Au temps de Darius et même pendant toute la durée de sa dynastie, les Iraniens n'ont pas connu ce dualisme resté pour nous le trait capital de leur religion. ils avaient pensé jusqu'alors et ils continuèrent à croire que la nature, essentiellement bonne, était tourmentée par des influences malfaisantes ; mais ils n'admettaient pas l'égalité entre les puissances contendantes. Ce ne fut que vers l'époque des Séleucides qu'ils changèrent d'avis, et adoptèrent le système chaldéen des ezdads[1]. La grande innovation du réformateur, ce fut d'organiser le monde céleste. Ormuzd ou Ahoura-Mazda, qui personnifiait l'idée divine, devint plus réellement qu'autrefois le chef des amshaspands, amesha-çpentas, les saints immortels, âmes véritables des parties pures de l'univers. Van-Humano ou Bahman était la pensée qui éclaire les intelligences ; Asha-Vahista ou Ardi-Behescht fut la pureté, l'antagoniste du mal ; Khshatra-Vairya ou Shahryver, était l'eau, véhicule de la vie ; Çpenta-Armaïti, la terre, nourrice universelle ; Haurvatat, la richesse, et non pas telle que les Grecs et les Bo mains se la figuraient sous le nom de Plutus ; mais la richesse représentée par le travail agricole, généreux et toujours ennoblissant pour les populations qui l'exercent. Les Parsys, dans leur dialecte actuel, nomment cet amshaspand Khourdad. Le dernier de ces grands dieux qui ne se partageaient pas la création, mais qui en animaient chacun une des forces principales, était Ameretat, et celui-là donnait l'immortalité à l'ensemble, ou plutôt il était lui-même l'immortalité de l'ensemble ; on le définissait comme constituant la joie intime existant clans le cœur de tout être attaché à son devoir. Ce qui était sémitique dans cette conception, c'était la définition isolée de chaque force ; ceci n'aurait pas eu lieu autrefois. Le naturalisme, iranien n'avait jamais su l'imaginer. Ce qui l'était encore plus, c'était le lien établi entre les sept amshaspands et les sept planètes ; par cette voie, l'astrologie, comme science théologique, s'introduisait dans la conscience des peuples qui n'en avaient rien connu jusqu'alors, et l'aspect visible des corps célestes, considérés de plus en plus comme les corps mêmes des amshaspands, conception tout à fait occidentale, jeta l'idéalisme mazdéen sur la voie du symbolisme ; il ne répugna plus autant que par le passé aux formes d'un culte régulier : érection de temples, inauguration d'objets matériels considérés comme sacrés, et ensuite, un peut plus tard, statues véritables, résultats abhorrents à l'ancienne notion religieuse. Les preuves de ces changements clans L'esprit national se montrent déjà sous Darius, lorsque ce prince, voulant témoigner de sa reconnaissance après le passage heureux du Bosphore, érigea un autel, dit Ctésias, deux colonnes, assure Hérodote, et dédia le monument à Ormuzd. C'est encore ainsi qu'allant gagnant dans cet ordre d'idées, les Perses construisirent en Cappadoce un temple à Anaïtis et à Omanos. Ces divinités, bien étrangères assurément à la piété iranienne des anciens temps, et filles l'une et l'antre de l'imagination sémitique, furent représentées clans ce sanctuaire sous la forme humaine. Je n'insiste pas sur cet excès, qui ne vint, je le répète, que tardivement, mais qui devait nécessairement résulter des principes posés par Zoroastre. Puisque ce prophète classifiait, suivant le goût araméen,
les forces de la nature, il ne pouvait pas s'arrêter au nombre sept, et cela
d'autant moins que le rapport des amshaspands avec les planètes étaient admis.
L'armée céleste, tout entière étendue sous les yeux du croyant, demanda des
âmes qu'on ne lui refusa pas. On proclama la diffusion des yazatas, izeds,
essences de tout ce qui se conçoit individuellement dans la nature et qui a
nécessairement sa brillante représentation dans les cieux. Les pays divers,
les contrées, les peuples, eurent leurs izeds. C'étaient avant Zoroastre les
impressions divines produites par l'aspect de toute région sur rame réfléchissante,
et le Grand Cyrus peut-être l'avait compris ainsi, car il faut se délier
beaucoup de tout ce que rapporte à son sujet Xénophon dans son roman
pédantesque, On appelait encore izeds certaines vertus de valeur divine, particulières à certaines personnes. Ainsi Ammien Marcellin nous apprend que sous les Sassanides on ne communiquait les projets militaires et les plans de campagne qu'a des chefs d'un rang élevé, chez lesquels la discrétion la phis absolue était assurée comme prérogative inhérente à leur sang. Je cite volontiers ce renseignement, bien que provenant d'une source relativement moderne, parce qu'il présente d'ailleurs un caractère incontestable d'antiquité. Les jours avaient aussi leurs izeds qui les animaient à produire le bien ; un troupeau de chevaux avait son ized, en tant que composé de bêtes bien portantes, jeunes, florissantes ; en un mot, l'ized représentait partout la vie et la santé morale et physique, avec corrélation a un corps céleste quelconque dont l'action dominait sur la partie terrestre de l'être ou de la chose observée, et maintenait le lieu universel à travers l'ensemble de la création d'Ormuzd. Ce qu'on pourrait appeler la substance idéale du monde
s'étendait plus loin encore, et multipliait bien au delà son individualité.
Avec les amshaspands, avec les izeds, il y avait les férouers ou fraourvas,
c'est-a-dire les types de tous les êtres créés, sans exception, pourvu qu'ils
fussent purs, c'est-à-dire qu'ils appartinssent a la vie : férouers des
hommes et des femmes de l'Iran, férouers des chiens, des chevaux, des
troupeaux ; férouers enfin de ce qui existe. Ces types, issus de la force
agissante de la nature, étaient vénérés dans leur état premier et alors
qu'ils ne s'étaient pas manifestés encore ; mais on leur accordait le même
respect lorsqu'ils venaient à se produire sous la forme plastique, et encore
après quand ils avaient abandonné cette forme. On ne peut s'empêcher de
remarquer ici combien cette doctrine était profonde et en même temps combien
elle s'oppose aux systèmes de rémunérations et de châtiments éternels. Le
férouer de l'homme iranien était pur ; le corps dans lequel il entrait
l'était également, par cela seul qu'il était iranien, et pour la même cause,
lorsque la mort arrivait, le férouer restait pur a jamais. Les erreurs, les
fautes, les crimes dont la carrière humaine pouvait être marquée ne
constituaient que des accidents transitoires, et ne requéraient pas une
peine. Le fait seul de cesser d'être Iranien, c'est-à-dire d'avoir commis de
tels manquements que cette qualité était en quelque sorte effacée, livrait le
coupable au destin qui attendait sûrement les créatures étrangères a En réalité, les férouers, les izeds, les amshaspands et le
chef suprême Ormuzd avaient été connus jusqu'à Zoroastre, mais vaguement
distingués de l'ensemble de la nature ; le prophète ne les en sépara pas
positivement, seulement il les superposa, les classa dans un ordre
hiérarchique, et de cette manière, comme je l'ai dit, non moins que par
l'adoption des sciences astrologiques et de tout ce qui s'y rattachait, il
inclina vers les religions de l'Assyrie comme on ne l'avait pas encore fait,
tout en s'efforçant de maintenir un point capital fort étranger à leurs
doctrines, en refusant de reconnaître pour divin tout ce qui était mauvais.
Zoroastre ne parait pas avoir autrement dogmatisé sur l'existence d'Ahriman,
de ses anges, au nombre de six, de ses démons, opposés aux izeds, et de ses
l'écoliers, opposés à ceux de Ce fut encore une institution importante que celle d'un
clergé. L'effet s'en est fait sentir jusque dans le scia de l'Islam persan. Là,
l'imitation des mœurs de Babylone est flagrante. La complaisance avec
laquelle Le titre de mages donné
par les nations occidentales aux prêtres zoroastriens, et qu'ensuite les
Arabes de l'époque musulmane ont reproduit sous la forme de madjous, ne parait nulle part dans l'Avesta, où l'ancienne
dénomination d'athrava, c'est-à-dire de
pontife du feu, est la seule qui soit employée comme qualification générique
du prêtre. Les historiens ont pensé, ainsi que je l'ai dit plus haut, que le
nom de mages provenait de la tribu médique
qui le porte, et sur cette base on a cherche a édifier l'hypothèse d'une
tribu sacrée vouée exclusivement aux fonctions sacerdotales, à l'exemple des
lévites d'Israël. Mais aucun fait ne démontre, il s'en faut, qu'il aucune
époque les Perses aient consulté la naissance pour consacrer un prêtre. Il a
dû arriver qu'une famille devenue ecclésiastique a élevé ses enfants dans la
même vocation, et cela se fait ainsi au Guzerate ; mais ce n'est là qu'une
affaire de convenances, et sous les Sassanides mêmes, où le parsisme
atteignit à sa maturité, on n'a jamais considéré comme nécessaire qu'un
candidat à la prêtrise fia fils de prêtre. En même temps, il est hors de
doute que les pontifes de Cette solennité revenait tous les ans à l'anniversaire de la mort du faux Smerdis. Non-seulement on ne saurait accepter que le profond respect porté par les fidèles aux interprètes de la foi mazdéenne eût jamais permis un outrage aussi violent, tuais il faut considérer surtout combien il eût été peu mérité, puisque le crime qu'il s'agissait de venger avait été complètement étranger aux sectateurs de Zoroastre. C'est donc bien aux mages chaldéens que s'adressait le châtiment, puisqu'ils étaient les coreligionnaires et les complices du faux Smerdis. Ils appartenaient à cette nationalité serve des Perses qui avait cherché à réagir contre ses vainqueurs au moyen d'une substitution de personne et d'une usurpation de puissance. Il était donc en quelque sorte légitime que les Iraniens voulussent perpétuer le souvenir de leur triomphe sur une population refoulée dans son devoir, en le rappelant aux ministres d'un culte qui n'était pas le leur. Ainsi les mages, forcés pendant les fêtes de la magophonie de se dérober à la vue des Iraniens, n'étaient pas des mazdéens, c'étaient des prêtres d'idoles araméennes, et les injures dont la population dominante les poursuivait pendant un temps consacré n'étaient que l'expression d'un mépris toujours vivace, mais contenu pendant le reste de l'année. Le gouvernement des Achéménides devait se montrer favorable aux progrès du mazdéisme. Les pouvoirs qui ont à régir des populations diverses aiment les transactions et surtout en matière religieuse. Ils y trouvent des moyens d'action qui leur plaisent et semblent rendre leur tâche plus facile. Ils se figurent aisément y rencontrer des ressources pour pacifier, apaiser, conduire les esprits dans un sens uniforme, et qui par cela même leur convient. Toutefois les résultats atteints ne sauraient nulle part être absolus, et en ce qui concerne les nations iraniennes, ils ne le furent jamais. Le mazdéisme, de quelque protection qu'il ait été entouré par les Grands-Rois, ne constitua en définitive qu'un élément de discussion ajoute à ceux qui existaient déjà. Il fut la religion de l'État ; il n'absorba pas les autres cultes. A côté de lui, les idées araméennes pures continuèrent à subsister ; les temples polythéistes de l'Asie Mineure ne se fermèrent pas, et dans la partie orientale de l'empire, la façon ancienne de concevoir et de pratiquer les dogmes nationaux ne fut nullement abrogée, et opposa aux novateurs des résistances invincibles et que nous verrons se produire dans toute leur turbulence sous le règne des Arsacides. Les populations scythiques, principalement au dehors et au dedans de l'empire, n'acceptèrent pas tin système contraire à leurs principes d'indépendance, et refusèrent surtout de se plier à l'obéissance vis-à-vis de ce clergé puissant dont l'institution était peut-être ce qui nattait le plus le gouvernement de Suse et lui paraissait le mieux répondre à ses vues. Il en résulta que la religion nouvelle maniée par la politique ne fut pas toujours tolérante, et traita les manquements de foi en crimes politiques. Mais d'autre part, ces résistances mentes rencontrées partout et les motifs assez mondains de la conversion des Grands-Rois produisirent ce singulier phénomène que, bien qu'élevé à la dignité de culte national, qu'il devait conserver toujours, le mazdéisme ne put empêcher ses augustes promoteurs de s'abandonner à de nombreuses infidélités. Placés sous des influences de nature contrastante, les Achéménides se laissèrent souvent aller à accepter et à recommander des doctrines fort étrangères à ce qu'avait précité Zoroastre. Le culte d'Anaïtis leur dut de l'éclat, et on verra encore d'autres marques de leurs hésitations. Quoi qu'il en soit, la religion nationale, plus ou moins victorieuse, plus on moins discutée, était fondée désormais, et elle n'avait plus qu'à suivre des destinées qui devaient être jusqu'à la fin celles de la race iranienne elle-même. |