeune roi devait sans hésiter envahir, ravager, soumettre les villes helléniques, les donner à ses dévoués serviteurs : et qui donc ces serviteurs si positivement désignés pouvaient-ils être, sinon les Aleuades de Thessalie, les Pisistratides d'Athènes, Démarate de Sparte et le sage Onomacrite ?

La pression fut effective. Xerxès s'émut. Il rassembla son parlement de chefs féodaux et de fonctionnaires, et exposa la situation telle qu'on la lui avait fait comprendre. Que le Grand Roi ait tenu ou non le discours mis dans sa bouche par Hérodote, ou qu'il ait parlé dans le même sens à plusieurs reprises, peu importe, il est incontestable que les idées sur la situation du roi, sur celle de l'empire, sur celle de la Grèce sont très-exactes, et qu'on doit regarder comme très-probable ce résumé des intérêts du inonde d'alors et de la façon dont on les jugeait.

Un reste de l'ancien esprit national, cette sorte de lueur chatoyante que les temps de décadence conservent dans leurs déclarations officielles longtemps après que la flamme ne jaillit plus, une sorte d'hypocrisie, un enthousiasme de convention pareil à la chevalerie du temps de François Pr, fit poser en principe par Xerxès que les Iraniens, fidèles aux traditions de leurs ancêtres, étaient essentiellement des conquérants. Après Cyrus, après Cambyse, après Darius, l'État devait s'agrandir encore ; et le Grand Roi n'entendait pas manquer à ses destinées ; il avait jeté les yeux sur la Grèce comme sur une proie qui nécessairement lui appartenait et qu'il lui fallait prendre.

On pourrait considérer comme une vanterie de l'historien hellène l'assurance mise par lui dans la bouche de Xerxès, que cette Grèce dont il parlait n'était inférieure en rien aux pays déjà possédés par l'Achéménide, et leur était même supérieure en fertilité. Mais, bien que nous sachions aujourd'hui combien une telle affirmation eût été exagérée, attendu que, ni par l'étendue ni par la richesse agricole, les terres des Doriens, des Ioniens, des Éoliens, ne pouvaient se comparer à l'héritage somptueux des Araméens, à l'opulente Susiane, à la majestueuse Égypte, il faut se rappeler que les Perses ne connaissaient que vaguement l'Hellade et n'en apercevaient pas même clairement les limites occidentales. On a vu par les paroles du Shah-nameh que le voyage des explorateurs envoyés avec le Crotoniate Démodokès était resté dans le souvenir des Perses comme n'évoquant pas seulement les images des Cyclades, d'Athènes et du Péloponnèse, mais bien encore celles de la Sicile, très-florissante alors, et de toutes les cités de la Grande Grèce italiote, infiniment plus brillantes et mieux pourvues en ressources que les villes à proprement parler helléniques ne le furent jamais, je dis même dans leurs plus beaux temps. Ce que Xerxès appelait la Grèce, c'était donc un territoire ou plutôt une succession de territoires dans la direction de l'ouest et conduisant depuis le Danube jusqu'à l'Adriatique et depuis Lesbos et Samos jusque dans l'intérieur inconnu de l'Italie et des grandes terres européennes ; faisant apparaitre devant les imaginations amusées de vastes capitales comme Agrigente, Syracuse, Crotone, Sybaris, et bien d'autres qu'on ne nommait pas, qu'on ne connaissait pas, pli n'existaient pas, mais qu'on supposait devoir être. Athènes et Sparte ne semblaient que des points assez obscurs au milieu de tant de merveilles. Cependant c'étaient Athènes et Sparte qu'il s'agissait d'abord d'attaquer et de prendre.

Là était la cause de la guerre et le prétexte de l'invasion. Ces cieux petits États avaient offensé l'empire en soutenant la rébellion de l'Ionie, en pillant Sardes. C'étaient des crimes qu'il fallait punir, et, ce que n'ajoutait pas Xerxès dans ses déclarations publiques, mais ce qu'il disait sans nui doute, en y insistant, dans le particulier, Athènes, Sparte, étaient faciles à prendre, puisque les Perses comptaient dans leur sein même de nombreux partisans ; Démarate, et les Pisistratides, et le devin Onomacrite, et les Aleuades, l'avaient démontré au roi de nulle manières. L'application de tant de considérants rapprochés les uns des autres était pour l'empire de se lever et d'envahir les pays convoités.

A l'opinion du Grand Roi, Mardonius ajoutait le poids de la sienne. Il connaissait la Grèce et les Grecs. Il avait commandé parmi eux. Il pouvait juger de la nature de leur esprit et de la valeur de leurs ressources. Il insistait sur la facilité avec laquelle il avait soumis la Macédoine, et peu s'en était fallu, ajoutait-il, qu'il n'allât d'un trait jusqu'à Athènes. Il avait eu pour lui les Thessaliens ; il aurait eu les Thébains, et une fois dans l'Attique, les murs de l'Acropole se seraient ouverts d'eux-mêmes pour le recevoir. Il faisait remarquer avec une ironie justifiée les discordes invétérées des Grecs, qui, parlant la même langue, ne s'en entendaient pas mieux. Il se moquait des connaissances militaires d'un peuple qui ne savait que chercher une plaine unie, afin que les hoplites pussent s'y entre-détruire sans être gênés par les difficultés du terrain. Il ne pouvait cependant dire que les Grecs, pris individuellement, fussent de mauvais soldats, puisque depuis des siècles, et longtemps avant les Perses, l'Asie les employait comme mercenaires et s'en trouvait bien.

Si Xerxès parlait sous l'inspiration des bannis et des aventuriers hellènes, il semblerait que Mardonius, de son côté, ait porté dans la question un certain intérêt personnel. Sa naissance le plaçait très-près du trône ; ses grands emplois l'avaient familiarisé avec l'exercice de l'autorité ; il aspirait à un de ces grands apanages tels que Cyrus et les rois du passé avaient eu l'usage d'en constituer pour les hommes considérables de l'empire. Il visait à ce que les Gawides, les Çamides et tant d'autres avaient obtenu, et son dévolu était jeté sur les terres occidentales. Devenir le feudataire de cette région parait avoir été le mobile de Mardonius.

Artaban, oncle du roi, frère de Darius, peut-être le Zéryr dont les annalistes orientaux font tant de cas, mit les ombres aux tableaux que l'on traçait avec tant de complaisance. Il rappela qu'il avait désapprouvé dans le principe le passage du Danube et l'expédition contre les Scythes. Il n'en était rien résulté d'avantageux. Aujourd'hui on proposait une entreprise analogue ; on voulait franchir encore une fois l'Hellespont ; on s'exposait à un double risque : celui d'être battu sur terre par des populations en définitive habituées aux armes, et celui de l'être sur mer par ces mêmes gens qui n'étaient pas moins faits à la vie maritime. Peut-être subirait-on les deux échecs ; mais un seul compromettrait la dignité de l'empire. On ne devait pas se fier aveuglément aux ressources extraordinaires que l'État avait à sa disposition. La foudre tombe aussi bien sur les grands animaux que sur les petits, et la plus immense armée peut être taillée en pièces par la moindre. Dieu est jaloux, faisait observer Artaban, fils d'Hystaspes, avec la conviction d'un homme avait passé sa vie à Suse au milieu des enseignements sémitiques ; Dieu est jaloux, il se plaît à pulvériser les fortunes trop hautes, et c'est pourquoi celles-là précisément, et plus que les autres, doivent éprouver la crainte et ne sauraient hasarder d'imprudences.

Il est clair qu'Artaban trouvait l'empire assez vaste, et ne le voyait pas salis regret s'étendre an delà de ses limites actuelles.

Au milieu de ces débats, Xerxès, mal convaincu par ses propres raisonnements, par ceux des émigrés hellènes, par sa passion, était fort incertain, quand un incident, tout à fait conforme à l'esprit du temps et du pays, vint ajouter à son trouble. Il eut une vision. Ces gens, qui passaient leur vie sous la pression d'un Dieu jaloux, ainsi que le faisait observer Artaban, qui se sentaient entourés d'influences secrètes pour la plupart malfaisantes, qui couvraient les murailles de leurs palais de talismans après les avoir fondées sur des amulettes, qui n'avaient jamais autour d'eux assez d'autels ni d'idoles ; dont les habits, les ornements, les armes, les chevaux, les chars, tout enfin était garni de préservatifs magiques, ne pouvaient être fortement occupés d'un projet quelconque sans s'exposer à l'hallucination et au rêve. Xerxès vit un homme : le vit-il en corps et en chair, ou seulement en esprit ? Il n'en sut jamais rien ; mais enfin il le vit dans sa chambre, à l'heure du sommeil. Cet homme, d'une figure majestueuse, s'approcha de lui avec gravité et lui reprocha ses hésitations, le pressant de commencer l'entreprise qu'il s'était proposée.

Xerxès eut peur ; mais, comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, il se roidit contre l'avertissement mystérieux, et, loin d'y céder, il pencha vers l'avis d'Artaban, qui l'avait d'abord révolté. Ce retour ne dura pas ; le fantôme reparut la nuit suivante, tança rudement les tergiversations du roi, et le menaça de la ruine de son autorité s'il ne marchait pas contre les Grecs.

Éperdu, fatigué d'accepter et de repousser tour à tour des projets trop lourds pour la faiblesse de son esprit, Xerxès fit venir son oncle dans la nuit même, lui exposa son angoisse, lui en confia la cause, et exigea de lui que, se revêtant de l'habit royal, il s'assit un instant sur le trône, puis se concilia sur le lit royal, afin de voir si le spectre apparaîtrait encore et ce qu'il dirait.

Artaban résista longtemps à la prière et aux ordres fiévreux du fils de son frère. S'asseoir sur le trône, revêtir l'habit souverain, c'était presque du sacrilège ; il y allait de la vie. Mais l'emportement de Xerxès arrivait jusqu'au délire ; Artaban fit observer au prince que le songe pourrait bien n'être que le résultat de l'échauffement de son esprit dominé par une pensée constante ; qu'on rêvait aisément la nuit à ce qui s'était passé pendant le jour ; que si le fantôme avait à se montrer, porter ou ne pas porter le vêtement royal, être couché dans le lit du monarque ou dans le sien propre, ne changerait rien ; que cependant, par obéissance, il allait se soumettre à ce qui était exigé de lui, à la condition que le roi ne perdrait pas de vue qu'en réprouvant l'idée de la complète de la Grèce, lui, Artaban, se proposait uniquement de réprimer cette ambition de s'agrandir qui ne pouvait mener qu'à la ruine du prince et de la nation.

Artaban se montre, dans tout ceci, un Iranien de la vieille roche, que la sagesse politique n'a pas abandonné. Malheureusement il vit le fantôme. Il en fut maltraité ; il crut que celui-ci voulait lui briller les yeux avec un fer ronge. Il se releva du lit royal en poussant de grands cris, et courant à Xerxès, démentit ce qu'il avait dit jusqu'alors. Son opinion avait servi de point de ralliement aux détracteurs de l'expédition ; toute opposition tomba avec la sienne, et la guerre fut résolue. Alors une nouvelle vision vint promettre à Xerxès les succès les plus éclatants. Il lui sembla que sa tête était ceinte du jet d'un olivier dont les branches couvraient toute la terre. Les interprètes des songes déclarèrent que c'était lit une assurance de la monarchie universelle. C'en fut assez ; le parlement des l'erses se sépara, et chacun des feudataires retourna dans ses domaines pour lever des troupes et se mettre en état d'arriver à époque fixe au rendez-vous général de l'armée.

Hérodote assure que cette affaire fut traitée dès le commencement du règne de Xerxès, et il ne serait peut-être pas trop téméraire de la rattacher à cette longue session de six mois dont le livre d'Esther nous entretient, session qui eut pour terme la disgrâce de Vasthi-Amestris et la promulgation d'une loi plus sévère que l'ancienne sur la subordination des femmes. En tout cas, les préparatifs furent proportionnés au grand objet que l'on avait en vue, car il ne s'agissait de rien moins que de la conquête de l'Europe. Quatre années furent employées à rassembler le matériel et les troupes. Pour diminuer les dangers de nier, deux ingénieurs perses, Bubarès, fils de Mégabyze, et Ar-taches, fils d'Ailée, proposèrent d'ouvrir l'isthme du mont Athos, ce qui eût abrégé le chemin qu'on avait à faire jusqu'au continent hellène. Ou appliqua en effet cette idée. Elle valait ce qu'elle contait, et on réussit. Un grand nombre de trirèmes se concentrèrent sur la rade d'Éléonte, dans la Chersonèse, pour protéger les corps de travailleurs ; le succès fut complet, l'isthme percé, et les Phéniciens se distinguèrent surtout dans cette circonstance, où l'on est étonné de ne pas voir Hérodote réclamer l'avantage pour les contingents des villes ioniennes ; ceux-ci prirent part comme les autres habitants de la région maritime à cette utile entreprise ; la route se trouva abrégée comme je viens de le dire, et la flotte perse délivrée des gros temps qui règnent d'ordinaire autour du promontoire de l'Athos et avaient précédemment maltraité l'escadre de Mardonius.

On jeta en outre un pont sur le Strymon, et enfin deux autres devant Abydos, afin d'assurer le passage en Europe. Mais un vent violent ayant soufflé de l'Euxin, souleva la mer. Les cordes de lin des Phéniciens, les cordages d'écorce de Byblos tendus par les ouvriers de l'Égypte se rompirent, et les vaisseaux accouplés pour porter un plancher furent engloutis. Ce fut alors que le roi, offensé, fit châtier la mer de trois cents coups de fouet, assure Hérodote, et insulta ses ondes en y jetant une paire de ceps et en lui adressant ces paroles outrageuses : Eau salée et amère, ton maître te punit pour l'avoir offensé sans motif ! De gré ou de force, sache que le roi Xerxès te franchira ! Personne ne t'offrira de sacrifices, et avec raison, car tu n'es qu'un fleuve saumâtre et trompeur.

Je veux bien que l'anecdote soit vraie ; mais elle ressemble à une calomnie grecque. On avait dans une telle idée de la puissance du Grand Roi, qu'on supposait aisément celui-ci enivré d'une situation presque divine. Ce qui est plus facile à admettre, que la flagellation de la mer, c'est la condamnation des constructeurs des ponts, mis à mort pour avoir mal calculé la force de leur ouvrage.

En tout cas, on reprit l'œuvre immédiatement, et la communication fut rétablie entre l'Europe et l'Asie. Trois cent soixante navires, les uns il cinquante rallies et les autres à trois rangs, firent face à l'Euxin ; du côté de l'Hellespont, on en disposa trois cent quatorze. On les avait mis bout à bout, ce qui indique qu'ils étaient assez petits on que leur nombre n été exagéré. Des ancres de forte dimension maintenaient les navires à leur place contre les courants et contre le vent. En trois endroits, on ménagea des passages pour que les 'minimes pussent entrer et sortir librement dans l'Euxin. Sur les navires on jeta un plancher mobile recouvert de terre battue, et il droite et à gauche régnait un garde-fou.

Quant tout fut prêt, on avertit Xerxès, qui était à Sardes. Il se hâta de se mettre en marche, et au commencement du printemps il prit la route d'Abydos. Il s'avançait dans une pouilleuse ordonnance, entouré d'une garde de mille nobles Iraniens à cheval et de mille fantassins également de sang noble ; devant lui venaient, comme dans les armées de Cyrus, dix chevaux sacrés couverts de harnais magnifiques ; puis le char d'Ormuzd, attelé de huit chevaux blancs et conduit par un écuyer à pied ; ensuite paraissait Xerxès sur son char traîné par des chevaux sacrés de Nyssa que menait à pied l'écuyer royal, Patisamphès, fils d'Otanès. Derrière le monarque étaient mille fantassins issus de grande maison, mille cavaliers d'élite, dix mille hommes réunis en un seul corps et armés de lances, dont les unes étaient terminées par une grenade d'or et les autres par des grenades d'argent. La maison royale se complétait par dix mille cavaliers iraniens, après lesquels marchaient à quelque distance les autres troupes de l'empire. Xerxès se trouvait ainsi à la tête de son contingent personnel, troupes fournies par ses domaines héréditaires et qui montaient à vingt-quatre mille hommes, dont la moitié consistait en cavalerie.

Aussitôt arrivé à Abydos, le roi voulut passer l'armée en revue. Il monta sur un tertre où les Abydéniens avaient élevé pour la circonstance un tribunal de marbre blanc. De là les regards du roi, découvrant an loin et la terre et la mer, contemplèrent à leur gré la foule armée couvrant les campagnes, tandis que des voiles blanches innombrables brillaient au loin sur l'étendue des flots. A cette vue, Xerxès s'assombrit, et ses chefs voyant des larmes rouler dans ses yeux, Artaban osa lui demander ce qui l'affligeait.

Je pense, répondit Xerxès, que de tant de milliers d'hommes pas un seul n'existera dans cent ans.

Artaban chercha à mettre à profit cette disposition mélancolique pour détourner encore le roi de ses projets, on du moins pour le rendre moins confiant dans la fidélité des Ioniens. Il parait que la vision dont le prince avait partagé les terreurs avec Xerxès ne l'avait convaincu qu'un instant, et qu'il était revenu à ses premières répugnances. Pourtant il ne réussit pas. Xerxès maintint sa résolution ; mais frappé sans doute du peu de secours qu'il avait à attendre d'un conseiller si décidément hostile à son entreprise, et ne voulant pas d'ailleurs le maltraiter, il le nomma, avant de quitter l'Asie, régent de l'empire, et le renvoya à Suse.

Aussitôt la revue des troupes terminée, on fit le dénombrement des soldats. A cet effet, une enceinte pouvant contenir dix mille hommes fut construite, et quand toutes les bandes y eurent successivement été enfermées, on calcula que le total montait à dix-sept cent mille hommes. Cette force commença à défiler et à passer le pont : on était pressé d'en finir avec cette opération, on craignait les brusques caprices de la mer. Les contingents s'ébranlèrent les uns après les autres sous le fouet des surveillants, et des milliers de pas rapides portèrent bientôt ces multitudes sur le plancher mobile qui gémit sous leur poids. Chaque nation passa à son tour.

Hérodote a dit sans commentaire que le fouet était levé sur les paresseux ou les récalcitrants, et les auteurs modernes en ont pris texte pour déclamer contre l'avilissement des Asiatiques. On a oublié, pour faire une phrase, le cep de vigne du centurion romain, la canne du caporal prussien, la fustigation des troupes capitulées fournies par les cantons suisses, celle qui est encore en usage parmi les troupes anglaises, qui l'était il y a peu de temps dans la marine française et dans toutes les marines du monde, et si on avait un peu raisonné sur tout cela, au lieu de se laisser aller au clinquant des paroles, on aurait pu discuter peut-être l'opportunité militaire des châtiments corporels ; mais en trouvant ce système si généralement usité, et chez les nations les plus Gères du monde, on se serait gardé d'y voir une marque de servitude. Non-seulement les Français eux-mêmes ont longtemps battu leurs soldats, qui pour cela n'en passaient pas pour moins fermes, mais ils ont pendant de longues générations accablé de coups leurs enfants, les enfants les plus nobles, ceux même qui étaient issus du sang royal ; et il ne faut pas oublier qu'avant de proclamer les droits de l'homme et du citoyen, les orateurs de la Constituante avaient passé par les verges de leurs instituteurs.

Les Perses traversèrent le pont les premiers. Ils portaient des tiares de feutre, des tuniques à longues manches teintes de diverses couleurs, des cuirasses écaillées, des pantalons tombant jusqu'à la cheville. Ils avaient au bras le petit bouclier rond appelé gher, le cercle, un carquois plein de flèches de canne, un poignard long sur la cuisse droite, le ganta actuel, tranchant des deux côtés. Ils tenaient à la main de grands arcs et de courts javelots. Ils étaient couverts d'ornements d'or, bracelets, colliers, anneaux, bagues, boucles d'oreilles ; et surtout les soldats appelés les Immortels, parce que toute place vacante parmi eux était immédiatement remplie et qu'ils n'étaient jamais moins de dix mille, étalaient un luxe extraordinaire. Ils étaient suivis de nombreux domestiques, de chameaux, de mulets et d'autres bêtes de charge pour leur bagage, et, dans des chariots somptueux, passaient leurs femmes avec leurs servantes.

Après les Perses venaient les Mèdes, vêtus et armés comme eux, les premiers commandés par Otanès, ceux-là par Tigrane, qui appartenait aussi à la maison régnante. Ils étaient suivis des Cissiens, coiffés de feutres pointus, pareils à ceux que l'on porte aujourd'hui dans le sud de la Perse ; les Hyrcaniens marchaient ensuite : Anaphès, fils d'Otanès, et Mégapane, qui eut plus tard le gouvernement de Babylone, menaient ces deux corps.

Les Assyriens arrivaient ensuite. Leurs coiffures étaient des casques singulièrement travaillés et formés d'un entrelacs d'airain. Ils avaient des boucliers, des javelots- et des poignards à l'égyptienne, et en outre des massues de bois hérissées de fer et des cuirasses de fin. Ils étaient mêlés aux Chaldéens, c'est-à-dire aux gens des montagnes du Kurdistan septentrional, et ils obéissaient à Otaspès, fils d'Artachée.

Les Bactriens et les Suces ou Sakas, les sujets des Çamides, marchaient sous le commandement d'Hystaspes, fils de Darius et d'Atossa, frère du roi.

Des bandes d'Indiens riverains du fleuve, vêtus de tuniques de coton, armés d'arcs de roseau, suivaient sous Pharnazathrès, fils d'Artabates, et les gens de l'Aria ou de Hérat, équipés comme les Bactriens, sauf les arcs pareils à ceux des Mèdes, passaient sous Sisamnès, fils d'Hydarnès.

Les Parthes, les Khorasmiens, les Sogdes, les Gandares et les Dadikes, semblables aux Bactriens, s'avançaient sous Azanès, fils d'Artée, et sous Artyphius, fils d'Artaban.

Les Kaspes avaient des sayons de peau de chèvre, des arcs et des flèches de canne et des cimeterres. Ariomarde était leur chef, et lui-même était frère d'Artyphius. Les Saranges, parés de couleurs éclatantes, chaussés de hautes bottines, portant des arcs et des javelots, étaient sous Phérendate, fils de Mégabaze. Les Partyices ressemblaient fort aux Kaspes, et suivaient Artyntès, fils d'Ithamatrès, tandis qu'Arsamènes, fils de Darius, et Siromitrès, fils d'Œbaze, menaient les Outiens, les Myciens et les Parikaniens, connue les Pactyices.

Les Arabes paraissaient ensuite couverts de larges vêtements dont les bouts étaient retroussés et passés dans la ceinture. Ils avaient des ares ires-longs qui se pouvaient bander dans les deux sens. Avec eux allaient. les Éthiopiens d'Afrique aux cheveux laineux, équipés de peaux de léopard et de lion, avec des arcs de bois de palmier d'an moins quatre coudées de hauteur, et des flèches armées de pierres pointues dont ils se servaient aussi pour graver leurs cachets. C'étaient probablement des agates[1]. En outre, ils avaient des javelots en corne (1e gazelle et des massues noueuses. Ils se peignaient le corps mi-partie en blanc, mi-partie en vermillon. C'était une troupe nombreuse et jugée redoutable, car elle était conduite avec les Arabes par Arsamès, fils de Darius et d'Artystone, fille de Cyrus, celle de toutes ses femmes que le premier Achéménide avait le plus aimée, et dont il avait fait faire une statue d'or massif travaillée au marteau.

Les Éthiopiens asiatiques, sans doute les habitants aborigènes de la côte du Béloutjistan, venaient ensuite. C'étaient les dyws d'autrefois. Ils étaient noirs, mais avaient les cheveux lisses, et s'équipaient à peu près de la même façon que les Indiens, avec cette particularité toutefois qu'ils se coiffaient de peaux de tête de cheval, la crinière et les oreilles ajustées sur leur front ; leurs boucliers étaient couverts de peaux de grue.

Les Libyens, sous Massagès, fils d'Oarizus, vêtus de cuir, maniant des javelots durcis au feu, étaient suivis des Paphlagoniens, portant des casques de fil de métal tressé, des petits boucliers, de longues piques, des javelots et des poignards, et des chaussures montant à mi-jambe. Pareils à eux, les Lygiens, les Matianes, les Mariandyniens et les Cappadociens marchaient sous la conduite de Dotus, fils de Mégasidrès et de Gobryas, fils de Darius et d'Artystone.

Ensuite paraissaient les Phrygiens unis aux Arméniens, les uns et les autres sous Artochmès, gendre de Darius.

Les Lydiens et les Mysiens, armés à la grecque, ou, pour être plus vrai, portant leur équipement national copié par les Grecs, suivaient le même Artaphernes, fils d'Artaphernes, qui s'était montré à Marathon avec Datis, dix ans auparavant.

Les Thraces d'Asie, commandés par Bassakès, fils d'Artaban, avaient sur la tête des peaux de renard ; ils étaient vêtus de tuniques courtes et de cafetans flottants de couleurs brillantes, avec des brodequins de cuir de gazelle. Ils maniaient des boucliers légers, des poignards et des javelots. Leurs compatriotes d'Europe avaient des boucliers de cuir de bœuf, chacun deux épieux à la lycienne, et des casques d'airain ornés d'oreilles et de cornes également en airain et qui s'élevaient en l'air, chargés d'aigrettes flottantes. ils avaient les jambes couvertes de bandes d'étoffe rouge.

Les Kabales de la Méonie et les Lasons portaient leurs casque avec des targes de peaux de bœuf crues, des tuniques de laine, chacun deux javelots à la main et une épée droite. Les Milyens attachaient leurs habits avec des agrafes ; ils avaient des casques de cuir, et quelques-uns d'entre eux des arcs lyciens. Les Moskes avaient des coiffures de bois, de très-petits boucliers et des piques dont la hampe était courte, tandis que le fer était grand. Ces contingents obéissaient à Badrès, fils d'Hystanès, sauf les Moskes soumis à Ariomarde, fils de Darius et de Parmys, fille de Smerdis et petite-fille de Cyrus.

Les Tibaréniens, les Macrons et les Mosynœques obéissaient à Artayétés, fils de Chérasmis, gouverneur de Sestos. Ils ressemblaient fort aux Moskes pour leur équipement, ainsi que les Mares et les Kolches, les Alarodes et les Sapires, conduits, les premiers, par Pharandates, fils de Téaspis ; les seconds par Masistius, fils de Siromitrès. Enfin, terminant la marche de tant de nations diverses, passèrent les insulaires du golfe Persique, dont l'arrangement avait du rapport avec celui des Mèdes. Ils étaient commandés par Mardontès, fils de Bagée.

Les corps que nous avons vus défiler sur les ponts ne consistaient qu'en infanterie légère, et bien que chaque troupe fût hon-gène quant à la nationalité, on avait senti la nécessité de réunir plusieurs bandes en une seule quand elles n'étaient pas assez considérables, et, au rebours, de diviser les contingents trop nombreux. On avait donc partagé l'armée en divisions de dix mille hommes chacune, formées par compagnies de cent hommes, et ces compagnies par pelotons de dix. Les chefs qui viennent d'être nommés successivement étaient les divisionnaires. Or, nous en avons compté vingt-neuf, ce qui donne deux cent quatre-vingt-dix mille hommes. Mais, comme je le disais l'instant, la cavalerie n'a pas encore passé, et bien que les peuples énumérés en possédassent pour la plupart dans leur pays, il semblerait que très-peu d'entre eux en avaient amené. Ce qui en était venu, habillé et armé comme les fantassins, ne s'en distinguait que par des ornements d'airain et de fer portés sur la tête.

Les Sagartes avaient fourni huit mille hommes armés de lassos, l'arme antique des héros iraniens. Les Mèdes et les Cissiens étaient plus nombreux, Hérodote ne dit pas de combien, non plus que pour les Indiens ; mais il assure que ceux-ci traînaient en outre à leur suite un équipage de chars attelés d'hémiones, ce qui me semble fort difficile, ces animaux ayant la réputation de ne jamais se plier à une éducation quelconque. J'en ai vu qui avaient été pris tout jeunes et dont on n'avait pu rien faire. Les Bactriens, les Kaspes, les Libyens, les Parikaniens, une autre nation encore dont les copistes ont omis le nom, et les Arabes, complétaient la cavalerie, et Hérodote assure qu'il y avait là quatre-vingt mille chevaux. Il ne faut naturellement pas comprendre dans ce chiffre les chameaux ni les bêtes de somme.

Ainsi, d'après le nombre des divisionnaires et en acceptant le chiffre attribué à la cavalerie, on aurait pour l'armée d'invasion menée par Xerxès à la conquête de l'Europe non pas dix-sept cent mille hommes, mais seulement deux cent quatre-vingt-dix mille pour l'infanterie et pour la cavalerie quatre-vingt mille ; en tout, trois cent soixante-dix mille hommes, ce qui me parait constituer d'ailleurs un chiffre fort convenable et probablement encore très-exagéré.

L'état-major général se composait du Grand Roi lui-même commandant en chef, de Mardonius, fils de Gobryas ; de Tritantæchmès, fils d'Artaban, l'oncle du roi ; de Smerdomenès, fils d'Otanès, neveu de Darius ; de Masistès, fils de Darius et d'Atossa ; de Gergès, fils d'Arize, et de Mégabyze, fils de Zopyre. Ces généraux donnaient des ordres aux divisionnaires de l'infanterie, excepté à Hydarnès, fils d'Hydarnès, commandant des Immortels, qui faisait partie aussi lui-même de l'état-major général, en raison de la dignité de sa charge. Il faut encore compter deux commandants de la cavalerie, Hermamithrès et Tithée, l'un et l'autre fils de Datis. Ils avaient an début de l'expédition un collègue, Pharnurhès ; mais une chute de cheval avait contraint cet officier de rester à Sardes pour se faire soigner. Il est singulier qu'ayant jugé nécessaire de partager l'infanterie en groupes de dix mille hommes, Xerxès ait cru pouvoir laisser la cavalerie partagée en deux masses énormes de quarante mille hommes chacune. Le contraire arrive d'ordinaire, et les troupes à cheval, difficiles à entretenir, exigeant plus de précautions et de soins, sont généralement réduites à des unités tactiques moins fortes que l'infanterie. Si l'on raisonnait d'après ce principe, sans lui donner meule toute sa portée, on conclurait que la force de la cavalerie des Perses dans cette campagne n'a pas pu être de quatre-vingt mille hommes, mais étant placée sous deux chefs seulement, pas dépassé le chiffre de trente mille ; c'est encore beaucoup que de supposer les trois divisions primitives, réduites à deux par la retraite de Pharnuchès, égales pourtant chacune à une division d'infanterie.

Kit même temps que les troupes de terre passaient le pont, l'armée navale appareillait pour suivre leur mouvement et. longer la côte d'Europe. Elle était composée de douze cent sept trirèmes. Les Phéniciens et les gens de la .Palestine eu avaient fourni trois cents, les Égyptiens deux cents, les Cypriens cent cinquante, les Ciliciens cent, les Pamphyliens trente, les Lyciens cinquante, les Doriens d'Asie trente, les Cariens soixante-dix, les Ioniens cent, les insulaires grecs dix-sept, les colons hellènes de l'Hellespont cent, les Éoliens soixante.

Tous les navires avaient, outre leurs équipages, des garnisons de Perses, de odes et de Saces. Les plus estimés quant à la valeur des équipages et au mérite nautique des constructions étaient les Sidoniens. Le roi lui-même montait un de leurs navires quand il allait en mer. L'armée navale avait pour amiraux Ariabignès, fils de Darius ; Prexaspès, fils d'Aspathinès ; Mégabaze, fils de Mégabate, et Achéménès, fils de Darius. On comptait parmi les chefs indigènes quelques marins fameux ; mais Hérodote leur préfère à tous cette femme célèbre, Artémise, qui conduisait les vaisseaux d'Halicarnasse, de Cos, de Nisyros et de Kalydnos, et qui était venue trouver Xerxès de son plein gré, avec cinq trirèmes à elle, les mieux équipées de la flotte après celles des Sidoniens.

Le passage dura plusieurs jours : sept jours et sept nuits sans discontinuer, assure Hérodote ; cependant l'historien parait croire que la revue fut faite eu un seul jour, bien qu'exécutée avec assez de minutie, puisque Xerxès s'arrêtait devant chaque corps d'infanterie et de cavalerie et sur chaque navire, interrogeant les officiers et les soldats et faisant prendre des notes à ses secrétaires. Tout cela n'est pas très-concordant. S'il est admissible que sept jours et sept nuits aient à peine suffi au passage de dix-sept cent mille combattants suivis d'une cohue de femmes, de serviteurs, d'esclaves, de vivandiers et de muletiers, sans compter les bêtes de charge, et les trains de chameaux, et les chariots, et les équipages de campement, il ne l'est pas du tout que dans un seul jour le roi ait pu examiner en détail cette même multitude, encore moins en y joignant la revue navale.

Ce qui est à remarquer, c'est la forte tendance à l'unité d'action qui se fait sentir dans l'organisation de l'armée. Tous les chefs de quelque importance sont des princes de la maison régnante ; les chefs de clan sont rejetés aux rangs inférieurs. Ce système est poussé si loin que, bien que les Perses ne fussent pas marins, les amiraux sont choisis dans les meules rangs que les généraux, et la fidélité des équipages sémites, grecs et égyptiens assurée par des garnisons iraniennes. C'était le système de Darius ; seulement ou l'exagérait, et de la conciliation il tournait à l'oppression, ce qui arrive constamment en pareilles circonstances.

Je ne tracerais pas un tableau véritable si je passais sons silence les impressions superstitieuses, les prodiges, les expiations dont le commencement de la campagne fut entouré. Xerxès, comme un asiatique qu'il était, et sémitisé à un point qui l'aurait probablement fait méconnaitre par Cyrus, avait l'âme inquiète et turbulente au moins autant que hautaine. Pendant son séjour en Lydie, il s'était plu à admirer un platane dont la beauté l'avait tellement frappé qu'il orné de colliers et de bracelets d'or, et avait laissé un des Immortels de sa garde pour prendre soin de cet arbre merveilleux. Il mettait de la passion en tout. Pythius, fils d'Atys, l'avait accueilli avec à respect le plus dévoué, et lui avait offert sa fortune, montant à deux mille talents d'argent et à quatre millions de dariques d'or moins sept mille. Xerxès, refusant le don, avait ajouté les sept mille dariques qui manquaient pour parfaire la somme ronde.

Pendant sa marche vers Abydos, le soleil se voila tout à coup, bien que le ciel bit très-pur. Xerxès s'effraya beaucoup, et les mages ne parvinrent à le rassurer qu'en lui promettant hi victoire, attendu que le soleil était l'oracle des Grecs, tandis que la lune présageait l'avenir aux gens d'Asie, et il était clair qu'en cette circonstance l'éclipse montrait la prédominance de la lune.

Le même Pythius, qu'il avait si généreusement traité, éprouva d'une manière cruelle les retours de cette humeur variable. Il s'oublia au point de demander que son fils aîné fût exempté du service militaire. Le riche Lydien méconnaissait cette nécessité des grands États de promulguer et de soutenir des lois qui traitent les intérêts individuels avec le mépris le plus absolu. Xerxès, indigné, ne vit dans la prétention de son favori qu'un attentat a la règle du service, et il y trouva matière à faire un exemple. Le fils dont la libération était si mal à propos sollicitée fut décapité, et l'armée défila entre les deux parties de son corps jetées, l'une à droite, l'autre à gauche du chemin. Outre le châtiment, cette mesure avait encore un avantage. Elle portait bonheur à l'expédition. C'est un usage toujours pratiqué en Perse que de faire passer ceux qu'on veut préserver de malheurs entre les deux parties d'un être sacrifié. Il m'est arrivé plusieurs fois en Asie de me soumettre à cette cérémonie et de trouver sur ma route des montons amenés devant mon cheval et égorgés à mou intention, et dont la tête était jetée à ma droite et le tronc à ma gauche ; et plus l'existence sacrifiée a de valeur, plus aussi le charme a d'efficacité. Rien n'était donc pins propitiatoire pour les projets de Xerxès que le meurtre demi-politique, demi-religieux du fils de Pythius.

Le roi ne négligeait aucune occasion de se concilier les puissances néfastes de la nature. En arrivant à Pergame, il offrit dix hécatombes à Pallas îlienne, et ses mages répandirent des libations en l'honneur des héros topiques. Évidemment il s'agit ici de mages chaldéens, magiciens jurés, théosophes voués à l'étude et au culte des forces latentes, et nullement de prêtres mazdéens, dont les doctrines repoussaient de pareilles cérémonies.

Quand le roi voulut franchir le pont, on eut soin de purifier le passage. Dès avant le lever du soleil, des parfums fumèrent de toutes parts, et le plancher fut jonché de branches de myrte. Xerxès lui-même fit avec une coupe d'or des libations à la mer et se réconcilia ainsi avec elle, si toutefois il ne faut pas voir là une preuve que le récit de la flagellation de l'Hellespont est controuvé. Un prince si attentif aux influences secrètes et si effrayé des mystères ne devait guère être porté à offenser les éléments. Les libations terminées, le roi laissa tomber dans les flots la coupe précieuse qui les avait contenues ; à cette offrande, il ajouta un cratère d'or et un de ces sabres que les Perses appelaient akinakès. Tournant ensuite les yeux sur le soleil levant, il supplia Ormuzd d'écarter de sa route ce qui pourrait l'arrêter avant qu'il eût subjugué l'Europe jusqu'à ses dernières plages.

A peine Xerxès était-il arrivé de l'autre côté du pont, qu'une cavale enfanta un lièvre ; peu de semaines auparavant, une mule avait eu un poulain androgyne. Ces prodiges furent sans doute expliqués par les adeptes d'une manière favorable. Ce qui est certain, c'est que Xerxès ne s'en laissa pas troubler. Mais quand il fut arrivé au fleuve Strymon, jugeant les difficultés de son entreprise sur le point de commencer, il eut recours aux plus énergiques moyens de conjuration pour se rendre favorables les puissances supérieures, et s'élevant au-dessus des cérémonies sémitiques, il célébra ce qu'il y avait de plus auguste parmi les rites des nations arianes. Un asvamédha, ou sacrifice de chevaux, fut exécuté. Rien ne fut jamais plus sacré ni plus solennel ; la race noble tout entière en était si convaincue qu'elle en garda le respect et la foi pendant de longs siècles après Xerxès, et dans des lieux bien éloignés de son empire. Les tribus germaniques du cinquième siècle de notre ère étaient imbues de cette croyance ; les peuples alamans sacrifiaient des chevaux aux cataractes du Rhin. Les coursiers de Niça qui furent égorgés sur les bords du Strymon étaient blancs, et leurs entrailles consultées annoncèrent des victoires. En passant le fleuve, sur le territoire des Neuf-Voies des Édoniens, ou enterra vifs neuf garçons et neuf filles indigènes.

J'ai énuméré ces détails pour donner plus complètement l'idée du caractère de Xerxès et des influences auxquelles il était soumis. Ce roi ne planquait ni de grandeur d'âme ni de raison ; il avait la tendance naturelle à tous les chefs de grandes agglomérations, d'attirer à soi le plus de pouvoir possible et de considérer comme le plus grand des crimes ce qui faisait obstacle à ce vœu, car c'était empêcher l'action de l'État, et l'État c'était tout bien, tout droit, toute justice, parce que c'était toute nécessité. Il était religieux autant à la façon des Sémites qu'il celle des Iraniens. Il ne voyait pas de limites à ce qu'il fallait craindre on soupçonner dans l'ordre surnaturel, et les peuples sur lesquels il régnait lui présentaient une si effrayante accumulation d'opinions et de croyances sur ces matières, que, forcé par système de tout respecter, de tout concilier, de tout admettre en tant que gouvernant, il en faisait de même en tant qu'homme, seulement avec des vacillations et des retours qui, clans une seule journée, devaient le porter à donner et à reprendre son cœur au sanctuaire du Dieu des Juifs, pour le donner et le reprendre à l'autre de Trophonius. Ce qui ne l'empêchait pas d'être excellemment mazdéen, puisque c'était la religion de sa maison. De tels conflits moraux appartiennent aux sociétés mêlées, et particulièrement aux chefs de ces sociétés. Tel était Xerxès.

Il traversa la Thrace, entrainant avec lui de nouveaux contingents levés au milieu de populations aisément obéissantes à des ordres respectés de longue date. Non-seulement les habitants de cette région le suivirent sans difficulté, mais ils lui vouèrent mie admiration sans bornes qui, malgré ce qui arriva ensuite, ne s'effaça jamais. Hérodote raconte que, de son temps, les Thraces n'avaient pas encore consenti à labourer ni à ensemencer le chemin suivi par l'armée perse. Ils pensaient que c'était une terre sacrée, et l'avaient en vénération.

Les villes grecques de la contrée, comme Argile et Acanthe, se montrèrent aussi dévouées que les Thraces et furent aussi bien traitées ; elles reçurent du roi le titre de cités amies. Leurs trirèmes rallièrent l'escadre. Cependant les subsistances militaires pesaient lourdement sur les populations. Pour en diminuer les charges, l'armée avait été divisée en trois corps. L'aile gauche, sous Mardonius et Masistès, longeait la mer et maintenait les communications avec les navires ; le centre, sous Smerdomenès et Mégabyze, suivait le milieu du pays ; Xerxès, sa garde et sa maison, marchaient avec ce corps ; l'aile droite prenait par l'intérieur des terres, et était sous les ordres de Tritantæchmes et de Gergis.

La flotte, de son côté, descendait, et quand elle eut franchi le canal de l'Athos, elle rallia à elle les forces navales des États grecs avoisinants, et continua jusqu'à l'embouchure de l'Oxius, jusqu'à ce que le roi et les trois divisions de l'armée fussent arrivés. Il y eut là, à Thermé, quelques jours de repos ; puis la marche recommença. A l'approche des Perses, les Thessaliens, les Dolopes, les Ænianes, les Perrhæbes, les Locriens, les Magnètes, les Méliens, Achéens de la Phthiotide, les Thébains, toute la Béotie, sauf Platée et Thespies, se soumirent. Le roi devait s'y attendre, car dix ans auparavant, ces peuples avaient déjà envoyé la terre et l'eau à la première sommation de Darius. Cette rois, les Perses n'essayèrent de négocier ni avec Sparte ni avec Athènes. Ils ne voulurent pas tenter de nouveau la sauvagerie de ces peuples ni risquer la vie de leurs députés. Hérodote pense cependant que Xerxès ne pouvait garder aucune rancune particulière de ce qui s'était passé ; On devine qu'il le jugeait comme un acte naturel à des barbares sans discipline et sans lois, du moins c'est ce que l'historien d'Halicarnasse fait, assez bien entendre quand il raconte que les Lacédémoniens, honteux de leur crime et se croyant sons le coup de la vengeance des dieux, avaient crut tout expier en envoyant à Suse deux de leurs citoyens, avec ordre de se soumettre au Grand foi pour subir telle peine qu'il voudrait leur infliger. On pensait les livrer à une mort certaine.

Mais, traités avec égards par le gouverneur de la côte asiatique, Hydarnès, qui chercha en vain à leur faire comprendre la supériorité du régime iranien sur la servitude militaire de leur pays, ils eurent à peine le temps d'exposer à Xerxès le motif de leur arrivée que ce prince leur répondit qu'il ne voulait point imiter leurs peuples en égorgeant des gens sans défense, et qu'à son avis renouveler un tort semblable ne serait nullement l'effacer. Les victimes désignées s'en retournèrent avec cette réponse, et le sens moral des Grecs était si faible et leurs lumières si imparfaites quant à la distinction du juste et de l'injuste, que le bon Hérodote qualifie de magnanimité la conduite du roi en cette circonstance. En tout cas, soit par souvenir du meurtre des hérauts, soit plutôt par la conviction bien arrêtée que Sparte et Athènes ne méritaient que l'emploi de la force, Xerxès ne leur adressa aucune pro- position, et continua à s'avancer au milieu des soumissions des villes et des nations hellènes tant de l'intérieur que de la côte.

Athènes cependant se sentait proscrite. Ne voyant pas venir le pardon, surexcitée dans sa haine et dans ses passions domestiques par la présence odieuse des Pisistratides auprès du roi, encouragée aussi quelque peu par la victoire fictive de Marathon, elle cherchait comment elle pourrait se défendre. La Pythie consultée avait donné deux réponses contenant plus de menaces que d'espérances ; cependant un homme d'une rare énergie, d'une intelligence aiguisée, Thémistocle, fils de Néoclès, ranimait l'esprit défaillant de ses compatriotes, et les exhortait à tenter tout ce que le courage peut faire. On possédait deux cents trirèmes, ce kilt le salut de la nation ; puis on s'occupa des alliances et on regarda autour de soi. On devait compter sur Sparte ; Argos s'était alliée aux Perses. Gélon et Théron, princes des Syracusains et des Agrigentins, s'étaient montrés difficiles quand on leur avait demandé leur concours, et avaient fini par ne rien promettre, se réservant pour l'événement. Les Corcyréens firent de même. Les Crétois, moins cauteleux, refusèrent en termes nets. En somme, la masse presque entière des nations helléniques se prononça pour les Perses ou pour une neutralité tout aussi funeste à l'indépendance commune. Néanmoins il faut remarquer ici que les politiques qui attendaient pour se décider et les effrayés qui avaient déjà pris le parti de l'envahisseur étaient an fond aussi disposés les uns que les autres à se tourner contre les Perses, pour peu que la fortune leur fournit l'occasion. C'est ainsi que les Thessaliens avaient d'abord montré des dispositions à appuyer un corps d'Athéniens et de Spartiates qui s'était porté dans les défilés de la basse Macédoine pour essayer de défendre le passage. Cette tentative ayant été reconnue inutile, parce qu'il existait d'autres issues par lesquelles, en effet, les Perses pénétrèrent, les alliés se replièrent sur les Thermopyles, tandis que l'armée navale se rangea non loin de là, près du promontoire d'Artémisium. Elle eut un premier engagement avec des vaisseaux de l'avant-garde perse aux environs de Skyathos. Trois de ses navires furent poursuivis ; un d'entre eux, trézénien, ayant été enlevé à l'abordage, les vainqueurs sacrifièrent sur la poupe le plus bel homme de l'équipage ; le second navire, égénète, fit une si belle défense, et un de ses marins, nommé Pythès, déploya un tel courage, qu'après la prise, les Perses relevèrent le blessé et le soignèrent avec la plus grande sollicitude, l'accablant de témoignages d'admiration et d'estime. Quant à la troisième trirème, athénienne, elle se sauva, et l'équipage s'étant échoué à l'embouchure du Pénée, suinta il terre et regagna sa ville. Ce petit échec effraya tout fait l'escadre grecque ; elle abandonna en hâte l'Artémisium et se cacha à Chalcis.

Les Perses s'avançaient et par mer et par terre ; les Thermopyles étaient gardés ;  la côte ne l'était pas. Ici Hérodote s'arrête un moment, et ayant dans la pensée le chiffre des défenseurs de la liberté hellénique, qu'il va nous montrer tout à l'heure couronnant les rochers d'un défilé à jamais célèbre, il se livre à un nouveau calcul de l'armée envahissante, de la flotte, des hommes qui raccompagnaient, et il n'hésite pas à déclarer que Xerxès, fils de Darius, voyait réunis autour de son char, à ce moment solennel, cinq millions deux cent quatre-vingt-trois mille deux cent vingt hommes.

C'eut été beaucoup plus certainement que la population entière de toute l'Hellade à cette époque. L'idée d'un pareil nombre est effrayante ; de telles masses ne se transportent pas ; elles ne se meuvent pas, et il serait impossible de les nourrir. admettons, par complaisance pour les grands écrivains de l'antiquité grecque, que l'armée d'invasion ait été de quatre cent mille hommes ; admettons encore que ces quatre cent mille combattants étaient suivis d'une foule inutile de Valeur double, et l'on aura douze cent mille âmes. J'avoue que ce calcul me parait absurde ; mais je l'accepte, et je tiens pour incontestable qu'une pareille agglomération, exposée aux plus étranges privations, aux plus effroyables misères, aux maladies les plus violentes, composée d'éléments discordants, antipathiques, dont rien ne pouvait opérer le réel amalgame, marchant devant elle parce qu'on le lui commandait, sans intérêt aucun et certainement sans rien comprendre aux combinaisons tontes théoriques qui avaient excité l'imagination de Xerxès à la conquête des pays inconnus de l'Europe, une pareille agglomération, dis-je, devait se fondre à chaque pas qu'elle faisait en avant. Elle ne possédait qu'un seul élément actif : c'était son poids, c'était sa masse, et cet élément tuait tous les autres. Ce qu'elle pourrait aborder de front serait écrasé ; mais ce qu'elle frapperait à faux on de côté échapperait sans peine. Il faudrait parler encore de la trahison qui la travaillait, de l'inconsistance des vues qui la dirigeaient, des promesses menteuses, des perspectives trompeuses que l'intérêt des réfugiés, principaux promoteurs de l'expédition, accumulait, et qui ne pouvaient qu'égarer les bons esprits de l'armée.

Une tempête terrible vint assaillir les vaisseaux perses auprès de la côte. Il eu périt quatre cents, dont beaucoup étaient chargés de vivres. Les Grecs, informés de ce désastre, prirent courage, et ramenèrent leur escadre au cap d'Artémisium. Ils y remportèrent un petit avantage en enlevant une division de quinze voiles tombée au milieu d'eux, les prenant pour la flotte perse. Un succès, quel qu'il fût, était d'une importance incalculable, en ce qu'il relevait le moral bien chancelant des alliés.

Les Thermopyles furent attaqués et franchis après une grande perte d'hommes pour les vainqueurs, et non sans que la trahison d'Éphialtès, fils d'Eurydème, Mélien, les eût aidés. Beaucoup de chefs et des hommes considérables y furent tués : deux fils de Darius, Abrocomès, et Hyperanthés, fils de Phratagune, fille d'Artanès, qui lui-même était frère de Darius. Quant aux Spartiates, ils périrent tous, le roi Léonidas en tête, excepté Aristodème et Paulitès. Les Thébains avaient essayé de soutenir les trois cents ; leur position était critique, car ils venaient justement de déserter la cause du Grand Roi, que d'abord ils avaient épousée. Vers la fin du combat, ils s'approchèrent en suppliants des lignes persanes, offrant de se soumettre et prétendant que c'était malgré eux qu'ils avaient manqué de foi. Xerxès en fit, exécuter quelques-uns et pardonna au reste. Le passage forcé, les Perses continuèrent à s'avancer vers l'Attique.

La flotte perse, déjà éprouvée par la tempête, rencontra l'escadre grecque an cap Artémisium. Il y eut un combat dont le résultat Int indécis. C'était beaucoup pour les Grecs. Dans les deux partis, on ne savait que résoudre. Des Hellènes avaient envie de trahir leurs compatriotes et de passer aux Perses. Thémistocle restait ferme pour le moment dans sa fidélité, Parce qu'il avait reçu trente talents des Eubéens, à condition de leur donner le temps de mettre en sûreté leurs biens et leurs familles. Le général spartiate Eurybiade s'était piété à cet arrangement moyennant cinq talents, et le Corinthien Adimante en avait touché trois. Du côté des Perses, quelques individus isolés, connue Scyllias de Scioné et des Ioniens, cherchaient une occasion de nuire à leurs maitres. Antidore de Lemnos avait tourné pendant le combat et était passé aux Athéniens.

A la suite de cette troisième rencontre, de l'Artémisium, un nouvel ouragan vint maltraiter la flotte perse et lui enlever des navires. Pendant que leurs ennemis étaient dans ce désordre, les Grecs, appuyés par un renfort de cinquante-trois vaisseaux d'Athènes, tombèrent sur la division cilicienne et la détruisirent, puis rentrèrent à l'Artémisium.

Les Perses furent exaspérés. Leur supériorité numérique, déjà singulièrement diminuée par l'intervention des éléments, venait de l'être encore par la destruction du contingent de Cilicie, et ils vinrent en masse sur les Grecs pour en finir brusquement avec eux. Mais les lieux ne leur permettant pas de se développer, ils eurent plus à regretter qu'à se louer de la grandeur de leur armement. Leurs trirèmes se jetaient les unes sur les autres et se gênaient réciproquement. A la vérité, les Grecs perdirent des navires et beaucoup d'hommes ; mais les Perses furent plus maltraités encore, et bien qu'en définitive le champ de bataille leur fût resté, la victoire était si chèrement pavée qu'elle n'encourageait guère les vainqueurs et ne fit aucun tort moral aux vaincus.

Pourtant ceux-ci, ne croyant plus pouvoir tenir dans ces parages, se retirèrent. Quelques Arcadiens passèrent même du côté des Perses. Les Phocidiens, unis à Athènes uniquement en haine des Thessaliens, et qui, sans cette antipathie, auraient été Perses, furent attaqués par leurs rivaux, appuyés d'un corps d'invasion. Tout leur territoire fut ravagé, à l'exception de Delphes. Ici Apollon sauva son sanctuaire ; des prodiges firent crouler les rochers du Parnasse sur la tête des pillards et prouvèrent la puissance du dieu. Il semblerait toutefois que le salut ne fut pas aussi complet que la légende l'assure, et que les Perses ne se trouvèrent pas mal du pillage des temples. En tout cas, cette expédition contre les Phocidiens n'occupa qu'un détachement probablement composé de Thessaliens et d'autres Hellènes, bien plus que d'Asiatiques.

Pendant que ces escarmouches avaient lieu sur la droite, le corps principal de l'armée avait traversé la Béotie, toute dévouée au Grand Roi, et mis le pied sur le territoire d'Athènes. Les Lacédémoniens, chargés de défendre la frontière, avaient manqué de parole. Ils s'étaient retirés dans le Péloponnèse, et cherchaient à fortifier l'isthme pour se couvrir eux-mêmes, sans se soucier de leurs alliés, qui, se voyant an moment de leur ruine totale, avaient du moins obtenu, à force de supplications, que les contingents formant l'escadre grecque ne retourneraient pas immédiatement dans leurs villes respectives, et avant de se séparer s'arrêteraient un peu a Salamine, afin d'embarquer les familles des Athéniens. Personne ne songeait à défendre la ville de Minerve ni son Acropole. On envoyait les femmes, les enfants, tout ce qu'on possédait, soit Trézène, soit à Égine, soit dans l'ile de Salamine. On assurait que le serpent sacré avait disparu de la citadelle ; la prêtresse elle-même en avait donné avis. tester était donc impossible. D'ailleurs les Perses, qui jusqu'alors avaient ménagé les territoires qu'ils avaient traversés et s'étaient montrés pleins de respect pour les temples, manifestaient des dispositions toutes différentes ; ils se faisaient craindre maintenant, et chaque heure les rapprochait d'Athènes. Les Thébains les guidaient, et leur dénonçaient à tue-sure les cités hostiles à leurs intérêts ; Thespies et Platée venaient d'être bridées, et bientôt les troupes étrangères, flanquées de leurs alliés, parurent devant l'Acropole, et découvrirent les toits du Parthénon et le. temple d'Aglaure.

La ville était abandonnée. Ils y entrèrent. La citadelle était encore pleine d'une foule de pauvres qui n'avaient pu ou voulu suivre le gros de la population dans sa retraite. Ces malheureux s'imaginaient que les palissades dont le sommet pierreux de l'Acropole était entouré pourraient les aider à se défendre dans la place. Athènes n'était nullement à cette époque ce qu'elle devint depuis. C'était une bourgade où il n'y avait que très-peu de temples, de beauté médiocre, et dont les lieux hauts n'avaient pour défense que des murs en blocs cyclopéens, ouvrages antiques des Pélasges dont on voit encore aujourd'hui des restes près du temple de la Victoire Aptère ; on y avait ajouté les palissades dont je viens de parler. Au sommet de la colline ou plutôt du rocher s'élevait l'ancien Parthénon, le temple primitif dont on a encore quelques débris, et qui était orné crime frise composée de larges palmettes rouges, bleues et vertes, retrouvées dans les fouilles.

Les Perses, guidés par l'ignorante politique inspiratrice de cette expédition, crurent faire merveille en invitant les rebelles à se soumettre aux Pisistratides. C'était un moyen certain de rendre la résistance désespérée. Elle fut telle, que la populace renfermée dans le fort le défendit avec furie. On l'assaillit longtemps de la colline de l'Aréopage sans venir à bout de le soumettre. Enfin on le prit à revers par le côté nord, et on entra. Tout fut tué, saccagé, détruit, brûlé. Le roi donna l'ordre aux Pisistratides et à leurs partisans de s'emparer des terrains vacants et de s'y établir. ll les invita à aller faire à l'Acropole les sacrifices d'usage. Ils obéirent, et Xerxès était si bien persuadé que tout était fini, qu'il en envoya immédiatement la nouvelle si Suse, afin que son oncle Artaban, régent de l'empire, ne doutât plus du succès final de l'expédition.

Peu s'en fallut que les alliés réunis à Salamine n'en jugeassent de même. Le désespoir du premier moment faillit amener la dispersion de l'escadre. Les Corinthiens et les Spartiates considéraient déjà les gens d'Athènes comme des vagabonds sans feu ni lieu auxquels devait être refusé le droit d'avoir un avis. Mais Thémistocle maintint son autorité en s'écriant qu'il avait deux cents trirèmes, et qu'avec une pareille force il était en état de faire trembler toute cité de la Grèce. Après une violente querelle, on convint provisoirement qu'on resterait unis, et on attendit les Perses.

Cependant les antipathies étaient si vives entre tous ces Grecs, de nation à nation et d'homme à homme, l'égoïsme de chacun parlait si haut, que probablement on n'aurait pas tenu cet engagement si les Perses eussent donné le temps de le rompre. Mais tout à coup la foule asiatique se déploya autour de l'île de Salamine. Arrivant de Phalère à force de rames et de voiles, elle occupa les deux passages de l'est et de l'ouest, jeta un corps de débarquement dans l'ile de Psittalie, et montra l'intention de prendre ou de couler tous les navires rassemblés dans la baie. Une telle situation ne pouvait créer que la concorde pour ceux qu'elle menaçait, et elle la créa en effet, mais non sans peine.

La bataille commença, engagée par les Perses ; Xerxès, assis sur son haine d'argent au penchant de la montagne située au nord de la baie de Salamine, assistait à ce spectacle. Il donnait ses ordres dans l'assurance certaine de la victoire. On sait cc qui advint. Bien que les commandants des navires perses aient généralement fait leur devoir et due plusieurs, même des Ioniens, aient mérité là et obtenu de grandes récompenses et le titre d'orosanges, qualification réservée à ceux qui avaient bien mérité du souverain, la flotte était mal conduite, manquait d'homogénéité, combattait sans système, et maltraitée, diminuée par les deux tempêtes qu'elle avait subies, n'était pas supérieure en réalité aux trois vent quatre-vingts trirèmes des alliés. Celles-ci, massées dans les passes, empêchèrent les assaillants d'y pénétrer, et cela se borna leur victoire. Xerxès, demeuré maitre dal rivage, fit mine de construire une chaussée qui réunirait Salamine an continent. De cette façon, il donnait à croire qu'il persistait dans sa résolution d'enlever la flotte des alliés, qui, toute victorieuse qu'elle fût dans son poste défensif, n'avait pas fait un seul mouvement pour l'offensive. Mais Xerxès ne faisait qu'une démonstration vaine, et n'avait nulle idée de la réaliser. Variable et inconsistant, il ne se souciait plus désormais de faire la conquête de l'Europe. Ce qu'il avait vu de sa propre armée, les dissensions entre les Ioniens et les Phéniciens, les intrigues des réfugiés, les entreprises des Grecs les uns contre les autres, les hasards de mer, tout le dégottait, et sans doute les affaires vraiment importantes, c'est-à-dire celles de l'empire qu'il abandonnait pour courir après des chimères, lui suggéraient de nouvelles pensées. Sa fougue juvénile était calmée, et, bien qu'à ses yeux l'affaire de Salamine ne pût raisonnablement passer pour mi échec, il avait pris sa résolution et renoncé dans son cœur à son entreprise.

Il fit partir pour Éphèse la reine d'Halicarnasse, Artémise, lui confiant quelques-uns de ses enfants venus avec lui en Grèce, et qu'il mit sous la conduite d'Hermotime, eunuque grec, fort avant clans sa confiance ; ensuite il nomma Mardonius au commandement général de l'armée d'occupation avec trois cent mille hommes, et donna l'ordre au reste de se mettre en mouvement pour retourner en Asie, où il déclara qu'il allait rentrer.

Le chiffre des troupes laissées sous la conduite de Mardonius fut-il réellement de trois cent mille hommes ? On peut en douter, et il n'y a pas de vraisemblance à ce qu'il en soit ainsi, puisque nous n'avons pas pu estimer à plus de trois cent soixante-dix mille hommes le nombre total de l'armée d'invasion au moment où, n'ayant subi aucun échec, elle fut passée en revue sur le rivage d'Abydos. Bien qu'il soit assurément difficile de présenter un chiffre raisonné, il semblerait qu'en tenant compte des circonstances principales, des pertes subies depuis l'entrée dans les pays occupés, soit par les maladies, soit par les combats, et du fait certain que Xerxès emmena avec lui la plus grandie partie de ses forces, tout ce qui fut laissé Mardonius ne devait pas même atteindre, à plus forte raison dépasser cent mille hommes, auxquels s'adjoignaient les auxiliaires fournis par les alliés hellènes, macédoniens, thessaliens, béotiens et autres.

Tandis que le roi, campé sur la plage de Salamine, au pied du mont Ægaléos, se résolvait ainsi à partir et distribuait à ses généraux récompenses ou châtiments, en faisant mine en même temps de fermer une des passes de la baie, les Grecs étaient  de désespérer. N'ayant obtenu en somme d'autre avantage que de résister à une première attaque, ils ne s'exagéraient pas leur triomphe. Ils ne bougeaient pas et s'attendaient au pire. Le Grand Roi était là devant eux sur le rivage, et ils n'essayaient rien. Ils ne pouvaient d'ailleurs rien essayer. Xerxès leur fit une victoire. Il leva son camp, et ce fut quand les derniers bataillons de son arrière garde eurent disparu dans la direction de la Béotie et que toute sa flotte fut partie, que les Grecs prirent d'eux-mêmes et de ce qu'ils venaient de faire et de ce qu'ils pouvaient eu dire l'opinion flue la poésie a si heureusement mise en œuvre. Encore fallut-il que les alliés apprissent que la flotte ennemie ne pas arrêtée à Phalère pour qu'ils osassent se mettre en mouvement. Ne sachant où elle allait, ne devinant pas encore les intentions du Grand Ifni, avertis pondant que l'armée de terre marchait vers le nord, tandis que la flotte tournait vers l'Asie ; témoins que le flot de l'invasion se retirait de l'Attique, ils restaient connue éperdus. Ils se hasardèrent enfin à sortir de la baie de Salamine, et se risquèrent jusqu'à la hauteur d'Andros. C'est ce qu'ils appelèrent plus tard avoir poursuivi les Perses. Ils se gardèrent cependant d'essayer de les joindre, et rebroussant chemin, ils retournèrent chacun dans leurs patries respectives, surtout les Athéniens. Ceux-ci étaient pressés à bon droit de se rendre compte des débats et des ruines que le d'aliment dit vainqueur avait pu amonceler sur l'emplacement de leur ville.

Pendant ce temps, l'armée de terre de Xerxès avait pris position au-dessus de la Béotie. Mardonius jugea convenable d'établir ses quartiers d'hiver en Thessalie et d'attendre le printemps pour attaquer le Péloponnèse. On se rend très-bien compte que, d'après le calcul de ce général, l'Attique n'ayant plus de défense possible, puisque la capitale était prise, démantelée, et d'ailleurs au pouvoir des bannis, il ne restait plus qu'il s'emparer de Sparte pour assurer la soumission complète de l'Hellade : car la majeure partie des nations péloponnésiennes étaient déjà tranquilles et ne se mêlaient pas de la guerre. Une fois Sparte réduite, les petites cités alliées s'ouvraient d'elles-mêmes, et il ne restait à abattre qu'une nuée de pirates.

Ce raisonnement ne laissait pas que d'être juste, du moins en apparence. Pour qu'il le fût en réalité, il aurait fallu que la possession du sol entraînât celle des populations, ce qui n'était pas, et que les tribus helléniques eussent pu demeurer fidèles au gouvernement perse, ce que l'on pouvait encore moins espérer. Mardonius se trouvait donc en face de questions plus difficiles qu'il ne le croyait. Du reste, aussi longtemps qu'il occupait la Thessalie, il tenait une hase d'opérations rationnelle ; il s'appuyait à la Macédoine, vassale de la Perse depuis longtemps, et restait voisin des Thraces, indifférents aux Grecs, et dont le dévouement au roi n'avait jamais été soupçonné. Ses troupes étaient bonnes ; c'étaient des Perses, des Mèdes, des Salsas, des Bactriens, des Indiens, tous de race iranienne, excepté les derniers. Parmi les auxiliaires, il avait fait un choix, ne gardant que les hommes propres au service, renvoyant les autres. Quant à lui, il était homme d'expérience et habile général. On pouvait donc penser qu'il tirerait bon parti de sa- position.

La marche de retour de Xerxès parait s'être accomplie dans de mauvaises circonstances. Les troupes souffrirent de la faim, de la fatigue, du froid, dans les contrées montagneuses qu'elles traversèrent. Elles furent décimées par les maladies. Cependant Hérodote exagère quand il représente une espèce de déroute ; car, d'après ce qu'il raconte lui-même, il ne put y avoir rien de semblable. Artabaze, fils de Pharnace, un des divisionnaires de Mardonios, escorta l'armée jusqu'à l'Hellespont avec un des corps désignés pour rester eu Grèce, et il ramena ses troupes dans un état si parfait qu'en chemin il prit Olynthe révoltée et assiégea Potidée, inutilement il est vrai, à cause d'une marée exceptionnellement haute qui ruina ses travaux d'attaque et lui fit perdre du monde. Néanmoins il rejoignit Mardonius sans aucun accident, et lui porta la nouvelle que le roi était arrivé en Asie, malgré la rupture du pont emporté par la mer.

A la fin de l'hiver, les Athéniens étaient rentrés dans leur ville, d'où certainement les Pisistratides et leurs partisans avaient été chassés, si toutefois ils avaient osé attendre leurs compatriotes. Les temples restaient en ruines ; les maisons ne furent pas même réparées ; on se contentait d'abris temporaires élevés à la hâte ; on n'avait pris aucune disposition pour remettre les terres en culture ; on ne croyait pas il l'avenir ; ou attendait les Perses et ou ne songeait pas il leur tenir tête. Mais on ne voulait pas céder, et, bien que Mardonius eut fait faire par Alexandre, fils d'Amyntas, Macédonien, les propositions les plus avantageuses, on s'obstinait dans l'idée d'être uni aux Spartiates ; on ne voulait pas des Pisistratides. Les Spartiates étaient moins fidèles à l'alliance. Convaincus que le mur de Corinthe suffisait a garantir leur sécurité, ils se montraient plus que tièdes pour la cause des Athéniens, et Mardonios était déjà revenu une seconde fois dans Athènes qu'ils ne remuaient pas et laissaient les galères de cette ville, réfugiées de nouveau à Salamine, sans leur porter aucun secours.

Ils se décidèrent pourtant quand ils eurent compris que leur mur ne les défendrait pas, et firent partir leur contingent. Mardonius en fut immédiatement instruit par les Argiens. Il quitta Athènes, marchant vers Mégare, précédé de sa cavalerie. Son intention était de couper le passage aux Lacédémoniens. S'il eut résisté aux excitations des Thessaliens, charmés de voir les dèmes attiques à feu et à sang, et qu'il eût écouté les avis plus sages des Thébains, qui lui recommandaient de ne pas bouger de leur pats, d'attendre les effets de la discorde chez les alliés, et de se borner à semer l'argent pariai les principaux chefs des Athéniens et des Spartiates avides de se laisser corrompre, son succès était certain et complet. Thémistocle avait commencé, dès avant la rencontre de Salamine, à faire des avances aux généraux perses et à se dire serviteur dévoué du Grand Roi.

La trahison et l'intrigue, plus que les faits d'armes, étaient le fond de cette guerre. C'est ce qui fait comprendre le vrai sens de l'anecdote de ce Perse qui, causant dans un repas avec Thersandre d'Orchomène, couché sur le même lit que lui, se montra si découragé, et confia il son interlocuteur que l'opinion de ses compatriotes était que cette campagne ne pouvait que mal finir. Ce qu'on nomme les guerres médiques n'est autre chose qu'une des phases de la vie de discorde où vécurent constamment les républiques helléniques, et dans laquelle les Perses, entrainés un moment, ont joué le rôle de marteau entre les mains des Thessaliens et des Béotiens. S'ils avaient pénétré dans le Péloponnèse, les Argiens les eussent employés de même contre les Spartiates. Ceux d'entre les Iraniens qui n'étaient pas chargés du commandement étaient moins constamment assaillis par les faiseurs de projets, les vendeurs d'avis, les marchands d'influence, les ennemis subitement convertis et les amis secrètement hostiles, ils s'apercevaient, au moins en gros, de la vérité des choses, et étaient dégoûtés d'une affaire qui, dut-elle réussir, ne pouvait donner au plus grand État du inonde ni honneur ni profit.

Mardonius arriva trop tard à l'isthme. Les Lacédémoniens avaient déjà passé. Il tourna alors rapidement vers la Béotie, afin de la couvrir. Sou camp fut établi près de Platée, et il le fortifia d'une levée de terre. Presque en même temps les alliés se présentaient aux défilés du Cithéron. Ils descendirent clans la plaine et vinrent se placer vis-à-vis des Perses, à mi-côte, ayant Platée à leur gauche.

La cavalerie perse, sous Masistius, chargea aussitôt les hommes de Mégare postés dans l'endroit le plus accessible. Ceux-ci tinrent assez bien ; mais, fort malmenés, ils envoyèrent déclarer à Pausanias que, s'ils n'étaient soutenus, ils allaient lâcher pied. Pausanias ne trouva personne autour de lui qui voulût se risquer, sauf trois cents Athéniens, commandés par Olympiodore, fils de Lampon, et quelques archers. Le combat reprit, et continuait au désavantage des Grecs, quand ceux-ci virent tomber Masistius, dont le cheval était frappé d'une flèche. Les Athéniens se jetèrent sur l'officier perse, et l'ayant accablé de coups sans parvenir à percer la cuirasse d'écailles d'or qu'il portait sous son manteau de pourpre, ils lui donnèrent d'une dague dans l'œil et le tuèrent. Les cavaliers iraniens voulurent enlever le corps de leur général ; les Athéniens appelèrent du secours à grands cris ; ce combat, assez semblable à ceux de l'Iliade, ébranla l'armée alliée, qui se précipita tout entière vers le tumulte, et la cavalerie perse ayant le dessous, laissa là le cadavre et rentra au camp.

Les Grecs étaient transportés de joie. Comme ils manquaient d'eau, ils résolurent de se porter un peu plus à l'ouest, vers Platée, et ils marchèrent jusqu'à la fontaine de Gargaphie, près du temple du héros Androcrate. Une partie de leur monde couvrait les hauteurs ; le reste s'avançait dans la plaine. Peu s'en fallut que les avantages résultant de l'escarmouche heureuse qui venait d'avoir lieu ne fussent perdus par une violente querelle qui s'engagea tout à coup entre les Athéniens et les Tégéates, les uns et les autres prétendant mi commandement d'une des ailes. On se calma pourtant, et les différents corps furent ainsi distribués : dix mille Lacédémoniens à la droite avec trente mille ilotes armés à la légère, quinze cents Tégéates, cinq mille Corinthiens, trois cents hommes de Potidée, six cents Arcadiens d'Orchomène, trois mille Sicyoniens, huit cents Épidauriens, mille Trézéniens, deux cents Lépréates ; quatre cents combattants tant de Mycènes que de Tirynthe ; mille Phliasiens, trois cents Hermionéens, six cents Érétriens et Styréens, quatre cents Chalcidiens, cinq cents Ampraciates, huit cents Leucadiens et Anactoriens, deux cents Palléens de Céphalonie, cinq cents Éginètes, trois mille soldats de Mégare et six cents de Platée. Les Athéniens avaient huit mille hommes, complétant le chiffre de trente-huit mille sept cents hommes d'infanterie régulière lourdement armée, tandis que l'infanterie légère, en y comprenant les ilotes, était de soixante-neuf mille cinq cents ; et en y joignant les Thespiens, qui, bien que composés de citoyens, n'étaient pas armés en hoplites, on avait soixante et onze mille cinq cents hommes d'infanterie légère : cent dix mille hommes pour le total de l'armée.

On ne concevrait pas qu'une force si respectable se fût trouvée là réunie pour la première fois et eût laissé paisiblement les Perses dominer en Grèce depuis un au sans se montrer, si on oubliait un seul instant les indécisions, les trahisons, les antipathies des nations qui avaient fourni cette armée, et qui avaient tant de peine à rester d'accord, qu'au moment même du combat, ainsi qu'on l'a vu tout à l'heure, elles avaient failli se diviser. Combien donc les Béotiens avaient-ils raison de recommander l'inertie à Mardonius ! Ses ennemis l'eussent débarrassé d'eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, le général perse voulut combattre. Il avait cinquante mille Grecs plus ou moins fidèles, plus ou moins solides, mais qui paraissent avoir composé la presque totalité de son infanterie de ligne, le reste de Par-niée consistait en troupes légères et en cavalerie. En tenant compte des données qui nous ont fait estimer à cent mille hommes tout an plus le chiffre des troupes royales restées avec Mardonius, et en supposant qu'aucun de ces corps n'était détaché, ce qui n'a nulle probabilité, il faut admettre qu'il avait cent cinquante mille hommes présents sous les armes en face des cent dix mille des alliés.

Les augures pris avant l'action ne furent pas favorables aux Perses. C'était Hégésistrate d'Élée, le Telliade, qui sacrifiait pour le général, c'est le même Hygwy dont on a vu la légende persane garder un si vif souvenir. Ce prêtre était dévoué aux Iraniens, surtout à Mardonius, qui le payait bien, et d'ailleurs il haïssait Lacédémone.

De leur côté, les alliés avaient aussi des prédictions néfastes qui leur venaient de Tisamène le Clytiade, leur devin en chef. L'offensive leur était interdite. Ils y perdaient peu, car les paysans de l'Attique et ceux du Péloponnèse accouraient en grand nombre pour prendre part soit à la bataille, soit à ce que ses suites pouvaient avoir d'avantageux. Cette situation était si favorable que le Thébain Témégénidas, fils d'Herpys, engagea Mardonius à faire occuper sur sa droite les passages du Cithéron, afin d'empêcher ces renforts d'opérer leur jonction avec ses adversaires. Mardonius le crut et envoya sa cavalerie ; nu convoi fut enlevé sur les derrières des Grecs.

Pendant onze jours, quelques escarmouches sur les bords de l'Asopos occupèrent le temps ; enfin les alliés se jugeant les plus forts, Mardonius fut serré de près. Il tint conseil avec Artabaze, fils de Pharnace, qui fut d'avis de se retirer sur Thèbes, et d'y occuper un camp retranché, en nouant des négociations avec les chefs grecs, c'est-à-dire en s'efforçant de les corrompre à prix d'argent. C'était l'avis primitif des Thébains, et, encore une fois, on eût mieux fait de s'y arrêter d'abord. Mais mie retraite devant l'ennemi et dans les circonstances actuelles ne devait évidemment aboutir qu'à faire déserter une partie des auxiliaires et à décourager l'armée, déjà très-préoccupée, comme on l'a vu par l'anecdote de Thersandre d'Orchomène, de l'immense et inextricable complication de mensonges et d'intrigues nu milieu de laquelle elle vivait.

Mardonius le comprit et préféra livrer bataille. Il méprisa les augures, les conseils des devins, ceux des gens prudents. L'événement tourna contre lui ; mais l'historien ne doit pas lui refuser ce témoignage, qu'il prit le seul parti convenable à la situation où il était.

Dans la nuit qui précéda le combat, Alexandre, fils d'Amyntas, chef des Macédoniens, sortit du camp des Perses, et alla révéler aux généraux alliés le plan d'attaque de son général, tel qu'il l'avait appris clans le conseil de guerre, dont il était un des principaux membres. Cela fait, il retourna à son poste.

A l'aurore, les Spartiates et les Athéniens changèrent de place, parce que, dit Hérodote, Pausanias avait peur de se trouver en face des Perses et qu'il préférait combattre les Béotiens. Mais ces derniers s'étant aperçus de cette manœuvre, en avertirent Mardonios, qui, sur leur demande également intéressée, opéra un changement analogue à celui de la ligne grecque. Aussitôt il lança sa cavalerie dans la plaine, fit occuper et combler la fontaine de Gargaphie, d'on les Lacédémoniens tiraient leur eau, et écartant les autres corps hellènes des bords de l'Asopos, il les réduisit à souffrir de la soif, ce qui leur fut d'an-tant plus pénible qu'ils éprouvaient déjà la famine, leurs convois étant interceptés et les passages du Cithéron gardés derrière eux par les Perses. Pendant toute la journée, les alliés, harcelés par la cavalerie asiatique, perdirent beaucoup de monde, et arrivèrent graduellement a un tel état de démoralisation, que la plus grande partie des contingents désignés pour aller pendant la nuit occuper l'île d'Œroé, placée entre les deux bras de l'Asopos, sur la gauche, résolurent de déserter et d'abandonner les Lacédémoniens à leur sort. Ils se retirèrent en effet, plutôt fuyant que marchant, et poussèrent jusqu'au temple de Junon, situé en face de la ville de Platée. Ils s'y établirent pour le reste de la nuit, avec l'idée de continuer le lendemain vers le sud, d'atteindre les défilés du Cithéron et de se disperser ensuite.

Pausanias et les autres, qui se dirigeaient vers l'Œroé, furent de leur côté arrêtés tout court par le refus d'Amompharète, fils de Poliade, chef des Pitanates, qui se déclara résolu à ne pas fuir devant les étrangers. On eut beau le presser, il ne voulut pas céder, bien qu'il fut seul de son avis, et les Athéniens, sachant, dit Hérodote, que les Lacédémoniens avaient l'habitude de parler d'une façon et d'agir d'une autre, restaient pendant ce temps immobiles dans leurs quartiers, attendant, pour prendre un parti, de voir clairement ce que leurs alliés feraient. Comme le temps passait, ils envoyèrent un cavalier auprès de Pausanias pour lui demander ses ordres.

Ce messager trouva les chefs spartiates engagés dans une discussion avec Amompharète, qu'ils injuriaient de leur mieux, le traitant d'insensé et d'énergumène, et lui reprochant de forcer les Lacédémoniens à se perdre, puisque les alliés étaient déjà partis depuis longtemps. Mais on ne gagnait rien sur cet obstiné. Pausanias déclara à la fin que ses gens eussent à le rejoindre et à suivre ses mouvements, et il donna l'ordre du départ. Amompharète, qui venait de contester si longtemps et de dire de si belles Aloses, se mit en retraite avec lui, et les Athéniens après eux. Toutefois les trois troupes marchaient séparément : les Spartiates avaient pris par les hauteurs, les Athéniens cheminaient dans la plaine ; Amompharète, avec les siens, se tenait près- des Spa' tintes, il quelque distance. Le jour avait parti.

Au bout d'un quart de lieue, les Spartiates s'arrêtèrent, pour attendre Amompharète, qui les rejoignit. Mais en même temps la cavalerie perse survint, tomba sur eux et commença à les incommoder considérablement. Mardonius, supposant que les alliés allaient dans une seule direction, ne vit pas les Athéniens se dérobant dans la plaine, et courut droit sur le corps des cinquante-trois mille Lacédémoniens et Tégéates, les prenant pour la totalité de l'armée ennemie. Il exécuta ce mouvement avec une précipitation extrême, craignant de voir sa proie lui échapper, et il fut suivi par son monde, dont chaque troupe saisissait son étendard en apprenant qu'il avait pris l'avance, et le suivait dans un désordre d'autant plus drill que l'infanterie asiatique n'était, comme je l'ai dit, composée que de troupes légères.

Pausanias s'effraya. Il envoya supplier les Athéniens de se hâter et de venir à lui. Mais ceux-ci ne le pouvaient plus ; les Hellènes, auxiliaires des Perses, les avaient découverts, et les attaquant, les forçaient de ne songer qu'à eux-mêmes ; ainsi les Spartiates en étaient réduits à leurs seules ressources. Les Perses avaient planté en terre leurs longs boucliers. d'osier tressé, et accablaient l'ennemi d'une grêle de flèches. Les hoplites tombaient les uns après les autres, et Pausanias ne savait quel parti prendre, quand tout à coup les Tégéates, exaspérés de se voir tuer sans pouvoir faire usage de leurs armes, se levèrent derrière ces petits murs de pierre que chaque homme avait formé devant lui et à l'abri desquels ils se dissimulaient de leur mieux, et jetant de grands cris, poussèrent aux Perses. Presque aussitôt les Lacédémoniens les imitèrent.

Tégéates et Spartiates furent vigoureusement reçus. Ils trouvèrent devant eux la ligne des boucliers fichés en terre ; cette frêle barrière fut renversée ; alors l'hoplite, armé d'une longue lance, d'un bouclier d'airain et d'une épée droite, ne trouvant plus que le sabre court des Iraniens, commença à en avoir bon marché. En vain les Perses, dit Hérodote, ne le cédèrent à personne dans cette journée en intrépidité ni en vigueur, en vain ils arrachaient les piques des mains de leurs ennemis et les luisaient, il n'était pas possible qu'une infanterie armée aussi imparfaitement que la leur résistât corps à corps aux lourds fantassins de Lacédémone et de Tégée, surtout quand on considère que ces vélites n'avaient ni l'avantage du nombre ni celui du terrain. Pour dernier coup, Mardonius frit tué. Seul il avait été d'avis de combattre. Le commandant qui lui succéda, et qui certainement avait émis une autre opinion-, ordonna la retraite, céda au flot pressé des hoplites, et regagna le camp palissadé occupé primitivement par les Perses sur le territoire thébain.

D'après les affirmations d'Hérodote, Mardonius avait vu sa situation empirée par la conduite d'Artabaze, fils de Pharnace, son lieutenant. Au lieu d'aller à l'ennemi comme le gros de l'armée, cet officier avait entraîné son corps, qui n'était pas de moins de quarante mille hommes, et l'avait éloigné du champ de bataille, puis il s'était dirigé à marches forcées vers le nord-est, abandonnant son général, les autres troupes, la Béotie, l'Hellade, et cherchant à gagner l'Hellespont le plus rapidement possible, afin de rentrer en Asie. Cela suffirait pour démontrer que le dessein de conquérir l'Europe n'était pas agréable aux serviteurs de Darius, si on n'en avait déjà vu d'autres preuves. Telle était la position de Mardonius secondé par des officiers tels qu'Artabaze. Les alliés ne donnèrent pas plus d'appui au général perse. Dès le commencement de l'action, tous s'enfuirent, sauf les Thébains, et comme il n'avait pas d'autre infanterie de ligne, il se trouva seul avec sa cavalerie et ses fantassins légers exposé au choc des lourdes lignes spartiates et athéniennes, qui, tombant sur lui de tout le poids d'une colonne de dix-huit à vingt mille hommes, durent naturellement les écraser, et exécutèrent un mouvement. analogue à celui de la masse d'infanterie anglaise qui, sans l'intervention de l'artillerie, aurait exterminé le maréchal de Saxe à Fontenoy, malgré la bravoure emportée de la Maison-Rouge. Les auxiliaires, je le répète, ne combattirent pas ; ils se sauvèrent, et ne prirent pas même le chemin du camp retranché vers lequel les Perses se dirigeaient de leur mieux avec leurs seuls amis les Thébains.

De leur côté, ceux des Grecs gui étaient campés auprès du temple de Junon avec l'intention positive de ne pas subir les hasards de la bataille ; apprenant ce qui se passait, changèrent aussitôt d'avis, et revinrent en tumulte pour prendre part à la victoire. Aperçus par la cavalerie thébaine d'Asopodore, fils de Timandre, ils furent chargés avec un tel succès, qu'après avoir perdu six cents hommes, ils s'enfuirent à toutes jambes et se perdirent dans les défilés du Cithéron.

Ce succès partiel n'empêcha pas le camp retranché d'être attaqué immédiatement et avec vigueur. Il fut défendu de même ; pourtant les Lacédémoniens et les Athéniens y pénétrèrent, et la résistance finit dans le désordre. Ce fut une déroute absolue, et ici se montre clairement l'absurdité des chiffres donnés par Hérodote quand il affirme que des trois cent mille Perses réduits à deux cent soixante mille par le départ d'Artabaze, trois mille à peine échappèrent au massacre, tandis que les Spartiates ne perdirent que quatre-vingt-onze des leurs, les Tégéates seize et les Athéniens cinquante-deux.

En résumé, la bataille de Platée se présente comme une de ces actions de guerre si nombreuses dans l'histoire, qui ont été considérables par le prix du moment ou elles ont eu lieu, mais qui pourtant ne font honneur à personne. L'armée perse, mécontente et inquiète, se sentant entourée d'auxiliaires perfides ou lâches, n'avait pas confiance en elle-même. L'armée grecque, en fuite de deux côtés, était en voie de se dissoudre. Le général en chef Pausanias y était mal obéi, et par conséquent ne pouvait prendre aucune mesure. La circonstance que les Tégéates, désespérant de leur salut, prirent spontanément le parti de se défendre plutôt que de se laisser tuer, et entraînèrent ainsi fortuitement la masse d'infanterie pesante dans laquelle ils étaient agglomérés, l'infidélité d'Artabaze, celle des auxiliaires macédoniens, béotiens et autres, qui paralysèrent l'action des Perses, ce furent là les causes tout accidentelles de l'événement de la journée. Quant à la gloire, la forfanterie grecque en décida plus tard.

Les résultats d'une expédition mal conçue dans son principe et mal exécutée se firent sentir vivement aux Perses. Les alliés hellènes montrèrent leurs navires sur la côte d'Ionie, et conspirant contre les Samiens, se risquèrent à livrer bataille au corps d'observation laissé par Xerxès près du promontoire de Mycale. Trahis par les Ioniens, les Perses virent forcer l'estacade à l'abri de laquelle ils avaient cru pouvoir défendre leurs forces navales, et ils subirent une défaite complète. L'Ionie se révolta de nouveau. Mais personne d'entre les Grecs ne s'y trompa : cette insurrection n'avait aucune chance de succès, et le conseil de guerre des vainqueurs de Mycale agita la question de savoir si les Ioniens ne feraient pas bien d'abandonner leur pays voué à l'obéissance des Perses. Les Lacédémoniens émirent l'opinion qu'il fallait amener ces insurges dans l'Hellade et leur donner les villes et les terres des nations qui avaient suivi la cause de l'Achéménide. Mais les Athéniens se méfièrent de cette proposition, soutinrent qu'il n'appartenait pas à ceux de Sparte de se mêler de l'avenir des Ioniens, colons d'Athènes, et voulurent qu'il tout risque rien ne fit changé à l'état des choses. On se contenta de recevoir officiellement dans l'alliance hellénique les habitants de quelques iles, ceux de Samos, de d'os et de Lesbos. Le reste, on l'abandonnai au hasard. Les méfiances, les jalousies, les mauvais procédés, qui n'avaient jamais cessé entre les alliés, même en présence des dangers les plus menaçants, avaient plus de force que jamais, et il n'était qu'un point sur lequel on s'entendit : c'était le châtiment à infliger aux Grecs partisans des Perses. On fut unanime pour ne leur épargner ni les exactions ni les cruautés, et là se trouve une des raisons principales qui maintint l'influence médique extrêmement puissante dans toute l'Hellade après comme avant la guerre.

Xerxès, revenu d'Europe, s'arrêta quelque temps à Sardes. Les intrigues de harem y recommencèrent autour de lui. Le roi devint amoureux de la [m'une de Masistès, son frère, et ne put parvenir à la séduire. Alors il maria un de ses fils, Darius, à une fille de cette femme, croyant, au moyen de cette alliance, opérer un rapprochement plus étroit qui le conduirait à ses fins, et, sur ces entrefaites, il ordonna le retour à Suse. Arrivé là, son goût changea, et au lieu de la femme de son frère, il voulut la nouvelle mariée, Artaynte, sa nièce et belle-fille. Celle-ci, flattée d'une telle passion, se fit donner par le roi nu vêtement magnifique, présent d'Amestris, qui, à son tour, furieuse et jalouse, blessée dans son orgueil et craignant de l'être aussi dans ses intérêts, ne s'en prit pas à la jeune femme étourdie, mais fit remonter la responsabilité de ce qui la blessait jusqu'à la mère de celle-ci, la femme de Masistès, plus redoutable à ses yeux. A l'occasion de la fête appelée tyeta, la parfaite, jour de naissance du roi, elle obtint que son ennemie l'il serait livrée, et elle lui fit couper les seins, le nez, les oreilles, les lèvres et la langue, et la renvoya chez elle en cet état.

Masistès, exaspéré par de telles horreurs, s'empressa de partir avec les siens, et voulut gagner la Bactriane, dont il était satrape, et où il était aimé. La cour le soupçonna, probablement avec raison, de méditer quelque révolte. On le fit poursuivre, on l'atteignit sur la route, et il fut massacré avec toute sa famille et sa maison.

Le Shah-nameh semble faire allusion à cette tragédie quand il raconte que Bahman-Xerxès voulut épouser sa fille Homaï. Seulement, suivant le poète, le roi réussit dans son projet. Mais Sassan, un de ses fils, frère de la princesse, révolté d'une action aussi abominable, s'enfuit du côté de Nishapour, et renonça absolument à sa famille et à ses droits. Il épousa, dans la retraite où il vivait déguisé, la fille d'un feudataire qui lui porta les terres de sa maison ; il devint la souche d'une famille noble régnant sur une population assez nombreuse de bergers et de cultivateurs, et qui produisit plus tard, après Alexandre, après les fils d'Arsace, la dynastie des Sassanides, avec laquelle le sang de Bahman-Xerxès reprit toute son autorité clans l'Irait. A défaut d'héritiers mâles, Bahman-Xerxès avait déclaré qu'Homaï lui succéderait, ce qui eut lieu en effet.

Ctésias a quelque chose de ces anecdotes, mais il les présente encore différemment. Il dit que Mégabyse accusa sa femme Amytis, fille du roi, d'inconduite. Xerxès s'en irrita, et ne pardonna à la princesse qu'après l'avoir rudement réprimandée. Ici Xerxès apparait sous un jour tout paternel et plus flatteur que dans Hérodote et dans Ferdousy.

Peu de temps après, un des favoris royaux, Artapan, s'unit à l'eunuque Spatamitrès et assassina le roi, qui, suivant les Grecs, aurait régné depuis 485 avant Jésus-Christ jusqu'à 465, c'est-à-dire vingt ans. Le Shah-nameh prétend que garda le trône cent dix ans. Ce chiffre énorme s'expliquera plus tard par la différence existant entre le nombre des membres de la dynastie dont la Chronique persane a conservé le souvenir, et celui plus considérable dont les Grecs nous parlent avec raison, ce semble.

Les dernières années de Xerxès n'ont laissé de traces nulle part. Il eut un reste de l'ancienne ardeur conquérante, et voulut, non pas continuer l'œuvre nécessaire de Darius, mais reprendre celle de Cyrus et de Cambyse, sans avoir réfléchi que l'état des choses, la nature de son empire, les limites Géographiques déjà dépassées ne le lui permettaient pas. Il ne réussit qu'il troubler fin instant les vrais rapports de l'Iran avec l'Hellade et à compromettre pour une souveraineté directe, inutile, une influence naturelle qui, après lui, se rétablit toute seule, et persista malgré les fautes du gouvernement de Suse.

 

 

 



[1] Que ce fussent des agates ou des obsidiennes on peut remarquer ici que l'usage des armes de pierre s'est maintenu longtemps après que le bronze et le fer étaient déjà très-usités. J'en conclus que lorsqu'on rainasse sur le territoire grec et principalement dans le tumulus de Marathon, ce qui m'est arrivé à moi-même, des têtes de flèche en obsidienne, il n'y a pas de motifs suffisants pour faire admettre que ces produits soient d'un âge antéhistorique.