HISTOIRE DES PERSES

LIVRE TROISIÈME. — QUATRIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE VI. — TRADITIONS DIVERSES SUR LA MORT DE CYRUS.

 

 

L'imagination des peuples s'accommode difficilement de l'idée d'une fin naturelle pour la plupart des grands hommes. Il semblerait que l'attention constamment fixée sur eux ne devrait pas permettre au plus petit doute de se produire sur la manière dont ils ont quitté ce monde. Un pareil moment devrait être comparable pour les contemporains à un passage de la lumière aux ténèbres, et on serait en droit de s'attendre à ce que les esprits attachés à constater avec une affection soutenue et inquiète chacune des phases de la catastrophe réussissent aisément à les fixer à jamais dans le souvenir des générations.

Cependant c'est le contraire qui a lieu, et il en a été ainsi pour Cyrus. L'intensité même des préoccupations a empêché sans doute qu'on se contentât des faits tels qu'ils semblaient être. L'opinion si haute, ombre restée du prince disparu, a contraint la réalité, jugée trop mesquine, à reculer devant des suppositions, des prétendues divinations, des combinaisons de circonstances que l'on jugea sans doute plus dignes de lui et qui répondaient mieux, dans tous les cas, au sentiment commun sur la nécessité de ne pas terminer d'une manière vulgaire une existence dont les actes avaient si puissamment ému les imaginations.

De là l'oubli profond et de bonne heure complet de la vérité vraie et simple sur la mort du conquérant. Personne n'avait voulu l'admettre, la jugeant mesquine et insuffisante. Quand un certain nombre d'années eut passé sur le fait, on prit tant d'intérêt à imaginer quelque chose de mieux qu'on se perdit dans les différents récits produits pour expliquer ce qui était inexplicable, et très promptement les contradictions les plus complètes se partagèrent les convictions populaires. Au temps d'Hérodote, il y avait déjà plusieurs versions du grand événement. L'historien l'affirme, et il a pris celle qui, dit-il, lui a paru la plus vraisemblable.

Ce caractère plus grand de vraisemblance n'a pas été déterminé dans son esprit sans l'aide des sentiments que nous lui avons déjà vus sur Cyrus. Il ne lui est pas bienveillant. Il le considère comme un perturbateur du monde, comme un guerrier impatient, aimant la guerre pour la guerre, prenant les conquêtes et les ravages pour le droit et le devoir de sa naissance. Aussi peut-on s'attendre que ce qui parait admissible et probable à Hérodote sera injurieux à Cyrus.

Dans la guerre injuste qu'il fait aux Massagètes, il s'est avancé sur leur territoire, et, à l'aide d'un subterfuge, il a vaincu les Scythes dans une première bataille. Tomyris, montrant une modération magnanime, l'engage à se contenter de cette victoire et à se retirer, promettant de ne pas troubler sa marche. Mais si tu t'obstines, fait-elle dire par un héraut au roi des Perses, j'en jure par le Soleil, maitre des Massagètes ! quelque altéré de sang que tu puisses être, je t'en rassasierai !

Cyrus livra bataille, et après une mêlée terrible, les Perses vaincus prirent la fuite. Mais le roi ne se retrouva pas parmi eux. Il était tombé dans la foule des morts, où Tomyris le ramassa. Elle fit mutiler son cadavre, lui fit trancher la tête et la plongea dans une outre remplie de sang. Elle avait accompli sa promesse.

Le récit accepté par Ctésias est tout différent, et ne porte d'ailleurs aucune empreinte de haine ; seulement Cyrus y joue un personnage assez inférieur. C'est Amorgès qui est le héros, il bat les Derbikkes dans le lieu où Cyrus a été vaincu par eux.

Cyrus a été blessé à la cuisse ; on l'a relevé mourant. Amorgès l'a fait transporter dans son camp, et là le roi a dicté ses dernières volontés. Il a choisi pour son successeur Cambyse, l'aîné de ses fils. A Tanyoxarcès, le cadet, il a laissé le gouvernement des Bactriens, celui des Choramniens, des Parthes et des Carmaniens, et il a ordonné que cet apanage fût libre à l'égard de la couronne de toute redevance. A Spitacès, fils de Spitamas, il a accordé la satrapie des Derbikkes vaincus ; à son frère Mégabernes, celle des Barcaniens. Il a recommandé à ces jeunes gens de rester en tout soumis à leur mère, et toujours étroitement unis avec Amorgès. Il a voulu que ses héritiers se donnassent la main devant lui en se jurant une sincère amitié, et comblant d'avance de ses bénédictions ceux qui sauraient y rester fidèles, il a prononcé les plus redoutables imprécations contre tel qui oserait y manquer.

Ces grands intérêts étant ainsi réglés, Cyrus, le troisième jour après avoir reçu sa blessure, expira.

Il ne se trouvera personne qui n'accorde ii cette narration le mérite que prétendait rechercher Hérodote, celui de la vraisemblance. Assurément elle est plus naturelle et expose des faits plus simples que celle dont l'historien d'Halicarnasse a fait choix. J'ai déjà remarqué que la façon dont Cyrus y distribue des fiefs est tout à fait conforme à l'institution de l'État iranien ; que le roi ne donne que ce qu'il peut donner et dont il a droit de disposer ; il ne blesse par là aucun droit. Aussi je considérerais ce récit de la mort du Grand Roi comme authentique, s'il suffisait de la probabilité pour créer la réalité. Comme il n'en est point ainsi, je me contente de l'apprécier comme il le mérite, et je passe à l'exposé d'autres opinions qui cette fois nous sont fournies par des textes orientaux.

Le Shah-nameh rapporte ce qui suit :

Cyrus étant arrivé au comble des prospérités, maitre du monde, n'ayant plus rien à souhaiter, surtout rassasié de gloire, sentit le vide profond des grandeurs humaines. Il ne voyait plus rien au-dessus de lui, rien à côté. Désormais donc rien ne lui dérobait la claire vue du ciel. Il compara ce qu'il était et ce qu'il avait accompli à l'immensité même, et se trouva si petit, que le mépris absolu de toute chose s'empara de son cœur.

Il résolut de renoncer au trône, et déclara cette volonté à ses héros. Zal et les autres lui faisant observer qu'il n'avait pas d'héritier de son empire, lui proposèrent chacun un candidat. Le roi du Seystan sollicita pour son fils Roustem. Le chef des Gawides, le vieux Gouderz, énuméra les mérites de son fils Gyw. Toous, descendu de Férydoun-Phraortes et de Menoutjehr-Cyaxares, d'ailleurs puissant par ses domaines, par ses vassaux, par l'éclat de ses succès, revendiqua ses propres droits. Mais le vieux monarque, à tous ces nobles prétendants, préféra le pieux Lohrasp, un Bactrien, issu de la race de l'Elbourz, son parent, car il se rattachait aussi au roi Gobad, et d'ailleurs remontait à Housheng, un des premiers rois de la Montagne. Il lui mit la tiare sur la tète, et assista à l'hommage que rendirent au nouveau souverain les grands et le peuple.

Je n'insiste pas en ce moment sur ce détail de la narration, parce que j'aurai à montrer plus tard qu'il est tout à fait inacceptable. Je me borne à le donner tel qu'il est, afin de ne pas mutiler le récit.

Le trône pourvu, Cyrus monta à cheval avec ses vassaux. Il s'achemina vers la contrée pure par excellence, celle où avaient régné Abtyn, Férydoun et Menoutjehr ; il entra dans l'Elbourz sacré. Il s'enfonça, suivi de son codée auguste, dans ces solitudes redoutables. Les peuples désolés et comprenant bien la perte qu'ils allaient faire accompagnaient leur maître en pleurant. Enfin il leur ordonna de se retirer, de se disperser, de rentrer dans leurs demeures, de retourner aux soins ordinaires de leur vie. Ils lui dirent adieu. Mais les grands champions qui avaient partagé ses fatigues et ses triomphes ne consentirent pas à se séparer de leur chef, et ils voulurent s'anéantir avec lui dans l'ascétisme.

Zal, Roustem, Gouderz, Gyw, Bijen, Koustehem, Fer-Iberz, Toous, l'imitèrent avec ferveur quand ils le virent déboucler sa cuirasse et la laisser sur l'herbe. Ils jetèrent leurs casques quand il jeta sa tiare. Ils déposèrent leurs épées quand il déposa son sceptre, et, tous ensemble, se consacrèrent avec lui à la vie contemplative. Roustem pourtant n'y resta pas fidèle ; il rentra plus tard dans le monde pour aller mourir misérable victime des embûches de son frère Shegad.

Quant aux autres paladins, on n'en entendit plus parler. Les rochers et le désert Gardèrent le secret de leur vie. On ne sait pas quand ils moururent ni même s'ils moururent. Ils s'étaient donnés à Dieu, et ce que devinrent leurs âmes et leurs corps, lui seul put le savoir. Avec eux disparurent de la terre les splendeurs du quatrième Iran ; la grande féodalité, la rudesse généreuse, la force chevaleresque disparurent aussi. Des temps nouveaux allaient commencer qui eurent également leur magnificence, mais d'une façon bien étrangère à ce que l'empire avait voulu et admiré jusqu'alors.

Le récit de Ferdousy est aussi enthousiaste que ceux d'Hérodote et de Ctésias le sont peu, le dernier se montrant toutefois assez adouci. En réalité, c'est ici une conception très ariane. Les peuples héroïques ont aisément admis qu'au-dessus du guerrier fameux il y avait encore un degré sublime à franchir, celui de l'anachorète ; chez les Hellènes, avant Homère, c'était une sorte d'ascétisme qu'avait pratiqué Chiron et qui avait fait sa grandeur. Hercule gagnait quelque chose en montant sur le bûcher fatal. La douleur le faisait dieu. De même les Scandinaves trouvaient l'apothéose dans la mort, et les leudes des Mérowings admirent sans peine aussitôt qu'ils furent chrétiens, et par une suite d'idées découlant des habitudes antérieures de leur pensée, que le général d'armée, le gouverneur de province, le chef puissant et victorieux n'avait pas atteint le comble de la gloire tant que ne déposant pas les insignes mêmes de la force, ne renonçant pas pour toujours au glaive, au bouclier, au commandement militaire, il n'avait pas reçu la consécration épiscopale et adopté le renoncement ecclésiastique. Il est inutile de parler des sentiments professés par les rois indiens. Le dernier terme de la perfection d'un kjattriya était de rompre avec la vie active et de s'élever aux austérités d'un ermitage. Le tableau présenté par le Shah-nameh est donc d'un sentiment très antique, très conforme à tous ceux de la race, très digne d'être compris, apprécié, admiré par elle, et il n'y a rien d'extraordinaire à ce que Cyrus, dans l'élévation de son aine, ait réalisé une fin dont les mérites et les avantages se sont présentés sans doute plus d'une fois à la réflexion de Charlemagne.

Mais comme il ne s'agit nullement de déterminer ici ce qui a été, mais seulement ce que l'imagination iranienne s'est plu à se figurer sur le compte du Grand Roi, je laisse ce qu'a dit Ferdousy sans en tirer aucune conclusion définitive, et je passe à une dernière version, qui de toutes est certainement la plus extraordinaire et la plus grandiose.

On a vu qu'à l'exemple des Mèdes qui ont renseigné Hérodote, et des habitants de Suse dont les rapports ont instruit Ctésias, l'auteur du Koush-nameh, Koutran-Ibn-Mansour, ne se montrait pas favorable à Cyrus, du moins aux débuts du conquérant et à son origine. Cependant, en tant qu'Iranien, eu tant.que libre de certaines préventions locales bien effacées par le temps, il s'est débattu contre des impressions qui contrastaient trop avec la gloire de son héros ; et il a tant multiplié ses efforts, qu'après avoir commencé dans les rangs ennemis, il s'est élevé plus haut dans l'enthousiasme que Ferdousy lui-même.

Cyrus ou Koush était donc, à son dire, un monstre métis, fils d'une esclave diabolique, horriblement difforme lui-même, pourvu de dents semblables à des défenses, et d'oreilles dont l'amplitude rappelait celles de l'éléphant. Il était fort, il était intrépide, on ne peut le nier ; mais il était ingrat, et il récompense les bienfaits d'Abtyn en tuant le fils de son père nourricier ; il déserte la cause de l'Iran, et devient roi des Mèdes.

Le tort qu'il fait dès lors à ceux qui l'ont salivé, nourri et élevé, est incalculable. Cependant ses exploits, bien que dirigés contre eux, prouvent un tel héroïsme, que le poêle, tout en les détestant, ne peut s'empêcher de les admirer.

Tels qu'ils sont, ils n'arrivent pas à prévaloir contre la cause sainte de là nation pure. Cette cause l'emporte. Koush est vaincu. Garen le Gawide l'affronte, le renverse à bas de son cheval d'un coup de son irrésistible massue ; il l'emporte à Amol, et le jette aux pieds du trône de Férydoun, qui le condamne à aller vivre enchainé auprès de Zohak dans les cavernes sulfureuses du Demawend. C'était agir contre les décrets de la destinée. Koush, indispensable à la grandeur de l'Iran, ne pouvait pas finir ainsi. C'est ce que devina Garen. Il remontra à Férydoun que son captif était seul capable de tenir tête aux redoutables essaims d'ennemis soulevés par l'Occident contre les nations de la Bonne Loi. Sans la force de son âme, sans la hauteur de son génie, sans la vigueur de son bras, l'Iran succomberait aux dangers innombrables que préparait l'avenir.

Dans cette atmosphère d'histoire idéalisée, où Férydoun, comme un immortel, plane dans un éther presque céleste, et où il n'est tenu compte ni des temps ni des espaces, le déroulement successif des époques et des transformations de l'Iran est tout entier et tout à la fois étalé sous les yeux du poêle qui le montre à ses auditeurs.

Férydoun accueille la proposition de Garen. Koush, détaché de la roche où il a gémi pendant quarante années, est ramené à Amol. Il rend hommage au souverain typique de l'Iran, qui lui pardonne, le comble de dons magnifiques, et lui confère la royauté de l'Occident. Koush se met alors à la tête de l'armée iranienne, armée non moins gigantesque que lui et par la stature et par l'énergie des guerriers qui la composent, par conséquent non moins fantastique, et les campagnes de Cyrus contre les Lydiens, les Assyriens et les autres peuples de l'Asie antérieure commencent.

Ces campagnes atteignent beaucoup au delà des conquêtes réelles du vainqueur de Crésus. Cyrus voit ici sa gloire agrandie de toute celle de Cambyse, de celle de tous les Achéménides pris en masse, de celle des Séleucides, de celle des Ptolémées, de ce que les Asiatiques ont pu savoir des triomphes des Grecs et des Romains. De même que dans le passé Cyrus touche aux origines du troisième empire, de même son action se poursuit indéfiniment dans l'avenir, et tout ce que l'Iran a fait ou croit avoir fait, tout ce qui a été accompli dans le monde, c'est Cyrus qui l'a accompli.

Koutran-Ibn-Mansour déploie dans cette partie de ses chants un luxe extrême de descriptions géographiques. Ses vers sont bigarrés de noms de villes et de pays étrangers défigurés le plus souvent de manière à rester méconnaissables. Cyrus prend Moussoul-Ninive, et contemple avec admiration les monuments énormes de ce pays ennemi. Il détruit tout, temples et palais ; il fait disparaitre de la face de la terre ces témoignages orgueilleux de la puissance des anciens rois, dont il pense ainsi humilier la mémoire ; et plus belles sont les choses qu'il extermine, plus incontestable et plus complet lui semble son triomphe. Il veut que tout commence à lui ; c'est une idée de despote. Mais l'Iran reste bien vengé du mal que les Zohakides lui ont fait jadis.

Puis Cyrus franchit le désert, et commande au roi arabe Ous de lui envoyer des pionniers, les vivres d'une année, des chameaux pour porter ces provisions, et de disposer sur la ligne qu'il doit parcourir les magasins nécessaires. C'est là une action empruntée à Cambyse.

Il s'empare de la contrée chananéenne. Il conquiert l'Égypte, encore avec Cambyse, et avec Darius il écrit aux grands de Carthage, que Koutran-Ibn-Mansour nomme Kerthyeh. Seulement Darius se borne à traiter de loin les suffètes en sujets de l'empire. Cyrus va chez eux, et entre dans leur ville. Il prend l'Afrique occidentale tout entière ; il passe le détroit de Gibraltar, envahit l'Espagne, et ne s'arrête qu'aux rivages de cet Océan auquel on donne le nom de mer de Tarbes.

Arrêté par les ondes sans fond, il revient alors sur ses pas, achève de purger de noirs anthropophages les contrées de l'Afrique qu'il parcourt. Il fonde partout des villes. Partout il rassure les populations épouvantées d'une si irrésistible puissance et d'une activité si inouïe. Il relève la culture et les arts de la paix, et maitre désormais paisible de l'empire immense que lui a donné Férydoun, il bâtit la ville de Kélenkan, dans laquelle il est possible de reconnaitre Séleucie, et il y fixe sa résidence.

Koush avait accumulé les succès de toutes sortes ; il avait fait beaucoup de bien. L'Iran le bénissait ; ses sujets vivaient en paix sous son ombre, et cependant le mauvais esprit ne l'avait pas abandonné. L'ancienne perversité du fils de la dyw subsistait au fond de son cœur. Les cavaliers iraniens, ses compagnons, avaient été surpris et indignés plus d'une fois par la férocité bizarre des supplices qu'il infligeait à ses prisonniers noirs. Son orgueil n'avait jamais cessé d'être délirant. Il se croyait dieu, et bien que depuis sa délivrance il n'eût pas favorisé ouvertement l'idolâtrie, en réalité il n'avait d'autre culte que lui-même.

Ces indices sinistres aperçus par Férydoun troublaient rame du monarque d'inquiétudes secrètes. Assis dans son palais d'Arno', il ne recevait pas sans appréhension les nouvelles éclatantes et multipliées des lointains triomphes de son vassal. En vain Garen s'efforçait de rassurer le vieux roi en cherchant à lui faire partager les illusions d'une lime loyale. Férydoun eut tristement raison. Koush, se voyant plus puissant qu'il n'avait jamais été, s'abandonna à la révolte ; il recommença à se faire adorer ; il releva les idoles ; il persécuta les hommes de la Bonne Loi ; il redevint ce qu'il avait été jadis, et pire encore. Garen, honteux de sa noble méprise, s'arma de nouveau pour combattre Koush.

Ici le théâtre de la scène dépasse toute limite, et dans l'étendue fantastique où se place le poète, il n'y a plus de prétention à une réalité historique quelconque. L'imagination voit apparaître et se heurter les fantômes gigantesques et indistincts des héros acharnés à s'entre-détruire, et de l'Espagne à la Médie circulent des années innombrables qui tourbillonnent, et s'effacent comme des rêves. Mais ce moment de délire, imposé sans doute comme le reste par les documents anciens au génie de Koutran-Ibn-Mansour, ne dure pas longtemps et on revient à une sorte de vérité symbolique.

Koush, malgré des efforts et des exploits surhumains, va cependant succomber sous les assauts de Sehn, fils de Férydoun, de Garen et de Gobad les Gawides, et de Nestouh, roi d'Hamadan, quand soudain Sehn et Tour se tournent contre leur père, traitent avec Koush, et lui cèdent ce qui reste du monde en dehors de leurs propres possessions et de l'Iran, où Menoutjehr demeure invincible. Alors Koush devient le maître incontesté de la Syrie, de l'Égypte, de l'Yémen, de tout le Bakhter, c'est-à-dire ici de l'Asie antérieure, représentant l'empire des Séleucides et des Ptolémées. A ce moment, l'image de Koush, ainsi conçue, n'a par le fait plus rien d'iranien ; cependant c'est une conséquence lointaine peut-être, niais une conséquence de l'œuvre de Cyrus ; Cyrus est donc toujours présent dans Koush, et il doit nécessairement se manifester encore d'une façon tout à fait claire, ce qui arrive en effet.

Il y a huit cents ans que le roi Koush occupe le trône. Il est à la chasse à la tète de son armée. C'est un de ces grands rassemblements d'hommes et d'animaux, un de ces plaisirs fastueux encore familiers aujourd'hui aux souverains persans. Des essaims de cavaliers courent de toutes parts dans l'immense forêt où se passe la scène suprême que je raconte. Tout à coup un hémione, un âne sauvage d'une taille énorme apparaît au milieu des arbres, et le roi se précipite à sa poursuite. L'hémione, agile et vigoureux, se dérobe, entraîne son ennemi à travers les taillis et les clairières, et jusqu'au soir fait battre les fourrés par le chasseur étonné qui ne réussit pas à l'atteindre.

Koush s'arrête en voyant les ombres de la nuit l'envelopper. Il veut rejoindre sa suite. Il ne la trouve plus. La forêt est sans bornes. Pendant quarante jours, le roi erre de tout côté sans découvrir d'issue. Une horreur secrète l'a saisi. Il ne peut se défendre d'attribuer à quelque cause inconnue, contre laquelle échoue sa puissance, l'emprisonnement étrange dans lequel il se sent enserré. Déjà sa confiance superbe est ébranlée, et sans y rien comprendre encore, il doute de lui-même.

Enfin il aperçoit une petite maison de pierre. Il y court ; il frappe à la porte. Un vieillard décrépit apparaît :

Que veux-tu ? demande le solitaire.

Indique-moi ma route, répond le souverain.

Ne sais-tu la trouver ?

Non ; depuis quarante jours, je suis perdu dans la forêt.

Qui es-tu donc, malheureux, toi qui ne peux pas te conduire ?

Je suis le roi Koush.

Le roi, réplique le vieillard, qui se prend pour un dieu, qui se tait rendre un culte, qui ne reconnaît rien au-dessus de lui, qui n'a confiance qu'en sa force ? Cherche ton chemin.

Et là-dessus l'ermite referme sa porte.

En vain le roi supplia, ce qui lui était bien nouveau. Le vieillard ne voulut rien entendre. Cependant, à la longue, il reparut, et par des sarcasmes amers il continua à humilier Koush. Il lui prouva sa faiblesse, et lui fit sentir son infirmité ; il lui prouva surtout ses crimes et ses folies, et le guerrier sauvage, bravé pour la première fois, et par qui ? par un ascète sans force et sans richesses, sans jeunesse et sans beauté, par une sorte de squelette à peine animé, contre lequel pourtant il ne pouvait rien et duquel il attendait tout, se sentit intérieurement, pour la première fois aussi, tellement convaincu de son humiliation, que sou orgueil plia.

Koush demanda à être instruit autrement qu'il ne l'avait été jusqu'alors. Mais l'ermite exigea des preuves complètes d'abnégation. Il lui fit déposer son harnais de guerre. Il l'épuisa par de longs jeûnes et ne lui accorda pour satisfaire sa faim que quelques fruits sauvages et quelques poignées d'herbe. Il le désabusa de la gloire, et au-dessus des choses sensibles il lui fit apercevoir la Toute-puissance qui a créé l'univers et qui l'avait créé lui-même.

Koush, abattu, faible, amaigri, languissant, et qu'un enfant aurait pu vaincre, ne savait plus que croire, ni quelle idée se faire désormais du monde et de lui-même. Peu à peu une nouvelle clarté se leva et resplendit sur son âme ; c'était une lumière bien différente de celle dont les éblouissements d'enfer l'avaient jusqu'alors égaré, une clarté pure et douce rayonnant du foyer des vertus que jusqu'alors il n'était jamais parvenu à comprendre.

Après avoir changé son cœur, l'ascète transforma son intelligence ; il éveilla en lui l'amour endormi de la science. Il rendit Cyrus maitre absolu du monde intellectuel comme il l'était de tant de royaumes. Il lui apprit tout, et en fit en même temps le meilleur des hommes et le plus savant des enchanteurs.

La figure étrange et hideuse du fils de la dyw ne pouvait plus envelopper une âme si parfaite, une raison si divine. Les dents et les oreilles d'éléphant disparurent. La forme extérieure du héros devint aussi harmonieuse que l'était son titre intérieur, et le sage précepteur, dans lequel on reconnut plus tard un descendant de Djem-Shyd, ordonna alors il son illustre élève de retourner dans le inonde dont il devait désormais faire les délices.

Koush obéit avec respect, et après quarante-six ans d'épreuves, il remonta sur son trône, comme Nabuchodonosor repentant était jadis remonté sur le sien. Les idoles furent renversées, les temples de Dieu s'élevèrent dans toute l'étendue de l'empire, qui redevint alors l'empire illimité de Cyrus, et l'univers se réjouit d'un bonheur que rien ne vint plus obscurcir. Ici finit le poème.

Ainsi donc Cyrus ne meurt pas ; il ne disparait pas. Il règne à jamais. Il a fait beaucoup de mal, il fait encore plus de bien ; il est éternel sous la main de Dieu dans un Iran éternel comme lui. Il remplit non seulement le passé, mais encore l'avenir. Son histoire ignore eu avant comme en arrière toute limite de temps, comme le théâtre de ses faits toute limite de lieux. L'enthousiasme d'aucune nation n'a jamais élevé autour d'un nom, autour d'une patrie, un monument qui approchât des proportions inouïes, de la grandeur impossible, de la disposition incomparable que l'on contemple ici.

Sans doute il s'en faut que la façon dont Koutran-Ibn-Mansour a compris le personnage de Cyrus soit une œuvre historique dans aucun des sens connus de ce mot. Non-seulement la gloire ou les méfaits de dynasties entières y sont attribués au seul fils de Cambyse, et rien qu'à lui ; non seulement on assigne à ce potentat un cercle de conquêtes qui a de beaucoup dépassé le rayon où la race iranienne s'est étendue, mais la signification symbolique est elle-même distancée de bien loin. Il n'y a pas de symbole là où par-dessous ne se trouve d'autre réalité qu'une idée infinie de l'importance d'un peuple dans les annales du monde, et pourtant en avouant tout cela, il faut reconnaître aussi que l'histoire de Cyrus n'est pas comprise comme elle doit l'être, n'est pas complète, si l'on ne tient compte de cette extraordinaire tension que les imaginations iraniennes ont acquise en s'y appliquant ; cette extravagance même, si l'on veut employer l'expression la plus dédaigneuse, a une profonde signification. Sans le poème que je viens d'analyser sommairement, et en laissant à l'écart les beautés dont il resplendit pour m'en tenir uniquement à la conception dont il résulte, on ne devinerait rien de ce qui constitue l'essentiel de la personnalité de Cyrus. On ne comprendrait pas cet incroyable réseau de haines et d'admirations que les intérêts, les opinions, les instincts, les répugnances, les vanités, la gratitude des différentes nations iraniennes ont tissu autour de ce prince et de son vivant et après sa mort. On ne verrait pas sur quel piédestal la mémoire infidèle, l'imagination surexcitée de ses compagnons, de ses vaincus, de ses opprimés, et surtout celle de leurs descendants, ont dressé sa statue. On ne sentirait pas de quelle renommée sans pareille a été récompensé ce génie, qui, bien plus que tous les autres de même race, a répandit dans l'univers l'idée extraordinaire qu'on y a conservée touchant la grandeur des anciens Perses.

Pour en revenir à la manière dont s'est terminé le règne de Cyrus, il est clair qu'on n'en saura jamais rien. Hérodote a conservé la version qui devait se répéter dans la maison des Mèdes humiliés ou sur le chariot des Scythes rancuneux. Ce que Ctésias rapporte est vraisemblable ; mais, ainsi que je l'ai fait remarquer déjà, une vraisemblance n'est pas une vérité. Ferdousy accumule toutes les puissances sur la tète du héros, et n'ose pas le montrer une seule fois vaincu, même par la mort. On vient de voir que Koutran-Ibn-Mansour pousse plus loin encore l'exaltation. Ces différentes conceptions sont également sorties de la pensée traditionnelle. Dans l'impossibilité d'accepter les unes, de choisir telle autre et de s'y tenir, il ne reste qu'à abandonner la difficulté pour contempler avec l'attention la plus extrême et la plus soutenue la figure du personnage historique autour de laquelle elle se maintient.

Si l'on considère du point de vue le plus général et eut dehors de la tradition et des prédilections patriotiques de l'Iran l'impression produite sur le monde par le nom de Cyrus, on reconnut sans peine, on avoue sans difficulté que cette impression est une des plus fortes que l'homme ait jamais reçues. Les temps se sont succédé les uns aux autres, les institutions les plus dissemblables ont réglé des sociétés absolument différentes qui se sont dissoutes pour faire place à d'autres, et dans l'héritage transmis par les générations successives, le nom de Cyrus s'est constamment maintenu au premier rang des plus imposants souvenirs. Les Indiens l'ont connu, et dans les Hébrides, sous les chaumes de la plus lointaine Thulé et depuis qu'il existe une Amérique, tout ce qui a appartenir aux races européennes n'a pas manqué de répéter ce même nom d'un monarque asiatique avec lequel il semblait pourtant que l'on n'avait rien à démêler, de le répéter, dis-je, aux échos de toutes les écoles.

Était-il donc si important de le retenir ? Est-ce parce que les prophètes ont donné à celui qui le portait le titre de Christ ? Mais, de l'aveu de ces mêmes prophètes, Cyrus n'a guère montré en pratique pour la restauration de Jérusalem qu'une bonne volonté assez temporaire, et dont lui-même s'est désisté. Ce n'est pas lui qui a envoyé Ezra. Serait-ce pour ce qu'on sait de ses victoires, de ses succès ? Succès et conquêtes, tels que les a connus jusqu'ici l'Occident, ont-ils donc un caractère si unique, si frappant, si exceptionnel d'héroïsme, de force et d'étendue ?

En aucune manière. A ne prendre que ce que dit Hérodote, et jusqu'à présent on n'avait rien été chercher ailleurs sur ce sujet, Cyrus s'est emparé de la Babylonie et en partie de l'Asie Mineure, puis il a été se faire battre et mourir chez les Massagètes, médiocres triomphes pour un conquérant ! Plus d'un qui n'est pas cité parmi les premiers a fait beaucoup mieux.

Il y a donc dans les causes de la renommée éternelle du Grand Roi de l'Iran autre chose et plus que ce dont les hommes se souviennent. De méfie que nous admirons sur parole tant d'habiles artistes de l'antiquité dont nous ne connaissons pas les œuvres, n'avant même vu venir jusqu'à nous que les noms de quelques-unes, ce qui n'ôte rien à la gloire acquise, de même il est évident que ce que nous éprouvons de respect pour Cyrus a pour motif une bien plus grande somme d'exploits, de mérites, de grandes actions, de grandes entreprises, de grands résultats obtenus, mie nous ne pouvons le savoir, ou du moins qu'on n'avait réussi à le reconnaitre jusqu'ici ; niais je crois que, sans entrer le moins du monde dans le champ des hypothèses, et en se bornant à tirer les conséquences de l'histoire du héros telle que le rapprochement des documents grecs et des annales orientales nous a permis de la présenter, il est désormais possible de voir nettement et en face le fait caractéristique de l'action produite par le grand homme dans les affaires du monde. Ce fait capital, c'est d'avoir définitivement fermé la route des contrées méridionales aux peuples blancs agglomérés dans le nord.

Voici ce qui est arrivé. Les Iraniens, issus eux-mêmes de la souche ariane, n'avaient guère pu empêcher pendant de longs siècles les populations identiques qui les suivaient de près de prétendre à une part des territoires dont ils s'étaient rendus maitres. A la vérité, ceux des envahisseurs qui réussissaient à se glisser parmi eux devenaient aussitôt leurs alliés contre les frères de la veille, et les aidaient à repousser ces derniers. Mais la pression était telle, que si cette lutte avait continué dans les conditions où elle s'était soutenue jusque-là, il n'y a nul doute que toutes les nations blanches auraient fini par se déverser sur l'Asie. centrale, puis auraient débordé dans les plaines syriennes, en prenant possession de l'Asie Mineure, et enfin seraient descendues indéfiniment vers le sud. Déjà quelques invasions scythiques avaient autrefois percé jusqu'à l'Égypte ; c'est Hérodote qui le raconte.

Mais Cyrus parut. Aux moyens de résistance que l'Iran possédait et qui chaque jour étaient reconnus plus insuffisants, quoique les Grands Rois, abandonnant leurs domaines et leur capitale du nord, avaient dû placer désormais leur point d'appui sur la Perside, à ces moyens, grands encore cependant, il joignit tous ceux que lui fournirent en abondance et la puissante monarchie lydienne, devenue sa proie, et la force des États si opulents groupés sous le sceptre de l'empire de Babylone. Ainsi pourvu, plus riche qu'aucun de ses prédécesseurs, plus obéi, ayant plus de moyens de l'être, doué d'ailleurs de tout le génie nécessaire pour employer, combiner et appliquer ses ressources, il se jeta à outrance au-devant des nations scythiques, les battit, les maltraita, les repoussa, et les effraya tellement, qu'il leur apprit à regarder les frontières iraniennes avec autant d'épouvante pour le moins que de convoitise. Il leur arracha ce qu'elles en avaient déjà pris, et les rejeta dans leurs déserts, dont il ferma les passages. Il leur démontra l'impossibilité de sortir par cette voie de ces régions inhabitables, et les contraignit à se résigner à ne plus désormais songer pour émigrer à la direction qu'elles avaient voulu prendre, mais à se tourner vers celle de l'Occident qui leur restait accessible. Elle semblait moins tentante. Le pays était moins beau, le climat moins heureux, le butin infiniment moins abondant. il se présentait de ce côté une perspective de rudes combats à soutenir contre l'empire des Ases scandinaves[1], existant déjà sur le bas Volga. C'était néanmoins la seule route possible désormais pour eux, et puisqu'il fallait quitter les anciens pays, sous la pression incessante des masses accumulées dans le nord-est, c'était aussi celle qu'il fallait chercher, et qu'à dater du septième siècle avant notre ère les populations arianes de l'Europe se résolurent à suivre. Telle fut l'œuvre de Cyrus.

Admettons un instant que ce grand travail de défense n'eût pas réussi et que les populations arianes, ouvrant définitivement les brèches qu'elles pratiquaient depuis des siècles, eussent couvert le inonde méridional, l'Europe n'aurait pas eu de populations germaniques. Les Ases, immobilisés dans leurs établissements du bas Volga, se fussent graduellement absorbés au sein des masses slaves, et n'auraient pas, remontant vers le pôle, créé dans la Suède, dans la Norvège, dans le Jutland, cette agglomération de peuples qui, au cinquième siècle, valut à ces parages redoutés la dénomination de matrice des nations. Il n'y aurait pas eu de Germains, disais-je tout à l'heure, ni partant de monde romain de la seconde période, ni surtout notre société barbare, ni par conséquent le moyen âge, ni rien des principes constitutifs de la civilisation moderne[2]. L'Europe actuelle n'eût jamais existé. A sa place on n'eût vu qu'une continuation prolongée jusqu'à nos jours de la putridité impériale.

En revanche, ce sang généreux, vigoureux, régénérateur, dont nos veines n'auraient pas une seule goutte, aurait afflué dans les régions méridionales. Les Germains, porteurs peut-être d'un autre nom, les Saxons, les Franks, les Goths, les Normands, se seraient trouvés sur les rives du Nil, sur les bords de la mer des Indes, dans des cités construites au fond du golfe d'Oman, non moins que sur les plaines centrales de la Perse, de la Mésopotamie et du Taurus. L'histoire entière eût été changée, et nous ne pouvons guère nous rendre un compte quelque peu exact des immenses différences que l'humanité pensante aurait eu à subir. Cependant nous parvenons à comprendre que le centre du monde fût resté aux environs de la Mésopotamie, et que Londres et Paris ne se seraient jamais mirées, telles qu'elles sont aujourd'hui, dans les eaux de la Tamise et de la Seine. Ainsi ce que nous sommes nous-mêmes, Français, Anglais, Allemands, Européens du dix-neuvième siècle, c'est à Cyrus que nous le devons. Je voudrais que le lecteur prit la peine d'examiner ce fait sous toutes ses faces, de le creuser du mieux qu'il lui sera possible, d'en peser toute l'importance, toute la gravité. Il n'y a rien d'un intérêt aussi intense dans toutes les annales humaines.

Je reconnais qu'Alexandre a opéré une révolution considérable. Il a uni d'une manière qui est restée indissoluble le monde grec au monde asiatique, et les faisant se pénétrer l'un l'autre, il a conduit les idées helléniques jusqu'au delà de l'Indus, en même temps qu'il ouvrait aux idées orientales un lit bien plus large encore qui, avec le temps, les amena à déborder jusque sur l'occident de l'Europe. Ce fut un fait immense et dont les conséquences ne se sont jamais épuisées ; mais tel qu'il est, il ne porte pourtant que sur des détails : qu'Alexandre eût manqué, les choses étaient disposées de telle façon qu'inévitable-meut ce qu'il a fait se serait accompli de même. Il n'est nullement certain qu'au défaut de Cyrus qui que ce soit eût empêché la catastrophe arrêtée par lui. Elle était imminente. Lui en moins, le inonde changeait pour toujours, et c'est tout dire. Cyrus est donc un plus grand agent de l'histoire que ne l'a été Alexandre. Après ces deux grands noms, il n'y a plus personne que les prophètes ; la sphère religieuse est une autre sphère que la leur, plus élevée, mais d'une nature différente : on ne saurait donc y chercher des points de comparaison. Le Bouddha et Mahomet mis à part, que reste-t-il ? des hommes comme César et Charlemagne, dignes d'étude et d'admiration, cela n'est pas douteux, mais qui n'ont agi que dans des lieux et des temps spéciaux, et dont les créations n'ont pas eu de durée. Ce que César avait songé, Auguste l'a fait mieux que lui, sans peut-être sembler aussi grand. Ce que Charlemagne a tenté, une reconstitution de l'empire romain d'après des principes mixtes, venait trop tôt, ou trop tard, et en tout cas a échoué. Et d'ailleurs, quel rapport entre les intérêts et la vie de la société romaine ou de l'organisation franke avec des combinaisons de la grandeur de celles qui résultèrent des existences de Cyrus et d'Alexandre ? Pourtant on voit que le premier, au nom de cette grandeur même, a un avantage immense sur le second.

Que si l'on veut cependant être tout à fait juste, on objectera que Cyrus non plus qu'Alexandre ne se doutaient pas de l'étendue de leurs triomphes ; que, dans les moments où ils purent avoir sur eux-mêmes la plus clairvoyante opinion, ils n'allèrent jamais jusqu'à supposer la plus faible part de l'importance de leur tache, et qu'il appartient aux siècles seuls de tirer les conséquences des faits que leur génie inconscient avait produits. Ceci est vrai. Mais c'est un des privilèges des têtes puissantes de mettre au jour de ces productions grosses de mérites inaperçus même de ceux qui les donnent au monde. Écrivains, artistes, philosophes, poètes, hommes d'État, tous jouissent également de cette prérogative, et s'il est exact de dire que Cyrus, qu'Alexandre ne savaient pas ce qu'ils faisaient, on doit le dire aussi et avec tout autant de justice de Michel-Ange, de Dante, d'Aristote et de Cuvier. Le dieu est dans l'homme ; l'homme le poste, lui sert d'instrument, et ne le voit pas et ne le sent pas ; il n'en est pas moins beau de renfermer le dieu en soi.

On pourrait peut-être essayer des parallèles qui donneraient pour résultat des rapports plus égaux entre les personnages augustes que j'ai nommés tout à l'heure, en comparant leurs caractères, en énumérant leurs vertus, eu tenant compte de chacune de leurs qualités intrinsèques. Tache difficile : Cyrus ne s'y prêterait pas, sa figure personnelle est trop effacée par le temps ; tache inutile aussi, car qui sait si dans les plus obscurs bas-fonds de l'oubli il ne tombe pas chaque jour des noms auxquels la puissance, le milieu, l'opportunité, les moyens d'action ont manqué pour se produire, et qui auraient tout autant valu que les plus éclatants météores dont l'histoire est illuminée ? Il y a en ces matières le choix, l'élection d'une Providence suprême dont les mobiles restent inconnus, et c'est une gloire immense pour les plus grands des hommes que, dans les nécessités de l'univers, cette Providence les ait soulevés du doigt, eux et non pas d'autres, pour leur confier l'accomplissement, de ses volontés et la conduite de ses lois.

Cyrus domine sur ces conducteurs de nations. Il n'eut jamais son égal ici-bas. Le inonde a bien fait de le proclamer et de le maintenir dans le rang élevé où il l'honore, et l'ou ne peut qu'applaudir quand on voit nos Livres saints déclarer qu'il est le Christ : c'est un Christ en effet, nu homme prédestiné par-dessus tons les autres ; et Eschyle, le plus profond penseur, rame la plus religieuse en même temps que le poète le plus magnifique de toute l'antiquité, a parlé juste, comme d'ordinaire, lorsqu'il a dit dans la tragédie des Perses : Cyrus, mortel fortuné, répandit le repos sur tous ses sujets. La Lydie et la Phrygie devinrent ses conquêtes ; dompta l'Ionie ; il fut toujours aimé des dieux, parce qu'il était plein de raison.

 

 

 



[1] Essai sur l'inégalité des races humaines, t. III, p. 375.

[2] Essai sur l'inégalité des races humaines, t. IV, p. 99, 171.