HISTOIRE DES PERSES

LIVRE QUATRIÈME. — LES ACHÉMÉNIDES.

CHAPITRE Ier. — ORIGINE DE DARIUS Ier, ET COMMENCEMENTS DE SON RÈGNE.

 

 

Entre la leçon dont les Grecs racontent les premiers temps de Darius, fils d'Hystaspes, et celle que présentent les écrivains orientaux, il y a des similitudes, mais aussi des différences très-notables et dignes d'être relevées.

Hérodote considérait comme les plus nobles entre les tribus perses celles des Pasargades, des Maraphes et des Maspes. Ces trois noms sont iraniens, et par conséquent les agglomérations de familles dont il est question étaient issues de sang arian plus on moins pur. Il serait difficile d'admettre une pureté absolue. Les sculptures de Persépolis et de Béhistoun font reconnaître dans les physionomies royales ou militaires qu'elles présentent un type très-sémitisé, d'une grande beauté, il est vrai, mais d'une beauté qui a surtout conservé de l'extraction septentrionale la vigueur des membres, et emprunté aux hymens méridionaux la chevelure abondante et bouclée, les yeux allongés, le nez très-aquilin et la lèvre épaisse et sensuelle. J'ai été frappé et vraiment émerveillé de voir se reproduire dans les cavaliers nobles du sud de la Perse, tels que Mamacénys, Loures, Baktyarys, la figure, la stature, les gestes des personnages que l'art antique a fait vivre éternellement en les entaillant sur la pierre vive. Ces hommes, parfaitement pareil, aux anciens maîtres du pays, encore maîtres du sol classique, m'ont d'autant plus persuadé que les tribus perses déclarées dominantes par Hérodote n'étaient pas d'un sang parfaitement pur, que, ressemblant si bien aux portraits restés de ces dernières, ils sont eux-mêmes d'origine mêlée. J'ai d'ailleurs expliqué comment cette pureté n'était pas à supposer.

Les différents groupes, demi-arians, demi-sémites, les Pasargades étaient les plus illustres, et une de leurs branches s'appelait les Achéménides ou fils d'Achéménès. Hérodote indique ainsi leur lignée jusqu'à Darius.

Achéménès

Ariaramnès

Teispès

Arsamès

Cambyse

Hystaspes

Cyrus

Darius

Tiespès

 

En tout neuf      générations, et il assure que Darius se trouvait ainsi parent de Cyrus le Grand et de son fils Cambyse, descendus comme lui d'Achéménès, mais par une autre branche dont il n'indique pas les rameaux. On verra que la parenté avec Cambyse était un point auquel Darius attachait un prix extrême et qu'il chercha toujours à établir de son mieux. Le sentiment profondément dynastique des nations iraniennes, dominatrices de l'empire, l'amour de la tradition qui régnait chez elles, lui en faisaient une loi absolue. Il n'y a d'ailleurs pas à douter que son extraction le rendait digne du trône. Les historiens asiatiques prêtent le secours de leur autorité aux chroniqueurs grecs pour établir ce fait. Il s'agit seulement de les bien comprendre.

Pour eux, ce n'est pas Darius qu'il faut placer ici, mais cet Hystaspes ou Kishtasep que les Grecs lui donnent pour père en prenant son surnom pour une dénomination patronymique. Ils établissent ainsi la généalogie de Kishtasep :

Kymesh.

Lohrasp, surnommé Hirbed

Peshen.

ou le Prêtre.

Oround.

Kishtasep.

Ainsi, de Kymesh ou Achéménès jusqu'à Kishtasep le Grand Roi, il y a cinq races au lieu de neuf qu'Hérodote nous a fait compter tout à l'heure ; mais en somme le successeur de Cambyse descend du même ancêtre Kymesh ou Achéménès auquel le rapportent les Grecs, et c'est un point intéressant ; seulement jusqu'ici on ne voit pas coin-ment les ascendants de Kishtasep-Darius se rattachent à ceux de Cambyse, et c'est ce qu'un examen plus approfondi va établir.

Pour les Asiatiques, Cambyse, par Cyrus ou Key-Khosrou, son père, est issu de Key-Gobad, le Grand Roi, et se relie par cet ascendant à la ligne de Férydoun. Nous avons vu en son lieu que Key-Gobad ne saurait pourtant être au nombre des Grands Rois, et qu'il faut se contenter pour lui de la qualité de feudataire de la Perside sous les suzerains mèdes, qui eux-mêmes n'étaient que des vassaux de l'Iran. Or voici maintenant la généalogie complète de Kishtasep :

Key-Gobad.

Peshen.

Kenabyeh ou Cambyse.

Oround.

Kenarez.

Lohrasp le Hirbed.

Fenoukhy.

Kishtasep-Darius.

Kymesh.

 

Neuf générations, comme dans le calcul d'Hérodote ; seulement ce ne sont pas neuf générations à compter depuis Kymesh ou Achéménès, ce qui n'en offre que cinq, et où l'on n'aperçoit aucun lien avec la famille de Cyrus le Grand ; ce sont neuf générations à partir de Key-Gobad, souverain feudataire de la Perside et souche commune des deux branches dont l'une aboutit à Cambyse, fils de Cyrus le Grand, et l'autre à Kishtasep-Darius. En se plaçant à ce point de vue, l'assertion non justifiée d'Hérodote sur la parenté de Darius avec Cambyse se trouve complètement expliquée. Mais il y reste une remarque à faire. La tribu des Pasargades, à laquelle appartenait la famille achéménide, porte un nom qui donne beaucoup de poids à la tradition persane : Pasar-Gad, c'est-à-dire les fils de Gad dans le dialecte araméo-iranien de la Perside ; et on peut remarquer ici que la présence du mot pasar, qui est le persan moderne peser et une forme adoucie du zend pathra indique d'une manière remarquable qu'au temps d'Hérodote ce langage mixte était déjà formé. Quant à l'appellatif Gad, il faut se rappeler que le nom de Gobad, transcrit par les Grecs sous la forme de Gomatas ou Cométès, l'est indifféremment par les Orientaux sous celle de Kobad, Kowad ou Gowad, et il est dans les habitudes des langues iraniennes de faire disparaître aisément le w après une gutturale, ce qui produit le mot contracté Gad ; ainsi les Pasar-Gades sont les fils de Gobad, et de cette façon la tradition iranienne et l'opinion d'Hérodote sur l'origine première des Achéménides, la noblesse prééminente de ceux-ci au milieu des tribus de la Perside et la parenté originelle de Darius et de son prédécesseur, concordent parfaitement.

Sur un autre point, elles diffèrent ou semblent différer. Hérodote rapporte que Darius avait pour père le gouverneur de la Perside. Ainsi Hystaspes aurait agi dans cette région comme lieutenant des Grands Rois, qui en étaient les souverains directs, puisque la Perside constituait leur fief de famille. Les documents persans donnent une autre apparence à la situation du père de Darius.

Suivant ce qu'on y lit, Peshen, fils de Kymesh, qui serait, si l'on voulait faire concorder les noms des listes grecque et persane, Teispès, fils d'Achéménès, vivait à Balkh au temps où Zab, autrement dit Zow, régnait sur l'empire en dissolution. Malgré la grandeur de sa naissance et les richesses qu'il tenait de ses aïeux, Peshen avait renoncé au monde de très-bonne heure, s'était enfermé dans une caverne, et y avait vécu une centaine d'années, absorbé dans les œuvres de la pénitence et de la méditation. Il savait et il prophétisa que la souveraineté de l'Iran appartiendrait un jour à son lignage. Grand par sa naissance et plus encore par sa sainteté, il sortit enfin de sa solitude pour contracter l'alliance la plus considérable, et il épousa Beh-Aféryd, la Bien bénie, fille d'Armyn, fils de Key-Gobad.

Le Tjéhar-è-Tjémen ou les Quatre Prairies, qui donne les détails généalogiques relatifs à la famille de Kishtasep, ne prend pas garde ici que Peshen, fils de Kymesh, est séparé de son ancêtre Key-Gobad par quatre générations ; qu'il est en outre fort âgé quand il épouse Beh-Aféryd, après une mortification de cent années, et que celle-ci n'est que la petite-fille de leur auteur commun..le passe sur le peu de vraisemblance des détails par respect pour le grain de vérité qui va briller au fond.

Peshen et sa femme donnèrent le jour à Oround. Comme celui-ci est le grand-père de Kishtasep, on peut le considérer connue identique à Ariaramnès, grand-père d'Hystaspes, de sorte que les deux listes grecque et persane correspondraient assez bien quant aux intentions. Mais dans l'examen de ces débris mutilés et plus ou moins confondus, ce sont là de petits points dont l'exacte appréciation est assurément impossible. Oround épousa Ténaz, fille d'Aresh, frère de Key-Gobad ; Ténaz aurait été ainsi la cousine germaine de sa belle-mère et reculée encore d'un degré plus haut à l'égard de son mari. Quoi qu'il en soit, on remarque ici que les généalogistes ont tenu à honneur d'allier le sang de Kishtasep-Darius à ce qu'il y avait de plus célèbre parmi les grandes maisons iraniennes, et que, non contents de l'avoir fait descendre déjà de Key-Gobad par une double ligne, ils en ajoutent une troisième qui l'unit directement au sang royal des Arsacides.

Oround avait été ascète comme son père Peshen. Il avait habité pendant quarante-deux ans le même souterrain que lui, voué à une immobilité absolue. Puis, formé par cette rude discipline, éclairé par ses réflexions, il avait repris la vie active, était retourné à Balkh, et, s'établissant dans le palais de sa famille, s'était mêlé aux affaires de l'État, non sans continuer d'entretenir par l'abondance de ses prières et la rigueur de ses exercices les immenses mérites spirituels s'était acquis.

Oround laissa un fils appelé Lorasp, non moins célèbre par sa dévotion que ses ancêtres, non moins voué aux travaux spirituels, mais cependant plus mêlé qu'eux tous à la politique, car il devint le lieutenant de Key- Khosrou, Cyrus. Le Shah-nameh va plus loin encore que la légende parsy, puisqu'il ajoute qu'il fut son successeur désigné. J'ai indiqué les motifs qui avaient induit la tradition persane à intervertir les règnes de Cyrus et de Cambyse ; il n'y a donc pas lieu d'y revenir. Quoi qu'il en soit de son élévation vraie ou supposée, Lohrasp ne prit jamais le titre ni le rang de Grand Roi. Il habita Balkh, qu'au dire de l'Habyb-Oussiyer il appela Akhsha, tandis que du nom de la province où il faisait sa résidence il prenait lui-même le titre de Balkhy, le Baktrien.

Le Tjéhar-è-Tjémen donne à tous les membres de cette famille le titre de key ou roi ; cependant il est à noter que, les montrant établis à Balkh, exerçant même une haute influence dans cette contrée, puisque Lohrasp change le nom antique de la capitale, nulle part il n'est dit que ni lui ni ses ancêtres aient été les souverains du pays, et il y a d'autant plus lieu de remarquer ce silence que tontes les combinaisons d'idées sont d'ailleurs épuisées pour exalter leur grandeur. Ils sont illustres par le sang, illustres par les alliances, illustres par la sainteté, par le savoir, par l'habileté, par la faveur du Grand Roi ; rien ne leur manque, pas même le titre royal, et tonte-fois, avec une réserve qui n'est pas ordinaire, la tradition ne les accepte pas comme souverains du pays où ils résident.

Nous devons reconnaître que ces détails sont exacts, du moins pour la Bactriane, puisqu'on a vu qu'avant le règne de Cyrus cette province avait été envahie par les Scythes et en partie possédée par les princes seystanys ; qu'elle avait été rattachée, à la suite de la conquête, au domaine des Grands Rois ; par conséquent on ne pourrait nullement y supposer la présence d'une dynastie locale. Quant au titre de roi en lui-même, les Asiatiques en sont extrêmement libéraux ; ils ne le donnent pas seulement aux dominateurs, qui le portent dans les royaumes de l'Occident ; ils l'accordent sans aucune difficulté à des ascètes, à des saints, à des sages éminents dont ils veulent ainsi rehausser la gloire et indiquer le mérite suprême. Dans les habitudes actuelles, tous les saints shyytes reçoivent la qualification de Shah-zadeh ou fils de roi, et chacun sait à l'avance que nulle idée généalogique n'est impliquée dans la question.

Pour revenir à Lohrasp, non-seulement il n'était pas roi suivant le sens que nous donnons à ce mot, il y a même une tradition étrangère à celle du Shah-naine !', celle que le Heya-et-Molouk, chronique du Seystan, a conservée, et qui parle de lui en termes bien différents de tout ce que l'on vient de lire. Suivant cet ouvrage, les princes çamides avaient vu avec un mécontentement profond la faveur dont Key-Khosrou-Cyrus avait investi son favori Lohrasp, et lorsque le Grand Roi voulut l'élever sur le trône, Zal refusa de le reconnaitre. Il se montra meule tellement hautain et injurieux dans sa désobéissance, que Cyrus irrité se leva, courut à lui, prit de la terre dans sa main, et en remplit la bouche du héros pour arrêter le torrent d'invectives dont celui-ci accablait son élu. Plus tard, et lorsque Kishtasep-Darius, parvenu au trône malgré cette opposition, était au plus haut point de sa puissance, Roustem, fils de Zal, affirma dédaigneusement au prince Isfendyar, fils du Grand Roi, il avait vu lui-même de ses yeux Lohrasp, père de la dynastie, arriver dans l'Iran monté, comme un pauvre misérable qu'il était, sur un mauvais cheval rouge, et se montrer humblement aux gens qui ne le connaissaient pas et ne prenaient pas garde à lui.

Si Lohrasp avait été un roi même secondaire, même vassal d'un feudataire de la couronne, une telle tradition n'aurait pu se former et encore moins se maintenir à travers l'époque d'adulation qui entoura les Achéménides triomphants ; nous devons donc conclure que le silence des auteurs persans indique la parfaite exactitude du renseignement d'Hérodote ; que les ancêtres de Darius n'étaient pas des vassaux important de l'empire, et que, malgré la noblesse de leur origine, qui parait incontestable, ils devaient leur élévation toute récente à la faveur de Cyrus ; ce roi voulut en faire non ses successeurs, mais plus modestement ses représentants dans son fief propre, la Perside ; ils en devinrent les gouverneurs sous l'autorité de la couronne.

Au moment où éclata la révolution dirigée contre Smerdis, Hérodote raconte que le père de Darius occupait le poste où nous plaçons ce personnage. Le Tjéhar-e-Tjémen dit que Lohrasp, fatigué des soins de la terre et possédé par l'esprit pieux de ses ancêtres, avait résigné ses fonctions entre les mains de son fils, et s'était plongé tant entier dans la dévotion, dont il ne s'était jamais entièrement écarté. Ainsi Kishtasep-Darius avait déjà un rang distingué dans la hiérarchie des fonctionnaires perses, je ne dis pas des chefs féodaux, quand il apparut pour la première fois sur la scène. Les Grecs en font seulement un très-puissant seigneur.

Kishtasep-Darius avait pour mère Azadeh, et celle-ci était fille de Konstehem, fils de Noouzer. Nous trouvons encore ici un exemple de ces contractions généalogiques décidément indifférentes, qui tiennent à la possibilité des synchronismes. Les légendaires n'ont vu que leur but, qui était de réunir sur la tète de Kishtasep-Darius toutes les gloires imaginables. En rattachant ce prince par les femmes à Noouzer, ils le faisaient descendre directement de Férydoun-Phraortes. Ils se sont peu occupés des détails de l'exécution ; il leur a parai suffisant de présenter nue affirmation flatteuse, et je leur sais gré de n'avoir pus poussé l'artifice jusqu'à inventer des générations qu'ils ne connaissaient pas et qu'avec moins d'honnêteté ils auraient aisément pu multiplier entre Nommer et Azadeh. Ceci est une nouvelle preuve que la légende est souvent maladroite, quelquefois inadmissible, mais qu'elle est à sa façon sincère et ne cherche pas à tromper. Elle est seulement crédule, et combine, sans y regarder de près, les documents que le temps lui livre, sans s'apercevoir de leurs mutilations.

Kishtasep-Darius, issu du sang des Pasargades ou fils de Gobad, descendu d'Achéménès ou Kymesh, et appartenant à une famille qui, bien qu'originaire de la Perside, avait résidé longtemps dans la Bactriane pour revenir ensuite exercer dans sa patrie primitive des fonctions publiques considérables, est dépeint par l'annaliste parsy, auteur du Tjéhar-è-Tjémen, comme ayant hérité de toute la dévotion de ses aïeux. Il avait poussé la patience et le renoncement ascétiques au de la des limites ordinaires, s'il est vrai que dans sa jeunesse il se soit soumis à un régime tellement sobre qu'il ne mangeait par jour que dix dirhems de farine, sans même y ajouter du sel. L'importante révolution religieuse dont il devait un jour devenir le héros ne pouvait s'annoncer d'une manière plus éclatante.

Toutefois ce pénitent si accompli, ce prince qui se préparait à devenir l'un des grands réformateurs dogmatiques de l'Asie, avait en même temps toutes les passions violentes et peu scrupuleuses d'un Constantin. Jaloux de voir son père trop attaché à son gré aux descendants de sa famille maternelle, il s'était révolté contre lui, et ayant échoué dans ses projets, il avait dû se réfugier chez les Scythes. C'était l'asile naturel de tous les proscrit, et de tous les mécontents iraniens, et, comme nous l'avons vu pour Djem-Shyd et le père de Key-Khosrou-Cyrus, il avait été très-bien reçu par les guerriers du Touran. Il s'était établi parmi eux et avait épousé la fille d'un des rois du pays. Cette princesse se nommait Kétayoun, ce qui, suivant la remarque de l'auteur du Tjéhar-è-Tjémen, est un des noms iraniens de l'étoile Vénus.

Plus tard Kishtasep-Darius, se lassa de ce genre de vie, il voulu retourner au milieu des siens, et il l'essaya. Son père consentit à lui pardonner, annula le testament qu'il avait en faveur d'un autre de ses fils, nommé Zéryr, et le rebelle reprit sa place prééminente dans la famille. Ce serait à la suite de cette réconciliation que Lohrasp aurait remis à Kishtasep-Darius l'administration de la province de Perside et serait retourné à la vie religieuse. Dans cette intention, Lohrasp serait rentré à Balkh ou Akhsha avec sa famille, ses filles, ses trésors, ses serviteurs, son train armé, son étendard, et il s'y serait établi, ne voulant plus désormais entendre le bruit des affaires publiques.

Kishtasep-Darius était donc resté dans le Fars, et il vivait à Istakhr, la Persépolis des Grecs, occupé des soins qui lui incombaient comme chef du gouvernement de la province, ou encore, suivant la version des Grecs, se bornant au rôle de fils du plus grand fonctionnaire du pays. C'est dans cette situation que le trouva l'événement dans lequel il joua un rôle si énergique et qui le porta au trône suprême. Nous avons déjà raconté la révolution contre le mage.

Les choses étaient désormais rétablies dans leur ancien état, et la suprématie des Iraniens sur tous les peuples de l'empire était assurée. Il s'en fallait de beaucoup cependant que le calme fût revenu et que Darius pût se reposer dans le sentiment de sa victoire. Tout restait à faire. Du côté des grands vassaux, l'acceptation de la nouvelle dynastie n'était pas unanime. Les princes çamides du Seystan avaient montré tout d'abord une hostilité ouverte à l'élévation d'une famille de la Perside qui, reculée jusqu'alors au rang modeste de vassale d'un domaine relevant d'une simple province de Médie, prétendait tout à coup dominer sur les plus grandes races de l'empire. Darius sans doute était arrivé à cette ambition par le cours des événements. Mais ce n'est pas assez pour désintéresser l'orgueil blessé et lui faire entendre raison.

La résistance des Çamides fut telle que Darius ne vint pas à bout de la vaincre. Appuyés sur leurs immenses possessions et soutenus par les Scythes, leurs alliés, les feudataires du Seystan résistèrent à l'Achéménide dans plus d'une occasion dont nous aurons à parler ; ce ne fut guère que sous les successeurs du chef de la dynastie que le gouvernement de Suse parvint à les réduire, encore ce ne fut jamais empiétement. Les causes de scission entre ces représentants de l'ancien esprit féodal et les souverains des temps nouveaux allèrent toujours se multipliant. Les forces de l'empire, si irrésistibles dans les provinces occidentales, ne se trouvèrent pas suffisantes pour asservir les contrées de l'est.

Darius réussit mieux dans les pays de nouvelle conquête. Là, les Grands iraniens, manquant des points d'appui qui soutenaient l'esprit d'indépendance des Çamides, ne tardèrent pas à reconnaître l'inutilité de leurs compétitions. Un des premiers qui servit d'exemple fut cet Intaphernes, ancien complice de Darius dans la conspiration contre le mage. Il avait obtenir entre autres privilèges celui de pouvoir aborder le monarque en tout temps sans se faire annoncer, excepté dans les moments on le prince serait retiré dans le harem. S'étant présenté un jour au palais, les appariteurs lui refusèrent la porte, en donnant pour raison le cas prévu. Soit arrogance naturelle, soit qu'il fût déjà fatigué d'avoir pour maître un ancien compagnon, Intaphernes refusa de croire Ce qu'on lui disait. Tirant son sabre, il coupa le nez et les oreilles des serviteurs royaux, et en ayant garni la bride de son cheval, il promena insolemment par la ville ces sanglants trophées de la colère.

Darius hésita un instant sur ce qu'il avait à faire, dans la crainte que les autres chefs de la révolution, jusqu'alors ses soutiens, ne partageassent les sentiments de leur fougueux collègue. Mais aussitôt qu'il se fut assuré de leur complète innocence et même de leur indignation pour l'action commise, il fit saisir le coupable, et le fit mettre à mort.

C'est à cette occasion que se passa un fait qui éclaire d'une façon très-vive le caractère iranien de cette époque. Hérodote le raconte, mais ne l'a pas compris. D'après l'usage sémitique, déjà adopté par la justice des Grands Rois, lorsqu'un homme était condamne à périr, il suivait naturellement que les mâles de sa famille étaient soumis au même sort. Tous les parents d'Intaphernes avaient donc été emprisonnés et n'attendaient que le moment d'être livrés aux bourreaux. La femme du supplicié passait ses journées à la porte du palais, remplissant l'air de ses cris et implorant la pitié du prince.

On a déjà vu que les Iraniens n'étaient pas féroces. Darius fut donc attendri par les gémissements de cette infortunée, et il lui lit dire qu'elle pouvait choisir parmi les prisonniers celui dont le salut lui importait davantage, et qu'aussitôt il serait délivré. A ses enfants elle préféra son frère unique, donnant pour raison qu'elle trouverait un autre mari et d'autres fils, mais que son père et sa mère étant morts, elle n'avait plus d'espérance d'avoir un frère si elle venait à être privée de celui qui vivait. Sur cette déclaration le roi fit immédiatement mettre en liberté le frère et l'aîné des fils d'Intaphernes, et loua les sentiments de cette femme.

Il est visible qu'Hérodote ne voit là qu'un jeu d'esprit, et en est frappé comme devait l'être l'imagination puérile d'un Grec. Mais l'Iranienne ne subtilisait pas. Elle considérait que la maison dont elle était issue allait s'éteindre, et ce malheur, le plus grand qui puisse frapper cette existence collective représentée par une race noble, lui était si insupportable à envisager, qu'elle lui préférait encore le sacrifice de ses affections les plus naturelles et même la lignée de son mari.

Après l'affaire d'Intaphernes, il s'en présenta une autre qui tint quelque temps en échec le nouveau gouvernement.

Vers la fin du règne de Cyrus, la Lydie était administrée par un Perse nommé Orœtès ou Oround, personnage violent et impérieux qui avait attiré dans un piège Polycrates, tyran de Samos, et l'avait fait périr ignominieusement. Pendant les huit mois de l'usurpation de Smerdis et l'essai de gouvernement tenté par les Chaldéens, Orœtès avait travaillé à se rendre à peu près indépendant dans sa province. Il s'était permis un grand nombre d'actes qui n'étaient pas moins odieux aux Perses qu'aux populations sémitiques, et entre autres, il avait assassiné Mitrobates, gouverneur de la ville voisine de Dascylium, et Cranaspès, son fils, tous deux de naissance distinguée et chers à leurs compatriotes.

Quand la suprématie iranienne avait été rétablie par l'avènement de Darius au trône, il ne parait pas qu'Orœtès se soit jugé assez fort pour tenter une révolte ouverte. Il se contenta de méconnaître les ordres du souverain, de ne pas y obéir, et parmi les fraudes qu'il imagina pour prolonger cette situation, on lui reprocha l'assassinat d'un courrier royal qu'il fit disparaitre avec les dépêches dont cet officier était porteur, et qui purent ainsi être considérées comme non avenues. Pendant ce temps, Orœtès se fortifiait. Il avait une garde composée de mille iraniens, et il tirait de grandes ressources des districts de son gouvernement, étendu, soit originairement, soit par des usurpations successives opérées, à la faveur des troubles, sur la Lydie, l'Ionie et la Phrygie. C'était alors la partie la plus opulente de l'Asie antérieure.

Darius, entouré de trop de difficultés pour ne pas comprendre le besoin d'agir avec circonspection, ne se risqua pas à attaquer Orœtès de vive force. Il se consulta avec ses amis les plus dévoilés, et il envoya à Orœtès une sorte d'ambassade composée de trente Perses bien résolus à en finir avec un séditieux capable de causer de grands embarras et contre lequel les griefs abondaient. Ces mandataires se rendirent à Sardes tous ensemble, se disant chargés de différents ordres de la part du roi. L'un d'entre eux, Bagæus, fils d'Artontès, portait la parole, et admis en présence du gouverneur de Lydie avec ses compagnons, il demanda à communiquer les lettres dont il était chargé. Orœtès, assis sur son trône et entouré de ses gardes iraniens en appareil de guerre, ne refusa pas d'écouler. Alors Bagæus remit les documents à un de ces fonctionnaires qui, sous le titre de secrétaires du roi, résidaient auprès de tous les satrapes, leur servaient de conseillers, et probablement aussi surveillaient leur conduite et au besoin les dénonçaient.

Tandis que ce personnage faisait la lecture des ordres royaux qui roulaient sur le règlement de plusieurs affaires d'un intérêt médiocre, Bagæus considérait l'attitude des gardes iraniens. Il les vit profondément respectueux pour les commandements souverains et s'inclinant à l'aspect du sceau royal. Alors il risqua de mettre dans les mains du secrétaire une dépêche à l'adresse de ces guerriers, et qui contenait ces mots :

Perses, le roi Darius vous défend de servir désormais de gardes à Orœtès.

Aussitôt les Iraniens, sans montrer la moindre hésitation, couchèrent leurs lances sur le sol, et se retirèrent des alentours du trône.

Sûr désormais de la réussite de son plan par cette soumission, Bagæus tendit au secrétaire une dernière missive ainsi conçue :

Le roi Darius ordonne aux Perses qui sont à Sardes de tuer Orœtès.

Cet appel fût tout d'abord entendu. Les Iraniens tirèrent leurs sabres, et massacrèrent sur la place le gouverneur rebelle.

Ainsi peu à peu les résistances s'aplanirent, et le gouvernement, rétabli dans des mains nouvelles, put commencer son œuvre. Les temps, la situation des populations agglomérées depuis l'Égypte et l'Ionie jusqu'à la vallée de Kachemyr, tant d'intérêts différents, divergents, forcés de se concilier pour tendre à un but commun et s'accomplir sous un même chef, conseillaient d'introduire dans l'administration de domaines si démesurés des principes qui n'y avaient pas encore été appliqués. A la vérité, les populations féodales de l'est étaient restaurées dans leur puissance primitive par l'avènement d'un noble iranien. Mais, d'autre part, les contrées naguère conquises au sud et à l'ouest venaient de montrer suffisamment leurs répugnances pour les vainqueurs et aussi leur force par cette usurpation de Smerdis qui avait duré sept mois, et qui, pendant cet intervalle, s'en était prise à l'organisation militaire pour l'anéantir en lui refusant des soldats et des subsides. Le danger avait été non-seulement imminent, mais présent ; il fallait faire quelque chose pour en empêcher le retour, et ce quelque chose ne se trouvait évidemment que dans un système de concessions sagement calculé à l'esprit sémitique.

D'ailleurs la nouvelle dynastie était de nature disposée à incliner daims ce sens. Elle était iranienne sans doute, mais d'une province dont les habitants, à demi sémitisés, avaient perdu dès longtemps, sons une domination assyrienne et mède, la rigueur des principes féodaux du nord-est. Les Achéménides étaient par leur naissance des gens de transitions et de tempéraments. Ils avaient vu à la fois et les avantages et les inconvénients des deux systèmes politiques qui avaient opéré jusqu'alors, l'un dans l'est, l'autre dans l'ouest, et il est plus facile de comprendre qu'ils aient conçu l'idée, sinon de les fondre, du moins de les rapprocher par des combinaisons habiles. S'ils devaient pencher d'un côté plus que de l'autre, assurément c'était du côté assyrien que leurs goûts de dominateurs, leurs instincts de maîtres enclins à rendre leur tache plus commode, semblaient les emporter, car les Iraniens poussaient au suprême l'esprit d'indépendance. Intaphernes, Orœtès, les princes çamides, venaient de le montrer, et les derniers le prouvaient encore. Au contraire, les populations sémitiques, plus savantes, plus intelligentes des choses de la vie, plus industrieuses et plus riches que les nobles militaires de l'Iran et que les vassaux agriculteurs de ces derniers, offraient une soumission complète, absolue, au libre arbitre du souverain, et ne demandaient en retour que la protection, la paix, et le moins possible d'occupations guerrières. Il ne se pouvait rien de plus séduisant pour un chef d'État, et sans doute Darius eut entièrement abondé dans ce sens, ce que d'ailleurs lui et ses successeurs marquèrent dans différentes occasions, si, malheureusement cette inclination de despote, par ses avantages mêmes, n'eut entrainé pour l'empire de véritables conditions de faiblesse auxquelles la nature plus réfractaire, mais aussi plus énergique des masses iraniennes, était seule capable de remédier. Ainsi, par la nécessité des choses, il fallait ménager ce qu'on aimait le moins et qui s'imposait. La question était donc d'en neutraliser l'excès et de s'acquérir l'affection ou du moins la soumission possible de la partie indépendante de la nation.

Cyrus n'avait eu à s'occuper de rien de semblable. Il était le créateur du nouvel État, en avait développé les forces, et sa vie avait été occupée à en réaliser l'existence. Cambyse, passant les années de son règne en conquêtes, avait achevé d'appliquer les droits de la dictature conquérante de son illustre père. Maintenant que la paix régnait partout, que l'empire était constitué, sa frontière portée aussi loin que les nécessités réelles l'exigeaient, Darius n'avait d'autre tâche que celle de guérir les plaies nombreuses infligées par le pouvoir excessif de Cambyse, et à chercher les conditions dans lesquelles les peuples qui lui étaient soumis allaient vivre désormais. Il fallait organiser.

Jusqu'alors chaque feudataire avait régné dans sa province sans reconnaitre d'autres lois que celles immuables admises par sa race et transportées partout avec elle, et sur lesquelles le gouvernement central, qui ne les avait pas faites, ne pouvait rien non plus. Les droits de ces feudataires, de leurs nobles, de leurs peuples, étaient étayés par la coutume locale ; le Grand Bol n'avait pas à V prétendre, il n'y touchait pas, et quand le service militaire lui avait été rendu et que des dons volontaires accordés pour des occasions importantes avaient augmenté ses ressources propres, l'étendue de ses prétentions trouvait une limite infranchissable. Ce que le roi avait de plus que les autres chefs, c'était une sorte de présidence et des domaines plus étendus et plus riches.

Une telle forme politique, plus semblable à une confédération qu'à un empire, dut faire place à l'unité. Darius partagea ses États en vingt gouvernements. Il ne détruisit pas les fiefs ni les souverainetés locales ; il ne l'aurait osé tenter sans de grands périls, et assurément il eût échoué ; il laissa subsister avec leurs législations spéciales les différentes nationalités rangées sous son sceptre, mais administrativement il réunit des peuples que rien d'ailleurs ne rapprochait, et fit quelque chose de comparable à de que réalisèrent les monarques français quand, à côté des gouverneurs de province, représentants des anciens feudataires disparus, ils placèrent les intendants.

Les intendants de Darius furent les satrapes. Généralement on ne confia ces fonctions qu'à des Iraniens de grande famille, souvent appartenant à la maison royale, et qui dans tous les cas prouvaient, par leur nationalité que le Grand Roi n'entendait pas dépouiller les créateurs de l'empire des droits que leur avait conférés la victoire, et auxquels leur dignité aussi bien que leurs intérêts ne leur auraient pas permis de renoncer. Ces satrapes trouvaient le type de leurs fonctions dans les gouverneurs établis par Cyrus et ensuite par Cambyse au milieu des populations lydiennes, phrygiennes et assyriennes, conquises naguère, et qui n'étaient que les successeurs peu ou point modifiés des serviteurs royaux chargés jadis par les anciens souverains de Ninive et de Babylone de les représenter vis-à-vis de leurs sujets.

Mais il est évident de soi, et nous en verrons des marques nombreuses, que la puissance effective, les moyens d'action, l'attitude des satrapes, n'étaient nullement les mêmes dans les différentes provinces. Un de ces fonctionnaires employé en Lydie ne pouvait y trouver qu'une soumission passive. C'était là un maitre et, s'il le voulait être, un despote. Il l'était si bien, qu'à l'occasion rien n'empêchait qu'il devint redoutable à son roi. A Babylone, l'administrateur ne rencontrait autour de lui que servitude, mais en même temps une vive répulsion de la part d'un peuple haïssant les Perses autant qu'il les craignait, et enclin à s'insurger. Puis le Grand Roi n'était pas loin, et la désobéissance eut été promptement réprimée chez le satrape infidèle. Il n'y avait donc de possible que le dévouement. 11. En Ionie, les embarras de l'administrateur royal étaient de tous les moments. Les intrigues et l'inconstance des Grecs servaient quelquefois d'appât, il est vrai, à des ambitions secrètes chez le fonctionnaire iranien ; mais les trahisons n'étaient pas aussi faciles à exécuter que les encouragements à recevoir. Au milieu des conflits perpétuels des partis dans ces turbulentes républiques, il fallait autant d'habileté que de force pour ne pas donner prise à des dénonciations qui continuellement sollicitaient le Grand Roi pour ou contre le satrape. Cette situation critique avait pour dédommagement la facilité des exactions et des trafics d'argent de tout genre, et aussi longtemps que le représentant du Grand Roi n'était pas mis à mort, il pouvait travailler avec succès à la construction d'une de ces fortunes colossales dont le souvenir est resté dans le inonde et s'attache étroitement à la mémoire qu'ont laissée les satrapes.

Quant aux gouvernements institués dans la région féodale, rien n'indique qu'ils fussent fort recherchés, et en effet ils ne pouvaient pas l'être. Les territoires n'étant pas riches récompensaient peu les peines qu'on se serait données pour les administrer ; habités par des gens belliqueux, ils n'étaient pas faciles à pressurer. Les feudataires, les seigneurs, les gentilshommes, n'intriguaient pas comme les citoyens de Smyrne ou d'Halicarnasse ; mais ils se fâchaient aisément, et pour très-peu, et tuaient le satrape sans beaucoup hésiter ; de sorte que celui-ci, voulant éviter un tel sort, n'avait le plus souvent d'autre rôle que celui d'un solliciteur cherchant par persuasion à faire exécuter les ordres de la cour, et lorsqu'il n'y parvenait pas, s'excusant de son mieux auprès de ses maîtres et alléguant l'impossibilité. Ces situations étaient si complexes et si peu soutenables, que dans bien des cas ]a dignité de satrape ne fut dans les anciennes provinces qu'une fiction ; on en investissait le plus puissant feudataire de la contrée, lequel naturellement n'obéissait au Grand Roi que dans la mesure qui lui convenait et comme ses ancêtres avaient obéi aux devanciers de celui-ci, c'est-à-dire fort peu.

J'ai dit qu'auprès de chaque satrape était placé une sorte d'adjoint qui, sous le nom de secrétaire royal, surveillait les actes et la conduite du fonctionnaire supérieur et en rendait compte. C'était à ce secrétaire royal qu'étaient remises les dépêches officielles de la cour. Il en prenait d'abord connaissance. La situation de ces officiers devait varier comme celle de leurs chefs. Ceux de l'Asie-Mineure étaient sans doute fort riches et fastueux, et en position de devenir satrapes à leur tour. Ceux au contraire que leur mauvaise étoile faisait employer dans l'Iran ancien passaient des jours difficiles ; en revanche, ils avaient moins de motifs que leurs collègues de l'Occident pour vivre en hostilités avec leurs supérieurs, aussi mal partagés qu'eux-mêmes. Si on les attachait à la personne d'un grand feudataire revêtu du titre du satrape, ils n'étaient plus que des traîtres déguisés et fort aventurés, ou le plus ordinairement des domestiques plus surveillés que les autres. En somme, le secrétaire royal était parfaitement ce que le defterdar a toujours été, sous l'ancienne organisation turque, auprès des pachas, dans les rangs desquels on a pu observer de même toutes les variétés de satrapes.

Les satrapes s'entouraient de gardes, presque toujours recrutés parmi les Iraniens de naissance noble. Ces gentilshommes ne suivaient guère que le parti des armes, quand ils ne cultivaient pas le champ paternel. Beaucoup de fastes, des trônes, des couronnes d'or, des harems, des fêtes somptueuses, des palais magnifiques, imposaient aux multitudes un grand respect pour les représentants du Grand Roi. Bien entendu ces tableaux ne sont tout à fait vrais que pour les satrapes d'Occident ; ceux de l'Orient étaient plus modestes, parce qu'ils étaient plus pauvres. Tous commandaient les garnisons royales, et plusieurs avaient sous leurs ordres directs même des corps d'armée dont les chefs prenaient d'eux leur direction. Mais on peut soupçonner que cette disposition n'a jamais été qu'exceptionnelle. Ils rendaient la justice en dernier ressort et d'après les précédents coutumiers, absolument comme le font encore aujourd'hui les gouverneurs persans, en vertu de ce droit supérieur au droit écrit qu'on appelle l'onrf, et qui est sans appel. C'est une émanation de la puissance discrétionnaire appartenant au roi et que celui-ci transmet à ses représentants. Du reste, les satrapes n'intervenaient pas sans des motifs particuliers dans les affaires des communautés respectives, lesquelles s'administraient à leur mode et eu dehors de l'action du gouvernement tant et aussi longtemps qu'elles ne gênaient pas cette action, de sorte que la somme de liberté était fort considérable en pratique. La plus grande occupation des satrapes était la levée de l'impôt ; ils avaient à le transmettre au trésor royal : c'était sur ce point surtout que la cour de Suse pesait leur conduite. Envoyaient-ils beaucoup, on ne pouvait que louer leur administration ; si au contraire ils ne faisaient rendre que peu de chose à leurs provinces, on était amené à les juger sévèrement et à rechercher les causes d'une négligence qui s'expliquait d'ordinaire par des malversations et des fraudes. Du moment que le mandataire royal était soupçonné, des châtiments d'autant plus terribles le menaçaient qu'il était plus puissant et que l'on avait davantage à redouter de lui au point de vue de la sécurité publique.

J'ai déjà fait ressortir tout à l'heure que certaines dispositions hiérarchiques de l'administration perse étaient pareilles à celles que l'on observait naguère dans le gouvernement des territoires turcs. On peut induire de cette observation que les causes et les effets devaient se ressembler beaucoup et dans l'empire de Darius et dans l'empire des fils d'Osman ; et que dans l'un comme dans l'autre, il n'y a pas de doute en effet que le chiffre de l'impôt fixé officiellement pour chaque province ne représentait pas en réalité la somme déposée dans le trésor royal ; celle-ci était quelquefois supérieure, mais le plus souvent bien inférieure au chiffre légal. Elle était supérieure quand le souverain, déployant toute son autorité et exerçant une grande pression sur le satrape, en exigeait non-seulement ce qui était légitimement dû, mais encore des présents. Je le répète, ce eues devait se présenter rarement, parce que le monarque ne pouvait que difficilement atteindre son mandataire à travers la haie de protections dont celui-ci savait toujours s'entourer, et qui paralysaient plus ou moins l'action du pouvoir suprême. Au contraire, par l'effet même de ces protections soigneusement entretenues dans le harem, parmi les eunuques royaux, dans les rangs des principaux personnages de la cour, auxquels les cadeaux n'étaient pas ménagés, et qui devaient nécessairement considérer le patronage des fonctionnaires publics de différents ordres comme un des principaux revenus de leurs places et un de leurs droits les plus précieux, le satrape était admis à faire valoir milles prétextes pour ne pas verser intégralement au trésor les impôts de son gouvernement. Mauvaises années, récoltes insuffisantes, incendies, désastres de toute nature, révoltes locales, tout servait pour expliquer et justifier une diminution des produits, et tandis qu'il ne donnait pas au roi tout ce qu'il percevait en son nom, il restait le maître de garder pour lui-même tout ce qu'il pouvait enlever aux sujets sans les violenter trop fort. Je crois que l'on s'exagère en général la mesure de tyrannie dite les despotes asiatiques et leurs agents exercent et ont pu exercer. Les moyens sont nombreux pour en limiter l'étendue. D'ailleurs leur autorité a toujours été d'un caractère si précaire, qu'elle leur rendit indispensable d'user de ménagements infinis envers les personnes et surtout envers les communautés, dont l'animadversion devait leur faire courir tant de dangers, qu'à moins de passions excitées et d'emportements subits, toujours rares, l'ordinaire est qu'ils se renfermaient et encore aujourd'hui ils se tiennent dans des limites assez étroites. Il faut aussi ajouter que les mêmes moyens de corruption employés alentour du souverain pour paralyser son action en ce qu'elle pourrait avoir de menaçant pour son représentant, sont appliqués d'une façon toute semblable par les sujets autour de leur dominateur immédiat, et que de cette façon celui-ci a les mains liées par ses femmes, par ses serviteurs, par ses officiers intéressés directement à défendre ceux qu'il voudrait maltraiter et toujours enclins à détourner aussi bien qu'à atténuer l'effet de ses ordres. Ce point de vue est essentiel à comprendre pour juger sainement des affaires de l'Asie à toutes les époques, et l'on saura dès lors pourquoi l'Inde actuelle, administrée par les Anglais d'une manière infiniment plus sage assurément, plus honorable, plus humaine, plus rationnelle qu'elle ne l'était sous les Mongols, a vu cependant diminuer sa richesse et son activité productive, et augmenter la misère de toutes les classes sociales en même temps que le chiffre accusateur de la statistique criminelle. C'est qu'en fait le despotisme était plus nominal que réel, le pouvoir plus menaçant qu'armé, le maitre placé plus haut que réellement fort, et le peuple incomparablement plus libre qu'il n'en avait l'air ; de là plus de bien-être, plus de richesse et moins d'attentats. Dans l'extrême opulence des régions soumises au gouvernement des Perses, il faut trouver les mêmes causes.

La formation des satrapies était faite sur un plan principalement fiscal. C'est pourquoi Hérodote peut remarquer avec raison que non-seulement des peuples étrangers l'un à l'autre se trouvaient faire partie de la même circonscription, mais encore, et ceci l'étonne davantage, des contrées éloignées l'une de l'autre et nullement limitrophes appartenaient pourtant à un même département. On cherchait de la sorte à équilibrer autant que possible les revenus de chaque satrapie. Il y avait encore à cette distribution territoriale une autre cause qui est très-visible. Quand un district avait au début été jugé trop pauvre pour les prétentions du chef qu'on y avait institué, l'adjonction de quelque pays plus riche faisait taire ses réclamations. Il ne faut pas oublier que, dans les premiers temps de son règne surtout, Darius Ier était obligé de contenter un grand nombre d'ambitions.

Je reproduirai maintenant la liste des satrapies telle que la fournit Hérodote.

La première contenait les Ioniens, les Magnètes d'Asie, les Éoliens, les Cariens, les Lyciens, les Myliens et les Pamphyliens. Sauf les restrictions indiquées plus haut et qui solo valables pour tonte l'étendue de l'empire, le revenu était hl de quatre cents talents d'argent, talents babyloniens ; car, pour l'argent, le poids officiel avait été fixé sur le même pied qu'à Babylone ; pour l'or, il le fut d'après le talent euboïque.

Les Mysiens, les Lydiens, les Lasoniens, les Cabaliens et les Hygennéens formaient la deuxième satrapie, et devaient cinq cents talents d'argent.

Les riverains de l'Hellespont, les Phrygiens, les Thraces d'Asie, les Paphlagoniens, les Maryandiniens et les Cappadociens constituaient la troisième satrapie, et payaient cinq cents talents d'argent.

Le quatrième département était formé par la Cilicie toute seule, qui payait cinq cents talents d'argent, dont cent quarante restaient dans le pays pour la solde d'une cavalerie locale. Le reste allait au trésor. En outre, trois cent soixante chevaux blancs étaient livrés annuellement pour la remonte des troupes provinciales.

Des frontières de la Cilicie à celles de l'Égypte s'étendait la cinquième satrapie ; bien qu'elle contint les villes commerçantes de la Phénicie, il ne lui était demandé que trois cent cinquante talents. Il faut ajouter que les tribus arabes habitant dans cette région étaient libres de toute redevance. On n'en exigeait que le service militaire à l'occasion.

L'Égypte, la Libye, Cyrène et Barcé produisaient, comme représentant ensemble la sixième satrapie, sept cents talents, plus sept cents talents de poids de blé payables en nature, et le revenu de la pèche du lac Mœris, qui devait être considérable. Une partie du blé était consommée par les garnisons établies dans le pays et particulièrement au Château Blanc de Memphis.

La septième satrapie comprenait les Sattagydes, les Gandares, les Dadikes et les Aparytes, auxquels on demandait cent soixante-dix talents.

La Susiane et sa capitale, séjour ordinaire de la cour, était une satrapie petite quant à son étendue, et portait le numéro huit. Elle devait trois cents talents.

La neuvième satrapie, représentée par Babylone et l'Assyrie, donnait mille talents d'argent et cinq cents jeunes eunuques.

La Médie, avec Ecbatane et les districts des Parikanes et des Orthocorybantes, comptait pour la dixième satrapie, et payait quatre cent cinquante talents.

Renfermés dans le onzième gouvernement, les Kaspes, les Pausikes, les Pantimathes et les Darites avaient deux cents talents à fournir, tandis que, depuis leur frontière orientale jusqu'à la Chorasmie, les Bactriens et les Ægles, réunis dans la douzième circonscription, étaient taxés à trois cent soixante.

Le treizième rang était tenu par la réunion de la Pactyice, de l'Arménie et des pays avoisinant l'Euxin ; ou levait là quatre cents talents.

Les Sagartes avec les Saranges, les Thamanes, les Outiens, les Myciens et les habitants de la mer Rouge constituaient la quatorzième satrapie. Six cents talents étaient le chiffre de leur impôt.

La quinzième satrapie administrait les Saces et les peuples que les différentes éditions appellent les Caspiens. Mais les Caspiens ou Kaspes ont déjà été nommés, et rien n'indique qu'une de leurs branches soit descendue vers le sud-est. Quoi qu'il en soit, le trésor royal prétendait là deux cent cinquante talents.

Les Parthes, les Chorasmes, les Sogdes et les Ariens formaient la seizième satrapie, et avaient à fournir trois cents talents.

Les Parikanes et les Éthiopiens d'Asie, compris dans le dix-septième département, donnaient quatre cents talents. Les Matianes, les Saspires et les Alarodiens, estimés à deux cents talents, formaient la dix-huitième satrapie ; les Mosches, les Tibarènes, les Macrons, les Mosynœques, les Mardes, circonscrits dans la dix-neuvième, produisaient trois cents talents ; enfin les Indiens, considérés par Hérodote comme le plus nombreux des peuples de la terre y compris les habitants du Pendjab et du Kashmyr, devaient payer beaucoup plus à eux seuls que tous les autres sujets, ce qui prouverait l'étendue de leurs richesses ; on en exigeait trois cent soixante talents euboïques en pépites d'or, sans préjudice de ce qu'ils devaient encore donner en nature. C'était là la vingtième et dernière satrapie.

Hérodote remarque que certains peuples n'étaient pas soumis au régime commun ; ainsi, la Perside n'était astreinte à rien qu'à un don gratuit. Ce privilège s'explique par sa qualité d'ancien fief de la maison de Cyrus ; passée au domaine propre du Grand Roi, la province continuait à être traitée comme par le passé, n'ayant avec l'empire que le lien personnel. Les Éthiopiens d'Afrique et les habitants de Nyça apportaient tous les trois ans au souverain deux chénices d'or, deux cents troncs de bois d'ébène et vingt dents d'éléphant, avec cinq jeunes esclaves du pays. Les Colches et les tribus résidant sur les versants méridionaux du Caucase s'acquittaient tous les cinq ans par un envoi de cent jeunes garçons et d'autant de jeunes filles. Enfin certains Arabes de la Péninsule offraient annuellement mille talents pesant d'encens.

En somme, Hérodote calcule que Darius obtenait à peu près la valeur de quatorze mille cinq cent soixante talents euboïques par an, ce qui équivaudrait à peu près, en chiffres ronds, à cent millions de francs. Mais il s'en faut que, même en prenant le calcul d'Hérodote pour irréprochable, nous ayons là les éléments propres à nous former un jugement quelque peu clair des revenus du Grand Roi. Outre qu'il est difficile, sinon impossible, de se rendre compte de la valeur du métallique relativement aux objets à cette époque ancienne, nous savons assez par notre expérience qu'une somme de cent millions de francs, en l'appréciant à notre manière, ne saurait absolument pas suffire aux besoins d'une monarchie aussi énorme que l'était celle des l'erses, de quelque façon qu'on se représente l'emploi des deniers publics.

Hérodote rapporte que lorsque les tributs arrivaient entre ses mains, le Grand Roi faisait fondre l'or et l'argent dans des vases de terre séparés ; on en formait ainsi des lingots qui étaient déposés dans le trésor, et quand on avait besoin d'argent, on coupait une partie de ces lingots, ou les faisait monnayer et ils entraient en circulation. Ainsi les tributs royaux n'étaient nullement destinés à être dépensés. Ils constituaient simplement les éléments d'une réserve.

Mais le souverain entretenait autour de lui une cour nombreuse ; beaucoup d'épouses, un harem, des eunuques, des officiers, des fonctionnaires de tout rang, des gardes en troupes infinies ; c'était par milliers que se comptaient les convives reçus chaque jour à sa table et qui logeaient chez lui ; il entretenait encore des die-vaux par troupeaux pour monter sa maison ; il avait des chars de guerre et de chasse à l'infini ; un mobilier considérable, des palais, des jardins, des parcs dans tontes les parties de l'empire, et on construisait et plantait sans cesse par ses ordres ; en objets somptueux, eu étoffes rares et chères, en délicatesses de tout genre, en caprices, il prodiguait énormément, et y était obligé pour satisfaire aux idées de ses peuples sur la magnificence nécessaire à un monarque. Si l'on calcule tout cela, on verra qu'une liste civile de cent maillions de francs n'aurait pas suffi de si lourdes obligations, et, à plus forte raison, on reste bien loin de pouvoir se rendre compte des dépenses générales, qui n'étaient plus celles du Grand Roi, mais celles de l'empire même, surtout si l'on considère, comme je l'ai montré tout à l'heure, que ces cent millions de francs n'étaient que rarement entamés, qu'on les mettait en lingots, et qu'ils constituaient, renfermés dans le trésor, une réserve pour des cas extraordinaires. Il faut donc admettre que le chiffre présenté par Hérodote n'est pas complet de beaucoup, et tout au plus représente l'épargne particulière du Grand Roi et nullement la somme des ressources de sa maison, encore bien moins le budget actif de son gouvernement.

Nous allons voir que les frais étaient couverts par d'autres revenus. Il était établi qu'en outre de l'impôt ordinaire calculé plus haut, la nourriture de la cour et l'approvisionnement des troupes étaient fournis par les provinces, et comme la Babylonie était une région agricole par excellence, elle subvenait à elle seule à ces besoins pendant quatre mois tous les ans, les huit autres mois incombant au reste de l'empire. La même province donnait de plus un contingent annuel de chevaux de guerre, et entretenait pour le service de la cour un haras de huit cents étalons et de seize mille cavales ; elle nourrissait encore pour les chasses du souverain des meutes nombreuses de chiens indiens, de l'entretien desquels quatre grands bourgs situés dans la partie la plus fertile du pays étaient responsables, et l'on jugeait cette imposition assez dispendieuse pour tenir quittes ces mêmes bourgs de tout autre tribut.

Ainsi donc, les cent millions de francs reçus annuellement des provinces n'avaient jamais à être appliqués à des emplois actuels. On connaît encore deux autres sources de revenu qui produisaient des sommes très-considérables.

La première consistait dans les présents offerts au Grand Roi. C'est un usage immémorial en Asie que personne n'aborde un supérieur sans déposer à ses pieds un cadeau dont l'importance se mesure d'abord sur la fortune de celui qui l'offre, ensuite sur la grandeur du personnage à qui il est présenté, enfin sur la valeur de la demande que l'on se propose de faire. Depuis le plus grand seigneur de la Perse, depuis les femmes mêmes du harem jusqu'au moindre des sujets, tout ce qui sollicitait une faveur du Grand loi lui donnait peu on beaucoup. Si une province avait un redressement à poursuivre, une réclamation à soutenir, une grâce à obtenir, elle donnait. Si un bourg, un village, une tribu envoyaient des députés à Suse, ceux-ci ne se présentaient que les mains pleines. Enfin tonte l'année, tous les jours, à tous les instants, le Grand Roi recevait quelque chose, et par mille canaux et sous toutes les formes, les richesses affluaient vers lui. Toute merveille de la nature ou de l'art, toute pierrerie exceptionnellement belle, tout chef-d'œuvre finissaient tôt on tard par entrer dans ses trésors, dont les vastes chambres regorgeaient de biens de diverses espèces ; et il n'y avait pas seulement à Sise des trésors royaux, mais encore à Ecbatane, à Persépolis et sur d'autres points de l'empire.

Voici maintenant l'autre affluent : c'étaient les confiscations. Elles étaient nombreuses et souvent très-opulentes. Quand un fonctionnaire public avait démérité, le premier point de sa disgrâce était de perdre au profit du roi tout ce qu'il avait pu acquérir. Du moins le roi avait le droit de tout prendre. J'imagine que dans la pratique les choses devaient se passer à peu près comme dans la Perse actuelle. Là, tout fonctionnaire de quelque importance est destitué plusieurs fois dans chacun de ses grades. Mais, sous forme ou sous prétexte de rendement de compte, on ne lui retire presque jamais qu'une partie de ce qu'il a su amasser ; quelquefois ce sont les deux tiers, quelquefois le quart, plus souvent la moitié. Avec le reste, il peut maintenir le zèle de ses amis et de ses protecteurs ; il achète une nouvelle situation, au bout de quelque temps on le destitue de nouveau, mais toujours d'après les mêmes principes, et en somme, gagnant plus à mesure que sa position grandit, s'il perd davantage, il garde aussi ce lui faut pour se retrouver assez souvent plus haut que par le passé. Du reste, cette vie d'incertitudes, de hasards, d'intrigues dénoncées ou brusquement tranchées, de succès extraordinaires et de chutes subites, convient à la mobilité de l'esprit asiatique, et constitue l'élément où ces imaginations travailleuses aiment à vivre.

D'après nos idées européennes, nous sommes portés à considérer un tel mécanisme administratif à eu près comme nous ferions d'une pompe d'épuisement destinée à dessécher un pré couvert d'eau. Il nous semble qu'avec ce système les populations devaient, au bout d'un certain temps, se trouver dépouillées de tout au profit de leurs administrateurs d'abord, des gens de la cour ensuite, et finalement du Grand Roi lui-même, auquel aboutissaient tous les gains, licites et illicites. Mais il n'en était certainement pas ainsi.

Le roi recevait beaucoup, mais il ne donnait pas moins. La générosité était la charge la mieux attachée à la puissance. Le roi prodiguait les largesses sous toutes les formes ; vastes domaines, palais, belles esclaves, chevaux de prix, couronnes d'or, armes, vêtements somptueux, il distribuait incessamment d'une main ce qu'il recevait de l'autre. Il n'était respecté qu'à ce prix, et encore ces peuples orientaux, si faciles à rançonner, si insatiables dans leurs demandes, se sont-ils rarement montrés satisfaits des immenses libéralités qu'ils imposent à leurs princes, et c'est à fort peu de ces derniers qu'ils ont accordé des éloges à cet égard. Darius a pourtant été de ce nombre, bien que les nobles iraniens, étonnés du goût de ce monarque pour la régularité de l'administration, aient répété avec dédain, à l'aspect de ces établissements, que Cyrus avait agi comme un père, Cambyse comme un maitre, et l'Achéménide comme un marchand. La liberté féodale inquiétée cherchait à se venger par un sarcasme, et cependant il n'en était pas moins vrai que Darius, pas plus que ses descendants ni que les princes héroïques auxquels il succédait, ne retenait le flot d'or qu'on voyait remonter vers lui et qui ruisselait constamment ; comme les dons qu'il répandait, tombaient de ses mains dans d'autres qui n'étaient pas moins obligées à ouvrir les doigts, parce que tout ce qui est grand ne reste tel qu'en se montrant généreux, il n'existait pas un satrape si avare qui ne fit vivre et n'enrichit autour de lui des milliers de familles auxquelles retournaient ainsi les revenus du pays et qui les dépensaient à nouveau. De là une circulation des valeurs d'une rapidité extraordinaire ; ceci explique assez la fécondité de la production dans les pays asiatiques, la grandeur de leur commerce, la perfection de leur industrie à ces époques reculées, et en fin de compte leur prospérité surprenante. Malgré tous nies efforts, je ne me flatte pas de parvenir à donner une idée quelque peu sûre des revenus personnels du Grand Roi, et je suis persuadé que, quelque effort que je fasse, je resterai toujours au-dessous de la vérité. Cependant on peut en approcher d'un peu plus près encore par comparaison.

Hérodote attribue au satrape de la Babylonie, qui était, au temps de Darius, Tritantæchmès, fils d'Artabaze, un profit d'une artabe d'argent par jour, bien entendu en sus de tout ce que la province devait par ailleurs acquitter d'imp6ts et de droits régaliens. Il faut supposer le chiffre exact, puisque tout moyen de le vérifier nous manque ; pourtant il est probable à tout le moins qu'il exprimait assez bien l'idée qu'on se faisait au temps d'Hérodote des bénéfices du satrape de Babylone : or l'artabe, valant un médimne attique plus trois chénices, équivaut à 201.800 francs, en calculant en monnaie actuelle et très-approximativement, de manière pourtant à être plutôt en dessous qu'en dessus de la vérité. Or, 201.800 francs par jour constitueraient la somme de 73.657.460 francs pour l'année. Je veux supposer qu'Hérodote a compté que la valeur des présents en argent était comprise dans cette somme ; assurément, au cas où cette hypothèse serait juste, et elle n'est que possible, il faudrait toujours y ajouter la valeur des produits en nature, dont nous avons déjà vu l'énormité. Il est vrai que la satrapie de Babylone était la plus productive de tout l'empire ; comme elle était en même temps une de celles dont le titulaire tombait le plus sous la puissance immédiate du Grand Roi, on peut considérer que celui-ci subissait des destitutions fréquentes et faciles, et les confiscations qui en étaient la conséquence forcée. C'est donc autant qu'il faut ajouter aux revenus assurés du trésor royal. On arrive ainsi à des résultats qui dépassent de beaucoup les cent millions assignés aux rentrées annuelles de cette caisse, toujours en faisant abstraction des prestations en nature.

On peut remarquer ici en passant, comme une preuve de la persistance des usages asiatiques, que l'artabe ou ardeh est encore aujourd'hui une mesure équivalant à 2.500 livres anglaises. Ce mot désigne un cylindre de terre cuite employé pour la construction des conduites d'eau ; ainsi les vases de terre dont parle Hérodote, et qui servaient de formes à fondre les lingots, n'étaient pas autre chose.

Nous sommes arrivés à nous faire à peu près une idée de la production fiscale de l'État iranien, et incontestablement cette production était si considérable, que, même en admettant la fécondité extrême du sol, la perfection de l'agriculture poussée au plus haut degré, l'industrie et le commerce parvenus à des développements dont les auteurs Grecs et les prophètes bibliques nous tracent le magnifique tableau, nous ne pourrions nous l'expliquer en aucune manière si nous ne tenions compte de la vivacité prodigieuse avec laquelle avait lieu la circulation des valeurs. Car on ne saurait admettre que le pays fût le moins du monde spolié ; il aurait été appauvri, et dès lors stérilisé. Au contraire, cet état d'opulence se maintint pendant toute l'antiquité, et on ne cessa jamais de fabriquer, de bâtir, de cultiver, d'étendre la richesse ; malgré les demandes prodigieuses du trésor, le pays se trouva toujours en état de se suffire à lui-même aussi bien qu'à ses princes. J'ai expliqué la cause de cette circulation. Aucun amas de numéraire ne s'immobilisait dans les mains de personne, pas même du Grand Roi.

Une économie de cent millions de francs par an, même en la supposant réelle, était peu de chose en comparaison de la somme totale qui passait incessamment de mains en mains et qui s'augmentait par un travail constant. Aucune fortune n'était stable ; aucune famille. n'accaparait longtemps une part quelconque de la prospérité publique, et ce n'était que par une action constamment soutenue dans un genre quelconque d'activité que l'on parvenait à s'entourer d'un bien-être qui restait à la disposition de tous et de chacun. Dans les provinces iraniennes seules se voyait la stabilité dans la propriété foncière, à cause de la persistance des institutions héréditaires ; mais justement ces provinces n'étant ni les plus riches ni les plus productives de l'empire, l'état général se ressentait peu de leur immobilité, si ce n'est par l'acquisition d'un élément conservateur que la région occidentale ne donnait pas.

Je n'ai pas encore fini avec le tableau des dépenses de l'empire. Il n'a été question jusqu'ici que du budget du Grand Roi et de ses fonctionnaires. Il faut tenir compte maintenant des frais causés par l'entretien des armées. J 'aurai trop d'occasions de parler de la composition de ces corps aussi multipliés que nombreux, et je ne veux pas v insister en ce moment ; je me bornerai à rappeler que leur entretien, la remonte de leur cavalerie, tout ce qui était nécessaire aux garnisons, la fabrication et la réparation des trains de chars de guerre, tombait à la charge des provinces. Nous en avons vu déjà quelques preuves par les paroles d'Hérodote.

A cela il faut ajouter les travaux publics proprement dits, forteresses, ponts, aqueducs, drainages, canaux. réservoirs, dont quelques-uns, celui du pays des Chorasmes principalement, appartenaient au fisc. Tout était créé ou réparé aux frais des contrées qui en profitaient, et il faut en dire autant des routes.

Je n'oserais avancer que les voies de communication fussent très perfectionnées dans l'est de l'empire, et il y a des raisons d'en douter. En tout cas, le besoin n'en était pas marqué, parce que là, le commerce, l'industrie, les mœurs réclamaient beaucoup moins ce genre de moyens.  Mais dans l'Occident, des chemins royaux existaient fort bien entretenus, et il n'y a pas de doute que ce ne fussent des fondations antérieures à la domination des Perses. Ceux-ci n'eurent qu'a les maintenir, et ils manquèrent pas. Sur tout leur parcours, on trouvait des stations de postes, des caravansérails, des corps de garde pour garder la paix publique, et des bacs au passage des fleuves. Hérodote mentionne deux de ces moyens de communication : l'un qui allait de Suse à la mer en passant par la Lydie ; l'autre qui allait de Sardes à Memphis, trajet pour lequel on comptait quatre-vingt-dix jours de caravane ; il est vraisemblable que des corvées locales servaient a l'entretien de ces routes, et qu'en cas de besoin on déduisait de l'impôt général ce que ces travaux pouvaient avoir de trop pesant pour les habitants d'un pays. C'est du moins ainsi que l'administration persane en agit aujourd'hui, et comme les gouverneurs n'ont pas d'intérêt à ce que le contribuable soit trop foulé et que, même soit, par l'ineptie ou la tyrannie de la part de ces arbitres, les paysans trouvent toujours avec leur argent des protecteurs auprès d'eux, ou du moins des gens qui consentent à atténuer l'effet de leurs ordres, les bons d'exonération s'obtiennent facilement, et le mal est toujours beaucoup moindre pour les intérêts privés qu'au premier abord on nie serait tenté de le supposer.

On attribue à Darius l'institution des courriers réguliers. De même que je considère les routes comme une création antérieure à la domination perse et datant des époques assyriennes, de même je crois que les courriers avaient devancé à règne de ce prince. Peut-être a-t-il pourtant réorganisé un service que les grandes guerres de Cyrus, la conquête, puis les déportements violents de Cambyse et les mesures anarchiques des temps postérieurs, devraient avoir éprouvé. Peut-être aussi eut-il le mérite d'étendre à tout l'empire, et comme un instrument nécessaire au mécanisme des satrapies, ce qui n'avait encore existé que dans les provinces de l'ouest. Quoi qu'il en soit voici comment les postes fonctionnaient. Dans chaque station, un préposé tenait constamment des chevaux prêts. Quand un courrier arrivait de la station voisine, l'homme montait à cheval, et sans tenir compte ni de la pluie, ni de la neige, ni de la chaleur, ni de la nuit, il se transportait avec rapidité à la station voisine, on il remettait ses dépêches à un autre cavalier. Ainsi les nouvelles arrivaient à leur destination avec une promptitude égale à ce qui avait lieu en Europe avant la création des chemins de fer. C'était peut-être là que résidait le plus énergique moyen de puissance dont le Grand Loi disposât ; l'unité de l'empire y trouvait son nœud, autant que le mot d'unité était applicable à ces époques.

Je suppose que les dépenses nécessitées par cette organisation étaient supportées par le trésor particulier de chaque satrapie. Il n'en était pas de même des établissements d'intérêt purement local. C'étaient les communautés, souveraines d'ailleurs dans leurs affaires propres, qui avaient à y subvenir. Si Halicarnasse ou Smyrne voulaient construire un temple ou un agora, ces cités payaient de leur argent les architectes et les maçons, absolument comme le feudataire de l'est payait pour bâtir ou entretenir son château. Les communes rurales faisaient de même. Les prêtres de toutes les religions, déjà bien nombreux dans l'empire, étaient à la discrétion de leurs fidèles, et il semble qu'ils n'y perdaient rien, non plus que les sanctuaires, dont la magnificence était sans bornes.

J'en ai dit assez pour montrer quelle était la splendeur de ces régions et l'étendue de leurs ressources. Je m'arrêterai ici. On voit aussi clairement que possible, je pense, Darius Ier assis sur le trône le plus élevé de l'univers, recueillant dans ses mains pour les rependre en pluie bienfaisante des richesses incalculables, en recevant sans cesse, en versant toujours ; on le voit placé entre l'orgueil héréditaire, l'esprit traditionnel des Iraniens et la mobilité productive des populations sémitiques et grecques, cherchant à assouplir la roideur des uns, à fixer l'inconsistance des autres, et après avoir réprimé l'insubordination des premiers jours de son règne, ce qui lui fut relativement facile, donnant un mouvement d'ensemble à tant de propensions divergentes. Il inventa pour cela les satrapies et les postes ; bientôt, il y joignit la création d'une monnaie royale, la darique, valant environ vingt francs trente centimes. Mais cette dernière innovation ne fit pas perdre aux souverainetés particulières de l'empire leur droit de frapper monnaie, de sorte qu'elle n'eut pas toute la portée qu'on pourrait être tenté de lui attribuer, et c'est ici qu'on peut saisir encore clairement la différence qui existait entre les feudataires aussi bien que les républiques autonomes leurs égales, et les satrapes, simples serviteurs du roi ; ce qui était légitime pour les uns était un crime pour les autres. Aryandès, gouverneur de l'Égypte, fut mis à mort parce qu'il avait voulu faire circuler des monnaies à son effigie ; tandis que les rois phéniciens, par exemple, tout tributaires qu'ils étaient, et meule soumis aulx satrapes, se le permettaient sans difficulté.

Au milieu de ces innovations ou de ces rénovations utiles, le Grand Roi favorisa une tentative qui dépassa tout le reste en importance. Il ne fut pas le créateur, il ne bit pas l'inventeur d'un mouvement qui se produisit sons son règne dans l'état général des esprits, mais il le soutint et le propagea. Je veux parler de la réforme religieuse il laquelle Zoroastre a donné son nom, et vis-à-vis de laquelle Darius prit la place que Constantin occupa plus tard vis-à-vis du christianisme. Cette révolution zoroastrienne est un des moments les plus considérables de l'existence de l'humanité, et je vais m'efforcer de la traiter avec le soin qu'elle exige.