HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE II. — RÉFORMATION RELIGIEUSE.

 

 

L'époque de la réforme de Zoroastre a été controversée par les anciens comme par les modernes, et la recherche des dates qui s'y rapportent, des faits qui en constituent l'essence, a donné lieu aux plus grandes divergences d'opinion. Peut-être la question gagnera-t-elle en clarté lorsqu'on voudra la considérer non plus isolément, mais dans ses relations avec les événements dont les contrées iraniennes ont été le théâtre.

Darius fixa la constitution définitive de l'empire. Non-seulement ce qui fut établi alors devait durer jusqu'à la fin des Achéménides, mais en réalité le principe s'en maintient encore de nos jours. Alexandre ne fit qu'agrandir l'État et ne le modifia pas. Les Séleucides, qui tentèrent de l'helléniser au delà du besoin, perdirent promptement le noyau iranien, qui, sous les Arsacides et ensuite sous les Sassanides, reprit ses formes propres d'existence. La conquête musulmane ne put que disperser un instant les charbons ardents de cet inextinguible foyer ; il se reconstituai bientôt, jeta un éclat non moins vif que par le passé, avec cette unique différence que son action brilla beaucoup plus du côté de l'Inde et du nord que dans la direction occidentale, et aujourd'hui la Perse, épuisée par son ancienne activité peut-être plus encore que pal' un siècle de mauvais gouvernement suivi d'un autre siècle d'anarchie, de révolutions, de conquêtes étrangères, de ruine, voit encore, malgré le chiffre bien faible où en est réduite la population de ses provinces, voit, dis-je, sa langue dominer dans toutes les populations musulmanes jusqu'à pénétrer sur le territoire chinois jusqu'à Kashgar, et politiquement repoussée de la vallée de l'Euphrate, elle n'a pas discontinué de s'y montrer réellement présente, puisqu'à ce moment plus de trois cent mille familles persanes sont répandues sur toute cette région et rayonnent jusqu'à le côte de la Méditerranée, jusqu'en Égypte, en y apportant les idées de la mère patrie. Je ne parle pas des innombrables emprunts que la cour et le gouvernement de Constantinople ont fait jadis à l'étiquette et à l'administration iraniennes : tout cela se maintient, et si vive fut l'impulsion donnée, si puissante son influence, que dans le royaume hellénique, tout chrétien qu'il est, tout européen qu'il aspire à devenir, des traces vraiment persanes se font encore apercevoir dans les noms, dans les mots, dans les choses et même dans les mœurs. Pour qu'une fondation si solide ait pu s'effectuer et qu'une prépondérance si durable vienne nous étonner aujourd'hui, il faut évidemment que l'empire iranien, au temps où parut Darius ait possédé une accumulation de forces morales qui ne s'était trouvée nulle part jusqu'alors dans la même proportion et qui depuis n'eut jamais d'égale. Pendant de longs siècles, l'élément iranien et l'élément sémitique mis en contact avaient constamment travaillé à se combiner. La guerre, la conquête, la juxtaposition, la suprématie de l'une de ces forces sur l'autre, leur pénétration géographique, tout avait été commencé déjà à l'époque reculée des rois djemshydites, et avait continué pour ne jamais cesser. On s'était souvent marié, mais dans cet hymen indissoluble, Arian et Sémite, on ne s'était jamais aimé. Une forme d'idées n'avait pas cédé à l'autre, et aucune des deux ne s'était laissé effacer. Les Arians étaient énergiques, les Sémites irrévocablement obstinés. On avait donc toujours cherché et l'on cherche encore des compromis pour pouvoir vivre ensemble. C'est là l'existence entière de l'Orient, où les esprits tendent constamment, par une vieille habitude, à assembler des choses inconciliables, et y parviennent quelquefois momentanément dans la théorie, quelquefois aussi dans la pratique.

Rien de moins semblable à la démocratie mouvante des provinces occidentales de l'empire que la féodalité stricte et hautaine des régions du nord et de l'est, et pointant les conquérants araméens avaient forcé ces contrées réfractaires à accepter dans leur sein des colonisations sémitiques. Par le commerce, par les marchands, par les artistes, par les esclaves, les idées sémitiques s'étaient introduites à la longue et bon gré mal gré jusque dans le sein même des familles iraniennes. Il y avait eu de nombreuses alliances. Des populations entières, comme celles de la Médie et surtout de la Perside et de la Susiane, étaient mixtes. Le contact des notions, le frottement des préjugés réciproques, étaient donc incessants. Tant que les Sémites avaient été pour les Iraniens des vainqueurs, ceux-ci ne pouvaient entrer dans leur ordre d'idées ; c'était une désertion, et les peuples jeunes répugnent à ce qui ressemble à un pareil acte. Il en avait été de même, mais en sens inverse, lorsque les Iraniens avaient pris le dessus. Maintenant que l'empire était fondé et que le gouvernement général tendait, par la nécessité des choses, à faire graviter d'un même mouvement toute la masse unie, il était naturel que des tentatives de combinaison, de conciliation, de fusion, eussent lieu dans tous les sens et principalement sur le point le plus important de tous, sur le point religieux.

Dans les mœurs, une sorte d'unification avait dès longtemps commencé. La société iranienne faisait peu de chose pour ses rois, et ne trouvait pas en elle les moyens de faire davantage. Une fidélité militaire exacte, niais limitée au temps du service, une obéissance conditionnelle que restreignait le prestige supérieur de ces lois immuables auxquelles les souverains devaient être les premiers soumis, et qui constituait l'autorité suprême dans la nation, un respect, qui s'adressait plus au sang et à la famille du monarque qu'à lui-même, voilà ce que le vassal iranien pouvait et, bien plus, ce qu'il voulait donner. Ce n'était pas assez pour satisfaire aux besoins de prépotence d'un prince devenu le plus riche, le plus puissant des rois du monde, et qui apprenait de ses sujets sémites qu'il avait droit à tout attire chose. Ce potentat était d'ailleurs pleinement justifié à ses propres yeux de ne plus se contenter d'une autorité si précaire par l'évidence du peu de secours qu'elle donnait aux grandes obligations de soit État.

L'exemple des monarques assyriens, mèdes, lydiens, égyptiens, dont il avait reçu l'héritage, avait encouragé le Grand Roi à organiser dans toutes les contrées de sa domination cette immense domesticité qui est d'un usage si attrayant pour le maitre, et d'ailleurs si favorable aux développements de la démocratie, que jamais l'Asie n'a songé à s'en débarrasser. Remettre la garde de la personne royale à des gens qui ne dépendent que du prince et qui ne sont rien par eux-mêmes ; que l'ou précipite d'un geste dans le néant, i quelque hauteur qu'ils soient montés dans la faveur du prince ; qui ne possèdent leurs richesses que sons la condition de se les voir enlever du jour au lendemain ; qui sont admis, comme Haman, aux plus infinies faveurs de la familiarité du maitre, mais pour se laisser attacher sans résistance à la potence qui les attend au dehors, en sortant du banquet de la reine, il ne se peut rien de plus commode pour un gouvernement ; des hommes ainsi faits plaisent par leur néant même. On ne soupçonne pas en eux d'opposition dangereuse, et c'est ainsi que des charges de la cour on peut les mettre il la tête des grands gouvernements. On leur confie d'autant plus volontiers le maniement de l'omnipotence, que cette omnipotence, on la leur reprendra quand ou jugera devoir le faire, sans que personne les plaigne, sans que personne surtout les défende. Ils ont débuté par être bateliers, étendeurs de tapis, simples gardes ; ils sont devenus des satrapes ; mais en restant toujours des domestiques, on ne les a jamais considérés comme des princes ; on répète avec soin que ce sont des serviteurs royaux. Tandis que tel chef héréditaire d'un district médiocre compris dans les limites du territoire confié au domestique royal a le droit de frapper monnaie, et l'exerce, ces favoris qui finit trembler le feudataire en sont soigneusement privés, et quand ils osent l'usurper, comme Aryandès, par exemple, on les met à mort avec pleine justice, suivant le sentiment commun. J'ai remarqué en Perse à quel point cette doctrine est empreinte dans les esprits. Le gouvernement ne se croit pas le pouvoir de condamner sans jugement, de dépouiller en dehors des prescriptions légales un marchand, un artisan, à plus forte raison un homme de tribu ; non i que le fait n'arrive, mais outre qu'il est relativement rare, c'est une violence, un abus de la force, et personne ne l'approuve. Il se peut même qu'on en murmure très- haut et qu'il en arrive des conséquences fâcheuses. Mais que le caprice oppresseur tombe sur un domestique royal, depuis le premier ministre jusqu'au fendeur de bois, personne n'en prend souci, et chacun au contraire est d'accord que à souverain peut faire de ses gens ce qu'il veut sans qu'aucune loi divine ou humaine en soit blessée.

D'autre part, un état de choses qui parait si fâcheux pour ceux qui y sont soumis se maintient à perpétuité, parce que, sans cette condition, les avantages incalculables auxquels il permet de prétendre seraient absolument impossibles pour la plupart des gens. D'ailleurs on a vu que dans la pratique il s'en aillait que à droit absolu du maitre s'appliquer dans toute sa rigueur ; le nombre des domestiques montés assez haut pour faire des chiites complètes était extrêmement faible ; la plus grande partie de satrapes, ou des ministres, ou des généraux dépouillés de ce qu'ils avaient amassé, ne l'étaient que dans une mesure restreinte ; tous pouvaient raisonnablement espérer de laisser à leur famille et des ressources et un rang qui valaient la peine d'être conquis au prix de quelques périls, et le plus grand nombre des hommes qui servaient le roi ou les grands avaient à peu près la certitude, dans leurs sphères relatives, de se conserver à travers ses hauts et des bas dans des situations supérieures à leur point de départ. Le mérite particulier de cette organisation aux yeux des Asiatiques, et ce qui l'a toujours maintenue et la maintiendra toujours, c'est que, grâce à elle, il n'est pas d'ambition interdite à qui que ce soit : le plus mince des vagabonds peut prétendre à tout, s'il a le courage de tout tenter. Il n'a pas besoin de mérite, il lui suffit de conquérir la faveur d'un homme placé immédiatement au-dessus de lui et que rien ne l'empêche de dépasser plus tard et d'avoir à son tour pour serviteur. Les besoins d'imagination, si impérieux chez les Orientaux, trouvent leur compte encore plus que les intérêts réels dans ce désordre social.

Ces domestiques, qui ont toujours formé en Asie la classe dominante, la classe la plus nombreuse de la société et qui la composent encore, proviennent d'origines très-différentes et sont contraints d'apprendre l'égalité dans le milieu commun où ils se placent. Darius-Kishtasep, bien que d'une grande famille et issu du sang des Pasargades, avait commencé par être domestique de Cambyse et l'un de ses gardes. Personne ne le lui a jamais reproché. Les familles féodales ne pouvaient que trouver du profit à se débarrasser de leurs puinés en les mettant au service soit des satrapes, soit du souverain. Orœtès tenait à sa solde particulière un millier d'Iraniens, et quand ce gouverneur fut devenu suspect à la cour, il fallut user de précautions avec lui, car on ne savait pas si ses mercenaires ne prendraient pas plutôt son parti que celui du Grand Roi. Il y avait donc un grand nombre de gentilshommes des différents ordres qui cherchaient la fortune et la trouvaient souvent en dehors des habitudes héréditaires de leurs familles. Cette classe de serviteurs était lu plus favorisée en principe. Elle devait penser que puisque les Iraniens avaient formé l'empire, tontes les ressources de l'empire lui appartenaient à elle-même et lui devaient être distribuées ; il était difficile au gouverneur suprême de nier le fait et ses conséquences. Mais placé au sommet d'un si grand assemblage et beaucoup plus sensible à l'exécution de ses volontés qu'il des considérations favorables à des droits hostiles à ses vues, l'Achéménide éprouvait au moins autant de goût pour ses autres serviteurs que pour des nobles iraniens qui, à certains égards, se considéraient comme ses égaux et lui savaient mi gré médiocre de leur accorder ce qu'ils croyaient leur être dû. Il attirait donc de préférence dans sa familiarité intime et investissait d'un grand nombre de charges importantes des personnes appartenant aux races conquises, Assyriens, Phéniciens, Juifs et Grecs, et il leur trouvait ce mérite, qui était à ses yeux la raison d'être de tonte la caste des domestiques, de ne dépendre absolument que de son autorité et bien plus complètement que les stipendiés iraniens. Seulement, comme on ne pouvait pas s'élever ouvertement coutre le préjugé général des populations conquérantes en affectant de les mettre à l'écart, on avait emprunté aux dynasties sémitiques l'habitude de décorer d'un nom national, et par conséquent de déguiser en homme de race noble tons ceux, quelle que fut leur origine, qui entraient au service du roi. C'est ainsi que Néhémie, investi du gouvernement de la Judée, avait été appelé Attirsatha, et qu'Esther avait quitté pour ce nom arian, l'Étoile, son premier nom judaïque de Hadessa.

Cet usage est encore en vigueur de nos jours chez les Turcs, et plus d'un mercenaire étranger devenu pacha a laissé son nom européen pour prendre ceux mieux résonnants il une oreille orientale, de Khour-Shyd ou de Selim. Mais ce qui est plus curieux, c'est de voir que le même fait se passe en Russie. On y rencontre, et en assez bon nombre, des grands fonctionnaires, généraux, administrateurs, ministres plénipotentiaires, issus non pas à travers plusieurs générations, mais tout directement de parents tatares, kalmouks, arméniens ou autres, qui ont changé hier leurs noms nationaux pour des noms russes, ou qui ont au moins modifié les désinences de ces noms de manière à donner une physionomie approchant de celle des noms russes. Ils se trouvent ainsi nationalisés comme leur intérêt le comporte. Aucun fait semblable n'est jamais arrivé dans les domaines asiatiques des Français, des Anglais, des Hollandais, parce que ces trois peuples n'ont rien de commun avec les Asiatiques et se défendent de leur contact.

Les domestiques des différents degrés, des différents ordres, des différentes provenances, se mêlant et se déplaçant avec facilité, voyant de près beaucoup d'hommes et d'affaires, ont été le véhicule le plus actif de la propagation des idées par tout l'Orient. Ils sont communicatifs, parce qu'ils sont peu occupés ; ils racontent ce qu'ils savent, ce qu'ils ont vu et entendu ; ils ont moins d'idées arrêtées que les autres classes plus sédentaires et plus soumises à l'action constante des préjugés, et en religion comme en politique ils se laissent d'autant plus séduire par les nouveautés, qu'il est dans la nature de leur situation de marcher toujours volontiers au-devant de l'inconnu.

Quand le siée du gouvernement fut établi définitivement à Suse, ce qui n'eut lieu que sous Darius Ier, ainsi que je le montrerai tout à l'heure, et que la paix la plus profonde eut succédé aux anciens antagonismes dans le sein pacifié de l'empire, la classe des domestiques eut son principal foyer de recrutement dans les provinces occidentales, et c'est de là qu'elle rayonna partout et que partout elle apporta ce qu'elle avait pu apprendre. Le dernier perfectionnement fut ainsi donné et avec une force irrésistible à cette infiltration des idées sémitiques que nous avons vue tout à l'heure commencer à ruisseler sur les pays iraniens du nord et de l'est dès l'époque des Djemshydites, et dont l'affluence n'avait jamais cessé d'aller en augmentant ; désormais elle coulait à flots.

Babylone et Sardes constituaient deux centres extrêmement puissants et féconds. Pour la première de ces villes, on n'en peut pas douter, puisque les Juifs eux-mêmes, les plus résistants de tous les peuples aux notions étrangères, furent profondément modifiés par leurs rapports avec l'enseignement chaldéen. Pour hi seconde, le fait n'est pas moins clair, car ce fut la source où les Grecs vinrent puiser leurs premières connaissances en philosophie, en métaphysique, en histoire naturelle, et ils furent longtemps des écoliers tellement dociles, qu'ils acceptèrent jusque dans ses plus subtiles conséquences le dogme raffiné des magiciens orientaux sur les forces de la nature et les procédés à employer pour en maîtriser les effets. J'en veux donner ici une preuve.

Je possède dans ma collection de pierres gravées trois cylindres en jaspe vert et une cornaline ovale.

Le plus gros des trois cylindres représente trois hommes debout, barbe frisée et longue, à la mode assyrienne ; deux portent des tiares au sommet aplati, ce qui est tout à fait assyrien ; ils luttent, le premier avec un taureau dressé qui retourne la tète en arrière, l'autre avec un lion également dressé et dont la gueule est tournée vers lui, le troisième avec un animal dont on ne discerne plus les formes devenues frustes. Entre les deux premiers combattants est placée une petite figure sommairement exécutée qui parait un adorant, et au-dessus de laquelle s'ouvre un croissant avec un point inscrit figurant une étoile.

Le second cylindre représente un sujet à peu près pareil : trois groupes de combattants, avec cette différence qu'un des groupes est formé par nu lion et un taureau s'affrontant, mais debout ; il n'y a pas de figurine ; il n'y a pas de croissant ni de point inscrit.

Le troisième cylindre, d'une exécution très-fine, porte deux adorants, la main gauche sur la poitrine, l'autre étendue, et à côté une inscription cunéiforme de deux lignes. Ce qui constitue le trait remarquable de ces trois petits monuments, c'est que, représentant des sujets assyriens et conçus dans le style particulier à ces sujets, ils sont de travail grec et d'un travail plein de goût et d'habileté en même temps que de liberté. Les figures humaines, vêtues, sur les trois pierres, de pagnes serrés à la taille et s'arrêtant au-dessus du genou, sont remarquablement bien posées et élégantes ; les mollets et les attaches des membres s'accusent un peu profondément pour conserver le caractère voulu, mais sans avoir l'exagération ordinaire aux œuvres sorties des mains des artistes de l'Assyrie, et les plis des étoffes tombent avec une élégance digne des bas-reliefs d'Halicarnasse. Je ne prétends pas assigner d'une manière rigoureuse la date du règne de Darius à ces trois productions ; en les rapportant pour base chronologique à l'époque des premiers Achéménides, je n'entends pas dire que ce que j'examine dans ce chapitre a strictement concordé avec cette période. Seulement il est certain que les trois cylindres en question ne sauraient être antérieurs au temps où les citoyens des colonies grecques de l'Ionie avaient acquis un degré de culture considérable, ce qui ne nous permet pas de monter plus liant que Crésus, et qu'ils ne peuvent être postérieurs à cette belle période qui a vu construire le tombeau de Mausole. Plus tard, les types cherchés par les artistes grecs sont moins fins et plus réels.

On voit donc la preuve matérielle d'une accession des populations helléniques de l'Asie aux dogmes orientaux. Ces populations n'y étaient cependant pas naturellement portées, et la pleuve en est, c'est qu'elles les abandonnèrent bientôt lorsqu'elles furent inspirées par elles seules, pour ne les reprendre que sous les Séleucides ; mais alors le sang asiatique les avait envahies. Aussi longtemps que l'esprit hellénique fut livré à lui-même, c'est-à-dire pendant une durée de deux siècles, les Grecs ne parvinrent pas à se soustraire complètement l'action des dogmes asiatiques ; ils se bornèrent à les tenir à distance, à les modifier, à les contenir. Ce ne fut pas long, j'en conviens ; mais l'originalité grecque ne se manifesta pas dans une mesure plus large, et on l'oublie trop.

Les Perses, les Iraniens, tenaient beaucoup à leurs institutions politiques, puisqu'ils avaient pour principe qu'elles devaient rester immuables. C'étaient des droits, et le souverain n'y pouvait pas toucher ; mais, par une inconséquence naturelle chez des hommes libres, les Iraniens aimaient et recherchaient les nouveautés dans les idées, dans les mœurs, dans les habitudes, sans s'apercevoir que c'était mettre en danger perpétuel leurs institutions. De là il résultait que leurs opinions religieuses étaient peu ou mal défendues contre les transformations. Elles l'étaient d'autant moins que, reposant sur un naturalisme sentimental plus poétique que dogmatique, elles n'avaient pas pour les défendre un clergé organisé, puisque chaque chef de famille était son pontife à lui-même, et faisait à sa façon l'éducation de son entourage. Il n'existait pas de temples pour servir de centre à une communication d'impressions spirituelles, et les sacrifices, où l'on accomplissait les rites indiqués par la tradition, n'étaient que des fêtes brillantes dominées par la nécessité de remplir ponctuellement les obligations liturgiques ; on n'avait pas l'occasion de s'y occuper de théologie. Une telle situation n'implique pas, on en verra des preuves surabondantes, que les Iraniens, pris individuellement, fussent disposés à abandonner leurs croyances et les formes de leur culte ; mais en tant que niasses populaires, ils ne se trouvaient pas en situation de les bien défendre ni de repousser les attaques par un mouvement unanime. Ils l'étaient d'autant moins que les principaux adversaires de leurs croyances comme de leurs coutumes vivaient au milieu d'eux et représentaient l'esprit des multitudes occidentales ; c'était la partie prépondérante en fait, sinon en droit, de l'établissement iranien. Je parle de la race araméenne. Cette race, si forte en matière de civilisation, si supérieure ses conquérants, leur imposa de bonne heure ses habitudes domestiques, souvent même dans ce que celles-ci avaient de plus contraire à l'ancienne discipline ariane, comme la polygamie, par exemple, qui devint l'usage de tous les grands seigneurs et des gens riches, et l'imagination des Arians, superbe et féconde dans la poésie épique, dans l'histoire peut-être, mais peu douée et peu active au point de vue des arts plastiques[1], ne sut jamais qu'adopter l'architecture, la sculpture, la peinture, la glyptique, fournies par le génie étranger. Au temps de Darius Ier, ce génie étranger, qui faisait la leçon à la Grèce elle-même, régnait sans rival sur les esprits iraniens : c'était celui de la race sémitique. Ainsi cette dernière, toute-puissante par son rare développement intellectuel, représentant la seule création artistique qui fût alors dans le monde, avant acquis une telle influence sur les guerriers féodaux de l'est, que non-seulement elle leur bâtissait et ornait leurs demeures, mais encore leur prescrivait leur costume et leur façonnait le luxe de leurs urines ; la race sémitique pressait vivement sur les anciennes convictions, et avait de quoi les faire reculer.

Dans l'empire entier, l'antagonisme religieux était actif. L'ancien culte iranien avait d'autant plus de penchant à l'intolérance vis-à-vis des Araméens, que les guerres de la délivrance, au temps de Férydoun-Phraortes, avaient été au fond des guerres théologiques. Les livres saints des Iraniens, leurs hymnes, leurs prières, tout s'imprégnait d'un vif sentiment de haine et de réprobation pour la loi des Ninivites et de leurs descendants ; et d'autre part les sacerdoces chaldéens se montraient si ambitieux d'action et de suprématie, que, malgré la résistance prolongée des Juifs, ils avaient su obtenir pendant la captivité, sur ces zélateurs mêmes, les plus obstinés croyants que l'univers ait jamais connus, une influence telle, une autorité si forte, ils les avaient, bon gré mal gré, saturés si bien de leurs idées, dont les prophètes portent l'empreinte et que les livres antérieurs de la Bible n'avaient pas voulu connaître, que difficilement pourrait-on admettre en faveur du dogme iranien une immunité d'attaque. Les Chaldéens devaient chercher et cherchèrent en effet à corrompre la foi de leurs maitres, et cela parce que e était leur instinct naturel de logiciens de le tenter et leur intérêt de sujets d'y réussir.

Quant au gouvernement du Grand Roi, son rôle était tracé. Comme tous les pouvoirs qui ont vu se former autour d'eux une telle situation, il désirait des transactions entre des principes opposés dont aucun ne pouvait être supprimé. Il ne s'agissait plus, comme au temps de Férydoun, de l'extirpation des dogmes assyriens. Darius d'ailleurs en eût été fâché, puisque ces dogmes, dans leur application politique, étaient son point d'appui contre l'esprit d'indépendance des feudataires. Il ne fallait pas non plus scinder l'État en deux et repousser trop loin les compatriotes du prince en abondant dans le sens des populations occidentales ; la tentative misérable de Smerdis venait de démontrer que c'eût été courir à la ruine. Mais puisqu'on se voyait obligé de combiner dans un ensemble aussi compacte que possible les forces réunies de l'empire, rien autre chose ne pouvait être tenté que d'amener les deux systèmes religieux à une réconciliation. Cette pensée conduisait à essayer de faire sortir des cultes anciens un culte nouveau, syncrétique, excluant les points extrêmes, se tenant dans une sphère moyenne, cherchant à plaire à chacun et à ne trop choquer personne, armé d'une tolérance habile pour des adversaires qu'il fallait gagner, et d'une adresse aussi raffinée que possible pour dissimuler les dissemblances et les métamorphoser en bon accord ; demandant des concessions à un parti en promettant d'amener les adversaires à en faire aussi de leur côté ; en un mot, se donnant pour thème de substituer partout la religion de la politique à celle des consciences. Ce spectacle a souvent été donné en Asie et du reste dans le monde entier. Il est pour ainsi dire inséparable des situations analogues à celle où se trouvait alors l'Iran. Le principat romain l'essaya avec sa grossièreté ordinaire de procédés, quand il voulut unifier les religions nationales sous la joug de la Providence officielle ; le khalife Motawakkel le fit pour réunir chrétiens, juifs, musulmans, sectaires, sous sa bannière personnelle ; le Mongol Akbar le proposa aux Hindous, les Séféwyehs persans suivirent le même exemple. Le moment où Darius régnait était tel, et les circonstances qui entouraient ce trône nouveau si parfaitement caractérisées, que l'ou ne comprendrait pas l'absence d'une pareille tentative. Puisque les annales persanes et arabes la constatent, il faut évidemment leur donner raison.

On a dit, et les historiens grecs ont fait remarquer eux-mêmes, que les Achéménides se signalèrent en plusieurs occasions par une grande tolérance en matière religieuse. Le fait parait certain ; cependant on verra aussi par des exceptions notables qu'une telle vertu ne se maintenait pas toujours, et qu'en certaines circonstances la rigueur remplaçait la mansuétude envers les adversaires religieux. C'était lorsque l'État trouvait des avantages pratiques à se départir de son rôle de conciliateur débonnaire.

Maintenant que la scène est disposée, que le milieu où va se passer l'action est indiqué, il est temps d'introduire le personnage, célèbre dans tous les siècles sous le nom de Zoroastre, à l'œuvre duquel la politique de la cour de Suse crut devoir accorder son appui en considérant les nécessités du temps.

 

 

 



[1] Essai sur l'inégalité des races, t. I, p. 390 et passim. — Esther, chap. Ier.