HISTOIRE DES PERSES

LIVRE TROISIÈME. — QUATRIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE VII. — RÈGNE DE CAMBYSE.

 

 

L'étendue des conquêtes n'est pas une mesure vraie du mérite des chefs d'empire. C'est leur opportunité et la solidité des acquisitions qui en font la valeur réelle. Aussi dans le portrait que j'ai tracé de Cyrus ai-je d'autant moins insisté sur cette partie de son œuvre, qu'en vérité il pourrait, sous ce rapport, être éclipsé par beaucoup de noms fameux sans doute, mais qui sont loin de valoir le sien. Dans le nord, il n'a guère fait davantage que de reprendre possession des anciennes provinces iraniennes et de rétablir les frontières primitives ; dans l'ouest, il a annexé une partie de l'Asie Mineure et de la Babylonie, et, je l'ai déjà dit, les différents âges de l'histoire ont connu des vainqueurs plus insatiables et plus opulents. Mais ce qu'il a pris a été acquis pour toujours sillon à la circonscription politique de l'Iran, du moins à l'influence morale de ce pays. Il a su le souder très fortement aux contrées de la Loi pure. Là serait la principale Gloire du conquérant. Il n'a pas seulement envahi, il a possédé ; pas seulement dominé, il a incorporé ; et ce qui sous lui est devenu perse est resté perse à jamais d'esprit et de forme, de fait et d'instinct, et peut le redevenir aujourd'hui même si les circonstances s'y prêtent.

Pour être tout à fait exact, il faut remarquer que ce résultat est dans la nature des choses autant et plus même que dans la virtualité de la race iranienne ou dans le génie de son grand conducteur. On comprend que chaque fois qu'un État fort sera constitué au centre de l'Asie et mettra à profit les ressources de cet énorme foyer, qui d'un côté touche à l'Indus, de l'autre à l'Euphrate, il sera inévitable que cette puissance déborde et domine d'un côté sur la région des Sept-Fleuves et de l'autre sur les plaines mésopotamiques, et que les courants d'idées établis aux deux revers des plateaux, trouvant leur point de jonction sur ces plateaux mêmes, s'y laissent aisément rallier. De là pour l'Iran une assez grande facilité naturelle à devenir une monarchie considérable et jouant dans le monde le rôle le plus imposant.

Lorsque Cyrus mourut, ce territoire sacré n'avait pas pris encore son extension la plus grande ; mais, ce qui valait mieux, il avait acquis son extension normale. Tel qu'il était, il représentait incontestablement l'empire souverain et dominateur du monde. Rien sur la terre ne pouvait alors lui être comparé à aucun point de vue. Ce n'était pas la Chine, divisée en principautés qui se faisaient la guerre les unes aux autres, toutes sans gloire et sans richesse, et tendant lentement vers une fusion dont la réalisation devait être «tardive. En tout cas, la Chine représentait un univers à part, et de même qu'elle était à l'intérieur sans majesté, à l'extérieur elle restait sans expansion. Une querelle avec les tribus frontières mettait aux abois chacune de ces parties.

Ce n'était pas non plus l'Inde, qui, de même que la Chine, trompe notre esprit par une dénomination unique usitée par nous, mais inconnue de ses habitants. Là encore vivait un monde isolé et morcelé. Les nombreux États se partageant la péninsule luttaient difficilement les uns contre les autres, et le sang arian, infiltré dans la niasse, réagissait péniblement contre le génie des autochtones.

Là où la fusion était le plus avancée, la querelle commençait entre les brahmanes et les çramanas bouddhistes, et allait entretenir de longs troubles dans la sphère de la politique autant que dans celle du dogme. En tout cas, il y avait abondance de royaumes et de principautés, beaucoup de monarques, beaucoup de dynastes ; il n'y avait pas d'empire.

La Lydie était tombée. Un moment les Grecs avaient admiré dans la liguée des Mermnades l'image de la plus haute puissance royale que l'homme put concevoir. Mais on a vu comment Cyrus précipita cette magnificence dans la poussière. Babylone n'avait pas semblé moins auguste, et s'était écroulée de même et sous la même main ; l'Égypte était forte encore, en décadence cependant, et la triple alliance dont il a été question et qui unissait cet État à Sardes et à Babylone pour la défense de son indépendance, l'avait trouvé infidèle à des obligations impérieuses, mais trop pénibles pour la torpeur dans laquelle il était tombé. C'était encore un pays riche, ce n'était plus un pays puissant ; la vie s'y usait on plutôt s'y était usée déjà. Nous en verrons plus tard les marques, et devant les agglomérations considérables d'intérêts qui occupaient l'attention du monde, Babylone, Sardes, l'Égypte, les cités phéniciennes ne jouaient plus qu'un bien petit rôle. Carthage, la colonie tyrienne, n'avait pas encore atteint son apogée. Les Étrusques et leur confédération de douze villes n'étaient remarqués que dans l'extrême Occident. Les colonies grecques de l'Italie commençaient leur ère municipale. Tout cela était mesquin, petit dans les forces, petit émis les prétentions, et ne glissant une faible influence qu'à l'aide d'occasions imprévues.

La Grèce proprement dite représentait moins encore. L'état de misère, on peut dire de sauvagerie, dans lequel elle végétait, l'absence presque absolue de culture intellectuelle sur les points même les plus favorisés, à Athènes notamment ; complète et totale partout ailleurs, en Béotie, en Arcadie, en Thessalie, en Phthiotide, dans le Péloponnèse, à Sparte, étaient des faits si patents, qu'il existe évidemment un abîme entre cette époque et l'âge héroïque tel qu'Homère le représente.

Plus de palais massifs, superbes, plus de richesses accumulées, plus de ces nobles puissants assemblés autour d'un roi de grande race, plus de sceptres d'ivoire ni de meubles somptueux, et surtout plus de poètes comme Démodocus. Le génie antique était éteint ; le génie nouveau n'était pas né. A lire avec attention ce qu'Hérodote raconte d'Athènes à ce moment, ce n'était qu'un village d'une certaine étendue habité par des gens dont la crédulité rustique étonne l'homme d'Halicarnasse lui-même. Pisistrate cherchait à créer là un gouvernement et à faire éclore une vie nationale. Il en était encore aux premiers expédients des civilisations qui commencent : il faisait réunir les poèmes homériques non pas tant par goût littéraire, comme on l'a trop souvent répété, que par besoin de donner aux Athéniens une raison d'être, et de leur inspirer une sorte de conscience d'eux-mêmes en tant qu'Hellènes et descendants des sujets de Thésée. En réalité, le sol de l'Attique ne possédait qu'une misérable bourgade, réunion imparfaite d'habitations éparses au milieu de plantations d'oliviers.

Cette singulière décadence qui aurait saisi les Grecs au sortir de l'époque chantée par Homère et se serait prolongée jusqu'au temps de Pisistrate et au-dessous, est de nature aussi difficile à expliquer qu'elle est évidente. Pour ma part, ne trouvant rien qui la justifie, ni grands déplacements de peuples, ni conquêtes opérées par des races inférieures, ni calamités politiques bien remarquables, ni domination d'étrangers, je reste convaincu que notre jugement sur cette question est seulement égaré par suite de l'habitude prise de transporter et de voir en Grèce le théâtre de la légende héroïque grecque. J'ai montré ailleurs que l'erreur était manifeste pour plusieurs des plus importantes traditions éoliennes, et que les événements auxquels ces traditions se rapportent s'étaient accomplis eu Asie et même dans la très lointaine Asie, nullement à Corinthe on à Athènes, comme le supposent les mythographes. Il serait raisonnable et juste, il mon avis, d'étendre davantage ce mode d'interprétation ; il faut renvoyer bien loin dans l'est et les dynasties, et les champions, et les peuples, et même les montagnes, les fleuves, les villes qui figurent dans les récits des temps fabuleux. Ce qui reste en propre aux territoires hellènes, ce sont les œuvres de la famille pélasgique, soit qu'il faille comprendre sous ce nom des Celtes, des Slaves ou des demi-Arians. Des Celtes mêlés de Finnois sont surtout probables ; c'est ainsi qu'il convient de se figurer le peuple minyen d'Orchomène et de la région entière du Copaïs, ces gens qui ont laissé dans le terrain de Marathon, en Épire et presque partout sur le continent et dans les îles, cette abondance d'instruments en obsidienne, têtes de flèches, couteaux, haches, pointes de lances, que l'on Y recueille encore si aisément. Les Hellènes proprement. dits, venus plus tard, les Ioniens de l'Attique, les Doriens du Péloponnèse, avaient eu leur passé ailleurs ; au septième siècle avant notre ère, ils n'étaient pas les débris des royaumes héroïques en décadence. C'étaient des fils d'émigrés qui commençaient leur vie sociale, et venaient à peine de réussir à se fondre avec les aborigènes. C'est pourquoi la nouvelle famille était jeune ; c'est pourquoi elle était encore naïve et grossière. En fait de forteresses, elle ne connaissait que celles des Pélasges ; en fait de palais, que les cabanes de terre mal durcie au soleil, dont la réunion irrégulière formait les dèmes athéniens ; en fait de temples, elle n'avait que les bois sacrés, quelques autres consacrés par la dévotion des temps, des statues informes de bois ou de pierre, on plutôt des troncs d'arbres dégrossis et des blocs mal taillés ; en fait de connaissances intellectuelles, elle se contentait de ce que des hommes mieux doués ou plus curieux que les autres allaient apprendre en Asie, à Sardes, à Babylone, où la plupart du temps ils se fixaient, par manque d'estime sans doute pour leurs concitoyens ; elle n'avait pas de poésie lyrique, mais une musique sauvage, les Spartiates disaient austère ; et pour principal métier, ils avaient celui dont on leur sait généralement  le moins de gré et dont les écrivains anciens et modernes parlent à peine : ils étaient soldats mercenaires, rivalisant sous ce rapport avec les Carieras, allant porter partout en Asie leur courage gagé. Dès le commencement du septième siècle avant notre ère, c'est-à-dire de 600 à 580, Antiménidas, frère d'Alcée le poète, avait à ce titre servi dans l'armée babylonienne. On doit admettre que les habitants du continent se vendaient de cette façon aussi bien que ceux des îles.

Je ne parle pas de ces îles, je ne dis rien des colonies helléniques de la côte d'Asie. Sur ces points très sémitisés régnait une culture un peu plus avancée. Seulement l'isonomie n'existait que d'une manière imparfaite. On cédait sans résistance à l'impulsion donnée par les Asiatiques.

La Perse dépassait de beaucoup et de très haut toutes ces existences politiques. Elle était dans le monde ce que l'empire romain fut plus tard. La vraie civilisation, la grande culture intellectuelle, le vaste commerce, les plus savantes institutions et les mieux élaborées, tout ce que les religions atteignaient de plus pur et aussi de plus complexe, tout ce que la philosophie connaissait se concentrait dans ces frontières immenses, à l'intérieur desquelles s'unissaient le magicien de Chaldée, le brahmane, le prophète juif et l'athrava de la Loi pure. Une seule puissance avait essayé de lutter contre cette domination, c'était l'esprit fougueux du Touran. Il avait été vaincu, disperse au loin, dépouillé de ses anciennes conquêtes, rejeté dans les déserts du nord. Tout pliait sous l'autorité qui a paru réaliser le plus complètement dans le monde le rêve de la monarchie universelle. Alexandre, comme soldat et comme administrateur, n'eut que la vision de cette ombre. Du reste, au temps de ce héros naissaient les humains. Rome elle-même ne cessa jamais de regarder avec inquiétude d'abord les Parthes. ensuite les Sassanides, et d'éprouver ce que pesaient les coups des uns et des autres. A la mort de Cyrus, l'Iran se croyait incomparable dans le rang unique on la fortune l'avait placé, et le souverain de cet Iran était dans toutes les conditions voulues d'omnipotence et de sécurité pour que l'ivresse du trop plein. du trop lourd, égarant sa raison, il devint ce qu'il fut : Cambyse.

Au dire d'Hérodote, ce prince était fils de Cyrus et de Cassandane, fille de Pharnaspes ; et Cyrus avait tellement aimé cette princesse, qu'avant eu le malheur de la perdre. il voulut que tous ses sujets en portassent le deuil. Elle était, disaient plus tard les Perses issue du sang des Achéménides. Il ne serait pas impossible qu'une telle assertion ait été inventée pour rattacher la race royale au conquérant. Nous avons déjà vu, nous verrons toujours les Iraniens extrêmement préoccupés de l'idée de transmission perpétuelle de la couronne dans une seule et même lignée. Ils veulent que les dynasties sortent les unes des autres, et ils répugnent extrêmement à admettre que des familles nouvelles aient jamais pu s'élever jusqu'à les commander. On trouve la même tendance chez les Normands d'Angleterre, et auparavant chez les Franks à l'égard des Carlovingiens, puis plus tard des descendants de Hugues Capet.

Mais en acceptant que Cassandane ait été Achéménide, il par.ait néanmoins, d'après l'historien d'Halicarnasse, qu'on ne convenait pas unanimement qu'elle eût été la mère de Cambyse. Les Égyptiens, dit-il, soutenaient que ce roi devait le jour à la fille d'un de leurs souverains, Apriès, accordée par Amasis, successeur de ce monarque,

Cyrus, qui lui avait demandé sa propre fille non pas avec le dessein de l'épouser, mais pour la mettre dans son harem. Amasis n'osant résister ouvertement, avait donné Nitétis, fille d'Apriès, pour la sienne. Hérodote rejette ce récit comme entaché de faux, et trouve étrange que les Égyptiens aient inertie essayé de le faire admettre, attendu qu'étant de tous les peuples les mieux instruits des usages et des lois des Perses, ils ne pouvaient ignorer que chez ceux-ci les fils naturels ne succèdent pas à l'empire quand il y a un fils légitime, et il leur suppose l'intention d'avoir voulu par une fable rattacher Cambyse à leur nationalité et s'en faire honneur.

Mais ce calcul n'est guère probable. Outre que Cambyse n'a rien fait qui pût porter les Égyptiens à le désirer pour compatriote, il est tout aussi flatteur ou tout aussi honteux pour eux qu'une fille de leur maison royale ait été l'esclave de Cyrus, et je trouve un point à relever dans l'anecdote concernant la fille d'Apriès, dont il est ici question, qui pourrait bien donner raison au récit des Égyptiens contre celui d'Hérodote.

Cyrus, en présence de la triple alliance des Lydiens, des Babyloniens et du roi d'Égypte, avait attaqué victorieusement deux des membres de la ligue ; mais nous n'avons pas trouvé trace d'une relation de sa part avec le troisième. Il ne se peut pas cependant qu'il n'ait eu, sous une forme ou sous une autre, un contact quelconque avec Amasis. Or celui-ci ne secourut pas ses alliés ; on peut en induire qu'il traita particulièrement avec Cyrus, et obtenant la paix, la scella par un mariage, ce qui est tout à fait dans les usages de la diplomatie asiatique. Que Nitétis ait été sa fille ou celle de son prédécesseur, et même qu'elle soit entrée dans les palais impériaux comme reine ou comme concubine, c'est une question qui restera toujours insoluble.

L'observation d'Hérodote contient cependant une partie vraie, c'est ce qui est affirmé au sujet de la légitimité de naissance nécessaire aux princes iraniens pour pouvoir succéder au trône. Cette remarque implique que la polygamie n'était pas autorisée par la loi religieuse, ce que nous savons du reste d'une manière très certaine, sans quoi il n'y aurait pas en, à proprement parler, de bâtards, non plus que dans les sociétés musulmanes d'aujourd'hui. Cette condition n'appartient guère qu'aux enfants adultérins ou incestueux, ou dont le père est inconnu. Mais, autrement, tous ceux qui sont nés d'une servante sont réputés légitimes, bien que moins honorés, en principe du moins, que ceux qui appartiennent aux épouses légales. Malgré la réprobation dont se trouvait ainsi frappée la polygamie, il est certain néanmoins qu'au temps de Cambyse, à celui de Cyrus, et probablement depuis Férydoun-Phraortes, cet usage, sinon de droit, du moins de fait, était pratiqué par les grandes familles de l'Iran, et ne rencontrait plus d'obstacles insurmontables dans les mœurs. La domination zohakide, l'annexion de la Médie, les rapports de plus en plus multipliés avec les populations assyriennes, avaient amené ce relâchement, et il est bien curieux d'observer qu'il en fut absolument de mérite chez les Mérovingiens ; ceux-ci, comme leurs anciens parents iraniens, circonvenus par une société très corrompue, pervertis par la bassesse et la flatterie gallo-romaines, prirent une foule d'épouses et les prirent partout, au mépris des mœurs nationales et de la religion ; ils laissèrent aux sujets l'observance de la retenue, possédèrent des gynécées qui rivalisèrent avec tout ce que les gynécées ninivites et les villas romaines du Bas-Empire avaient pratiqué de débordements. Chez les Iraniens, chez les Franks, ce fut un droit de la royauté. Cependant l'opinion publique retint ses anciennes préventions. Ce que les souverains et les très grands personnages se permettaient dans le déchaînement de leurs passions n'était nullement accordé à la masse du peuple, et les hommes des provinces de Cambyse, non pins que les leudes de Chilpéric, n'eussent pas supporté sans humiliation et sans blâme, sans colère et sans récriminations, que leur maitre pût être ce que les uns et les autres nommaient toujours un Mitard.

Il n'y a pas de doute que le Kamis des Orientaux est bien le Cambyse des Grecs, et comme le père de Cyrus s'appelait Kamis ou Cambyse tout aussi bien que le fils du conquérant, les auteurs des annales indigènes ont pris les deux homonymes l'un pour l'autre, avec d'autant plus de facilité qu'il leur paraissait opportun et agréable de faire sortir Cyrus d'un Grand Roi, au lien de le rattacher modestement à un simple feudataire de la Perside. J'ai déjà annoncé cette interversion de personnes et de faits, et la comparaison du Kaous des Asiatiques avec le Cambyse des Grecs en démontre très complètement la réalité.

Ferdousy rapporte que lorsque Kaous-Cambyse fut monté sur le trône, il s'impressionna vivement de la grandeur de son autorité, de l'étendue de ses possessions et de la richesse de ses trésors. Il se considéra comme le seul roi digne de ce nom qui fût alors, et ne connut rien qui pût lui être comparé, ni surtout qui pût lui résister.

Il était dans ces dispositions quand, un jour, un chanteur tourany récita devant lui des vers à la louange du Mazandéran, peignit cette contrée comme un pays vraiment céleste où la terre, l'air et l'eau étaient de la plus incomparable beauté, où toutes les plantes étaient plus vivaces et plus merveilleuses qu'ailleurs, et où surtout les femmes dépassaient en grâces, en perfections et en éclat celles du reste du monde.

L'imagination de Kaous-Cambyse s'exalta en même temps que ces poétiques images lui étaient présentées ; il annonça aux grands de l'empire que sa résolution était prise, et qu'il allait se mettre avec eux à la conquête d'une région si admirable.

On voit d'une manière très claire dans ce passage de Ferdousy et dans beaucoup d'autres encore, que ce qu'il faut entendre ici par le Mazandéran n'est en aucune façon la contrée riveraine de la Caspienne, bien connue alors des populations iraniennes, immédiatement voisine du séjour des rois successeurs de Férydoun, et qui, souvent parcourue et même temporairement possédée par des bandes scythiques, n'en appartenait pas moins à l'empire. Le Mazandéran dont il s'agit, et qui représente une terre merveilleuse, aux abords redoutables, peuplée d'habitants que rien ne peut dompter, dont l'intelligence supérieure attirait constamment l'accusation de magie, est un pays lointain situé dans le nord-est, et je n'hésite pas à penser que les relations transmises de bouche en bouche à travers les nations scythiques apportaient sous ce nom à l'Iran une notion telle quelle des royaumes arians. C'était ces États fort oubliés aujourd'hui, que Kaous ou Cambyse se proposait d'atteindre, et il estimait peu les innombrables obstacles que l'accumulation des tribus touranys mettait à l'accomplissement de ses désirs, sans parler du climat, des difficultés de la route et de la distance.

Mais les grands feudataires, premiers confidents de ces projets irréfléchis, furent frappés tout d'abord de ce que le roi ne voyait pas. Les Gawides, les seigneurs de Rey, la maison de Toous, c'est-à-dire tous ceux sur lesquels le poids de la guerre menaçait surtout de tomber, parce que leurs possessions étaient les plus rapprochées de la frontière septentrionale, se communiquèrent leurs craintes, et s'étant réunis dans l'entente d'une opposition commune, prirent le parti de fortifier leur alliance en amenant les Çamides à leur avis. Ils avertirent donc Zal, le chef de la famille seystany, de ce qui se passait, et lui demandèrent son opinion. Zal déclara que les projets de Kaous-Cambyse étaient absolument insensés, et partant de son pays en toute hâte, il vint se joindre aux chefs qui avaient sollicité son intervention, et se rendit avec eux auprès du roi pour le faire changer de sentiment.

Il lui remontra qu'aucun de ses prédécesseurs, pour grands qu'ils aient été, n'avait jamais conçu d'idées aussi présomptueuses ; qu'il n'y avait pas d'apparence de succès à aller attaquer des territoires défendus par des forces invincibles, et surtout par des enchantements et des ressources surnaturelles contre lesquels le courage ne pouvait rien ; que c'était vouloir dissiper inutilement et l'énergie des héros et toutes les richesses de l'empire. Qu'à la vérité le roi était le chef de l'Iran, mais ne devait pas oublier que ses sujets étaient comme lui les serviteurs de Dieu ; qu'il ne lui convenait pas de les contraindre ; qu'enfin il eût à prendre garde de ne pas se charger du sang de tant de braves gens, et de ne pas s'exposer à un poids de malédictions publiques dont ses prédécesseurs avaient toujours pris grand soin d'éloigner le fardeau.

Kaous-Cambyse répondit à ces discours qu'il n'y avait aucune proportion entre les ressources de ses prédécesseurs et les siennes ; qu'il était infiniment plus riche et plus puissant qu'eux tous, et que ce qu'ils n'auraient pu tenter en effet avec la moindre chance de réussite lui étant devenu possible, il répondait du succès ; que les forces célestes se rangeaient à son parti, il le savait, et les têtes des ennemis lui étaient données à l'avance. D'ailleurs il se chargeait de cette grande affaire, et Zal avec son fils Roustem n'étaient pas appelés à faire partie de l'expédition. Ils devaient rester l'un et l'autre occupés de l'administration de l'empire pendant l'absence du roi.

En voyant une résolution si nette et si bien prise, les seigneurs n'eurent qu'à baisser la tête. Zal eut beau faire entendre encore de tristes avertissements, Kaous-Cambyse trouva réponse à tout, et bien que les assistants fussent profondément soucieux et irrités, Zal réussit à leur imposer la prudence, la modération et l'obéissance dans une occasion que lui-même reconnaissait désastreuse.

L'expédition fut donc résolue, l'armée réunie ; Gouderz le Gawide, et Toous, le chef khoraçany, la commandèrent sous les ordres du roi. Nous allons maintenant voir la preuve directe qu'il ne s'agit nullement de la province caspienne du Mazandéran, mais d'un pays beaucoup plus reculé dans à nord-est.

Après de longues marches, Kaous et ses troupes arrivèrent dans la contrée montagneuse appelée Asperouz, , dit Ferdousy, où le soleil se cache, et où règnent le repos et le sommeil.

Ce sont les Aspisii montes de Ptolémée, embranchements de l'Oural qui descendent au sud-est, en se dirigeant vers cette partie de l'ancien Imaüs appelée aujourd'hui le Bolourtagh et le Monztagh.

Dans cette contrée était la ville de la yin, demeure de Behym ou Rhym, un démon de l'espèce la plus arrogante et la plus dangereuse. C'est ici le moment de se souvenir d'une façon toute particulière de l'avertissement donné par le Tjéhar-è-Tjémen que le mot dyw ou démon employé dans les traditions n'indique nullement un être d'une espèce surnaturelle, mais seulement mi ennemi que sa force ou son audace rend redoutable. En effet, le démon Rhym, qui n'est que cité par Ferdousy, et que ce poète ne fait pas même figurer activement dans les événements qui suivirent, n'est pas un guerrier fameux, c'est un peuple. C'est la représentation des Rhymmi que le géographe grec cité tout à l'heure plaçait entre le Volga et le fleuve appelé le Rhymmus ou Rhymnus, aujourd'hui le Cjasonri, qui, sortant du groupe ouralien nommé autrefois Rhymmici montes, vient se jeter dans la Caspienne par le 91e degré de longitude et le 48e degré 15, de latitude est du Volga.

Nous nous trouvons donc amenés à peu de chose près dans cette région où l'histoire d'Abtyn nous avait montré la grande ville scythique de Bésila ou dans des pays assez voisins ; et ainsi que l'autorité des géographes grecs avait appuyé alors les indications de la légende persane, leur donnant une valeur inattendue, ainsi encore cette fois le même accord, la même identité dans les allégations nous rendent de plus en plus attentifs à ce fait si considérable que les royaumes scythiques du nord étaient des États véritables et jouissant, sous une règle sociale qui se peut appeler civilisation, d'une prospérité et d'une puissance très réelles.

La situation assignée au royaume du Mazandéran par les renseignements qui viennent d'être analysés est propre à donner l'idée s'agit ici de l'empire des Ases scandinaves, dont nous avons déjà, je pense, entrevu les frontières. La grande terreur qui s'étendait autour de cette région, l'idée immense que les Iraniens se faisaient de la bravoure et des ressources des guerriers qu'ils venaient combattre, la situation géographique, la date approximative, tout parait favoriser cette identification, et bien qu'il soit difficile de la démontrer d'une manière assurée, si l'on trouve cependant à propos d'adopter comme suffisamment probable cette image séduisante qui nous ferait apercevoir nos ancêtres germains en contact direct avec les Perses de Cambyse, leurs parents, il faudrait conclure aussi que Khym, la ville de Rhym on Rehym, n'est autre que la puissante Asgard, la ville des dieux ; car Ferdousy la nomme Shehr-è-Mazandéran, la métropole du Mazandéran. Je remarquerai encore ici, comme je l'ai déjà fait à propos de Shehr-è-Iran, la métropole de l'Iran, qui était Suse, suivant toute probabilité, tandis que Persépolis, la métropole des Perses, devait être la capitale particulière de la Perside, que cet usage de désigner d'une manière si vague la ville principale d'une nation, et sans lui donner un nom réellement particulier, existait aussi chez les Ases, car leur ville d'Asgard n'a pas d'autre dénomination que les villes persanes c'est l'enceinte des Ases.

Kaous-Cambyse étant arrivé dans les environs de Khym s'arrêta, et chargea Gyw le Gawide d'aller surprendre la place avec deux mille hommes choisis.

Gyw en pénétrant dans la cité y trouva de grandes richesses dignes d'un pays dont le poète raconte que les flancs des montagnes semblaient revêtus d'un tissu d'or, ce qui indique la beauté des moissons, tandis que l'air était plein d'une odeur de vin parfumé. Tous ces territoires sont en effet d'une fertilité extraordinaire, bien que soumis à l'action d'un climat qui les rend aussi froids l'hiver que chauds pendant l'été.

Quand le roi du Mazandéran, dans lequel il faudrait voir ici un des types des dieux futurs du Nord, eut connaissance de ce qui venait de se passer, il demanda du secours à une autre nation scythique habitant le pays de Djerrem, que nous savons déjà titre le Kharizm actuel, la Chorasmia des Grecs, sur la rive gauche de l'Iaxartes. Cette nation est représentée par Ferdousy comme gouvernée par un chef qu'il appelle le Diable blanc. Il ne lui attribue pas de ville, mais une sorte d'existence belliqueuse assez sauvage, et. on peut comprendre que c'était une agglomération.de tribus demeurées en deçà du fleuve ou y étant revenues malgré les victoires de Cyrus, qui, bien qu'ayant chassé de tous ces pays le gros des nations scythiques, n'avait pu empêcher des bandes aventureuses de franchir les frontières et d'errer sur les limites.

Le Diable blanc avec ses troupes s'empressa de prendre parti pour le roi du Mazandéran, et vint tourner autour du camp où les Iraniens s'étaient établis. Mais avant qu'il eût trouvé l'occasion de les attaquer, ceux-ci, par des circonstances que Ferdousy attribue aux arts magiques des gens du pays et surtout du Diable blanc, se trouvèrent tout à coup frappés de cécité et hors d'état d'attaquer leurs ennemis et même de se défendre. Kaous-Cambyse fut atteint par le fléau comme ses vassaux et leurs soldats. L'épouvante se mit dans l'armée ; un certain nombre d'hommes se laissèrent entrainer par la terreur, jusqu'au point d'abandonner les drapeaux et de s'enfuir vers l'Iran ; ce qui semblerait prouver que la cécité n'était pas si complète qu'ils ne pussent discerner et suivre leur chemin. De son côté, Maous, au désespoir, envoya un messager à Zal pour lui demander du secours. On entrevoit ici que la longueur des nuits d'hiver dans les pays du septentrion, combinée avec la rigueur du froid et probablement avec les affections ophtalmiques causées par le reflet éblouissant et dangereux de la neige, souffrance qui oblige les habitants de ces régions à se couvrir les yeux quand ils voyagent dans de telles circonstances, explique suffisamment le désarroi de Kaous et de son armée, sans qu'il soit besoin de recourir à la supposition de sorcellerie, à laquelle du reste Ferdousy n'attache pas beaucoup d'importance, puisqu'il montre lui-même que l'aveuglement dont les Iraniens étaient frappés n'empêchait nullement les lâches de retourner chez eux ni les messagers du roi de monter à cheval et de faire leur office. Il s'agit donc ici d'une de ces calamités naturelles qui assaillent les armées dans les régions septentrionales.

La conséquence en fut cette fois que Kaous, avec ses héros, ses hommes d'armes, tout son monde enfin, fut forcé de se rendre au Diable blanc, et l'Iran eut la fleur de sa population prisonnière des Scythes avec son souverain.

Ferdousy prête ici au vainqueur une parole très digne d'observation. Dans la joie de son triomphe, le Diable blanc déclare qu'il aurait tué ses captifs jusqu'au dernier, s'il ne s'était jadis solennellement engagé vis-à-vis de Kershasep, le Briseur d'armées, à ne pas attaquer l'Iran. Il se contenta donc de charger de chaînes ceux qu'il avait pris, de les mettre sous la garde de douze mille guerriers d'élite, et ayant donné avis au roi du Mazandéran, que l'on apprend ici s'être appelé Arjenk, du succès complet qu'il venait d'obtenir, il l'engagea à prendre les hommes et le butin, lui remit tout entre les mains, et s'en retourna dans son pays. Kaous, prisonnier d'Arjenk avec ses gens, n'eut plus rien à faire qu'à se dire, comme le remarque Ferdousy : C'est ma faute !

La conduite extrêmement modérée du Diable blanc et la raison qu'il en allègue sont, comme je l'ai dit, remarquables. Un traité avec Kershasep, l'ancien Kereçaçpa qui vivait au temps de Férydoun, n'est pas très admissible ; mais il est concevable que, si, comme je l'ai supposé tout à l'heure, la nation que commandait le Diable blanc n'était qu'une de ces bandes errantes vivant un peu sur tous les territoires sans avoir des demeures fixes, elle ait hésité à appeler sur elle la vengeance irrémissible de l'Iran par des cruautés dont elle n'avait pas besoin. La politique des tribus est pleine de moyens termes. Obligés de vivre un peu partout, il est naturel que le Diable blanc et ses conseillers aient voulu ménager à la fois et le Mazandéran et l'Iran, afin de pouvoir se couvrir auprès de ce dernier, en cas de retour agressif, du souvenir d'une atténuation dans l'offense.

Quand Zal reçut la nouvelle du désastre, il tomba dans un profond désespoir, et sans s'arrêter à récriminer contre Kaous, qui, dans ses lettres, faisait d'ailleurs bon marché de son imprudence et de sa folie, il chargea Roustem, son fils invincible, de voler au secours du Grand Roi, et de mettre fin le plus tôt possible à une situation qui pouvait amener les conséquences les plus fatales.

Ici Ferdousy, il faut l'avouer, perd de vue toute conception historique, et laisse son récit se charger de couleurs exclusivement chevaleresques. Il ne s'agit plus pour lui que de glorifier le héros favori de la nation. Sans mentionner en aucune sorte les forces que le roi du Seystan était en mesure d'envoyer en aide au souverain, sous la conduite de son fils, il montre ce fils tout seul, avec son cheval Rekhs, partant pour délivrer Kamis et l'armée, et raconte la série d'aventures connue mets le nom des n Sept khans » de Roustem, et qui sont autant à la louange de son sagace et vaillant coursier qu'à la sienne. Ni le Bayard de Renaud, ni le Bride d'or de Roland, ni le Rabican de Roger, ne firent jamais mieux.

D'abord, tandis que Roustem est endormi dans un fourré de roseaux au milieu des vastes steppes qu'il traverse, Rekhs tue un lion. Puis homme et cheval, tourmentés par une chaleur dévorante et ne trouvant d'eau nulle part, supportent des souffrances inouïes qui sont sur le point de les faire périr l'un et l'autre, quand la rencontre d'un mouton les sauve. En le suivant, ils trouvent une source et la fin de leur tourment.

Avant de s'abandonner au repos, Roustem recommande amicalement à Rekhs de ne pas profiter de son sommeil pour chercher querelle aux dénions errants et se battre contre eux. Jusqu'à minuit, tout se passe bien ; mais à cette heure, des serpents attaquent le héros, qui, avec l'aide de Rekhs, les extermine. C'est la troisième épreuve.

Une sorcière tombe sous la main du vaillant aventurier qui la tue. C'est la quatrième épreuve.

Pour la cinquième, il lutte contre des nomades maîtres des plaines, et leur arrache les oreilles, ce qui veut dire qu'il les disperse et les fait fuir.

Pour la sixième, il se voit assaillir par le roi du Mazandéran, Arjenk, et le tue.

Pour la septième enfin, il en fait autant au Diable blanc, et Kaous et les Iraniens sont délivrés par cette main puissante.

Voilà ce qu'on appelle les Sept khans de Roustem.

Rentrons dans l'histoire en suivant les traces niâmes de Ferdousy, et restant dans son sillon, en changeant seulement quelques images et quelques mots pour des indications plus réelles. Kaous-Cambyse, à la tête des vassaux du nord, avait été battu et fait prisonnier ; Roustem l'a délivré au moyeu des Seystanys. Cependant la puissance du Mazandéran demeure entière, et le prince qui a succédé à Arjenk, et que le poète ne nomme pas, peut-être parce qu'Arjenk n'était pas lui-même le chef suprême, soutient la guerre, et ne veut pas céder.

Kaous lui envoie Ferbad pour l'engager à se soumettre et à reconnaître sa suzeraineté. Le Mazendérany répond avec hauteur. Roustem se rend alors lui-même auprès du prince récalcitrant, et le traite avec une dureté de paroles tout à fait conforme à ce que les ambassadeurs germaniques et ceux du moyen âge considéraient comme le devoir de leur vaillance et de leur fierté. Le roi ennemi, frappé d'admiration, chercha à corrompre le héros et à l'engager dans sa cause ; mais un refus dédaigneux fut naturellement tout ce qu'il obtint ; la bataille fut livrée, le roi mazendérany tué, et la nation entière s'étant soumise, Kaous fit amener devant lui les fils du prince défunt, les assura de sa protection, et en ayant placé un sur le trône du pays en lui faisant promettre fidélité, il reprit avec son armée victorieuse le chemin de la terre d'Iran.

Ctésias ne dit absolument rien, dans les fragments que l'on a conservés de son histoire, d'une expédition de Cambyse contre les peuples du nord ; seulement, par la façon dont il raconte que ce fut ce prince qui ordonna de ramener en Perse le corps de son père et qui en chargea Bagapates, il indique suffisamment que le nouveau Grand Roi était lui-même dans ces régions, sur les frontières septentrionales de l'empire, et même au delà de ces frontières, quand son règne commença. Il y a donc des probabilités pour que Cambyse ait en à poursuivre contre les Scythes les hostilités commencées, et il faudrait faire abstraction du caractère attribué à ce prince, de son impétuosité, de sa hauteur, de sa passion pour toute domination, si l'on voulait douter qu'il ait commencé par guerroyer contre les adversaires qu'il avait justement sous la main, et qui d'eux-mêmes pouvaient très bien être excités par la mort de Cyrus à des espérances que l'on ne pouvait autoriser. Ainsi, tout en ne donnant pas un assentiment direct au récit de Ferdousy, ce que nous savons de Ctésias induit à l'admettre.

Hérodote est absolument muet sur ce point, et après avoir raconté que Cambyse devint roi après son père, il dit immédiatement qu'il marcha contre les Égyptiens. Mais comme l'auteur des Neuf Muses avait laissé dans l'ombre de la mémé façon la presque totalité de l'action de Cyrus dans les affaires de l'Iran et vis-à-vis des nations scythiques, probablement, comme je l'ai remarqué, parce que l'intérêt grec ne s'y rattachait pas même indirectement, ce silence ne me parait pas suffisant pour infirmer les inductions qu'on peut tirer de la manière dont Ctésias présente son récit, et surtout des détails donnés par Ferdousy et après lui par tant d'annalistes orientaux, détails qui se trouvent confirmés par la présence d'un certain nombre d'indications géographiques manifestement anciennes de ces territoires et déjà oubliés au temps où Ferdousy écrivait. Maintenant je reviens au texte de ce poète, qui du reste est plus complet et plus directement inspiré pur les documents parsys que les récits des historiens en prose, ces derniers n'ayant fait autre chose que de le copier avec plus ou moins d'exactitude.

Roustem, appelé souvent aussi Tehméten, a été reconnu par nous, grâce à l'anecdote de Bijen, pour le même que le Pétisacas de Ctésias, puisque Païti-Saka ne signifie autre chose que roi des Sakas, ou du Seystan, titre particulier à Roustem. Du temps de Cyrus, ce héros était déjà considérable et très haut dans l'estime du roi ; cette situation ne diminua pas sous Cambyse, car Ctésias met le chef de l'est dans les affaires du monarque tellement en première ligne, que ce ne fut qu'après sa mort, dit-il, que Bagapates, qui lui succéda, marcha à la tête de l'armée envoyée contre les Égyptiens. Ainsi ce fut le roi du Seystan, autrement dit Roustem-Tehméten, qui devint le général préféré de Cambyse. C'est aussi l'opinion de Ferdousy.

Aussitôt l'expédition du nord terminée, raconte le poète, le roi, de retour dans la capitale de l'Iran, distribua à ses feudataires de grandes et riches récompenses. Roustem fut surtout comblé. Un trône et une couronne semés de pierreries, cent belles esclaves aux ceintures d'or, cent chevaux de prix avec des harnachements précieux, des étoffes, des parfums, tout ce qu'il y avait au monde de plus magnifique lui fut donné, et enfin, comme si Ferdousy tenait à confirmer- le texte de Ctésias, la souveraineté de tout le pays de Nymrouz, c'est-à-dire de tous les domaines de sa maison, de tout le pays des Sakas, lui fut accordée, ce qui, soit dit en passant, indique que Zal était mort sur ces entrefaites, ou bien que Roustem attachait de l'importance, ainsi que du reste cela a eu lieu dans tous les temps et dans tous les pays féodaux, à obtenir une nouvelle et solennelle confirmation des anciennes investitures.

A Toous et à Gouderz, le roi fieffa des terres nombreuses dans le Mazandéran conquis, bien que la domination de ce pays fût demeurée en somme à la maison régnante indigène.

Après quelque temps de repos, Kaous-Cambyse conduisit ses vassaux contre le Mekran, habité, ainsi qu'on l'a vu, par des tribus sauvages, que Ferdousy, se servant du terme consacré chez toute la race blanche pour désigner les peuples étrangers, appelle les Berbers ou Barbares. C'étaient les restes des noirs indigènes plus ou moins purs, plus ou moins mélangés, que nous avons vus aux époques primitives occupant toute la surface de l'Iran et au delà encore dans la direction septentrionale.

Tous les héros prirent part à cette expédition : Gouderz, Toous, Feryberz, Koustehem, Kherrad, Gourghyn, Gyw ; il ne faut pas perdre de vue que si la plupart d'entre eux figurent parmi les paladins qui se sont retirés du monde avec Cyrus, c'est que Ferdousy place le règne de ce roi après celui de Kaous, ainsi que cela a été expliqué en son lieu. Tous se couvrirent de gloire dans cette nouvelle occasion. Les Berbers furent complètement soumis. Peut-être Cyrus n'avait-il pas eu le temps de s'occuper d'eux, peut-être étaient-ils devenus turbulents et indociles depuis sa mort ; en tout cas, ils furent mis à la raison, et se rendirent. Kamis les traita bien, et quittant leur pays, il remonta avec ses guerriers vers le nord-ouest, traversa les montagnes qui descendent du Caucase indien, et marcha vers l'Orient.

Ce chemin menait l'armée dans les domaines de Roustem. Ce chef des Sakas saisit cette occasion pour donner des fêtes brillantes à son souverain et à ses compagnons. Après un séjour d'un mois, la nouvelle étant arrivée que les Arabes s'étaient révoltés et abjuraient l'autorité des rois, Kaous voulut aller faire face à la révolte.

Le poète rapporte que l'armée iranienne, pour trouver ses ennemis, dut s'embarquer. Le roi, dit-il, fit passer l'armée de la plaine sur la mer. Si l'on remarque bien la position où elle était alors et le pays qu'elle occupait, il ne peut y avoir aucun doute que ce fut la grande nier intérieure, le lac Mimoun agrandi, le lac Ponytika, qui fut ainsi traversée, et voici encore une confirmation de plus, si désormais il en était besoin, et de l'existence de cette mer et de l'emploi dont elle fut dans le parcours du plateau central de l'Iran.

Un nombre considérable de vaisseaux et d'embarcations furent construits. C'était un voyage de très long cours qui se préparait, fait encore observer le poète ; car, dit-il, si l'on avait dû le faire à pied sec, il n'aurait pas été de moins de mille farsakhs, et ceci correspond à seize ou dix-sept cents lieues, ce qui indique suffisamment que Ferdousy n'entendait pas parler du petit lac Zareh tel que ses contemporains pouvaient le connaître, et dont l'étendue, peut-être plus grande au onzième siècle qu'elle ne l'est aujourd'hui, était cependant alors fort médiocre.

Insistant sur le détail, Ferdousy dit encore : Le roi et son armée naviguèrent ainsi pendant trois mois, ayant à main gauche le pays d'Égypte et à droite celui des Berbers.

En effet, en naviguant pour atteindre les rivages du nord-ouest, Kaous-Cambyse avait sur sa gauche l'Arabie insurgée, qu'il allait soumettre, placée entre lui et l'Égypte, où Ferdousy va le mener tout à l'heure ; et sur sa droite, la terre des Berbers, qu'il avait parcourue et soumise peu auparavant.

Et il faisait route directement entre les deux côtés, ce qui indique qu'il allait chercher pour lieu de débarquement la côte médique et quelque point comme les environs de Sawa.

La nouvelle de la prochaine arrivée du roi de l'Iran et de son armée se répandit bientôt dans le pays du Hamaweran, belliqueux parmi toutes les contrées du monde.

Alors le roi et les habitants se préparèrent à résister aux Iraniens, et appelèrent à leur aide les Berbers ou Barbares. Comme le poète ne fait aucune remarque sur la réapparition si subite de ces Berbers sur le champ de bataille où Kaous vient de les exterminer, il est évident qu'il ne s'agit nullement ici des Barbares du Mekran, mais d'autres Barbares qui venaient porter secours aux Arabes, c'est-à-dire de ces tribus éthiopiennes alors en contact étroit avec les populations de la péninsule.

Quant au pays du Hamaweran, nous sommes prévenus expressément par le poète qu'il s'agit d'une province arabe placée sur la route de l'Égypte et située entre ce dernier pays et les possessions iraniennes. Je ne fais pas difficulté en conséquence d'y reconnaître le Havran d'Ézéchiel, le Hauran moderne. Il est à remarquer que le prophète hébreu ne comprend sous ce nom qu'un district assez peu étendu situé sur la rive orientale du Jourdain, tandis que les Arabes d'aujourd'hui s'accordent à reconnaître à la contrée du Hauran une importance très supérieure. Il est possible qu'au temps de Cambyse, ce pays du Hamaweran ou du Hawaii ait formé à lui seul un de ces États arabes qui, dans tous les temps, se sont assez facilement constitués, péniblement soutenus, et ont disparu sans laisser beaucoup de traces dans l'histoire.

Hérodote vient confirmer cette supposition. Il dit que lorsque Cambyse voulut passer en Égypte pour en faire la conquête, un certain condottiere appelé Phanès, Grec, natif d'Halicarnasse, et qui était à la solde d'Amasis, se dégoûta du service de ce prince, et noua des relations secrètes avec les Perses. Il persuada au Grand Roi que le seul moyen d'atteindre les territoires dont il voulait s'emparer était d'obtenir des Arabes l'autorisation de passer sur leurs terres ; car, ajoute l'historien, depuis Cadytis jusqu'à Ienysus, la côte méditerranéenne et les villes qu'elle possède sont aux Arabes. De Ienysus au lac Serbonis, on trouve les Syriens-Palestiniens et la frontière égyptienne. Mais l'espace compris entre Ienysus, le mont Casius, qui s'étend jusqu'à la mer, et le lac Serbonis, forme un désert de trois jours de marche, absolument dénué d'eau, et qu'on ne saurait traverser sans l'assentiment et le secours des Arabes. Phanès donc, en homme d'expérience, conseilla à Cambyse, avant de songer à envahir l'Égypte, de faire une alliance étroite avec ces peuples, et c'est ce qui eut lieu.

Il faut avouer que la tradition persane, en racontant que Kaous-Cambyse trouva les hommes du Hamaweran ou du Hauran plus disposés à le traiter en ennemi qu'à lui accorder le passage, expose un fait très conforme au tempérament habituel non seulement des Arabes, mais des peuples libres de tous les temps. On se soucie peu d'introduire chez soi un conquérant dont les succès doivent inquiéter. Tout en remarquant donc qu'Hérodote et Ferdousy rapportent un fait à peu près identique quant au fond, j'incline à penser que les renseignements du second sont les meilleurs, et qu'il parut à l'impétueux et orgueilleux Cambyse plus digne de lui et plus simple d'imposer ses volontés aux Arabes que de nouer avec eux des négociations dont le résultat eût été douteux.

Ceux-ci, pour continuer le récit persan, livrèrent aux Iraniens, avec l'aide de leurs alliés barbares, une bataille qui fut longtemps disputée ; mais enfin les Iraniens l'emportèrent, et s'avançant vers la capitale de la contrée, la ville de Hamaweran, ils s'en emparèrent. La résistance avait été vive, et Cambyse victorieux voulut ménager les vaincus. Il traita avec leur roi, ce qui rentre dans le récit d'Hérodote ; il en reçut un tribut considérable et des dons magnifiques, et ce fut à Hamaweran que les souverains des Barbares, ceux d'Égypte et de Syrie, envoyèrent au prince iranien des ambassades apportant des paroles d'amitié et des propositions d'alliance.

Ici nous avons clairement les souverains dont Ferdousy entend parler. Soit qu'il anticipe sur les événements, soit au contraire qu'Hérodote les retarde, il est évident -que le roi des Barbares, c'est celui des Libyens, qui s'imposa à lui-même un tribut et envoya des présents à Cambyse aussitôt que celui-ci, étant entré en Égypte, eut pris Memphis ; et pour les rois des Syriens, ce sont les chefs de Barcé et de Cyrène, imitateurs de la conduite politique des voisins méridionaux de l'Égypte.

Cependant, tandis que Kaous-Cambyse était occupé à traiter et s'arrêtait dans le pays du Hamaweran, on lui rapporta que le souverain de la contrée avait une fille unique d'une beauté merveilleuse et qu'il aimait avec une passion peu commune. Elle lui tenait lieu des fils que le Ciel ne lui avait pas accordés. On dit à Cambyse que, par ses perfections, cette jeune princesse était digne de s'asseoir sur le trône de l'Iran, et que le Grand Roi seul devait posséder un pareil trésor.

Cambyse fut séduit par ce tableau, et, sans tarder, il fit faire des propositions de mariage. Le roi du Hamaweran les reçut avec la plus vive douleur. Il lui paraissait extrêmement dur de perdre sa fille unique et de la livrer à un vainqueur. Il la fit venir, lui annonça le malheur qui les frappait, et tous les deux, après s'être longuement lamentés, tombèrent d'accord que le mal était sans remède, qu'aucun moyen n'existait de résister à la volonté du plus fort, et bref, se résignant bien à contrecœur, Soudabeh, c'était le nom de la fiancée royale, fut envoyée à Kaous avec une suite et des atours dignes de son rang.

Aussitôt mariée, la jeune femme changea d'opinion, et s'attacha à Kamis, tandis que le père, malheureux et humilié, cherchait au contraire un moyen de se venger de la contrainte qu'il avait subie. Dans cette idée de rancune, il invita Kaous-Cambyse à une grande fête.

Soudabeh engagea son mari à refuser ; mais Kaous ne suivit pas ses conseils, et toujours emporté et irréfléchi dans ses actions, il se rendit au lieu qui lui avait été assigné dans une ville appartenant au roi du Hauran, et appelée Shaheh.

Ici il semble y avoir une confusion, et comme nous avons relevé plus haut les fautes de ce genre commises par Hérodote, nous en ferons autant pour celles de Ferdousy. On a déjà retrouvé sans doute dans cette histoire du mariage de Kaous-Cambyse avec la fille d'un roi arabe qui, ainsi qu'on va le voir tout à l'heure, amènera les conséquences les plus graves, l'anecdote du médecin d'Amasis conseillant au même Cambyse de solliciter la main de la fille de son roi. Quand Amasis reçut cette demande, il tomba exactement dans le même désespoir que le roi du Hamaweran en pareille circonstance ; seulement il imagina, ail lieu de marier sa propre fille à son dominateur, d'user de ruse, et d'envoyer à sa place Nitétis, fille de son prédécesseur Apriès, et fort belle également. Celle-ci, comme la princesse arabe de Ferdousy, se montra affectionnée à son mari, l'avertit de la tromperie dont il était l'objet, ce qui détermina Cambyse à marcher contre l'Égypte, afin de punir Amasis en le renversant.

J'ai déjà dit que, tout en racontant cette anecdote, Hérodote ne s'en fait pas le garant, car il donne encore immédiatement une autre version. Quant à Ctésias, il ne sait pas un mot de cette histoire. Amasis n'existe pas pour lui comme roi d'Égypte, mais bien Amyrtée. Cet Amyrtée n'a pas de médecin que Cambyse lui demande pour guérir ses yeux malades, comme le rapporte Hérodote, mais bien un eunuque nommé Combaphée, qui se trouve avoir tout pouvoir sur le roi, et qui en abuse pour livrer à Cambyse les ponts, on ne sait trop quels ponts. Combaphée est le cousin d'Ixabates, un des ministres favoris du Grand Roi ; il s'est laissé corrompre par cet Ixabates, qui lui a promis, en récompense de sa trahison, le commandement de toute la cavalerie égyptienne. Il n'est pas question de mariage, il n'est pas question de fille royale.

On ne saurait trop constamment se mettre devant les yeux la façon dont Ctésias et Hérodote surtout ont composé leurs livres. Ce n'est pas en compulsant, en coordonnant des renseignements écrits, datés, précis, mais en recueillant des conversations et en cousant des anecdotes les unes au bout des autres. On conçoit sans peine qu'une pareille méthode ne puisse pas donner des résultats bien réguliers. De son côté, Ferdousy a travaillé sur des documents positifs ; mais ces documents, produits par des remaniements nombreux, traduits et retraduits d'une langue dans une autre, souvent incomplets, souvent mutilés, ont dû également prêter à des erreurs, et c'est ainsi que le roi du Hamaweran ou Havran, possesseur de Shaheh, qui semble bien indiquer ici Saïs, la ville égyptienne du Delta, parait avoir été confondu avec un roi d'Égypte, à moins que ce roi ne soit à identifier avec l'Amyrtée, connu du seul Ctésias, et ne représente un roi arabe possessionné à cette époque dans une partie du Delta, ce qui n'est pas en dehors de toute possibilité.

Quoi qu'il en soit, et pour continuer le récit, Kaous-Cambyse arriva à Shaheh ou Saïs, où il s'était rendu malgré l'opposition de sa femme Soudabeh, et il fut d'abord reçu et traité avec l'hospitalité et les respects qu'il avait droit d'attendre. Mais une nuit les troupes arabes attaquèrent subitement les Iraniens. Les Barbares, que l'on croyait dans leurs déserts, se présentèrent tout à coup pour aider les hommes du Hamaweran. Gyw, Gouderz, Toous, Gourghyn, Zenkeh, tous les chefs iraniens furent saisis et enchaînés, et Kamis lui-même éprouva le même sort. Il fut aussitôt envoyé avec ses compagnons de malheur dans une forteresse située au sommet d'une montagne isolée et dont la garde était confiée à une garnison de mille hommes d'une valeur éprouvée, et dans 'cette seconde captivité, il n'eut plus qu'à déplorer l'inconsistance de son jugement et son imprévoyance qui le faisaient tomber en de telles disgrâces.

Aussitôt que la nouvelle de ce qui venait d'arriver se fut répandue, les ennemis de l'Iran dressèrent la tête. Ils prirent les armes, on n'entendit plus que tumulte, et les Scythes, franchissant la frontière, menacèrent de nouveau d'envahir l'Iran. La nation effrayée se tourna vers le seul homme en qui elle avait confiance. Roustem fut supplié de sauver l'empire. Il mit immédiatement ses Seystanys sur pied, et traitant l'invasion scythique comme chose secondaire, bien qu'elle menaçât plus directement son propre pays de Nymrouz, il s'occupa d'abord du sort du roi.

Je remarque, en ce qui concerne les Scythes, que le nom d'Afrasyab étant là prononcé par le poète, il s'agit des Gètes, c'est-à-dire des populations de l'est, et comme elles avaient été très maltraitées et rejetées très loin par les guerres précédentes, elles devaient disposer d'assez peu de forces pour expliquer le dédain de Roustem, malgré la proximité de leurs attaques.

Le Paiti-Saka informa Kaous de sa prompte arrivée, et l'engagea à avoir bon courage. En même temps, il écrivit au roi du Hamaweran pour lui reprocher sa lâcheté et sa perfidie, et lui promettre que le même homme qui avait su triompher des difficultés de la guerre du Mazandéran saurait encore venir à bout de lui.

L'effet suivit bientôt la menace. Les hommes du Zawoul rencontrant l'armée du Hamaweran la battirent, et elle s'enfuit en désordre. Le roi démoralisé appelle à son secours les Berbers, ses alliés, et les Égyptiens. C'est la première fois que Ferdousy mentionne ces derniers comme intéressés dans cette guerre, et là évidemment se trouve pour lui et pour la Chronique persane le motif qui amena les Iraniens contre leur pays. A ce point de vue, qui paraît fort raisonnable, Kaous-Cambyse conquit l'Égypte parce que l'Égypte avait prêté son aide aux Arabes ennemis de l'Iran, et ceci rentre tout à fait dans ce que nous avons déjà dit de la triple alliance des Lydiens, des Babyloniens et du Gouvernement de l'Égypte, au moment des conquêtes de Cyrus en Occident.

quoi qu'il en soit, les Égyptiens s'étaient rendus aux raisons alléguées par le roi du Hamaweran et avaient pris son parti. Celui-ci reforma ses troupes, et se présenta de nouveau contre les Iraniens, appuyé de ses deux alliés.

Une bataille se donna sans résultats décisifs ; mais dans une troisième rencontre, la victoire des Iraniens fut complète : le roi des Barbares fut fait prisonnier avec quarante de ses principaux chefs ; le roi d'Égypte, assailli par Roustem en personne, essaya vainement de résister à cette force surhumaine, et recevant sur le crâne un coup de l'épée de son adversaire, il tomba à bas de cheval, fendu jusqu'à la moitié du corps. Le carnage était effroyable ; des monceaux de morts s'entassaient sur la plaine, et le roi du Hamaweran épouvanté voyait tomber de toute part et ses soldats et ses amis. Il fit dire à Roustem qu'il renonçait à la résistance, rendait la liberté à Kaous, et le renverrait comblé de présents ; il ne demandait que la paix et le pardon du passé, promettant soumission et dévouement absolu à l'Iran.

Ces propositions furent acceptées. Le Hamaweran, l'Égypte, le pays des Barbares, devinrent des possessions de l'empire, et Kamis, rétabli sur le trône, convoqua les troupes de ces nouvelles provinces pour faire avec elles dans l'Iran une rentrée qui pût effacer jusqu'au dernier souvenir de sa légèreté et des malheurs auxquels ce défaut l'avait exposé. Il voulait reparaître dans ses États non seulement au milieu de ses feudataires délivrés comme lui, non seulement avec le Païti-Saka et les Seystanys, auxquels il devait toute sa gloire, mais encore avec cent mille cavaliers barbares, arabes et égyptiens, parfaitement équipés, ce qui portait son armée à plus de trois cent mille hommes, et les rois, ses serviteurs, marchant devant lui.

Tout fut ordonné ainsi qu'il l'avait souhaité ; mais cela ne lui suffit pas encore. Il voulut avoir des auxiliaires grecs, et bien que Ferdousy parle ici du César de Home et que l'on plisse aisément comprendre que les documents dont il se servait, rédigés dans leur dernière forme au temps des Sassanides, aient considéré comme exact de supposer dans le passé lointain du roi Kaous que le pays du Roum, c'est-à-dire l'Asie Mineure et la Grèce, avait toujours été organisé tel qu'on l'avait vu sous les empereurs byzantins ; comme nous savons que les Grecs fournissaient déjà des troupes mercenaires à tous les États à l'époque de Cyrus et même auparavant, et que les Perses en eurent alors à leur solde, rien ne s'oppose à ce que nous entendions d'une manière rationnelle le passage dont il est ici question, et que nous placions les compagnons du condottiere Phanès, d'Halicarnasse, dans leur vrai jour. Ce qui est certain, c'est que les Grecs accordèrent sans difficulté les auxiliaires qui leur étaient demandés, et Kamis en grossit l'armée, avec laquelle il se mit en route pour l'Iran. Il voulait, après avoir triomphé aux yeux de ses peuples, aller attaquer les Touranys, et forcer ces pillards à sortir de l'empire.

Cette campagne fut heureuse. Les Touranys battus s'enfuirent. Le repos fut rendu au monde ; mais une calamité d'une autre sorte s'abattit sur l'Iran. Le roi, qui avait montré suffisamment jusqu'alors combien il était présomptueux et emporté, imprudent et irréfléchi, eut la tête absolument tournée par ses prospérités ; il s'abandonna sans réserve aux plus folles imaginations. Il se fit construire au fond des montagnes désolées de l'Elbourz deux cellules en pierre extrêmement dure ; elles furent garnies au dedans de plaques d'acier et de clous ; on y attacha des chevaux de guerre et des mulets. Il fit faire deux autres maisons de la même grandeur, mais cette fois tout en glaces ; il voulut avoir un kiosque pour les repas, et une coupole pour les prières ; ensuite ce furent deux salles pour garder les armes, et il ordonna qu'elles fussent construites tout en argent, et au-dessus il fit mettre un pavillon d'or massif. Les ornements de toute sorte, les incrustations de pierreries ne furent pas épargnés.

Ce n'était pas sans intention qu'il avait installé toutes ces magnificences, d'ailleurs mal conçues, dans des lieux absolument déserts où personne ne pénétrait. Il ne s'occupait plus en aucune façon des affaires de l'empire, et se livrant là jour et nuit à la joie, il s'abandonnait aux fantaisies d'une imagination malade et aux suggestions du démon. Ses grands succès, bien qu'ils ne fussent pas dus assurément à sa sagesse et à son courage, lui parurent, comme jadis à Djem-Shyd, des preuves manifestes qu'il avait en lui quelque chose de divin. Il se crut au-dessus de tout, et pensa que tout lui était permis. Bref, le Créateur de l'univers lui sembla peu de chose en comparaison de ce qu'il se croyait lui-même ; il finit par se prendre pour ce Créateur, et il donna des marques d'un dérèglement d'esprit qui, croissant chaque jour, arriva à la folie la plus complète. C'est ainsi qu'il demanda aux savants à quelle distance de la terre était la sphère de la lune ; quand il eut obtenu une réponse, il commanda qu'on dénichât une grande quantité de jeunes aiglons, qu'il nourrit avec soin, et lorsqu'ils eurent acquis toute leur vigueur, il fit construire une sorte de trône en bois de l'Inde, de cette espèce qu'on nomme gemary, y fit atteler quatre aigles des plus forts à des cordages éprouvés, en les disposant de telle manière qu'au dessus de la tête de chacun de ces aigles était suspendu un morceau de chair. On avait eu soin d'affamer ces oiseaux, et, lorsque le roi eut pris place sur le trône, on les lâcha ; ils s'élancèrent en haut pour saisir leur proie, et comme plus ils montaient, plus cette proie montait devant eux, l'équipage et Kaous disparurent à tous les yeux.

Quelques-uns ont prétendu, dit Ferdousy, qu'il parvint ainsi à une telle hauteur, qu'il dépassa l'atmosphère terrestre, et s'éleva jusque dans le ciel ; d'autres assurent au contraire qu'il n'alla que précisément assez loin pour pouvoir lancer des flèches contre l'éther en manière de défi. Quoi qu'il en puisse être de ces deux opinions, le voyage eut son terme, et Kaous reparut bientôt, car ses aigles ayant épuisé leurs forces, redescendirent malgré lui. Il mit donc pied à terre, fort triste de son impuissance, et il s'aperçut qu'il était dans une forêt aux environs d'Amol, l'ancienne capitale du troisième empire, seul, avec son trône volant renversé, dans un état très misérable, mais de plus humilié et comprenant son impiété pour avoir constaté sa faiblesse..

Cette histoire d'aigles attelés à une machine destinée à fendre les airs, cette fantaisie de monter jusqu'au ciel par un pareil procédé, a ceci de curieux que, dans la vie d'Ésope, composée par Planude, une anecdote semblable est mise sur le compte du roi de Babylone, Lycérus, contemporain de Crésus de Lydie, et probablement le même que Labynète, détrôné par Cyrus. Soit que ce fa ce Lycérus ou Labynète qui ait provoqué réellement l'invention d'Ésope, soit qu'une fantaisie aussi folle ait passé par la tête de Cambyse, bien digue d'ailleurs de la concevoir, soit enfin que ce fût alors une de ces conceptions à la mode comme les imaginations en produisent de temps en temps avec complaisance, il me parait certain en voyant un pareil récit chez les Orientaux comme chez les Grecs, que le fait qui a pu y donner lieu est très antique, et soit qu'on ait essayé de le réaliser, soit qu'on en ait seulement caressé le projet, on peut, je pense, le considérer comme appartenant aux époques où nous sommes ou à telle autre qui ne saurait eu être éloignée.

Lorsque Roustem eut reçu l'avis que Kaous avait été trouvé dans les bois des environs d'Arno', seul, et dans une situation d'esprit qui touchait au désespoir, il se rendit auprès de lui avec Gyw, Toous et une suite convenable. Mais les vassaux étaient mécontents de leur souverain, et Gouderz déclara en termes fort rudes il Roustem que jamais pareil fou n'avait existé.

Le Païti-Saka se fit l'interprète de ces sentiments, et les exposa à Kaous sans aucun détour. Il lui remit sous les veux tout ce qu'il avait fait de nuisible depuis qu'il était sur le trône ; il lui rappela surtout sa triste expédition du nord, et l'engagea à changer de conduite. Kaous versa d'abondantes larmes, reconnut et confessa tous ses torts en présence de ses héros. Il fit même une pénitence de quarante jours, et comme chacun comprit qu'il était réellement venu à résipiscence, la joie se répandit dans tout l'empire.

L'histoire de Kaous-Cambyse finit ici pour les historiens et pour les poètes persans. Le Shah-nameh n'a plus rien à raconter des actions de ce roi, et il ne dit rien non plus de sa mort. Non-seulement il ne sait pas comment elle eut lieu, mais il ne la mentionne même pas.

Cette lacune bien évidente a une cause qui nous est déjà connue : c'est que dans l'embarras où la tradition s'est trouvée de voir avant Cyrus un Cambyse et un autre après lui, elle a pris le mauvais parti d'attribuer tout ce qui était rapporté des actes d'un monarque de ce nom au père du conquérant. Elle s'est vue alors à la fois dans la nécessité de refuser un fils à Cyrus et de ne pas savoir quand et comment Cambyse, le Cambyse vraiment connu de l'histoire, était mort. Dans les pages du Shah-nameh. qui suivent ce qui vient d'être dit, il. s'agit pendant quelque temps encore des exploits particuliers de Roustem contre les Touranys, puis vient l'histoire de Syawekhsh, père de Cyrus, dans laquelle Cambyse joue un rôle tellement passif et débonnaire, qu'on ne le reconnaît plus. Il est évident que là on se trouve en face de cet autre Cambyse qu'Hérodote a représenté, bien que de profil, mais sous les mêmes traits, en qualité de mari de Mandane. Voyons maintenant ce que les Grecs ont su de Cambyse, fils de Cyrus.

Ctésias nous montre d'abord ce prince très fidèle aux dernières volontés de son père, et administrant l'empire suivant lés règles fixées. Il a auprès de lui pour conseillers intimes : Artasyras d'Hyrcanie, dans lequel nous avons cru reconnaître le chef de la maison des Arsacides ; Ashkesh, possessionné dans ce pays ; Ixabates, assurément un titre et celui de Ousbya-pati, le chef, le seigneur, le roi des Uxiens. Cette tribu habitait la Susiane, et devait donc relever directement de Cambyse comme feudataire de cette province en même temps que Grand Roi ; dans Bagapates, nous trouvons de même le Bagous-pati ou roi de Bagous dans l'Aria, probablement Toous, seigneur de cette partie du pays ; enfin Aspadates était un des serviteurs du Grand Roi, et comme il s'agit ici probablement du titulaire d'une des charges de la cour, et qu'Aspadates semble vouloir dire l'écuyer, il se peut que Ctésias ait raison de faire de ce dernier personnage un eunuque. Sur les sculptures, l'écuyer royal est en effet de cette condition.

J'ai déjà indiqué que Ctésias passe sur tous les faits de la vie de Cambyse pour ne s'occuper que de l'Égypte, non qu'il ignore que le fils de Cyrus a accompli d'autres actions, mais parce que celle-là seule l'intéresse ou lui est suffisamment connue. C'est au début de cette campagne que meurt le Païti-Saka, Roustem. Les Persans ne sont pas de cet avis, et nous verrons encore ce héros figurer longtemps après. Quoi qu'il en soit, à la place de Roustem, Ctésias place désormais le chef du Khoraçan oriental, Toous, le Bagous-pati, Bagapates, et le nomme comme chef de l'armée iranienne opérant en Égypte. Suivant lui, ce n'est pas à son mérite que les Perses doivent leur victoire, mais à a trahison de l'eunuque favori du roi des Égyptiens, Combaphée, qui était cousin de l'Oushyapati ou Ixabates, ce qui paraît assez peu vraisemblable. Ce Combaphée voulait être général de la cavalerie égyptienne ; son parent et ensuite Cambyse le lui avaient promis. Il livra les ponts et les passages ; mais il n'y en eut pas moins une bataille vigoureusement disputée, et si les Perses la gagnèrent, ils y perdirent vingt mille des leurs contre cinquante mille indigènes qui restèrent sur la place. Le roi vaincu fut fait prisonnier. Cambyse le traita généreusement, et l'envoya à Suse, on il lui fixa sa résidence, lui donnant un grand état de maison, et six mille serviteurs égyptiens dont il lui laissa le choix. C'est ainsi que Cyrus avait agi envers Astyages et Crésus.

Ctésias appelle Amyrtée le prince dépossédé, et ce nom, inconnu d'Hérodote, n'a absolument rien d'égyptien ; mais en revanche il est arabe, c'est Émyr ou Amyr-tay, le chef du désert, et précisément de ce désert où les Israélites errèrent pendant quarante ans à leur sortie de l'Égypte. Ainsi nous nous trouvons avec Ctésias non pas dans l'histoire de l'Égypte, mais bien dans celle du Hamaweran ou Havran, et il y a ici une confusion analogue à l'erreur qui a porté Ferdousy à attribuer au roi de cette dernière contrée la possession de Shaheh ou Saïs, ville qui n'est nullement située dans une province arabe, mais dans le delta du Nil.

Voilà tout ce que nous apprennent les fragments restés de Ctésias au sujet des opérations militaires de Cambyse dans l'Occident. Hérodote nous en dit davantage. Il nous montre Cambyse, fils de Cyrus et de Cassandane, fille de Pharnaspes, partant avec l'armée nationale et des auxiliaires ioniens et éoliens qu'il regardait comme les esclaves de son père, et allant attaquer l'Égypte pour venger l'insulte qu'il avait reçue d'Amasis lorsque celui-ci lui avait envoyé pour femme la fille d'Apriès, son prédécesseur, au lieu de sa propre fille, ou bien encore pour accomplir une menace qu'il avait faite dans son enfance d'aller punir le mépris témoigné à sa mère Cassandane par Cyrus au profit de Nitétis, fille d'Apriès, car Hérodote ne tranche pas la question de savoir si c'était Cyrus ou Cambyse qui avait épousé l'Égyptienne.

A lui-même, cette double et douteuse explication ne paraît pas suffisante pour expliquer la guerre contre l'Égypte. Il raconte encore que le condottiere Planés d'Halicarnasse, au service d'Amasis, avait cherché à attirer Cambyse dans le pays, induit à cette trahison par certains sujets de mécontentement. Comme Planés était homme d'expérience et de bravoure, il avait du crédit sur l'esprit des troupes, et Amasis ayant appris que son général s'était échappé du pays pour aller s'entretenir avec le Grand Roi, le fit poursuivre par une de ses trirèmes. On l'atteignit en Lycie, on le ramena ; mais il trouva moyen d'enivrer ses gardes et de leur échapper. Arrivé à Suse, il donna il Cambyse les directions nécessaires pour assurer le succès d'une expédition.

Phanès joue donc ici le rôle que Ctésias prête à l'eunuque Combaphée. Ce fut lui qui eut l'idée de demander au roi des Arabes de faire disposer dans toute la traversée du désert des stations de chameaux chargés d'outres remplies d'eau. De cette manière, l'année iranienne ne courut pas le danger de périr de soif. J'ai montré déjà que la tradition iranienne n'a pas oublié cette circonstance. Seulement le Koush-nameh, qui la rapporte, la rattache à l'histoire de Cyrus.

Hérodote avait encore entendu une autre version. Cambyse n'aurait pas en recours au moyen que je viens d'exposer ; mais agissant plus en grand, il aurait obtenu du roi des Arabes qu'un fleuve nommé Corn, qui se jette dans la mer Rouge, fût détourné dans des tuyaux confectionnés avec des peaux de bœuf et étendus sur un espace de douze journées de marche, jusqu'au désert que l'armée perse avait à franchir. Arrivés là, des citernes disposées à l'avance recevaient les apports abondants qui coulaient des tuyaux, et il y eut trois de ces appareils qui fonctionnèrent sur trois points différents du trajet. Je ne me lasse pas d'admirer combien les récits des Grecs pour cette partie de l'histoire dépassent en romanesque tout ce que la tradition persane raconte, bien que des opinions préconçues, mais, on le voit, injustes, considèrent celle-ci comme particulièrement suspecte. Je ne m'étonne pas cependant de ce que je signale. Hérodote a puisé ses renseignements dans les dires populaires, et les Perses ont pris les leurs dans les débris de leurs annales.

Amasis était mort quand l'armée envahissante arriva. Psamménite, son fils, campé près de la branche pélusienne du comptait parmi ses troupes beaucoup de Grecs et de Carieras mercenaires.

Une bataille terrible fut livrée, et après une résistance énergique, les Égyptiens battus s'enfuirent, et s'enfermèrent dans Memphis. Un héraut que leur envoya Cambyse, sur un vaisseau de Marlène, fut égorgé par les assiégés ; ce crime contre le droit des gens ne leur porta pas bonheur. Ils furent serrés de si près que bientôt il fallut se rendre.

A la vue de ce qui se passait en Égypte, les Libyens et leurs voisins, les gens de Barcé et de Cyrène se rendirent sans conditions, et offrirent des tributs et des présents qui furent diversement accueillis, car Cambyse reçut gracieusement ceux des Libyens et des Barcéens, mais trouva insuffisants et mesquins ceux de Cyrène. Ils n'étaient pas en effet d'une grande valeur, ne dépassant pas cinq cents mines d'argent, et le conquérant, avec mépris, distribua à ses soldats cet indigne cadeau.

Cependant Psamménite avait été pris dans Memphis. Cambyse voulant éprouver la force du caractère de cc roi, affecta d'abord de le traiter avec la plus extrême rigueur. On lui fit voir sa fille babillée en esclave, suivie des filles des grands du royaume dans le même abaissement, et contraintes d'aller puiser de l'eau aux fontaines. Cette misère et les cris de douleur et d'épouvante que poussaient tons ces enfants n'arracha à Psamménite aucune plainte, aucune marque de faiblesse ; seulement il baissa les veux.

Aussitôt après, on fit défiler devant lui deux mille jeunes gens égyptiens, tous de race noble, la corde au cou et un mors dans la bouche. Son propre fils marchait en tête du cortège. On menait toute cette jeunesse à la mort comme châtiment du meurtre du héraut et des Mityléniens. Telle avait été la sentence de ceux qu'Hérodote appelle les

juges royaux, et qui étaient probablement les chefs de l'armée réunis en conseil de guerre. Ils avaient ordonné que pour chacune des victimes de la perfidie égyptienne dix enfants des premières familles du pays fussent sacrifiés.

Psamménite, à ce spectacle plus cruel encore que le précédent, ne changea pas de contenance, et ne faiblit pas. Mais tout à coup ses regards tombèrent sur un vieillard pauvre homme sans ressources, brisé par rage, qui, dépouillé par la conquête et ne pouvant pins comme autrefois s'asseoir à la table de Psamménite, s'en allait maintenant tendant la main aux soldats, aux seigneurs égyptiens, à Psamménite lui-même. Ce spectacle, auquel il n'était pas préparé, et la comparaison qu'il lui fit faire de l'état passé avec l'état présent, ébranlèrent les nerfs du roi captif, et fondant en larmes et se frappant la tête, il plaignit le vieillard à hante voix.

Cambuse lui fit demander pourquoi les malheurs d'un étranger semblaient lui causer tant de peine. quand on lui avait vu supporter si patiemment ceux de sa propre maison. Mes chagrins sont tels, fils de Cyrus, répondit Psamménite, que les pleurs n'y peuvent correspondre. Mais quand j'ai vu mon vieil ami, mendiant, sans ressources, humilié, je n'ai pu retenir mes larmes.

Cambyse fut attendri par cette réponse, ainsi que Crésus, qui se trouvait encore là et tous les chefs perses. L'ordre fut donne d'aller en toute hâte délivrer le fils de Psamménite : mais il était trop tard. on l'avait mis à mort le premier. Pour compenser ce malheur autant qu'il était en lui. Cambyse décida que Psamménite passerait le reste de ses jours dans son intimité. et reprendrait les honneurs auxquels son rang lui donnait droit. On lui eut même rendu le trône a titre d'hommage. si l'on n'avait eu des soupçons sur sa fidélité, qui bientôt se changèrent en certitude, de sorte que l'avant surpris intriguant contre l'État et fomentant des troubles, on le jugea, et après l'avoir convaincu, on lui fit boire du sang de taureau, dont il mourut.

Hérodote rend ici hommage à l'extrême modération de la politique perse qui, en règle générale, répugnait à enlever le trône aux princes vaincus, et qui du moins se plaisait toujours à le rendre aux fils de ceux-ci. Il en cite deux exemples qui sont pour nous d'un réel intérêt, et dont je vais parler quand j'aurai exprimé mou sentiment sur l'anecdote que je viens de rapporter.

La ressemblance avec celle dont Crésus est le héros saute aux yeux. Il s'agit, dans les deux cas, de montrer les chances de la fortune, la connexion facile des plus hautes prospérités et des chutes les plus profondes, et de construire au moyen de ces matériaux une scène où puissent se rencontrer les excitations les plus vives pour la sensibilité. La présence même de Crésus à la tragédie de Psamménite achève de démontrer le fait : il ne s'agit ici que d'un des lieux communs de la philosophie morale de l'Orient mis en action.

Ce n'est pas à dire cependant que des accidents semblables n'aient pu arriver. Tout au contraire, ils ont dû se produire plus d'une fois, et tout porte à croire qu'il a été dans le goût même des vainqueurs de se donner de tels spectacles, et par suite matière à réflexions et à conversations sur l'instabilité des affaires humaines ; mais la banalité de ces combinaisons empêche aussi de considérer les récits que les historiens en font comme nécessairement vrais ; il suffit que le narrateur ait cru avoir un prétexte suffisant d'embellir son thème de cet ornement familier pour que le lecteur soit autorisé de son côté à prendre le fait comme vraisemblable en général et très suspect en particulier. J'ajouterai même que, s'il est tout à fait conforme au génie sémitique d'inventer de pareilles scènes et de prendre autant de plaisir à ce qu'elles ont de factice qu'aux poignantes émotions de la réalité ; que si d'autre part il n'est pas moins agréable au génie grec de rechercher avec soin toutes les occasions de faire des phrases, rien n'est plus étranger à l'esprit sérieux et positif de la race ariane que toutes ces comédies ; sa sincérité brutale ne les comprend pas. D'ailleurs Hérodote le dit lui-même : c'était l'usage des Perses de conserver le trône aux fils des princes dépossédés. Il le dit même en parlant de Psamménite. Si le meurtre du héraut et des marins de Mitylène demandait une vengeance, c'était naturellement sur Psamménite que devait tomber. le coup et nullement sur son successeur désigné. Ces considérations me portent donc à douter que le récit d'Hérodote, récit qu'il serait extrêmement t'adieux de ne pas voir figurer dans ses pages charmantes, ait la moindre vérité historique.

Je viens maintenant aux exemples que le mime écrivain donne en ce lieu de la fermeté avec laquelle les Perses maintenaient leur principe de ne pas détrôner les maisons régnantes.

Je pourrais, dit-il, rapporter plusieurs exemples pour » preuve de cette coutume ; mais je me contenterai de ceux de Thannyras, fils d'Inaros, roi de Libye, à qui ils rendirent le royaume que son père avait possédé, et de Pauskis, fils d'Amyrtée, qui rentra aussi eu possession des États de son père, quoique jamais aucuns princes n'eussent fan plus de mal aux Perses qu'Inaros et Amyrtée.

Il est ici évident que le témoignage d'Hérodote confirme indirectement, mais avec beaucoup de force, la narration de Ferdousy, et que Cambyse, avant de combattre contre les Égyptiens, avait eu en effet à vaincre la résistance des Barbares, c'est-à-dire des Libyens unis aux Arabes, c'est-à-dire aux sujets d'Amyrtée. Cet Amyrtée trouve ainsi la parfaite affirmation de son existence. C'est le roi du Hayran ou Hamaweran qui est là indiqué, et Ctésias, en en faisant un souverain de l'Égypte, est tombé dans une erreur qu'Hérodote nous montre manifeste. Cet Amyrtée, c'est l'Amyr-tay ou prince du désert que j'ai déjà indiqué, et son fils Pausiris, qui lui succéda, doit s'être appelé réellement dans sa langue naturelle Beshyr, l'agréable, l'accueillant.

Cependant, à la suite de la conquête de l'Égypte, les Phéniciens et les populations de la côte syrienne comprenant que désormais il n'y avait pour elles aucune chance de succès à lutter contre la puissance des Perses, s'étaient soumises volontairement au Grand Roi. A dater de cette époque, les Perses possédèrent une flotte dans la Méditerranée. Cambyse voulut s'en servir pour soumettre Carthage ; mais les Phéniciens lui firent observer qu'ils étaient liés à ce pays par le sang, par des cultes communs, par des intérêts tels, que c'était trop exiger d'eux que de vouloir les employer à lui nuire. Le Grand Roi se rendit à ces raisons. Il retira ses ordres, content d'avoir acquis au delà de la mer la souveraineté de Chypre, qui avait agi comme les Phéniciens, probablement à cause des liens ethniques unissant ses habitants à ceux des villes maritimes sémitiques, qui d'eux-mêmes s'étaient placés sous le joug.

Vers ce temps-là, les actes de folie que le Shah-nameh déclare s'être manifestés chez Cambyse se montrent également dans le récit d'Hérodote. Le roi fit une expédition insensée contre les Éthiopiens d'Afrique, et eut grand'peine à ramener ]es débris de son armée, fondue avant même d'avoir atteint les frontières du pays ennemi. Un corps de troupes envoyé contre l'oasis d'Ammon périt tout entier, et on n'en eut jamais de nouvelles. C'est ainsi que les entreprises mal combinées de Kaous trouvent leur reflet dans l'historien grec.

L'impiété de ce prince n'y est pas moins caractérisée par la façon brutale dont il s'en prit au dieu égyptien Apis. H le frappa de son poignard, et le taureau sacré mourut de cette blessure. Mais la Chronique persane, qui après tout ménage tant qu'elle peut la mémoire de Kaous, ne lui reproche pas positivement de crimes. Il n'en est pas de même des Grecs : ceux-ci lui en attribuent un nombre plus ou moins considérable ; ils font de lui dans les derniers temps de sa vie un véritable frénétique. Je ne dis rien du meurtre de son frère, dont je parlerai plus tard avec détail ; c'est assez de rapporter ici les autres emportements auxquels Cambyse se livra.

Il fit violer le tombeau d'Amasis, et en ayant arraché le cadavre royal, il le fit jeter dans le feu. C'était une monstruosité aux yeux des Perses, et si les Égyptiens étaient déjà autorisés par sa conduite envers Apis à le considérer comme un sacrilège, ses propres sujets avaient le même droit désormais.

Il avait épousé ses cieux sœurs. Hérodote prétend que c'était une nouveauté. Il se trompe évidemment, et en assurant que les juges royaux décidèrent, sur la demande de Cambyse, que si une telle alliance n'était pas légitime en elle-même, elle le devenait par cela seul que le roi la voulait, il commet une seconde erreur plus forte encore que la première. S'il avait réfléchi quelque peu avant de raconter une pareille absurdité, il aurait compris lui-même que dans un pays dont il savait que les lois étaient immuables, c'est-à-dire absolument hors de l'atteinte de la volonté du souverain, il ne pouvait pas être question d'un principe tel que celui qu'il fait émettre aux juges royaux.

Cambyse avait donc épousé ses deux sœurs, et il tua, dit-il, la plus jeune en Égypte, parce qu'elle montra ses regrets pour son frère assassiné.

Ensuite il perça d'une flèche le fils de Prexaspes, pour prouver au père son adresse. Ce Prexaspes, dont le nom parait avoir été, dans la langue zende, Pouroushaspa, remplissait auprès de Cambyse des fonctions d'une extrême importance, puisqu'il était chargé de lui présenter toutes les requêtes.

Une autre fois, il fit enterrer vifs, la tête seule dehors, douze nobles perses, sans alléguer aucun prétexte pour une si grande cruauté.

Enfin Hérodote ajoute qu'il voulut faire périr Crésus, et qu'il en donna l'ordre, mais qu'on hésita, de peur que, venant à se repentir, il ne punît ceux qui auraient été trop prompts à obéir. Il se repentit en effet, fut charmé d'apprendre qu'on eût sursis à la condamnation ; mais pourtant il punit de mort ceux qui s'étaient permis de peser la valeur de ses ordres.

Au milieu de ces violences et de ces folies, Cambyse était triste, comme il arrive d'ordinaire aux êtres dont la raison s'éclipse et reparait par instants. Il demandait avec anxiété ce que les Perses pensaient de lui et s'ils ne le croyaient pas fou. Hérodote prétend qu'il avait toujours été sujet à des attaques d'épilepsie. Les fantômes de ses victimes le troublaient, et enfin l'heure de sa mort arriva.

J'ai retardé jusqu'à ce moment de raconter les circonstances qui influèrent sur ses derniers jours.