HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE VIII. — TROUBLES INTÉRIEURS DE L'EMPIRE, ET GUERRES CONTRE LES GRECS.

 

 

L'Iran se voyait désormais en butte il ces innés ci a ces difficultés sans cesse renaissantes qui sont les conditions de l'existence des grands États. J'ai déjà fait remarquer plus haut que, pour protéger les frontières, l'empire était constamment force de les étendre, de reculer leur circonférence, et par conséquent de multiplier ses efforts avec des forces sinon diminuées, du moins singulièrement occupées. D'autre part, les antipathies mutuelles des populations, les différences de leurs tendances et de leurs intérêts, s'augmentaient sous un régime commun ; on n'y pouvait porter d'autre remède que des expédients ; il fallait ôter a chacun une part d'indépendance, et, en froissant tout le monde, soumettre l'ensemble à une règle uniforme que personne n'aurait choisie.

Les peuples d'origine araméenne et les Juifs étaient les moins ménagés, parce qu'ils étaient les vaincus et les sujets par excellence ; les colons grecs des villes asiatiques passaient pour des instruments utiles, mais dont on n'avait pas à tenir grand compte : anciennement, soumis aux Lydiens, on les regardait commue des tributaires de naissance ; d'ailleurs, ils étaient étrangers aux nations de l'empire : les Sémites les méprisaient ; ils ne voyaient en eux que de grossiers barbares auxquels ils ne reconnaissaient pas de civilisation propre, puisque jusqu'alors tout ce que les Grecs avaient su en philosophie, en science, en art, ils étaient venus le chercher, l'imiter, le copier à Sardes ; on les tenait pour des marchands avides, pour des pirates féroces, et, par-dessus tout, leur nombre relativement petit ne les rendait nullement redoutables. Ce qu'au delà du Bosphore de Thrace on avait pu apercevoir de ces nations colorées d'hellénisme, telles que les Macédoniens et les Pæoniens, domptés aussitôt qu'attaqués, n'avait pas augmenté l'estime. Quant aux habitants de l'Hellade proprement dite, et à plus forte raison de ceux de la Grande Grèce, on ne savait rien ou presque rien, et il est probable qu'on se les représentait connue des annexes des États ioniens de la côte de l'Asie Mineure. Et cependant ces gens-là étaient singulièrement remuants, actifs, ambitieux, sans scrupules, et on allait bientôt en acquérir l'expérience.

Enfin, les feudataires iraniens étaient peut-être les plus mécontents de tous ; c'étaient, à coup sûr parmi les habitants de l'empire ceux que le gouvernement de Suse avait le plus de raison de craindre. Il ne se les réconcilia jamais de bonne foi. Le régime centraliste qu'il avait fondé leur paraissait constituer une, attaque permanente contre l'ancienne constitution, et, sans tenir compte de l'extension des États iraniens, l'état qui faisait une nécessité de ce nouveau système, la bassesse relative d'origine de la maison régnante, les droits qu'elle s'arrogeait, l'orgueil qu'en conséquence on lui reprochait, tout cela éloigna d'elle et lui aliéna jusqu'au jour de sa chute les grandes familles de la monarchie. Celles-ci ne servirent jamais les Achéménides qu'avec répugnance, leur firent toujours sentir du mauvais vouloir, profitèrent de tontes les occasions pour rendre difficile la tâche des satrapes, et ne manquèrent pas une occasion de revendiquer les prérogatives de la liberté iranienne.

Le terrain religieux fut surtout pour cette opposition un champ d'action favori, et lui donna longue vie et force. La constitution hiérarchique du clergé ne lui plut jamais : elle y voyait une négation des honneurs du chef de famille, et c'est sur ce point qu'elle s'obstina davantage.

La race des Çamides du Seystan parait s'être placée à la tête de cette résistance obstinée. On a vu que cette famille mail été contrainte par Darius de se convertir ; mais aussitôt qu'elle se trouva un lien dégagée de la pression directe du Grand Roi, elle reprit les armes. Isfendyar-Mardanshah fut envoyé contre elle.

Soit qu'elle se fût concilié l'alliance de quelques autres feudataires, soit que ses forces propres lui aient suffi pour contrebalancer celles de l'empire, elle résista avec succès. Isfendyar-Mardonius et ses fils, Noush-Azer et Meher-Noush, furent tués, et dans l'impossibilité de soumettre absolument les Seystanys, il fallut en venir à un accommodement. Les Çamides, probablement affaiblis eux-mannes par leurs victoires, admirent de nouveau le mazdéisme, mais avec la réserve qu'ils l'exerceraient connue ils l'entendraient. On ne leur donna pas la hante surveillance d'un satrape ; ils restèrent en possession de leurs privilèges, et ne tinrent à l'empire que par l'hommage féodal ; moyennant quoi ils déclarèrent qu'ils reconnaitraient la suzeraineté de Darius, et, après lui, celle du fils d'Isfendyar, Xerxès-Bahman. La paix étant ainsi rétablie dans l'Iran, les princes seystanys, maitres de leurs mouvements, reprirent coutre les Scythes des hostilités dont leur situation sur la frontière leur faisait une habitude et une nécessité.

Cependant la satrapie d'Égypte voyait naître une autre affaire. Aryandès, ce même Aryandès qui plus tard rut puni de mort pour avoir tenté d'usurper un des droits souverains en faisant battre monnaie pour son compte, en était alors le chef. Il reçut les supplications de Phérétime, veuve de Baltus, roi des colons grecs de Cyrène, qui se disant persécutée par les gens de Barca, et d'ailleurs plongée dans des intrigues inextricables, venait réclamer l'appui des Perses. Elle fondait son droit à cette démarche sur ce que son fils Arcésilas avait jadis reconnu la suzeraineté de Cambyse et lui avait payé tribut. Naturellement, Aryandès devait protection à des sujets du Grand Roi. De lit une guerre contre les Barcéens. Un corps d'armée fut envoyé sous les ordres d'Amasis, Maraphien, et du Pasargade Badrès, pour avoir mise de ce peuple. La ville capitale fut prise par une perfidie, assure Hérodote, mais enfin elle fut prise, et Phérétime traita cruellement ses adversaires.

Les Perses reprirent le chemin de l'Égypte, harcelés par les Libyens, et après s'être avancés, dans une sorte de voyage, jusqu'au territoire des Évespérides. Cette expédition de découvertes fait ainsi pendant à celle que l'on a déjà vue porter ses observations sur les contrées au nord du Danube. Elle ramenait avec elle un certain nombre de Barcéens prisonniers, qui furent envoyés à Suse, et, de là, colonisés dans la Bactriane. Je ne sais pourquoi les historiens' se sont plu à envisager ces transplantations comme une preuve frappante de la dureté du régime perse. La vérité est que l'envoi d'une population sur un point plus ou moins distant de sa demeure primitive était une habitude si générale et une mesure si simple dans ces temps reculés, que nul gouvernement ne mettait la moindre hésitation à l'opérer. La fondation des colonies grecques n'avait pas d'autre cause, ni d'autre manière de procéder. C'était ce que les nations italiotes désignaient sous le nom de Printemps sacré, et elles ne se faisaient aucun scrupule, non plus que les Hellènes, d'employer la force pour réduire leurs propres concitoyens à s'expatrier pour aller chercher fortune le plus loin possible. C'est par ce moyen que le monde et surtout le monde occidental s'est peuplé. Si donc il faut envisager avec compassion ces éponymes lancés de force à travers les plaines de la terre, ce qui peut être un sentiment juste dans une certaine mesure, mais non pas autant que nos habitudes sédentaires nous le font imaginer, il n'est pas équitable d'en faire un reproche aux Perses, puisqu'ils n'avaient pas inventé cette rigueur. Ils se bornaient sur ce point à imiter la politique de leur temps ; et encore faut-il ajouter que si les Grecs transportaient souvent, leurs propres concitoyens, il était encore beaucoup plus ordinaire à ces peuples de massacrer purement et simplement les habitants des cités conquises, ce que les Perses ne firent jamais.

Une partie des Pæoniens de la Thrace furent aussi colonisés en Asie. La Macédoine se soumit définitivement à Mégabyze. Les Scythes continuèrent remuer sur le Danube et a tenter des incursions au delà du fleuve, mais sans résultats sensibles. Il était réservé a l'esprit des Grecs de faire sentir de plus grands effets.

Le gouvernement de Suse avait vu avec approbation s'établir dans les villes ioniennes une sorte de même monarchique qui, mettant l'autorité aux mains d'un seul homme, rendait les rapports de ces villes avec les satrapes plus aisés que lorsque ces fonctionnaires étaient contraints de traiter avec des assemblées. D'ailleurs les Iraniens comprenaient peu le régime du gouvernement collectif absolu, et ils éprouvaient, comme Civilis, un certain mépris pour le flux de paroles et la parcimonie d'actions raisonnables dont les Grecs s'accommodaient. Mais ce que les Perses n'avaient pas prévu, c'est que les chefs installés, protégés par eux, n'auraient rien de plus pressé que de mettre leurs villes en querelles, de se livrer a des manœuvres incessantes pour se ruiner de Grecs à Grecs, et enfin de travailler incessamment contre l'autorité du seul pouvoir (pli les maintint, en partie pour s'acquérir de la popularité parmi leurs concitoyens, en partie pour satisfaire une inextinguible soif d'intrigue. Histiée, le tyran de Milet, considéré par Hérodote comme une surie de favori de Darius, bien qu'il y ait fort a douter qu'un si mince personnage provincial pût être bien connu de l'héritier de Cyrus, commença le premier à ourdir ses trames. Il avait reçu de la libéralité du Grand Roi une localité sur le Strymon, appelée Myrcine. Les mesures qu'il y prit, la façon dont il chercha a s'y fortifier, parurent suspectes, et il reçut l'ordre de quitter à la fois et Myrcine et Milet, et de se rendre à Suse pour y résider sons une surveillance directe. On ne le traita d'ailleurs pas trop niai. Entouré d'égards, il fut autorisé à remettre à son gendre, Aristagoras, l'administration des Milésiens.

Vers ce même temps, Darius, donnant plus d'importance à la satrapie ionienne, y mit son frère Artaphernes, et confia sous celui-ci le commandement de la côte à Manès, fils de Sisamnès. A peine Artaphernes était-il en possession de son siège qu'il vit arriver à Sardes Hippias le Pisistratide, qui venait le supplier de le rétablir à Athènes. Il offrait, au cas ou cette grâce lui serait accordée, de se reconnaître tributaire de l'Iran et de soumettre sa nation à la suprématie persane.

Les Athéniens furent bientôt informés de cette démarche de leur ancien tyran. Ils accoururent, et cherchèrent à expliquer leurs raisons ; mais le satrape ne voulut rien entendre, les traita sévèrement, et ils partirent, s'attendant à tout.

D'autres Grecs, des Naxiens, assiégeaient aussi la porte d'Artaphernes, sons le patronage d'Aristagoras de Milet. Celui-ci fit comprendre qu'il ne s'agissait pas seulement de la complète de Naxos, facile à opérer à l'aide du parti que les conjurés avaient conservé dans Pile, mais bien encore de celle de toutes les autres Cyclades et même de l'Eubée ces points ne pouvaient manquer de se soumettre aussitôt qu'on serait venu à bout des Naxiens.

Artaphernes goûta cet avis, prit les ordres du Grand Roi, et une expédition, composée de Perses et de Grecs, partit de la côte ferme sous les ordres d'Aristagoras et de Mégabate. La tentative échoua, parce que Mégabate voulut punir militairement un certain Skylan, commandant d'un navire dorien de Myndus, qui avait manqué à la discipline. Aristagoras, dont cet homme était l'ami, se brouilla à ce sujet avec Mégabate. Hérodote prétend que l'officier perse avertit les Naxiens de la surprise dont on les menaçait. Ceci me semble peu probable. Quoi qu'il en soit, on trouva la ville en état de défense. Le parti que les exilés s'étaient vantés d'avoir ne se montra pas ; nous verrons se reproduire ailleurs ce genre d'accident. Brel', après quatre mois d'efforts inutiles, les troupes se rembarquèrent, et revinrent eu Asie. Artaphernes avait été trompé par Aristagoras ; celui-ci imagina qu'il n'avait rien de mieux à faire pour se garantir du châtiment qu'il sentait mériter que de faire insurger Milet et toute l'Ionie. A voir l'empressement que son beau-père Histiée mit à s'entendre avec lui du fond de son séjour lointain, on devine que ce n'était pour l'un ni pour l'autre une idée absolument nouvelle ; seulement le moment leur sembla venu de la mettre à exécution.

Artaphernes avait réduit de son côté les îles de Lemnos et d'Imbros, habitées par des pirates Pélasges. Otanès s'en empara, après une résistance assez vive, et y établit pour gouverneur Lvkarète, Samien, frère de ce Mæandrius, successeur jadis de Polycrates, et que Syloson avait fait chasser par les Perses. Les deux iles pacifiées vécurent assez tranquilles pendant quelques années ; mais plus tard, l'Athénien, tyran de la Chersonèse, s'étant enfui de son domaine, parce qu'il intriguait contre les Perses et craignait d'avoir été découvert, y lit une descente, massacra on expulsa les Pélasges, en se justifiant sur l'autorité d'un certain oracle, et. repeupla le pays de colons athéniens. Mais celte affaire n'avait pas encore en lien, et il faut insister ici sur les menées d'Aristagoras.

Ce chef tomba d'accord avec ses amis que ce serait une hase excellente à donner à la conspiration que d'abolir toutes les tyrannies. Il renonça à la sienne, et conservant d'ailleurs son pouvoir, il prétendit ne le plus tenir que de l'assentiment populaire. Cela fait, il dépêcha Iatragoras, Milésien, avec quelques vaisseaux polir s'empares de la flotte revenue de Naxos, réunie encore à Myonte en attendant des ordres pour désarmer. La plupart des tyrans étaient à bord ; ils furent saisis et déposés, à la grande joie de leurs concitoyens, auxquels d'ailleurs on les livra. Mais il parait que le seul Coès fut tué par les Mityléniens.

Cette démarche significative accomplie, Aristagoras sollicita l'appui des Lacédémoniens, qui refusèrent. Il s'adressa à Athènes, et comme cette ville se sentait menacée par la bienveillance d'Artaphernes polir Hippias, elle donna vingt vaisseaux aux rebelles, et les Érétriens y en ajoutèrent cinq. Quand ces auxiliaires arrivèrent, Artaphernes et Otanès étaient déjà sur pied et assiégeaient Milet.

Profitant de cette circonstance qui laissait Sardes à découvert, les Athéniens et les Érétriens, guidés par quelques hommes de l'Ionie, débarquèrent, et, suivant la vallée du Kaystre, se jetèrent inopinément sur Sardes. La population étonnée se renferma dans la citadelle. Un incendie, allumé, dit-on, par hasard, couvrit bientôt la ville de flammes et de fumée. Les agresseurs furent épouvantés par l'étendue du désastre. Accablés sous l'effort d'une population furieuse remise de son premier effroi, ils lâchèrent pied, et s'enfuirent pour regagner leurs -vaisseaux. Mais atteints près d'Éphèse par les Perses, ils furent absolument défaits, et le général érétrien, Énalcidès, resta sur la place. Quant aux Athéniens, ceux qui s'échappèrent coururent se rembarquer et retournèrent en Attique, malgré les supplications d'Aristagoras. Ce fut le premier acte de la révolte ionienne. Dès ce moment commença le ravage des côtes depuis Byzance jusqu'à Chypre. Don gré, mal gré, les peuples de cette région s'insurgèrent pour ne pas voir leurs cités détruites. Les villes grecques de l'Hellespont prirent ainsi parti pour Aristagoras ; les Kauniens firent de même et les Cariens également, de sorte que le fléau gagna l'intérieur des terres. A Chypre, Amathonte resta fidèle ; mais Salamis, dont le chef, Gorgos, aurait préféré se tenir tranquille, vit-éclater une révolution au profit d'Onésile, frère du despote, qui, devenu despote à son tour, s'allia à Aristagoras et attaqua les autres parties de l'île pour son intérêt propre.

Les Perses dirigèrent là leurs premiers efforts de réaction. Une flotte phénicienne, qu'ils avaient envoyée, eut d'autant moins à faire pour rétablir l'ordre que les insurgés se trahirent les uns les autres, et Chypre fut reprise. Les Grecs prétendent que les vaisseaux ioniens battirent les Phéniciens. Difficilement on pourrait l'admettre ; car, dans ce cas, rien n'expliquerait que les vainqueurs eussent abandonné l'île aux vaincus, et que ceux-ci, privés de toute communication avec le continent d'Asie, eussent si brillamment étouffé la sédition.

De leur côté, les généraux perses de l'armée de terre enlevaient les unes après les antres tontes les villes ioniennes. Clazomènes fut prise par Artarphernes et Cymé par Otanès. Daurisès battit complètement les Cariens à deux reprises différentes ; mais étant tombé dans une embuscade, il y périt, ce qui fit durer plus longtemps les opérations.

Quand les choses en furent à ce point, Aristagoras proposa à ses partisans de quitter Milet et d'aller ensemble fonder une colonie en Sardaigne, à moins qu'ils ne préférassent Myrcine, l'ancienne possession thrace de son beau-père, Histiée. Ce dernier parti fut adopté, mais à peine arrivé sur les lieux, Aristagoras fut tué à l'assaut d'une cité indigène qu'il voulait prendre. Les Milésiens abandonnés seraient rentrés dans le devoir, s'ils n'avaient la confiance, ainsi que leurs alliés, dans la puissance de leurs vaisseaux.

Ils en étaient là quand Histiée lui-même partit devant leurs portes, demandant à être reçut dans la ville. Il avait profité de la surprise causée à Darius par l'incident de Sardes pour l'aire valoir son autorité morale sur ses compatriotes, assurer qu'il les ramènerait aisément, et que lui seul pouvait avoir cette influence. Darius, qui, aux premiers avis de ce qui s'était passé dans la capitale de la Lydie, avait demandé avec curiosité : Qu'est-ce que c'est que les Athéniens ? voyant un homme qui se vantait de le savoir, l'avait laissé partir, et Histiée, nageant en plein dans la trahison et s'y complaisant comme dans son élément naturel, venait offrir son aide à ses anciens sujets. On ne voulut pas de lui. Il insista, fut repoussé et même blessé à la cuisse.

Il alla alors à Chios et de là à Lesbos, où il trouva moyen de se procurer huit trirèmes. Avec cette force, il s'empara de la ville grecque de Byzance, qu'il pilla ; puis il s'établit à l'entrée du Bosphore, mettant à rançon les navires ioniens qui passaient. Ce fut le dernier exploit du premier auteur de la révolte ionienne, et bientôt après il périt misérablement, comme on le verra tout à l'heure. La flotte des rebelles, composée, dit Hérodote, de trois cent cinquante-trois vaisseaux, rencontra les Phéniciens à l'embouchure du Méandre, et livra cette bataille si connue de l'antiquité sous le nom de bataille de Ladé. Elle fut complètement défaite et dispersée. A la vérité, les Samiens et d'antres encore avaient trahi leurs associés dès le début de l'action, et il n'y eut guère que les Chiotes qui firent leur devoir. Ce fut une déroute générale ; ceux qui échappèrent se firent pirates.

Milet fut prise d'assaut, et ses défenseurs passés au fil de l'épée. Les femmes et les enfants furent colonisés à Ampé, à l'embouchure du Tigre. Je cite le renseignement d'Hérodote, qui ajoute que les Perses s'établirent dans la ville devenue déserte, et donnèrent le district de la Montagne aux Cariens de Pédasa. Mais c'est une erreur, et il est certain que Milet n'a jamais été une ville perse ni cessé d'être grecque, et comme on ne voit pas d'immigration hellénique sur ce point à aucune époque postérieure à celle dont il s'agit ici, et que pour qu'il eût pu y en avoir une, il faudrait trouver un moment où la population perse immigrée aurait été violemment expulsée, ce qui aurait fait quelque bruit dans l'histoire, je pense que le bon sens se refuse à admettre que tous les habitants mâles aient été massacrés et les femmes transportées. Il y eut simplement la somme de violences inséparable d'une prise d'assaut, et quelques années écoulées, les choses se retrouveront dans leur étal primitif. C'est ordinairement ainsi qu'il en arrive en pareilles circonstances, malgré la facilité avec laquelle les historiens anéantissent des multitudes d'hommes d'un seul trait de plume.

Les territoires révoltés, continentaux et insulaires, furent immédiatement repris par les Perses. Hérodote dit que les châtiments furent très-sévères ; ils durent l'être selon toute vraisemblance, ayant été bien mérités. Le tyran de la Chersonèse, l'Athénien Miltiade, aussi remuant qu'Histiée, n'eut que le temps de s'enfuir ; il se vit poursuivi de si près, qu'un de ses navires, sur lequel se trouvait son fils Métiochus, fut enlevé par les croiseurs phéniciens. Le sort de ce jeune homme ne fut pas plaindre. On l'envoya à Suse ; Darius le vit, ordonna de le bien traiter. On lui assigna un revenu assez considérable, et il épousa une femme du pays. Son père eût rencontré un accueil non moins indulgent, car lorsque Histiée, poursuivant ses déprédations et sur les Grecs et sur les laboureurs des campagnes, fut enfin saisi en flagrant délit de brigandage et mis en croix par les ordres d'Artaphernes, Darius, assure Hérodote, blâma cette cruauté, et fit ensevelir honorablement la tète du bandit, qu'on avait envoyée à Suse.

La pacification terminée, le satrape d'Ionie s'occupa de réorganiser le pays non pas en imposant un régime de compression, mais en s'efforçant an contraire le plus possible de donner satisfaction aux idées des vaincus et d'éloigner de leurs esprits toute raison valable de désaffection[1]. On établit un cadastre régulier, fondé sur l'arpentage des terres de rapport ; l'impôt fut fixé d'après les données fournies par cet arpentage, de façon à ne pas dépasser sensiblement l'ancien produit[2]. Ainsi il n'y eut pas augmentation dans les charges, et la perception étant régularisée, devint nécessairement plus douce et plus facile. C'est ce que pense Hérodote, qui reconnaît sincèrement le nouveau régime comme très-avantageux aux Ioniens.

Agissant avec beaucoup de sagesse et de mesure, le gouvernement du Grand Roi, sûr de sa force et ayant sujet de croire qu'il en avait désormais persuadé les populations ioniennes, s'efforçait de leur rendre leur situation acceptable, et par conséquent de les mettre dans la voie de devenir non des opprimés mécontents et à tout jamais séditieux, mais des sujets utiles et attachés à l'empire. Malheureusement pour lui, il avait affaire à une race sur laquelle la raison et les bienfaits n'ont jamais eu de prise.

Entre le mécontentement des Ioniens et celui des grands vassaux, il existait une différence immense. Les premiers, issus de quelques pirates domiciliés de gré ou de force, par ruse, par adresse ou par tolérance, sur une côte qui n'avait pas appartenu à leurs aïeux, formaient des sociétés sans principes, et n'avaient d'autre but que de subsister et de profiter le plus possible et par tous les moyens imaginables aux dépens de qui que ce fût. Ce qu'ils appelaient ou pouvaient appeler leur loi fondamentale se réduisait à l'usage d'un culte apporté de leur pays primitif. Les Ioniens, les Éoliens, les Doriens d'Asie conservaient les mêmes dieux que leurs compatriotes de la Grèce ; ils se disaient attachés à leurs coreligionnaires, leurs anciens parents. Mais cela ne les empêchait en aucune façon, non plus que ceux-ci du reste, d'abjurer toute solidarité, et, si le moindre intérêt était en jeu, de se montrer ouvertement hostiles. Leurs lois politiques et administratives étaient celles que les circonstances leur avaient données. Ils les changeaient aisément ; ils les gardaient par hasard. Aimaient-ils la liberté ? Ils le disaient ; mais la plus grande partie de leur existence s'écoula sous des tyrans qui ne devinrent jamais des chefs légitimés, parce que jamais aucune idée de stabilité ne s'établit dans leur pouvoir. Quant aux opposants, conspirateurs perpétuels, usité ; pendant la moitié de leur vie, ne rêvant que d'exiler leurs rivaux à leur tour, ils ne désiraient même pas établir un régime qui put durer davantage ; et ces prétendus libérateurs n'eurent à choisir qu'entre la fragilité évidente d'un système de vengeances et l'établissement d'une nouvelle tyrannie ; en général, ils cherchèrent à réunir ces deux avantages. Constamment en discorde dans l'intérieur de chaque cité, en discorde entre villes peuplées de la meule race, en discorde plus acharnée encore entre Doriens, Ioniens et Éoliens, profitant de chaque occasion pour s'entre-détruire avec une férocité que rien n'arrêtait, ces Grecs étaient naturellement tombés sous le joug lydien ils tombèrent sons le joug des Perses, passèrent sous celui des Séleucides, et moururent sous celui des Romains. Tel fut le sort de ces colons inconsistants, mobiles, sans la moindre idée morale, d'ailleurs spirituels, intelligents, grands artistes, grands industriels, bons marins, gens sans foi »i loi, de sac et de corde, qui ne pouvaient devenir que ce qu'ils ont été, parce que, en se donnant l'air d'aspirer à quelque chose de sublime, ils n'ont jamais connu que des passions très-basse.

Dans un contraste plus marqué encore avec ces populations sans dignité, les vassaux iraniens, leurs tenanciers, leurs gentilshommes, leurs sujets de même race, avaient contre les Achéménides des griefs respectables et très-définis. Les principes auxquels ils se référaient, les lois dont ils déploraient l'abrogation tacite on déclarée, les usages qu'ils revendiquaient, n'étaient pas le produit d'une convention fortuite, c'était le chef-d'œuvre de l'esprit national élaboré par le temps. Comme pour la constitution anglaise, il ne s'agissait pas de savoir si les droits et les devoirs étaient inscrits quelque part. Tout le monde les connaissait, tout le monde s'y rattachait. En réagissant contre les institutions inventées à Suse, on savait ce qu'on voulait leur substituer et à quoi on désirait revenir. La question n'est pas de savoir si les mécontents tenaient un compte suffisant des nécessités de l'époque, des convenances de tant de nations étrangères à leur sang, forcées de vivre dans l'enceinte commune ; ils avaient tort peut-être, bien que les circonstances aient fini par leur donner raison en grande partie ; ce qu'il faut remarquer surtout ici, c'est qu'ils n'étaient pas des séditieux ni des faiseurs d'utopies. Ils possédaient une théorie de gouvernement ; ils avaient des libertés et prétendaient les garder, et voulurent toujours les reprendre. Un long passé leur affirmait que la pratique de leurs idées ayant en lieu pendant des siècles, était réalisable, et tandis que le point de départ de toutes les doctrines iraniennes était de ne pas mentir, de ne pas voler, de travailler la terre, de respecter les femmes et de se respecter soi-même, celui des doctrines ioniennes était de prendre ce qu'on pouvait prendre, et de chercher uniquement le profit n'importe par quelle voie. Il est donc évident que les premiers étaient d'honnêtes gens qui pouvaient avoir tort, mais que les seconds étaient des aventuriers bien dignes du sort qui les a poursuivis.

L'attention de la cour de Suse parait s'être portée assez peu sur ce qui se passait en Ionie, et on croirait volontiers que le Grand Roi ne supposa jamais qu'un danger sérieux pût venir de cette partie éloignée d'une satrapie fort distante elle-même de la capitale. On le peut induire de la facilité avec laquelle Histiée avait obtenu la permission de retourner dans son pays, aux convulsions duquel il avait tant de part. Mais Artaphernes, vivant sur les lieux, ayant l'expérience de l'esprit grec, jugeait mieux des choses, et lorsque Histiée, arrivé de Suse, s'était présenté devant lui, et qu'interrogé sur les causes de la sédition, il avait affecté de la surprise et une parfaite ignorance unies à un zèle extrême pour les intérêts persans, Artaphernes ne lui avait pas laissé le plaisir de croire faire mie dupe, et lui avait dit avec intention : Je te renseignerai ! C'est toi qui as cousu ce soulier, et c'est Aristagoras qui l'a chaussé[3].

J'ai montré tout l'heure que les Perses avaient pris à tâche, après l'apaisement de la révolte, d'écarter ce qui pouvait induire les ioniens il retomber dans leur faute, et qu'entre les principales mesures auxquelles ils eurent recours, l'établissement d'un cadastre mérite d'autant plus d'être remarqué que les Ioniens eux-mêmes s'en montrèrent satisfaits. Mais le gouvernement central voulut faire plus encore, et le premier personnage de l'empire, Isfendyar-Mardanshah ou Mardonius envoyé sur les lieux pour examiner ce qu'il conviendrait d'ajouter à l'ensemble des réformes.

L'examen des faits lui fit essayer d'une grande innovation. Il supprima les magistrats suprêmes dans toutes les villes helléniques, et remit le pouvoir aux mains du peuple. Probablement il prit au sérieux les plaintes des populations, et pensa qu'en les contentant sur ce point, le gouvernement réussirait à se les attacher. Il n'en fut rien, mais pour le moment, Mardonios crut à la bonté de sa dérision. Ensuite, considérant qu'il fallait écarter de ces gens jusqu'il la tentation de mal faire, il jeta les yeux en dehors de l'Ionie, passa l'Hellespont, donna sur son chemin une leçon à Thasos, qui hésitait dans sa fidélité et qui se laissa prendre sans résistance, visita la Thrace, naguère réunie par Mégabyze et qui n'avait pas bougé pendant la révolte ionienne, traversa le Strymon, et parcourut la Macédoine en ne trouvant partout que soumission et respect. On suppose qu'il avait dès lors le projet de descendre dans l'Hellade et d'en faire la conquête. Il n'essaya cependant rien de semblable, et sa flotte ayant été maltraitée par une tempête dans les parages de l'Athos, il revint en Asie, sa tâche étant terminée, et le nouveau mode d'administration ionienne étant complété et l'obéissance des provinces de l'Europe affermie. Voulait-il réellement davantage ? Les Grecs le disent, ce qui n'est pas une raison pour le croire. Ils ajoutent que la tempête près de l'Athos lui coûta trois cents vaisseaux et vingt mille hommes noyé et jetés à la côte. J'avoue que mon parti est pris de refuser ma confiance à tous ces chiffres, et je ne discuterai mon incrédulité systématique que dans des cas réellement importants. Hérodote veut encore qu'une tribu thrace appelée les Bryges ait surpris Farinée perse par une attaque de nuit, lui ait fait perdre beaucoup de monde, et ait forcé le général, blessé lui-même, à retourner honteusement auprès du Grand Roi, où il fut, toujours suivant lui, mal reçu, et écarté de tout commandement pour ne plus être employé que sous Xerxès. Ces allégations ressemblent tellement aux calomnies dont l'histoire grecque est tissue quand il s'agit d'adversaires, que je les mentionne sans m'y arrêter. Isfendyar-Mardanshah était l'homme le plus considérable de l'empire, et s'il ne reparaît pas dans la suite des affaires de la satrapie d'Ionie, c'est qu'il était employé plus utilement clans les provinces de l'est, où les événements captivaient davantage et à bon droit l'attention du monarque perse et de ses conseillers.

Une preuve manifeste d'ailleurs que Mardonius ne perdit ni trois cents vaisseaux ni vingt mille hommes et ne fut pas surpris, blessé par les Bryges, et condamné à une disgrâce ignominieuse, c'est que, peu de temps après son départ, les intrigues déjà ourdies par le Pisistratide Hippias auprès d'Artaphernes pour porter ce magistrat à le rétablir dans Athènes comme tributaire de la Perse, recommencèrent de plus belle et partirent réussir. Les Hellènes en montrèrent aussitôt une telle terreur, que bien évidemment ils ne pensaient pas avoir affaire à un ennemi affaibli ni humilié. A la demande officielle d'avoir à envoyer au Grand Roi la terre et l'eau, c'est-à-dire à faire acte de soumission complète, un grand nombre de leurs nations obéirent sans hésiter. Les Éginètes eux-mêmes, si éloignés pourtant des lieux d'où partait la menace, témoignèrent par leur promptitude, aussi bien que les Thessaliens et les Thébains, que rien n'était venu diminuer l'idée entretenue par le monde d'alors de l'irrésistible puissance du grand empire asiatique.

Mais dans le mouvement qui portait ainsi la plupart des cités grecques il renoncer sans combat il leur indépendance, il y ;avait encore autre chose d'un sentiment de faiblesse. On savait Athènes doublement compromise par la part que ses marins avaient prise à l'incendie de Sardes et par les menées d'Hippias. 'l'ont ce qui était ennemi de la ville de Minerve, c'est-n-dire Égine et Thèbes principalement, devait par cela même goûter l'union avec l'Iran, car il ne finit pas oublier que la politique constante des États grecs fut de sacrifier ses plus clairs intérêts et même d'affronter les périls les plus manifestes toutes les fois qu'il y eut moyen de nuire à mi antre État grec on des concitoyens d'une même ville appartenant au parti hostile. Cette règle n'a pas connu d'exception. C'est pourquoi, avec un entraînement égal à celui des Éginètes et des Thébains, bien que dans un sens tout opposé, les Athéniens, quand les hérauts perses vinrent leur signifier les ordres d'Artaphernes, précipitèrent ces personnages sacrés dans le Barathron, se rendant ainsi coupables du pins épouvantable forfait que la conscience politique d'alors, si large d'ailleurs, pût concevoir. L'égarement de la rage contre Hippias et ses partisans fut Punique cause d'une telle monstruosité, et étouffa toute réflexion.

Les Spartiates eurent le même emportement que les Athéniens. Ils jetèrent les hérauts perses dans le troll ou périssaient leurs criminels. C'est qu'ils étaient sons l'influence d'une passion de la même espèce que celle dey gens de l'Attique. Leur ancien roi Démarate, exilé, excitait contre eux le gouverneur de l'Ionie, et s'était associé il Hippias. L'esprit de parti singeait le patriotisme. Il a assez bien réussi à tromper la postérité.

Soit que les Perses aient tout il fait donné créance aux allégations d'Hippias et de Démarate, soit, ce que l'événement rend plus probable, qu'ils aient voulu seulement se servir de ces transfuges pour pacifier des territoires remuants, une armée et une flotte, placées sous le commandement de Datis et d'.Artaphernes, fils du satrape d'Ionie du même nom, se mirent en mouvement. Thasos, lui, toujours effrayée, s'agitait toujours, reçut l'ordre de discontinuer ses armements et les travaux de fortification qu'on y faisait à la sourdine, et obéit. Cette ile livra ses navires. Naxos, qui avait naguère si bien résisté à Aristagoras et à Mégabate, amenés par des exilés de l'ile, n'ayant plus cette fois d'intérêt de parti, plia comme Thasos. En passant à Délos, les généraux perses témoignèrent de leur respect pour le dieu, en ne laissant débarquer aucun de leurs hommes, et firent offrir sur l'autel un sacrifice solennel. En Eubée, Carysto fut prise. Érétrie, dont les volontaires avaient eu part à l'incendie de Sardes, fit mine de se défendre, appuyée sur quatre mille colons athéniens de Chalcis. Mais ceux-ci, charitablement avertis par quelques citoyens de la ville, n'eurent juste que le temps de s'enfuir ; car la cité fut livrée aux Perses par une partie des habitants, les temples furent brûlés, et la population opposante embarquée comme prisonnière de guerre. Je dis la population opposante, car celle qui, sous les ordres de Philagros et d'Euphorbe, avait passé aux Perses, hérita de ses concitoyens, et devint très-dévouée à la domination du Grand Roi. D'Érétrie, la flotte se dirigea sur la baie de Marathon, où Hippias assurait que le débarquement serait facile. Sa raison pour en juger ainsi était que quarante-sept ans auparavant il avait pris cette route avec son père Pisistrate, et il comptait sur un succès pareil à celui qu'il avait eu déjà, parce que, comme alors, ses partisans lui promettaient, disait-il, d'agir à Athènes et de déterminer une révolution semblable à celle d'Érétrie.

Athènes fut épouvantée. En toute bâte un messager alla requérir les Lacédémoniens d'accourir à l'aide ; mais c'était le neuvième jour de la lune, et les éphores décidèrent que, malgré leur bon vouloir, il était contraire tons leurs usages de marcher avant l'époque de la pleine lune. Il ne fallait donc compter sur aucun secours de ce coté. On fut un peu dédommagé par l'arrivée de mille Platéens qui, moins zélés contre les Perses que contre les Thébains, entre les mains desquels leur ville craignait de tomber si les l'erses venaient. à dominer sur l'Hellade, prirent brusquement parti pour les adversaires de la ville d'Amphion. Ce renfort porta les forces disponibles des Athéniens dix mille hommes à peu près, dit Hérodote. On v voyait figurer les quatre mille colons chalcidiens échappés au désastre d' Érétrie, ce qui réduisait à cinq ou six mille hommes à contingent effectif de l'Attique. C'était peu ; mais la population de cette contrée ne devait guère dépasser, à cette époque, un chiffre de dix-huit à vingt mille, citoyens ; il faut en déduire les vieillards et les enfants, et faire abstraction aussi des partisans d'Hippias. Ainsi, pour cette fois, il est possible que le calcul d'Hérodote soit juste ou à peu près.

La force de l'armement perse est plus difficile à apprécier. L'antiquité grecque elle-même avoue son ignorance, car elle hésite entre six cent mille hommes, cinq cent mille, trois cent mille et cent dix mille ; le nombre des vaisseaux de guerre n'aurait pas été moindre de six cents, auxquels il faudrait encore ajouter les transports. Ici se présente une réflexion qui infirme tous ces calculs. Les forces navales placées sous les ordres de Datis et d'Artaphernes avaient été fournies par les cités helléniques de la côte d'Asie ; aucun bâtiment phénicien ne figurait clans l'armement. Or, à la bataille de Ladé, ces cités, épuisant tontes leurs ressources et inspirées par des passions qui les portaient aux plus grands sacrifices, n'avaient réussi à mettre ensemble que trois cent cinquante-trois vaisseaux. Depuis la défaite, cette marine était connue anéantie : d'abord un certain nombre de trirèmes s'étaient perdues dans le combat ; puis, d'autres avaient été certainement déclarées de bonne prise par les Phéniciens ; enfin les fuyards, devenus pirates, avaient emmené le reste. Comment admettre que les villes ioniennes, si complètement écrasées, eussent pu faire pour les Perses ce que, dans toute leur vigueur, elles n'avaient pas réussi à faire pour elles-mêmes ? On ne saurait donc accepter les six cents galères et leur suite de transports, et il serait même inconsistant d'en supposer la moitié, en y joignant les vaisseaux enlevés aux Thasiens.

Examinons maintenant les forces de terre en prenant pour point de départ le chiffre le plus petit attribué à leur effectif, c'est-à-dire cent dix mille hommes. Il faudrait qu'il y eût eu trois cents navires, cinquante de plus qu'à la bataille de Ladé, et que chaque navire eût en à son bord, outre son équipage et ses approvisionnements, trois cent soixante-six hommes. Quelque idée que l'on se fasse des moyens de la marine de cette époque, trois cent soixante-six hommes ne pouvaient être logés sur une trirème clans des conditions pareilles et pour une longue traversée. J'en admettrais avec beaucoup de peine le tiers, et je me trouverais ainsi amené à conclure que le maximum des forces perses à Marathon ne pouvait pas dépasser trente-cinq à trente-six mille hommes, d'autant moins que, suivant Hérodote, il faudrait encore loger sur les trirèmes un riche et fastueux matériel de campement. Les chevaux de la cavalerie étaient sur les transports.

Qu'on se représente maintenant le lieu de la scène. C'est une baie allongée clans la direction du sud, couverte au nord par un cap avancé. En face s'étend une plaine de neuf kilomètres de longueur sur deux de large au moins. Des marécages occupent les cieux côtés ; ceux du nord surtout sont profonds. Ils commencent à peu de distance de la plage, d'ailleurs sablonneuse et ferme. La campagne est dominée à l'ouest par un amphithéâtre de collines rocheuses. Ce fut là que les Athéniens, commandés par dix chefs, prirent d'abord position.

Miltiade, l'ancien tyran de la Chersonèse, celui qui s'était échappé avec tant de peine des mains des Perses, commandait l'armée. Quand l'ennemi, débarqué depuis quelques jours, lança ses têtes de colonnes en avant du terrain marécageux, Miltiade entraina ses troupes, uniquement composées d'hoplites ou fantassins lourdement armés, et les précipita au pas de charge sur l'ennemi. Cet élan offensif d'une troupe pesante redoublé par la déclivité du terrain, et qui rendit son choc extrêmement rude, tomba sur une infanterie asiatique armée à la légère et engagée sur un terrain peu solide ou à tout le moins peu large entre les deux marais. A la vérité, les deux tribus Léontide et Antiochide furent rompues et mises en déroute par un corps d'Iraniens du Seystan ; cependant les Perses reculèrent vers la plage. Hérodote prétend que dans le tumulte sept vaisseaux furent incendiés ; mais il avoue que, du moment on les ennemis se retrouvèrent sur un terrain convenable, ils reprirent l'avantage, et les Athéniens furent repoussés. Toutefois ceux-ci emportèrent le butin, probablement quelques tentes et des bagages défit acheminés avec l'avant-garde. Quoi qu'il en soit, il est certain, il est avoué qu'ils reculèrent et que les Perses restèrent maitres de se décider sur ce qu'ils avaient à faire. Ainsi envisagée avec Hérodote, qu'est-ce que la bataille de Marathon ? Une échauffourée et rien de plus, et tout ce qu'on peut affirmer de mieux en faveur des Grecs, c'est qu'il -'y eut ni vaincus ni vainqueurs.

Datis donna l'ordre immédiat du rembarquement, qui s'opéra sans opposition aucune de la part des Athéniens. Le général perse n'était venu sur cette côte que d'après les conseils d'Hippias. Après ce qui venait de se passer, et en face d'un corps de onze mille hommes, il jugea non pas que le passage était impossible, mais qu'il faudrait le forcer à travers un territoire montagneux ; il ne pouvait savoir si d'autres ennemis ne se trouvaient pas eu mouvement entre Marathon et Athènes. En conséquence, il trouva plus simple de se rembarquer et d'aller essayer à Phalère si les amis d'Hippias tenaient les promesses de leur chef. Il avait repris en passant les captifs d'Érétrie.

La flotte perse se mit donc en mouvement le jour même de la bataille. Ceci prouve clairement que peu de monde avait été débarqué, puisqu'il fallut si peu de temps pour monter à bord et faire voile vers Sunium. Un embarquement n'est pas une opération aussi simple et rapide que les faiseurs de livres paraissent l'imaginer. On ne put guère arriver devant Phalère, dans les circonstances les meilleures, que le lendemain assez tard. Là, les Asiatiques trouvèrent la côte eu état de défense. En effet, Miltiade, de son côté, s'était hâté de regagner Athènes. Les partisans d'Hippias ne donnèrent pas signe de vie. On prétendit qu'un bouclier élevé en l'air sur un des points culminants de l'Attique avait fait des signaux aulx Perses, et l'on accusait, à tort ou à raison, les Alcméonides de cette perfidie. Quoi qu'il en soit, Hippias n'avait pas tenu ses engagements ; Athènes ne lui ouvrait pas ses portes ; l'armée ne retrouvait pas les mêmes facilités qu'à Érétrie, et c'était à peu près ce qui s'était passé jadis à Naxos. Datis jugea sa mission terminée, et sans faire la moindre tentative pour éprouver la solidité des murs d'Athènes, il gagna la haute mer et retourna en Ionie.

Ou s'est étonné de cette indifférence, et, avec les historiens grecs, on l'a attribuée moitié à la peur, moitié à l'inintelligence des Barbares. Il en faut juger autrement. Jusqu'ici nous n'avons pas vu une seule fois les Perses se montrer sur des territoires grecs autrement qu'amenés par des Grecs. A Samos, à Naxos, à Érétrie, partout on les intéresse à des restaurations. C'était la même œuvre qu'ils voulaient exécuter à Athènes et à Sparte. Les intéressés leur affirmaient à la fois et que rien n'était plus facile, et que les pays attaqués se livreraient avec bonheur, et enfin que l'empire allait trouver des sujets dévoués là où il n'avait existé jusqu'alors que des malintentionnés. Quand un réfugié avait harcelé pendant des semaines, des mois, des années, un gouverneur perse de pareilles allégations, pourvu qu'il eût de quoi faire des cadeaux à l'entourage de son protecteur, pourvu que ce protecteur eût lui-même une velléité de chercher une aventure, le transfuge finissait par réussir à mettre en mouvement la puissance perse. Mais, à moins de certaines circonstances qui ne s'étaient encore jamais offertes, l'intérêt porté par le satrape la cause qu'on lui faisait soutenir n'était jamais bien puissant, et du moment où le général chargé de l'entreprise voyait, à Phalère comme à Naxos, les choses moins aisées que le transfuge grec ne l'avait annoncé, il s'en retournait et rendait compte à un supérieur refroidi. Les Athéniens ont montré leur participation, plus passionnée qu'effective, à la révolte ionienne comme très-irritante pour la cour de Suse ; il ne saurait en avoir été ainsi. Les grands gouvernements sont naturellement portés à traiter leurs intérêts d'une manière mathématique. Les injures qui ne s'adressent pas à la personnalité même des maîtres de l'État y sont peu senties, et quelques semaines les recouvrent d'une couche épaisse d'indifférence. La preuve que l'incendie de Sardes avait été promptement oublié et que la bataille de Marathon, telle que se le figuraient les Athéniens, n'avait pas même été aperçue, c'est que Datis et Artaphernes, dans leur voyage de retour, ayant été avertis qu'une statue dorée d'Apollon avait été emportée comme butin par l'équipage d'un navire, allèrent en personne la remettre à Délos, en priant de la rendre au temple d'où elle avait été enlevée, sur la côte orientale de la Béotie. Quant aux prisonniers érétriens, on les traita avec beaucoup de douceur[4]. Ils furent établis à Arderikka, dans la Susiane ; Hérodote eut le plaisir de converser avec leurs descendants. Strabon prétend qu'ils furent mis dans la Gordyène ; peut-être les deux opinions sont-elles conciliables, si l'on accepte que des Érétriens d'Arderikka soient allés, à une époque quelconque, chercher sur ce point une nouvelle demeure.

La fin du règne de Darius paraît avoir suivi de près les événements qui viennent d'être rapportés. Du moins les Grecs se trouvèrent bientôt en présence des mandataires d'un nouveau souverain, et les annales persanes ne racontent rien de plus sur le règne d'un prince qui, suivant le calcul des chronologistes européens, aurait duré trente-six ans. Les Orientaux, considérant Kishtasep comme représentant la lignée seigneuriale dont le Pasargade Darius était issu, et mettant sous son nain beaucoup d'incidents que nous attribuons à Xerxès, étendent extraordinairement, de même que Ctésias, la durée du gouvernement de ce monarque, et la portent à cent vingt ans. Il n'est pas douteux que l'opinion grecque est plus probable. Elle n'est cependant pas plus certaine, puisqu'elle repose sur l'acceptation de dates antérieures qui auraient besoin elles-mêmes d'être prouvées.

Darius fit de grandes choses. Il institua une organisation puissante ; l'Occident n'avait jamais rien vu de semblable. Il faut arriver à l'époque du principat romain pour retrouver des traits pareils quant à la concentration des forces, quant à la nature des moyens employés pont' y parvenir. Mais ce que le principat romain est loin de posséder à un degré aussi éminent, c'est la richesse accumulée et la production extraordinaire des provinces perses à l'époque de Darius. Ce qu'il n'eut qu'ail siècle d'Auguste, c'est un développement intellectuel d'une valeur analogue à celle qui détermina la formation du mazdéisme et anima la philosophie et les arts de l'antiquité ; tout ce qu'apprirent les Grecs, tout ce que Platon enseigna de sérieux, tout ce que les écoles archaïques produisirent de chefs-d'œuvre eut, à l'époque de Darius, son foyer et son prototype dans l'Asie occidentale. Mais ce que les Romains ne connurent et ne pratiquèrent jamais, pas même sous le règne tant célébré des Antonins, ce fut cette douceur systématique appliquée à l'administration des peuples, devenue de règle depuis Cyrus, et à laquelle Darius se montra si régulièrement fidèle. Non-seulement les sujets furent traités avec des soins particuliers, mais les rebelles trouvèrent une indulgence étendue que les circonstances le permirent. Les témoignages que j'en ai donnés ne sont pas suspects : ils proviennent des Grecs eux-mêmes. Si ces garants haineux ne l'affirmaient pas, peut-être aurait-on quelque peine à se persuader que Darius, ce promoteur d'une foi nouvelle, ce convertisseur armé des feudataires iraniens, ait pu garder la tète assez froide au milieu des emportements de son zèle pour ménager les sanctuaires étrangers avec la délicatesse soutenue qu'il imposa à ses généraux. Le régime perse sons Darius, comme il l'avait été sous Cyrus, fut le plus éclairé et le plus sage que l'antiquité ait connu.

Il est singulier et digne de remarque que cette disposition de la politique perse et lui façon complète dont le chef de cette politique s'en pénétra donne le ton il la souvenance toute légendaire d'ailleurs conservée par les historiens persans des rapports de Kishtasep-Darius avec l'Occident européen. Ici il ne s'agit que de faits très-voilés, très-effacés, très-frustes : mais l'impression qui en résulta sur l'esprit iranien a survécu ; elle est encore on ne peut plus vive, et j'ai plaisir à la reproduire comme une marque singulière de la manière dont l'esprit des peuples peut être affecté par une phase de l'histoire.

Kishtasep, représenté comme mie sorte de chevalier errant, s'éloigne de l'Iran pour aller chercher des aventures ; il se dirige vers la mer d'Ionie et arrive sur la plage. Là il rencontre un vieillard illustre qui à une granule vaillance guerrière unit un esprit profond et sagace. Ce philosophe est habile à pénétrer les secrets de l'avenir, et il sait beaucoup de choses que le commun des hommes ignore. Il se nomme Hyshwy ; je n'hésite pas à y reconnaître Hégésistrate, le devin attitré que Mardonius avait dans son armée[5].

Kishtasep, en apercevant ce sage vénérable, le salua et lui parla ainsi, au dire de Ferdousy : Que la sagesse accompagne la pureté de ton âme ! Je suis un prince fou de la gloire, et je suis venu de l'Iran ; réfléchi, ferme de cœur, je veux occuper la mémoire des hommes. Je vais traverser cette mer sur un navire ; fais donc une prière » propitiatoire qui protège ma tête, toi qui connais les sorts !

Hyshwy ou Hégésistrate répondit : Pas de cuirasse ! pas de casque ! pas de pillage ! Accueille mon conseil dans ton oreille : Ne passe pas la mer, et dis-moi quelque chose qui me montre que tu veux bien agir. A quoi reconnaitrai-je en toi les intentions et la nature d'un chef ?

Puisque rien n'est caché pour toi, repartit Kishtasep, je ne te refuserai rien, ni ma couronne, ni mon cheval, ni mon argent, ni mon épée.

Hyshwy-Hégésistrate se donna alors tout entier au héros, et ils partirent ensemble. Ils entrèrent dans un canton de la terre ferme qui avait environ trois farsakhs de longueur et contenait beaucoup de cités. C'était la résidence du souverain de l'Occident. Là vivait un brave guerrier nommé Nestar ; Kishtasep chercha à s'en faire un ami, et n'y réussit point. Il faut se rappeler que le père de Pisistrate et l'auteur de la lignée était Nestor. Ici ce nom fait allusion à l'intimité d'Hippias avec les Perses et au peu de résultats qu'ils en tirèrent.

Kishtasep crut ensuite pouvoir trouver des alliés dans Sarban et dans Bourab. Le premier était chamelier du roi d'Occident. Le second était forgeron. Dans l'un On retrouve les Syropæoniens, colonisés sur la terre d'Asie au retour de l'expédition du Danube, et dont les chefs avaient frappé l'imagination de Darius en lui faisant voir leur sœur, un vase d'eau sur la tête, tournant son fuseau, et conduisant un cheval à l'abreuvoir, la bride passée au bras. Dans l'autre, on a les Perrhæbes thessaliens, si prompts à se soumettre aux Perses.

Kishtasep fit ensuite la connaissance d'un chef de village qui l'accueillit amicalement, et se vanta d'être lui-même de la race de Férydoun. Je serais porté à retrouver dans cette figure le roi macédonien Amyntas, dévoué aux Perses, dont le peuple était étranger à la rare hellénique, et qui se prétendait Héraclide. Un prince aspirant à une origine héroïque étrangère au pays où il régnait, a dû rappeler à l'esprit des Perses le plus grand des hommes, le libérateur, le bienfaiteur de leur nation, celui qui avait lui aussi écrasé des dragons.

Ainsi appuyé sur les Syropæoniens, représentés par Surban ; sur les Perrhæbes de Thessalie, figurés par Bourab, et sur les Macédoniens, Kishtasep épousa la fille aînée du souverain d'Occident, Kétayoun, c'est-à-dire qu'il fit l'acquisition de quelques-unes des Cyclades représentées par Kythnos, et en effet cette île fournit son contingent aux flottes perses[6]. Kishtasep se trouva établi à la fois et sur le continent et dans les îles de l'Hellade, et en état d'y faire la loi. Hyshwy-Hégésistrate applaudit à ses succès, et lui prédit pour toutes ses entreprises une heureuse issue.

Il y avait un Grec appelé Myryn qui voulait épouser la seconde fille du roi d'Occident. Il lui fut imposé comme épreuve de tuer un loup monstrueux retiré dans la foret de Fasekoun. Myryn, conseillé par Hyshwy, recourut à Kishtasep, qui tua lui-même le monstre, et Myryn épousa la fille du roi.

C'est ici l'expédition dans la Phocide ; mais, comme je l'ai déjà fait remarquer, ce qui est attribué par Ferdousy à Kishtasep-Darius l'est par Hérodote à Xerxès, et cependant nous avons la preuve que l'opinion des annalistes persans est bien ancienne, puisque nous la trouvons dans Ctésias. Quoi qu'il en soit, et puisque le moment n'est pas encore arrivé de discuter ce point, bornons-nous à remarquer que les Perses envahirent la Phocide, sous la conduite des Thessaliens, en suivant la vallée du Céphise, et qu'à Abas ils prirent et pillèrent un magnifique temple d'Apollon. Ici on retrouve l'idée première de la légende dans le dieu tueur de loups de la Phocide.

L'aventure de Myryn terminée, Kishtasep fut encore sollicité par un prétendant à la main de la troisième fille du roi. Il se nommait Ahrena, et il lui était imposé de combattre un dragon habitant dans la montagne de Sekyla . Nous trouvons ici Hiéron et la Sicile, et en effet Gélon, roi de Syracuse, et son frère Hiéron gardèrent pendant les guerres médiques une attitude très-amicale pour les Perses.

Le trait dominant est le souvenir de la demande constante d'intervention, de 'secours et de protection, adressée au Grand Roi par les dynastes et les États grecs dans leurs démêlés intérieurs. Voici maintenant une allusion à la guerre qu'ils se faisaient de cité à cité, et où l'appui de la puissance perse n'était pas moins sollicité.

Élyas régnait dans le pays des Khozers. Il était fils du sage Mehras. Le roi d'Occident voulut l'attaquer, et ses deux gendres, Myryn et Ahrena, l'avertirent de son imprudence. Mais Kishtasep le rassura et se fit fort de lui donner la victoire. Il n'y manqua pas ; il battit Élyas, le fit prisonnier, et le força à reconnaitre l'autorité du roi d'Occident.

Nous avons ici trois noms pour nous guider : Élyas, Mehras et le nom du peuple Khozer. II s'agit des Éléens qui arrivèrent trop tard à Platée, mais qui cependant avaient pris ouvertement parti contre les Perses et leurs alliés hellènes. Ferdousy vante la sagesse du père d'Élyas et en fait un homme expérimenté. Les Éléens avaient en effet parmi eux un grand nombre de devins et de prophètes célèbres dans toute la Grèce.

Le roi d'Occident se voyant, grâce à l'appui de Kishtasep, maître des contrées qui l'avoisinaient, porta alors ses vues plus haut, et prétendit se rendre l'Iran trinitaire. Il envoya au roi Lobrasp un ambassadeur appelé Kalons, homme éloquent et rusé. Il est certain que les Athéniens eurent à Suse un envoyé nommé Kallias[7]. Kishtasep approuva la démarche de son beau-père ; mais quand l'armée perse, accourue pour châtier la présomption de celui-ci, vit se présenter devant elle Kishtasep lui-même, tous les cavaliers mirent pied à terre et saluèrent leur roi. Le beau-père averti fût comblé de joie en apprenant cette nouvelle ; il embrassa son gendre, et celui-ci, après avoir assisté à des fêtes auxquelles prirent part Iraniens et Grecs, retourna dans son empire, emmenant avec lui Kétayoun, qui devint mère d'Isfendyar-Mardanshah ou Mardonius.

Je le répète : les traits principaux des relations entretenues entre la Perse et la Grèce sont bien conservés dans ce récit romanesque : intervention des Iraniens sur la demande des Hellènes ; protection donnée ; rapports constants ; pas de sujétion, et, ce que nous verrons se développer désormais, iront marqué chez les Perses pour les devins, les médecins, les conseillers de tout genre qui leur sont abondamment fournis par l'Hellade.

Avant de terminer ce qu'il y a à dire pour compléter le règne de Darius, il faut revenir sur un point déjà touché, l'intérêt que les Perses attachaient à l'extension des connaissances géographiques, et qui parait s'être soutenu pendant toute la durée de la dynastie achéménide. Cependant ce fut surtout sous Darius que se manifesta cette préoccupation. J'ai montré que les expéditions iraniennes dans l'est avaient fait connaître les pays de la Caspienne assez éloignés, et que L'entreprise contre les Scythes du Danube avait fourni aux auxiliaires ioniens leurs renseignements sur les contrées situées au nord de l'Euxin. En outre, à la suite d'un accident arrivé à Darius, un empirique, originaire de Crotone, amené par hasard à Suse avec les esclaves de Polycrates de Samos, ayant guéri le roi, puis sa femme Atossa, qui souffrait d'une tumeur au sein, inspira à celle-ci un vif désir d'avoir des détails sur les parages lointains d'où son médecin était originaire. Quinze Perses, hommes graves et considérables, furent chargés par Darius d'aller visiter les côtes maritimes de l'Hellade et de l'Italie méridionale. Démokédès, l'aventurier crotoniate, qui ne cherchait qu'un moyen de s'enfuir, s'engagea à les conduire partout. Il leur fit -visiter les côtes de la Grèce ; mais quand ils furent arrivés avec lui à Tarente, il les dénonça comme espions, les fit arrêter, et se sauva dans sa ville natale. Les Perses, ayant réussi à se dégager des mains qui les retenaient, poursuivirent le fugitif. A Crotone, on refusa de le leur livrer, et on les dépouilla. Ils s'embarquèrent de nouveau, et le mauvais temps les poussa sur la côte iapyge, où on les mit en prison ; mais un Tarentin, nommé Gillus, chassé de son pays pour des causes politiques, trouva là une occasion de faire ses affaires ; il les délivra, les ramena sur le territoire perse, et demanda pour récompense qu'on le rétablit dans ce qu'il avait perdu. Le gouvernement perse ordonna aux Cnidiens, alliés des Tarentins, d'intervenir en sa faveur ; ils ne réussirent pas, et cette question, qui ne pouvait intéresser beaucoup la politique iranienne, en resta lit. Ainsi le point le plus éloigné du côté de l'Europe occidentale qu'aient examiné les Perses fut la Iapygie.

Ils explorèrent les régions de l'Afrique intérieure comme ils avaient fait celles de la Scythie, à l'occasion de leur entreprise contre les Barcéens. Cela ne leur suffit pas. L'ancienne expédition du pharaon Néchos était restée dans le souvenir des peuples, et l'on ne doutait pas qu'il ne fût possible de faire le tour du continent. Seulement, comme les dangers et les fatigues effrayaient et que le temps à employer à une pareille œuvre semblait devoir être fort long, on ne trouvait pas de volontaires disposés à tenter l'aventure. Il fallut attendre jusqu'an règne de Xerxès, où une occasion se présenta. Un homme de grande naissance, Sataspès, fils de Téaspis, de la race des Achéménides, insulta une fille noble, fille de Zopyre, fils de Mégabyze, de cette famille dont le héros s'était mutilé pour faire rentrer Babylone sous l'obéissance du roi. Celui-ci indigné ordonna la mort du coupable. lais la reine mère, qui était salir de Marius, demanda el obtint que la sentence fut commuée en une condamnation il faire le tour de l'Afrique en partant d'au des ports de la Méditerranée et en revenant aborder ail fond de la mer Rouge.

Sataspès accepta, trop heureux de conserver la vie à de pareilles conditions. Il traversa le détroit. de Calpé, du moins on le crut ; mais, soit, que les tempêtes qu'il rencontra l'aient ensuite effrayé, soit que l'ennui d'une existence fort rude et de la contemplation trop prolongée de l'inconnu eût décidément brisé son courage, on le vit reparaitre au point d'où il était parti, aimant mieux s'exposer à toutes les conséquences de sa renonciation que de conserver la vie au prix où elle lui était vendue. Ce retour exaspéra le roi et ceux qui s'attendaient à apprendre de lui des choses importantes sur la configuration du globe ; il faut le croire du moins, car on le mit à mort sans compassion.

Je passe maintenant au règne de Xerxès.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, VI, 42.

[2] HÉRODOTE, VI, 20.

[3] HÉRODOTE, VI, 1.

[4] HÉRODOTE, VI, 119.

[5] HÉRODOTE, IX, 37.

[6] HÉRODOTE, VII, 90.

[7] HÉRODOTE, VII, 151.