HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE VII. — GUERRES SUR LA FRONTIÈRE DU NORD-EST.

 

 

La Sogdiane et la Bactriane avaient été rendues à l'empire par les conquêtes de Cyrus, et on a vu que ce prince avait porté au delà les anciennes frontières. De ce côté, les rapports avec les nations scythiques étaient bien autrement multipliés et étroits que du côté de la Thrace. Non-seulement les hostilités s'y maintenaient à l'état pour ainsi dire permanent, mais la population locale, bien que considérée comme iranienne, y était en réalité scythique jusque très-avant dans le cœur même des territoires les plus iraniens ; de très-grandes maisons régnantes, comme celle des Çamides du Seystan, s'honoraient de cette origine, et en faisaient subsister avec honneur les mœurs, les habitudes, les prétentions, les idées, jusqu'au sein de la cour de Suse.

D'après les auteurs arabes et persans, les innovations religieuses apportées par Zoroastre et patronnées par le Grand Roi furent mal reçues par les Scythes de l'extérieur et aussi par ceux de l'intérieur. J'admets sans difficulté ce témoignage, et parce qu'il est naturel qu'une foi nouvelle trouve de l'opposition, et encore parce qu'il arriva sous les Arsacides une telle réaction contre le mazdéisme, provenant précisément des familles de race scythique, qu'on est bien obligé de croire à l'impopularité de cette doctrine auprès de tempéraments libres, fougueux, très-attachés à toutes les variétés de l'indépendance, qui ne voulaient pas se soumettre à des prêtres, se contentaient d'une religion de sentiment, sainte, à leur avis, par cela seul qu'elle venait des ancêtres, et ne se souciaient pas de métaphysique.

Les Çamides, bien qu'ayant accepté ou à peu près la suprématie de Darius, tout en affectant de le mépriser, firent d'abord une opposition si marquée au mazdéisme, que le Grand Roi jugea nécessaire lui-même les convertir à la tête d'une armée. Il se transporta donc dans le Nymrouz ou Seystan, et bien que sa présence eût déterminé une soumission complète, encore y fallut-il employer quelque contrainte, car le roi occupa le pays pendant deux années. Ce fut là qu'il reçut l'avis que les Touranys ou Scythes non-seulement se refusaient à accepter la foi, mais prenaient même prétexte de ce que Darius soutenait les dogmes nouveaux pour organiser un mouvement sur toute la frontière, ce qu'ils firent avec une si grande rapidité et tellement à l'improviste, qu'ils couvrirent brusquement la Sogdiane de leurs cavaliers, et avant qu'on cid pu se mettre en défense, ils avaient surpris et brûlé Balkh, massacré le père du roi, Lohrasp, qui s'y trouvait, enlevé ses deux filles, la sage Homaï et la douce Behaséryd, devenues captives, et avaient laissé à peine à une des femmes de Darius le temps de s'échapper pour lui porter la nouvelle de ce complet désastre.

Le monarque offensé se mit sans tarder en campagne ; mais le Shah-nameh fait remarquer qu'il était dans de mauvaises conditions de succès. Bien que réconcilié avec son frère Zéryr, probablement l'Artaban dont parle Hérodote, et auquel il avait confié avec la garde de son étendard le commandement en chef de l'armée, bien que soutenu par les conseils de Djamasp, personnage d'une grande sainteté, pontife de la nouvelle religion, il n'avait pas l'avantage du nombre ; les Seystanys, mal convertis, ne lui donnaient pas leur secours, et il n'était pas plus certain de la bonne volonté de beaucoup de feudataires et des plus grands. Ce qui est positif, c'est que parmi les chefs qui l'accompagnèrent clans son expédition, on ne voit aucun des membres de ces puissantes maisons dont les pères avaient figuré auprès de Cyrus et de Cambyse. A dater du règne de Darius, ces vassaux se retirent graduellement de la cour pour vivre dans leurs domaines, et ne reparaissent plus que lors de la réaction féodale des Arsacides.

Les principaux personnages indiqués autour de Darius-Kishtasep sont d'abord Zéryr et Djamasp, que je viens de nommer tout à l'heure ; puis Isfendvar- Mardanshah, encore très-jeune à l'époque du sac de Balkh, et qui, devenu le héros du règne, sera si célèbre par la suite et si bien connu des Grecs sous le nom de Mardonius. Il était fils de Darius. Après lui vient Nestour, fils de Zéryr, suivant Ferdousy. Ce nom n'est pas iranien ; il est grec, et on y reconnait une prononciation la peine altérée de Nestor. Le capitaine qui le portait doit avoir été un de ces nombreux condottieri hellènes répandus depuis tant d'années dans toutes les armées asiatiques. Auprès de Nestour ou Nestor figuraient ses trente-sept fils, parmi lesquels Ardeshyr ou Artaxerxès tenait le premier rang après Isfendyar-Mardanshah. On cite encore Shydasep et Khosrou, revêtus tous deux d'un titre royal, mais dont la généalogie n'est pas donnée, et Shyrou, et Kédamy, et Nywzar, enfin de braves cavaliers, d'après l'opinion de Ferdousy, mais non pas des hommes de grande race.

Les Touranys, de leur côté, combattaient sous un roi descendu d'Afrasyab, grand zélateur de la religion des aïeux, et qui se nommait Erdjasep. Il n'est nullement donné comme le souverain universel du Touran ; c'est le chef d'une des nations de cette contrée, dont les possessions avoisinent les frontières iraniennes. Erdjasep a pour principaux conseillers deux hommes d'une énergie redoutable, Byderfesh et Namkhast. Kehrem et Endyrman, guerriers intrépides, étaient ses frères. Gourgsar, grand pillard, grand bruleur de villes, le plus habile des Touranys à bien conduire une incursion, était frère de Byderfesh. Keshash, Houshdyn, Tebeh, n'étaient guère moins illustres parmi les champions scythes. En outre, Erdjasep avait de redoutables alliés parmi les autres princes du Touran.

Ce pays, tel qu'il est décrit à l'occasion de cette guerre, ne ressemble plus à ce qu'on l'a vu au temps de Férydoun et de Menoutjehr, et c'est un signe certain qu'il faut attacher de l'importance à la description trop sommaire malheureusement qui nous en est restée. Des contrées dont les populations changeaient si souvent, constamment rejetées qu'elles étaient vers l'ouest, devaient modifier sans cesse leur physionomie ; en tenant compte de ce fait nécessaire, la Chronique persane nous engage à avoir bonne opinion de la vérité de ses tableaux.

On aperçoit qu'il existait trois États principaux : celui dont Erdjasep était le souverain, et qui avait pour capitale Rouyyin-dej ; un second, situé plus au nord, et dont le centre était Khellekh ; un troisième, qui avait pour cité maîtresse Ayas. Ces trois États étaient au delà du Djyhoun ou Iaxartes. Il semble qu'il faille les reconnaître dans le pays des Rhymni, dans celui de Kyreshata et dans celui des Aorses.

Les Rhymni étaient un peuple voisin du Rha ou Wolga. Ils s'étendaient jusqu'à l'Oural, dont les derniers embranchements méridionaux sont nommés par les géographes antiques tels que Ptolémée, les monts Rhymni. Ils comprenaient dans leur territoire un fleuve qui se jette dan la Caspienne et que le même auteur appelle Rhymnos. C'est le Djasoury actuel Itonyyin-dej ou la ville de Rouyyin semble avoir été située entre les deux cours d'eau. C'était une capitale considérable, où il se faisait un grand commerce, et qui parait avoir remplacé l'ancienne Bésila. On peut y voir l'entrepôt des marchandises qui passaient de l'Asie orientale, de la Chine proprement dite et de l'Inde, dans les territoires du nord de l'Europe, pour descendre de là vers l'Euxin, et alimenter en partie la vie active des colonies grecques de la Propontide. Comme c'était le point le plus distant de la frontière iranienne, les Scythes vainqueurs y avaient transporté la famille de Darius, prisonnière après la surprise de Balkh.

Ayas ou la ville des Aorses s'élevait à l'embouchure du Iaxartes, sur la rive droite, confinant au pays de Rouyyin ou Rhymne ; quant à Kyreshata, cette cité était placée à l'autre extrémité de la ligne frontière, à l'est, aux sources mêmes du Iaxartes, dans un district qui touchait à la fois aux tribus massagètes et aux Sakas non iraniens, habitant sur ses limites méridionales. Erdjasep et ses alliés constituaient donc l'agglomération entière des peuples scythes vivant entre et l'embouchure du Iaxartes.

La guerre fut rude, et commença pour les Iraniens par une série de défaites. La plupart des chefs qui les commandaient furent tués. Cependant le pays des Aorses fut occupé, et Kyreshata ou Khellekb pris par les Iraniens.

Une seconde expédition, dirigée par Isfendyar-Mardanshah ou Mardonius, porta la soumission et la conversion chez les Scythes. Pourtant la résistance n'avait pas été moins vive que la première fois ni le succès moins disputé. Si Mardonius réussit à battre les Touranys et à leur imposer la paix, il ne parvint pas à prendre Rouyyin ni à délivrer la famille royale. Devenu suspect à Darius et calomnié par un de ses parents, appelé Kerzem, il fut dépouillé de son commandement et jeté en prison. A dater de ce moulent, les Iraniens eurent le dessous, et d'une manière si désastreuse, que le roi, conseillé par Djamasp, se repentit de ce qu'il avait fait, tira Mardonius de prison, et lui rendit avec ses bonnes grâces la direction des affaires. Alors tout changea de face. Le chef habile partit avec un prêtre, nommé Peshouten, issu de Zoroastre, et qui lui fut adjoint non-seulement comme directeur ecclésiastique, mais encore comme lieutenant. Se dirigeant vers Rouyyin à la tête de dix mille cavaliers d'élite, il atteignit cette ville, et la surprit. Il délivra la famille du roi, tua Erdjasep, mit à la place Kehrem, fils du roi scythe, et rentra triomphant sur les terres de l'empire, ayant réduit les Scythes a ne plus oser remuer.

En mettant bout à bout les deux récits d'Hérodote et de Ferdousy, on trouve un résultat historiquement raisonnable. Soit en Europe, soit en Asie, la frontière septentrionale de la monarchie avait pour menace perpétuelle les immenses masses de peuples scythes ou touranys. Jusqu'à ce moment, non ne voit encore apparaître parmi elles que des tribus arianes. Elles sont inquiétantes ; elles reprennent quelquefois l'offensive d'une manière vive ; cependant elles ne réussissent plus à reprendre la supériorité que les armes de Cyrus leur ont fait perdre pour jamais, et elles restent contenues dans leurs domaines.

J'ai réservé jusqu'ici, polir faire ressortir celte vérité, l'opinion de Ctésias sur les guerres scythiques de Darius. Rien que cet historien craigne évidemment de choquer les exagérations aimées des Grecs, la façon dont il est renseigné l'oblige représenter les choses sons un jour assez vrai.

Comme Hérodote, il ne tient compte que de la partie de la lutte qui eut pour théâtre les rives du Danube ; niais, comme Eschyle aussi, il établit que Darius n'était pas en personne présent aux premières hostilités, car il parle de deux campagnes et non pas d'une seule. Il fait commander l'armée par Ariaramnès, satrape de Cappadoce, et celui-ci arrive sur la frontière avec seulement trente bâtiments de cinquante rameurs chacun, ce qui ne permet pas de supposer un corps d'invasion bien considérable. Cependant le général perse bat les Scythes et fait prisonnier le frère de leur chef, Marsagetès. Voilà la première expédition. Mais c'était trop réagir contre le goût des Grecs que de présenter les choses si simplement. Ctésias admet donc une seconde campagne, dirigée cette fois par Darius lui-même ; et renchérissant sur Hérodote, il parle non pas d'une armée d'invasion de sept cent mille hommes, mais bien de huit cent mille. Darius passe le Bosphore, puis le Danube, sur des ponts. Les hostilités s'annoncent comme devant être terribles. Toutefois, de ce bruit il ne résulte rien : Darius ne reste que quinze jours au delà du fleuve ; au bout de ce temps, le roi des Scythes ayant échangé avec lui des arcs, le fils d'Hystaspes remarque que ceux de son ennemi sont plus forts que les siens ; la terreur le prend, il s'enfuit, et laisse derrière lui quatre-vingt mille hommes que le prince scythe fait égorger. Ici se place une légende honorable, au point de vue grec, pour les habitants de Chalcédoine : Ctésias assure que Darius, dans sa fuite, fit brûler leurs temples et leurs maisons, parce qu'ils avaient essayé de rompre le pont de bateaux qu'il avait sur le Bosphore. C'est une sorte de version altérée de la négociation des Scythes avec les Ioniens à propos du passage du Danube.

En réalité, les expéditions scythiques au temps de Darius se réduisent à des résistances sur la frontière, à des essais de compression et des reconnaissances poussées plus ou moins loin dans le but d'acquérir quelques notions sur la nature et les ressources des pays hostiles. On n'aperçoit clairement aucune action considérable, rien qui ait pu porter le Grand Roi à se substituer lui-même à ses généraux et à abandonner la direction plus importante de l'empire, rien qui ait menacé un instant ni l'existence ni l'équilibre de ce grand corps, et, en somme, le résultat consenti par les historiens grecs, malgré la malveillance évidente de leurs relations, fut d'établir la suprématie incontestée des Perses jusqu'au sommet de la Caspienne d'une part, et de l'autre jusqu'à l'Adriatique.