HISTOIRE DES PERSES

LIVRE TROISIÈME. — QUATRIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE V. — GÉNÉALOGIE DES FEUDATAIRES.

 

 

Les poèmes historiques de la Perse ont conservé sous des formes plus ou moins altérées un grand nombre de dénominations féodales qui à elles seules suffiraient pour établir combien profondément l'état des institutions auquel elles appartiennent était entré dans les mœurs antiques : car la plupart de ces dénominations appartiennent clairement à la langue zende, et par conséquent aux origines de la nation.

Le mot khshaëta, devenu shah dans le persan moderne, était le titre des grands feudataires tout aussi bien que du roi suprême lui-même. Ces grands feudataires étaient considérés comme souverains dans leurs domaines. On verra en son temps que sous les princes achéménides ils possédaient le droit royal par excellence de battre monnaie ; ils le conservèrent sous les Arsaces, et même sous les fils de Sassan. Il a été dit plus haut qu'ils portaient les brodequins dorés comme le Grand Roi, faisaient frapper du tambourin devant eux et déployaient des étendards timbrés de leurs armoiries. Leurs sujets ne connaissaient que leurs ordres. Ces chefs habitaient des aywans, palais ouverts, peints, sculptés, entourés de vastes corps de logis où logeaient leurs serviteurs, leurs ouvriers en tous genres, leurs danseurs, leurs musiciens, tout ce qui composait leur cour. Ils possédaient, partout où ils le jugeaient nécessaire, des forteresses qui, dans les régions montagneuses, défendaient les passages contre les Scythes, mais quelquefois aussi contre le monarque supérieur. Celui-ci, ainsi que les rois français de la seconde et du commencement de la troisième race, n'était pas toujours riche, souvent même il était plus pauvre et moins puissant que tel de ses vassaux. Nous sommes arrivés au moment où cette situation a changé absolument, et où les conséquences qui vont découler de cette nouveauté ne manqueront pas d'altérer profondément la constitution iranienne. Cependant, si le roi Cyrus s'est enrichi outre mesure, il n'est encore que le premier entre ses pairs, et rien de plus. C'est ce qu'indique très bien le titre particulier qui lui est affecté, païti- khshaëta, ou padishah dans le persan actuel, c'est-à-dire le maitre roi, le Roi par excellence, le Grand Roi, le Roi des rois, Shahinshah. Cette dénomination n'a clone rien de fastueux, comme les Grecs se sont évertués à le répéter. Elle ne répond à aucun sentiment d'orgueil despotique, elle indique un fait matériel : Cyrus, ses devanciers et ses successeurs furent les Rois des rois de l'Iran, les Grands Rois.

Au-dessous des khshaëtas, shahs, ou grands feudataires, venaient les seigneurs qu'on nommait ratou, rad dans la langue moderne. C'étaient les fils, les parents, les alliés des khshaëtas, les possesseurs d'arrière-fiefs considérables. Ainsi, tandis que l'aîné de la maison de Nestouh était khshaëta d'Ecbatane et de la Médie, Kaons était raton de la Perside. On comprenait donc sous ce titre les grands gentilshommes qui, sans relever immédiatement de l'empire, n'y exerçaient pas moins beaucoup d'autorité. Comme ces ratons tenaient le plus ordinairement de très près au feudataire auquel ils devaient hommage, ou que, dans le cas contraire, ils avaient à se réclamer de quelque origine très haute, ils constituaient, à proprement parler, le corps de la noblesse de premier rang, et se trouvaient sans cesse à la tète des troupes. Aussi est-ce parmi eux qu'on rencontre souvent les acpa-païtis, spehbed, maitres de la cavalerie, qui furent jusqu'à la fin de l'empire sassanide non seulement les généraux, mais encore les gouverneurs de provinces et souvent les ministres de l'État. On verra de nombreux exemples où les hommes de ce rang furent opposés par les Grands Rois à leurs trop puissants feudataires, et commandèrent à des royaumes plus vastes que les domaines des chefs auxquels on ne pouvait disputer l'honneur et le droit de régner. Ce furent quelquefois, sous les premiers Achéménides, les satrapes des provinces royales, les gouverneurs qui relevaient du prince et qu'il pouvait changer à son gré. On appelait volontiers les nobles de cette catégorie mehteran, bouzourgan, les grands. Us possédaient une autorité considérable, leurs suzerains directs avaient besoin d'eux ; le Grand Roi cherchait à les attirer et à les gagner à ses desseins ; au pis aller, ils étaient maîtres dans leurs domaines et principalement dans les régions montagneuses. Ils pouvaient, s'il leur plaisait, n'obéir à personne, pourvu qu'ils eussent su conquérir et s'assurer l'affection des azadéghans ou hommes libres, pehlewans, Iraniens par excellence.

Ces azadéghans sont les hommes d'armes et, comme on disait aussi en France au quinzième siècle, les lances fournies qui composent les armées iraniennes. Ils marchent au combat entourés de leurs tenanciers. Ils constituent la base sur laquelle se fonde toute l'organisation militaire et politique. Ils représentent la race pure, la nation sainte ; ils ont les droits étendus que nous avons exposés ailleurs, et se considèrent avec conviction comme le peuple le plus excellent qu'il y ait sur la terre. Hérodote l'a très bien remarqué, et en a été vivement choqué. Mais son observation subsistait pourtant, et il n'y avait pas de doute pour lui ni pour ses contemporains que les Perses, se tenant pour la population d'élite parmi les habitants du monde, n'estimaient les étrangers que dans la mesure où ils étaient plus rapprochés d'eux-mêmes. C'étaient les azadéghans qui formaient cette nation si fière.

Le nom de pehlewan, que les poèmes donnent constamment à ces hommes libres et qui a pris avec le temps la signification de héros pour désigner aujourd'hui vulgairement des gymnastes, sauteurs de corde et faiseurs de tours de force, ne me parait pas avoir été d'un emploi très antérieur au règne de Cyrus ; mais alors il fut très usité. Les poèmes nomment Pehlou la capitale de l'empire ; Pehlou, c'est aussi l'empire lui-même, et cette confusion de l'empire avec sa capitale a toujours été en usage, car on dit très bien Shehr-è-Iran pour indiquer la métropole de l'Iran et le pays d'Iran, ce qui a porté les Grecs, comme Hérodote, ainsi qu'Eschyle, à appeler simplement la capitale des Perses, comme les Perses l'appelaient eux-mêmes, Persépolis. En se servant de cette dénomination si vague, ils n'ont pas innové, ils n'ont fait que suivre l'exemple qui leur était donné par les gens du pays. Mais pour en revenir au mot pehlewan, il devint si général pour désigner les nobles de la nation iranienne et par suite la nation iranienne elle-même à un certain moment, que les grands poèmes indiens l'ont adopté. Ils ne connaissent pas les Iraniens, tuais ils connaissent très bien les Pahlawas. Cependant les Iraniens vivaient ; c'était tout l'ensemble des habitants de l'Iran, à quelque origine qu'ils appartinssent ; l'usage du nom s'était élargi, étendit, vulgarisé. Il s'était fait lit ce qui arriva partout ; cette désignation, pour être devenue trop commune, ne flattait plus l'orgueil des Iraniens entre eux ; mais elle demeura pourtant, parce qu'elle parut toujours très supérieure aux noms des autres peuples environnant les pays purs.

On voit par les origines assignées à quelques grandes familles et par ce qui est dit de la plupart d'entre elles, que l'ensemble de la noblesse remontait au temps dut libérateur Férydoun-Phraortes, et qu'au delà, s'il pouvait y avoir des prétentions, il n'y avait rien de prouvé. Mais à dater de Férydoun, ce corps de la noblesse était reconstitué et comptait ses aïeux. Il était reconstitué sans cloute, niais il ne ressemblait pas plus à la caste guerrière de l'empire djemshydite que la chevalerie française du onzième siècle aux leudes de Clovis. C'est absolument le même rapport. Les compagnons des Djems avaient été des Arians de race pure appartenant aux tribus devenues iraniennes, de même que les leudes de Clovis étaient des Franks d'origine bien germanique, ruais appartenant exclusivement aux bandes dont la confédération avait envahi et dominait les Gaules septentrionales. Désormais les feudataires de Férydoun et de ses successeurs, les arrière-vassaux de ces feudataires, les gentilshommes qui relevaient de ces arrière-vassaux, s'ils provenaient eu partie des familles guerrières du premier Iran, se composaient aussi d'un grand nombre de descendants d'aventuriers scythes, Arians sans doute, mais non Iraniens, et de quelques lignages sémitiques on sémitisés que le cours des événements avait rattachés à la cause nationale. C'est ainsi que les possesseurs des fiefs français au Onzième siècle, ayant cessé d'être exclusivement des Franks, appartenaient en réalité à des origines germaniques très multiples, gallo-romaines, et même purement celtiques ou aquitaines. Seulement, chez les Iraniens comme chez les Français, le type sur lequel on cherchait à se former, dont on se réclamait et qui continua ainsi à être le type national, c'était le plus ancien. Tous les autres se reniaient eux-mêmes à l'envi pour réclamer celui-là.

Précisément la famille de feudataires la plus considérable que présentât l'Iran a toujours été considérée comme ayant une source très plébéienne. C'est celle de Gaweh, le forgeron d'Ispahan qui, élevant sur une lance son tablier de cuir et parcourant les rues de la ville en appelant la population aux armes, commença la révolution coutre Zohak.

J'ai déjà dit que je n'étais pas convaincu de la valeur de cette tradition sur l'origine des Gawides. Le principal argument sur lequel elle s'appuie, c'est la longue existence de ce fameux tablier de cuir auquel l'Iran devait sa liberté, et qui, conservé précieusement dans le trésor des Grands Rois, couvert d'or et de pierres précieuses, était porté devant les armées royales comme étant l'étendard national par excellence. Au temps de Kishtasp, il fut enlevé par les Touranys. Une sorte de miracle le fit retrouver. Il traversa l'époque des Achéménides, l'invasion macédonienne, le règne des Parthes, celui des Sassanides, et vint tomber pour toujours aux pieds des musulmans à la funeste bataille de Kadessyeh.

Dans le Shah-nameh, le Gawide Gouderz, fils de Keshwad, chef de sa maison, parait accepter très franchement que son grand-père ait été un forgeron, un simple artisan. Il s'en vante même. Cependant j'ai peine à croire, en voyant l'élévation de cette famille et le pouvoir territorial qu'elle exerça dans les contrées constamment iraniennes de l'Elbourz, qu'elle ait pu débuter par une destinée si obscure, et qui, surtout par l'usage profane que les forgerons font du feu, n'était pas de nature à lui acquérir l'estime et la considération des Iraniens de race pure, des zélateurs de l'indépendance.

En tous cas, les autres feudataires reprochaient aux Gawides la tradition qui courait sur leur origine, et s'estimaient pour cela même beaucoup au-dessus d'eux, ce qui, il est vrai, n'empêchait pas les Gawides de contrebalancer l'autorité des plus fiers de leurs rivaux.

Après Gaweh le forgeron, le compagnon et l'ami de Férydoun, ses deux fils, Gobad et Garen, régnèrent dans les districts de la Montagne acquis par leur père. Le premier de ces noms est connu par le texte de Justin, c'est Cométès. Gobad est représenté comme un héros intrépide, un vaillant chef d'armée pavant bien de sa personne. mais qui n'est pas constamment heureux. Cependant il reste toujours au-dessus du reproche. La situation de ses fiefs, bien que certainement placée non loin du mont Demawend, où régnait son père, demeure douteuse.

Son frère Garen est plus célèbre. Il est aussi brave et plus habile. Il possédait d'abord l'extrémité occidentale de la Parthyène. Voisin des Arméniens, il leur faisait la guerre. Il était chargé de repousser les incursions que ces peuples tentaient dans l'Iran. Il ravagea plusieurs fois leur pays, Ses expéditions remontèrent assez haut dans le Caucase, et il fut vainqueur des Alains. Comme on le qualifie de roi du Khawer, il y a lieu de penser que ses domaines descendaient dans les plaines septentrionales de l'Aragh jusqu'aux environs de Goum.

Garen est essentiellement le conseiller du suzerain. Férydoun ne fait rien sans avoir pris son avis. Cette situation prédominante s'abaisse un peu sous Keshwad, fils de Garen, qui parait avoir eu beaucoup d'enfants, car le Shah-nameh fait souvent mention des Keshwadyans ou descendants de Keshwad. Mais parmi eux on tonnait surtout Gouderz. Celui-ci présente pour la première fois ce nom de Gotarzès, si brillant plus tard au temps des Parthes. Gouderz releva l'autorité de sa famille, et se montra auprès de Cyrus dans la même situation que son aïeul Garen, ou pour mieux dire sans doute son ancêtre, avait occupée auprès de Férydoun.

Il ne faut pas perdre de vue que si beaucoup de générations sont oubliées dans les tables généalogiques des Grands Rois, à plus forte raison en est-il ainsi dans celles des feudataires.

Au temps de Gouderz, non seulement la race des Gawides est puissante et nombreuse, mais elle se transforme en tribu. A lui seul Gouderz met au monde soixante et dix-huit fils, parmi lesquels on cite Shydwesh, Gyw, Hedjyr, Ferhad et Rehham.

Le premier n'apparaît que comme porte-étendard de son père, élevant devant lui la lance d'or où flotte un drapeau marqué d'un lion, insigne des Gawides. Dans toutes les mêlées, Ferdousy se plaît à laisser voir la figure juvénile de Shydwesh près de la barbe grise du vieux héros Gouderz.

Gyw a l'honneur d'aller chercher Khosrou et sa mère dans tout le Turkestan, de les ramener, et de préparer ainsi le plus beau moment de l'histoire de son pays.

Hedjyr possède Berdaa, du côté du Shyrwan ; Ferhad réside à Ardebyl, et par là maintient jusque vers la Géorgie la domination de la famille, que Rehham, de son côté, fait trôner à Ispahan, plus-loin dans le Khawer que Garera n'était allé autrefois.

Rehham est particulièrement vanté, mais d'une telle façon qu'il est difficile, sinon impossible, de démêler en lui ce qui appartient au fils de Gouderz de ce qui n'est que le résultat d'un placage dont on ne devine pas bien les motifs. Les historiens musulmans tiennent beaucoup à l'identifier avec Bokhtannosr ou Nabuchodonosor. On lui fait faire toutes les campagnes de ce prince assyrien contre les Juifs ; on lui attribue la destruction de Jérusalem et du temple, ce qui cadre mal avec l'histoire de Cyrus. Peut-être Rehham a-t-il commandé quelque armée du Grand Roi en Occident. Peut-être aussi y a-t-il eu une confusion amenée par une cause qui nous échappe, entre un personnage quelconque de la lignée des Gawides régnant à Ispahan longtemps après Cyrus, sous Artaxerxès, et le chef perse Rehum qui gouvernait Samarie avec le titre de Beel-theêm ou surintendant des ordres royaux, et que le livre d'Esdras représente comme fort hostile au rétablissement des Juifs transportés dans leur ancien pays. En tout cas, cette confusion est curieuse, et donne la preuve que Rehham a certainement vécu sous les Achéménides. On lui attribue quatre-vingt-huit fils, tandis que Gyw, son frère, n'en eut qu'un seul, Bijen, issu de son mariage avec Banou-Koushasp, héroïne célèbre, considérée quelquefois comme la sœur et plus ordinairement comme la fille de Roustem.

Bijen eut une destinée toute particulière. Dans le cours d'une expédition au centre du pays des Touranys, il vit la fille d'Afrasyab, Menijeh, et en devint éperdument amoureux. Aimé d'elle jusqu'à l'adoration, il fut surpris par le père irrité, qui l'enleva et le fit disparaître. Les champions iraniens le cherchèrent pendant longtemps, sans pouvoir découvrir ce qu'Afrasyab en avait fait. Enfin, avec le secours de Menijeh, Roustem le trouva au fond d'un puits où le roi du Toucan l'avait enfermé, et opéra sa délivrance à la suite d'exploits qui, mêlés aux récits amoureux colorés d'un intérêt très vif par les charmants caractères du jeune Bijen et de sa maîtresse, font de cet épisode une des parties les plus poétiques du Shah-nameh.

Avec Bijen finit l'arbre généalogique des Gawides tel que la légende le construit. Il n'est plus question d'eux comme grande famille féodale après Cyrus. Ils deviennent une tribu, et peut-être même se partagent-ils en plusieurs rameaux dans les domaines étendus qu'ils occupent, de telle sorte que, certains de les retrouver au nombre des nations arsacides, nous serons impuissants à les reconnaitre.

Nous avons vu tout à l'heure qu'ils étaient alliés par le mariage de Gyw et de Banou-Koushasp à leurs puissants rivaux, les descendants de Kershasep, souverains du Zawoul et du Seystan, plus tard aussi du Kaboul, du Kashmyr et de plusieurs territoires indiens. Cette situation particulière a eu pour conséquence que la famille des Çamides a été de beaucoup la plus connue, parmi tontes les grandes maisons iraniennes, dans les royaumes brahmaniques, et il est même arrivé que la Chronique persane sait moins de choses sur les descendants de Roustem que les légendes qui se rapportent aux contrées riveraines de l'Indus.

A part Sohrab et Fer-Amorz surtout, dont la gloire, ainsi qu'on l'a vu, a pénétré jusque chez les Grecs eux-mêmes, les Chroniques du pays pur contiennent peu de détails sur les fils de Roustem et sur leurs descendants. Mais les Hindous vantent encore Djehanghyr et Barzou, fils de Sohrab ; Azerberzyn et Çam II, fils de Fer-Amorz, et surtout les deux filles de Roustem, Banou-Koushasp, femme du Gawide Gyw et mère de Bijen, et Zerbanou. Ce sont les Hindous qui nous représentent ces deux filles çamides comme de courageuses amazones, telles que Tomyris et Sparethra, dont il est assez singulier que les Grecs aient parlé, tandis que les Iraniens se taisent sur elles. Cependant il est vraisemblable que Banou-Koushasp et Zerbanou sont les originaux dont Hérodote et Ctésias ont tiré leurs copies. Les exploits de ces vaillantes sœurs ont particulièrement l'Inde pour théâtre. Bradamante et Marphise n'ont jamais donné de plus beaux coups d'épée, et la tradition, dans son enthousiasme, a épuisé tous les moyens de les honorer. Les Parsys, 4pli semblent avoir appris à les connaitre depuis leur arrivée dans l'Inde, en font en même temps que des guerrières illustres des ascètes de la plus haute austérité.

Après elles, les Çamides se continuèrent dans les deux lignes de Fer-Amorz et de Sohrab. La première se maintint dans le Seystan, et fournit à la chronique locale, après Azerberzyn et Çam II que j'ai déjà nommés comme fils de Fer-Amorz-Amorgès, Zal II, fils de Çam II. Ce prince se rendit célèbre chez les Iraniens, en ce qu'il abandonna la religion de Zoroastre, imposée à sa famille par les Achéménides, et revint avec toute sa noblesse et tout son peuple à la foi simple des ancêtres.

Il faut savoir beaucoup de Gré à la Chronique en prose dut Seystan, le Heya-el-Molouk, de nous avoir conservé un pareil détail, car il nous aidera à comprendre plus tard comment il se fit que la religion officielle de l'empire, à la naissance de laquelle nous allons bientôt assister, n'ait jamais réussi à s'établir d'une manière complète, à se faire adopter de bonne foi par un grand nombre de populations iraniennes.

Après Zal II régna Ferrekh, son fils, dont la vie fut la fois glorieuse et heureuse, sans que le Heya-el-Molouk, qui en fait la remarque, explique de quelle façon.

Tersheh succéda à son père. Il n'accomplit rien de mémorable, et laissa la couronne à son fils Tjehrzad.

La chronique locale dit que Tjehrzad posséda en même temps le Kaboul et le Zawoul. Peut-être le premier de ces deux pays avait-il été momentanément détaché des fiefs seystanys, sous les prédécesseurs de Tjehrzad. Il fut alors récupéré, et passa après la mort de ce prince, avec le reste des domaines, sous le sceptre de Poulad.

Poulad est seulement nommé ; mais Mehrzad, son fils, souverain comme ses aïeux du Kashmyr et du Petit-Thibet ou Ladakh, transporta sa résidence dans ces contrées,

et abandonna le Seystan à son fils Roustem II.

Ici se succèdent en ligne directe et masculine les princes suivants, sur lesquels aucun détail n'a été conservé :

Ispehbed.

Khodaygah.

Pehlewan.

Shyraryan.

Gouderz-Aferyn.

Hourmouzy.

Fyrouz.

Shah-Fyrouz.

Ferrekhzad.

 

On raconte de Shah-Fyrouz qu'il fut contemporain du roi sassanide Anoushyrwan. Après lui régna, sous la domination de Khosrou-Parwyz, Nedjtiyar, dont les actions, moins obscures que celles de ses derniers ancêtres, ont fourni la matière d'un poème que je ne connais pas, le Nedjtiyar-nameh. Il est à croire que la conversion du héros à l'islamisme en forme le sujet principal.

Depuis l'époque musulmane, les descendants des Çamides ont continué à régner pendant quelque temps. Mais je ne poursuivrai pas leur lignage au delà du point où je suis arrivé, et encore est-il nécessaire de faire remarquer que, comme toutes les généalogies iraniennes, celle-ci montre un caractère extrêmement suspect. Il n'est pas admissible que dix-huit noms composent une série suffisante pour remplir le long intervalle qui s'est écoulé entre Cyrus et Mahomet. Néanmoins nous avons ici la preuve que pour les auteurs persans il n'y a pas de doute à former sur la longue durée d'une souveraineté féodale dans le Seystan, ni sur ce fait que les princes de ce pays ont longtemps tenu à honneur de rattacher leur famille à la souche scythique des Çamides.

Le Heya-el-Molouk nous fournit encore une branche de ce tronc illustre à Hérat dans la ligne de Barzou, fils de Sohrab et petit-fils de Roustem. Ainsi Hérat, Haroyou, l'Aria des Grecs, avait ses princes particuliers au temps de Cyrus et sous les Achéménides.

On a vu que le Kaboul s'était réuni aux domaines directs des rois seystanys dans des temps qui précèdent de peu l'avènement de Cyrus. La maison qui y régnait semble avoir eu sou origine dans quelqu'un des chefs indiens qui, aux derniers jours des Djems, guerroyèrent contre l'empire. En tout cas elle n'était pas iranienne de sang, et c'est l'occasion d'un sarcasme dirigé contre Roustem par un de ses ennemis ; car la propre mère du héros, Roudabeh, était fille de Mehrab, feudataire du Kaboul. Sons Cyrus, on trouve encore Iredj au corps d'éléphan, qui est de cette famille et qui parait en avoir été le dernier rejeton mule, de sorte que ses fiefs ont pu passer dans les mains des Çamides du chef de Roudabeh. Les princes du Kaboul avaient toujours joué un rôle douteux, alliés peu sûrs ou vassaux intermittents des Grands Rois, et presque constamment en guerre contre leurs parents, les Çamides. Ainsi que ces derniers, du reste, ils avaient gardé longtemps leur fidélité à la cause assyrienne, et ne s'étaient rattac4s au second empire d'Iran qu'avec. une lenteur voisine de la répugnance.

L'alliance étroite contractée entre les Gawides et les princes de la maison de Çam par le mariage de Gyw avec Banou-Koushasp nous a entraînés hors de la Montagne, dans la région tout à fait orientale de l'Iran. Il reste à mentionner dans l'Elbourz et aux environs certaines familles de grands feudataires avec lesquelles les Gawides étaient apparentés plus étroitement encore qu'avec les souverains du Seystan. Ce n'est pas ici le lieu de s'étendre sur la généalogie de la maison d'Aresh, d'où devaient sortir les Arsacides, et qui se présente en première ligne. J'aurai tant à en parler dans la suite que je me bornerai à dire ce qui appartient aux temps où nous sommes parvenus, et ce qui a précédé ces temps.

D'ailleurs les détails n'abondent pas. La tradition s'est contentée de conserver la mémoire de quatre générations : Key-Aresh, frère de Gobad, père de Kamis et grand-père de Cyrus ; Ashkesh, son fils ; Aresh, son petit-fils, et enfin Menoutjehr, roi du Khoten et du Khoraçan. Key-Aresh est feudataire de l'Hyrcanie, et il est intéressant de voir l'Hyrcanie et le Khoten considérés comme faisant partie du domaine de la même famille, quand on se souvient que le Khoten ou Ladakh est le pays primitif des Derbikkes, souche des Parthes, comme je l'ai dit plus haut.

L'itinéraire des tribus arsacides est ainsi tracé par la Chronique persane depuis le Petit-Thibet et l'Hyrcanie jusqu'au Khoraçan, c'est-à-dire jusqu'aux environs d'Hékatompylos ; ce qui est en accord parfait avec les documents grecs. La tradition montre même très bien qu'il existait des éléments divers dans l'ensemble des familles destinées à former un jour la confédération arsacide, car elle nomme à part Berteh, chef des montagnards Parthes, et bien que le disant uni à la maison d'Aresh, elle ne le confond pas dans ce lignage.

A côté des Arsacides s'étendait le territoire des Kérazeh. C'est une famille remarquable.

Ils apparaissent comme liés de près avec les Gawides ; ils le sont beaucoup moins avec l'Iran. Ce sont plutôt des associés que des compatriotes des hommes de la Loi pure.' Ils font assez bien dans l'ouest le même personnage que les souverains du Kaboul dans l'est. Leur nombre est considérable, puisqu'au temps de Cyrus le chef de la maison compte cent cinq fils, qui indiquent autant de branches. Leur étendard porte un sanglier, et leur nom même n'est autre que celui de cet animal, dont le courage aveugle a toujours excité l'admiration de la famille amimie tout entière. Les Scandinaves, qui décoraient de son image, consacrée à Freva, le toit de leurs demeures, le nommaient Hildigœltr, le porc des combats. Un grand nombre de pierres gravées iraniennes montrent cet emblème jusqu'à des époques assez basses qui dépassent l'islamisme. Les Turks du quatorzième siècle de notre ère, ainsi que l'a montré le docteur Erdmann, avaient conservé l'usage, en Europe et en Asie, de dominer le titre de Khenzyz ou sanglier, nom identique à Kérazeh, aux guerriers fameux par leur intrépidité. Les Kérazeh portaient donc un nom qui était à lui seul un défi, et il parait qu'ils s'en montraient parfaitement dignes. Malheureusement, je viens de le laisser entrevoir, ils ne se considéraient pas comme absolument Iraniens, et il en résulta qu'après la mort de Cyrus ils se laissèrent engager dans les rangs scythiques. On les compta dès lors parmi les hommes du Touran.

Il semblerait que les anciens fiefs de Férydoun-Phraortes étaient restés dans les mains des descendants de Noouzer, c'est-à-dire de Toous et de ses enfants, qui possédaient aussi des territoires fort riches dans le Khoraçan méridional, non loin de la grande mer Intérieure. Je n'ai pas de nouveaux détails à joindre ici à ce que j'ai déjà dit de cette famille, qui parait avoir été une des plus purement iraniennes, aussi bien que celle des enfants de Mylad, seigneurs de Bey, dont une branche parente avait fourni les feudataires de la Médie. Il n'y a pas davantage à ajouter

ce qui a été exposé en son lieu sur ces différentes mouvances de la couronne iranienne. Je ne vois plus à mentionner que les princes du Mekran, peu célèbres, probablement médo-sémites, commandant à une population autochtone, et qui relevaient autrefois et peut-être encore alors d'Hamadan. Koush aux dents d'éléphant avait donné l'investiture de ces pays lointains à Menwesh ou Menweshan. Après la chute des Ninivites, ces feudataires s'étaient soumis aux nouveaux Grands Rois iraniens, qui les avaient laissés en possession de leurs brûlants domaines.

Mais au-dessous des grands vassaux, de ces possesseurs de terres considérables, disposant d'une puissance avec laquelle il fallait compter, il existait encore des seigneurs ne relevant de personne que du chef de l'empire. Les contrées montagneuses fort étendues dans l'Iran, principalement la ligne immense des frontières, étaient semées d'une quantité de châteaux et de forteresses dont les maîtres étaient tout à fait indépendants, soit qu'ils dussent cette situation à la force naturelle de leurs asiles, soit que des concessions royales leur eussent donné un droit positif à refuser leurs services à tout autre qu'au souverain suprême. On a vu que Cyrus, pour amener les Çamides à reprendre les provinces envahies par les Scythes, avait d'avance concédé le Kashmyr à Fer-Amorz, et comme c'était surtout par des dons de cette nature qu'il pouvait le mieux encourager ses guerriers, il est à supposer qu'il usa volontiers de ce moyen dans de petites proportions, de manière à s'assurer des secours moins dangereux que ceux des grands feudataires. Tout ainsi favorisait le développement de cette classe de vassaux immédiats ne relevant que du roi ; la configuration du sol, les mœurs libres et guerrières, l'état de guerre constant, l'intérêt du souverain ; et de même que, dans les conditions les plus défavorables pour un pareil état de choses, le brave châtelain Selket avait pu, sous la domination ninivite, se maintenir dans sa forteresse des montagnes et braver toutes les attaques, de même il exista en tout temps de nombreux azadéghans ou pehlewans, de nombreux gentilshommes qui, sans beaucoup d'éclat, vivaient parfaitement maîtres d'eux-mêmes et de leurs hommes. Il ne faut pas oublier que dans un état de société aussi absolument militaire et agricole que l'était celui de l'Iran jusqu'à Cyrus, avec des sentiments de famille extrêmement forts, purs, sévères, exclusifs, un grand orgueil de race, l'unique forme de liberté possible était la féodalité. La féodalité seule reconnaît, suppose même des droits personnels, et met l'homme, sa femme, ses enfants, ses serviteurs, sa maison, tout ce qui le complète et lui donne le sentiment de sa valeur, au-dessus des caprices despotiques des majorités, et en dehors de l'action oppressive d'une magistrature dont les titulaires ne sont que des instruments du pouvoir absolu. L'aspect des institutions iraniennes nous a révélé la haute idée que le guerrier de la Foi pure se faisait de lui-même. Il était donc naturel qu'il recherchât la plus grande somme de liberté dans les circonstances d'alors, et qu'il la trouvât, comme toutes les nations arianes l'ont trouvée, dans une organisation accordant à chaque homme sous des règles fixes, immuables, échappant à la pression de toute volonté, ce qui se pouvait maintenir par l'emploi incessant du courage. C'était une situation violente, sans doute ; mais un peuple sous les armes ne hait pas et surtout ne méprise pas une telle situation. Il y vit, y respire à l'aise ; il éprouve une grande satisfaction à essayer ce qu'il peut, un grand plaisir à faire ce qu'il veut, une tendance flatteuse à rester à perpétuité en contemplation de ses droits personnels, plus disposé à les exagérer qu'à les laisser abaisser.

Ainsi l'Iran pouvait montrer, outre les grands feudataires se partageant la possession d'une vaste partie de son territoire, outre les vassaux puissants de ces feudataires et les arrière-vassaux de ces vassaux et les hommes de race noble dépendants de ces arrière-vassaux, une élite de guerriers absolument libres qui constituaient un corps tout semblable à celui des barons et des chevaliers immédiats que le saint-empire germanique créa chez lui pat- des causes et sous des influences semblables.

Mais avec le temps de Cyrus naquit un nouvel état de choses qui était de nature à modifier profondément les conséquences politiques de l'organisation antérieure.

Les premiers Grands Rois, issus de Férydoun-Phraortes, n'avaient pas été par eux-mêmes très puissants. Leurs domaines féodaux ne les mettaient pas hors de pair vis-à-vis de leurs vassaux. Si leur titre souverain leur valait l'hommage et l'obéissance légale dans le cercle défini et assez étroit de leurs royales attributions, ils n'avaient pas les moyens suffisants pour troubler l'ordre. Les derniers de leurs successeurs, comme Zow et Kershasep, semblent avoir été tout à fait pauvres, puisqu'on voit que les territoires jadis possédés par Noouzer restèrent dans la famille de celui-ci ; ils n'eurent ni le Khoraçan méridional, ni Amol, ni les districts de la Montagne qui jadis constituaient le patrimoine propre du souverain, et forcés par les malheurs du temps d'habiter dans la Perside, qui ne leur appartenait pas, ils n'eurent à eux que leur dignité suprême, et, pour la soutenir, la bonne volonté des feudataires.

Avec Cyrus cette situation changea. On a observé que d'abord seigneur de la Susiane, ensuite, par droit d'hérédité, de la Perside, la conquête lui avait successivement donné la Médie, la Lydie, toute l'Asie Mineure, puis l'Assyrie, jusqu'à la Judée, jusqu'aux frontières égyptiennes. Elle ne lui fut pas moins favorable dans l'est et le nord-est. A part les domaines qu'il concéda féodalement à ses chefs militaires, il reprit pour lui toutes les provinces de l'ancien Iran dont il opéra de nouveau la réunion, et dont les derniers maîtres avaient laissé les titres se détruire entre les mains des Scythes. Il eut le nord et l'est de l'Hyrcanie, une partie de l'Asie, la Bactriane, les Champs niséens, la Sogdiane, la Margiane, tout ce que ses prédécesseurs immédiats n'avaient pas, et il le garda. Ce ne furent plus des provinces gouvernées par des familles de princes héréditaires, mais des appartenances directes du Grand Roi ; il les avait rattachées à l'empire, l'épée à la main ; elles étaient à lui et rien qu'à lui. Aussi peut-on très bien comprendre tons les présents qu'il fait dans ces régions, qui n'avaient plus d'autre propriétaire. Quand Ctésias rapporte que Cyrus en mourant laissa à son fils cadet, Tanyoxarcès, une satrapie qui s'étendait sur les Bactriens, les Choramniens, les Parthes et les Carmaniens, on pense assister au testament de quelque roi mérovingien faisant la part d'un de ses fils. La Bactriane, le pays des Choramniens, le nord tout entier des territoires qu'avaient jadis occupés les tribus pailles, étaient, ainsi qu'on l'a vu, de nouvelles conquêtes. Le Grand Roi en disposait sans léser aucun droit acquis. Le Kerman était fort éloigné de ces régions contiguës ; mais c'était une dépendance antique de la Perside, et qui jusqu'alors n'en avait jamais été séparée. Cyrus pouvait donner à son fils cadet ce démembrement du patrimoine de la famille. Quand ensuite il lègue à Spitacès, fils de Spitamas, le pays des Derbikkes, c'est encore, nous l'avons vu également, un fruit de ses victoires ; et le pays des Barcaniens ou terre de Vehrkana, l'Hyrcanie, c'est ce qu'il a acquis par les armes sur le rivage oriental de la Caspienne. Mais on ne trouve nulle part qu'il ait disposé d'aucune contrée pour laquelle il existât une maison régnante. Il ne lui dit pas été possible d'exécuter une pareille spoliation, et il n'eût pu la tenter que par une violence déplaisant à tous ses vassaux, grands et petits.

Quoi qu'il en soit, le Roi des rois était devenu démesurément riche. Il contrebalançait par ses possessions la force de ses feudataires réunis, et les provinces de l'ouest entrées désormais dans son patrimoine lui assuraient, outre l'opulence territoriale, des ressources dont son autorité allait tirer un parti bien inattendu. La constitution iranienne venait par là de recevoir une atteinte de la nature la plus dangereuse, et dont on ne verra que trop se développer les conséquences sous les successeurs du conquérant. Cependant, comme il arrive d'ordinaire, ce fut à ce moment si critique pour la vie féodale de l'Iran, qu'elle atteignit, comme je l'ai montré, par l'effet des grandes et brillantes guerres dont le règne de Cyrus fut rempli, son zénith le plus éclatant. Jamais les héros ne furent plus animés, plus nombreux ; jamais les exploits ne furent plus extraordinaires ; les succès surpassèrent tout ce que les âges précédents avaient célébré, et les caractères furent à la hauteur des succès.

Si le merveilleux Cyrus dépasse assurément de sa taille gigantesque tous ses compagnons, il est difficile de ne pas s'intéresser aussi à ces compagnons eux-mêmes. Les Grecs n'ont pu l'éviter, bien que ne comprenant pas ce dont il s'agissait, n'avant aucune idée des mœurs, des notions, des prétentions, des passions de ces intrépides seigneurs, qu'ils se plaisaient, du fond de leurs petites villes marchandes de la côte ou de leurs obscures vallées de l'Attique et du Taygète, à considérer comme de purs barbares. Ils ont cependant entendu l'écho de la gloire de Fer-Amorz, du seigneur Amorz, leur Amorgès, et du dévoué parent du Grand Roi, le seigneur Iberz, leur Œbaras. Ils ont multiplié les erreurs, mais ils ont pourtant pressenti la vérité ; et nous en donnerons comme preuve assez curieuse un exemple qui terminera bien ce coup d'œil jeté sur les mœurs chevaleresques de l'Iran, en mettant sous les yeux du lecteur le commentaire d'une anecdote également racontée par Ctésias et par Ferdousy.

Ctésias prétend, et je l'ai déjà dit précédemment, que Cyrus éprouvant ainsi que sa femme Amytis un grand désir de revoir Astyigas, son beau-père, qu'il avait envoyé résider en Barcanie, c'est-à-dire en Hyrcanie, Vehrkana, chargea un certain eunuque, appelé Pétisacas, de lui ramener ce roi détrôné de la Médie. Mais Œbaras conseilla à l'eunuque de perdre Astyigas dans le désert, et de l'y faire périr de faim et de soif, ce que l'eunuque exécuta. Il serait resté impuni si un songe n'avait révélé son crime à Cyrus. Amytis, furieuse, le fit saisir, écorcher vif, lui fit arracher les yeux et mettre en croix, où il expira.

Quant à Œbaras, bien que Cyrus se fût efforcé de le rassurer en lui jurant que jamais il ne tolérerait qu'un pareil traitement lui fût infligé, il se laissa mourir de faim après un jeûne de dix jours. Le corps d'Astyigas, retrouvé dans le désert sans que les animaux sauvages y eussent touché, avait été gardé par des lions jusqu'au moment où Pétisacas était venu l'enlever.

Cette légende n'a pas le sens commun. On ne devine pas pourquoi Œbaras conseille de faire périr cruellement le beau-père qu'aime Cyrus ; pourquoi il est écouté dans ses conseils absurdes par un homme de la cour, qui pouvait bien prévoir la juste vengeance de la reine ; pourquoi cet eunuque va ensuite chercher le cadavre dans le désert ; pourquoi enfin un seigneur aussi puissant qu'Œbaras, que protège la parole du souverain, se résout de lui-même à une mort lente et inutilement cruelle, afin d'éviter ce qui ne pouvait guère être pire. Il n'a fallu rien moins que la tendance à la niaiserie dont l'imagination grecque est si souvent entachée, pour comprendre et reproduire de la sorte un récit que nous allons maintenant lire dans le Shah-nameh avec un tout autre caractère et une tout autre portée.

Un jour que Cyrus était dans son palais avec Gouderz, fils de Keshwad, et les deux fils de ce héros, Gyw et Ferhad, Gourghyn, fils de Mylad, le seigneur de Bey, Shapour, Kherad, Toous et Bijen, et qu'assis dans un riche pavillon au milieu des arbres et des fleurs du jardin, il s'occupait à boire et à causer, des Arméniens habitant la frontière vinrent se plaindre en pleurant que leurs champs étaient ravagés depuis quelque temps par un sanglier énorme, qui fouillait de ses défenses monstrueuses la terre cultivée, déracinait les arbres et causait les plus grands dommages. Il n'est pas sans intérêt de comparer cette réclamation adressée à des héros par des paysans, avec l'histoire du sanglier de Calydon et celle non moins intéressante de la mort du fils de Crésus à la chasse dit mont Olympe.

Cyrus, ému de pitié, engagea ses héros à entreprendre la destruction du monstre. Il mit à cet exploit un prix élevé, promettant de donner au vainqueur, à celui qui lui rapporterait la hure de la bête, une table d'or enchâssée de pierreries, et dix chevaux harnachés d'or et d'étoffes syriennes.

Bijen, brûlant de jeunesse et de témérité, se leva aussitôt et demanda à accomplir l'aventure. En vain son père, Gyw, chercha-t-il à s'opposer à sa résolution, le jugeant encore trop jeune et trop inexpérimenté, il persista dans son dire, et Cyrus, charmé de le voir si vaillant, prit son parti contre Gyw, l'encouragea, et sachant que le jeune homme ne connaissait pas les chemins de l'Arménie, il ordonna à Gourghyn, fils de Mylad, de lui servir de guide et d'ami, et de le soutenir au besoin.

Mais Gourghyn, blessé du rôle inférieur qui lui était assigné dans cette affaire, ne se montra nullement disposé à prêter son secours à Bijen, et quand celui-ci, arrivé dans la forêt où le sanglier avait sa bauge, voulut prendre des dispositions communes avec son compagnon, il lui déclara que puisque à lui seul étaient promises les brillantes récompenses dont Cyrus avait parlé, à lui seul aussi devaient revenir toute la peine et tout le danger. Bijen, piqué de cette réponse, laissa Gourghyn et pénétra seul dans le bois, où, attaqué bientôt par la bête énorme qu'il venait chercher, et dont la stature, les défenses, les yeux ardents, la force sauvage et la brutalité terrible eussent effrayé plus d'un guerrier de valeur, il réussit à l'abattre après un dur combat, lui trancha la tête pour la porter en trophée au roi de l'Iran, et laissa le corps sur la terre nue.

Cependant Gourghyn avait quitté la forêt, dans les profondeurs de laquelle il avait vu disparaître le jeune chevalier. Il espérait bien que jamais celui-ci n'en sortirait, et qu'il périrait victime de sa témérité. Mais en songeant aussi que l'abandon où lui, Gourghyn, avait laissé son frère d'armes, deviendrait la honte et le désespoir du coupable, si jamais on pouvait savoir la vérité, il craignait, et son cœur se remplissait de doute et de chagrin. Son regret Fut donc égal à sa colère quand il vit reparaitre Bijen victorieux, et la jalousie croissant encore, il se résolut à le faire périr dans quelque piège.

Après l'avoir félicité de sa victoire, il lui raconta cauteleusement que la grande connaissance qu'il avait acquise de tout ce pays dans les différentes occasions où il était venu y guerroyer, tantôt avec Roustem, Gyw et Koustehem, tantôt avec Koujdehem et Toous, lui avait appris que le chemin pour aller de là dans le Touran n'était pas long, et d'ailleurs si beau, si agréable, si parsemé de belles prairies en fleur, d'arbres feuillus et odorants, que c'était merveille de faire cette route. Tout le temps le chant des rossignols et d'autres oiseaux charmait les oreilles, non moins que le paysage enchantait les yeux. Si nous poussons, ajouta-t-il, de ce côté et que nous marchions seulement pendant une journée, nous tomberons au milieu des Touranys, et nous enlèverons de belles captives que nous ramènerons au roi et qui nous feront honneur.

Bijen ne manqua pas de donner dans le piège, et enthousiasmé de la perspective que faisait miroiter à ses yeux son perfide compagnon, il le suivit au delà des frontières de l'Arménie et pénétra avec lui sur les terres des Scythes. D'après la description qui est faite, d'après la position des lieux, d'après la longueur du chemin, qui fut beaucoup plus Grande que Gourghyn ne l'avait dit, il parait que les deux jeunes gens traversèrent le Ghylan, les forêts mazenderanys, et entrèrent sur le territoire hyrcanien, là où Ctésias dit qu'Astyigas avait été relégué.

Gourghyn savait bien où il menait sa victime. C'était dans ce canton retiré qu'habitait avec ses femmes et ses serviteurs la fille chérie d'Afrasyab, le roi du Touran. Bijen aperçut cette jeune merveille, entourée des plus belles filles de la Scythie, au moment où il entrait dans une grande prairie. A cette vue, il s'enflamma d'un amour qui tout d'abord ne connut pas de bornes. Il s'avança lentement sous le couvert des branches, s'étudiant à faire assourdir par l'herbe épaisse les pas de son cheval ; quand il se trouva assez près des jeunes filles, il mit pied à terre sous l'ombre d'un saule et s'approcha doucement de l'endroit où était assise Menijeh. Là, il se cacha et resta longtemps livré au bonheur de la contempler.

Mais tout à coup il fut aperçu, et la fille du Touran, effrayée et honteuse, s'empressa de se couvrir de son voile. Cependant elle avait eu le temps de regarder ce jeune homme richement vêtu, noblement armé, et qui, à la forme de son casque, était certainement Iranien. Elle avait, comme Bijen, ressenti une atteinte qui l'empêchait de fuir ; elle hésitait, elle s'arrêta, et commença à l'interroger sur ce qu'il était.

Je m'attarde un peu dans ces détails, parce que je les prends directement et avec un grand scrupule dans le poème, qu'ils n'ont rien d'asiatique à la façon dont nous entendons ce mot, et qu'ils sont au plus haut degré pareils à ceux que l'on est habitué à trouver dans la chevalerie occidentale, ce qui me garantit l'antiquité des documents dans lesquels Ferdousy les a puisés. Mais je n'oublie pas qu'au fond je ne veux que retrouver l'anecdote racontée par Ctésias sur Astyigas et l'eunuque Pétisacas.

Menijeh, éprise de Bijen, lui laissa voir tout son amour. Elle lui permit d'entrer dans le palais qu'elle habitait, et là les deux amants furent surpris par Afrasyab. Dans le premier moment de fureur, le roi scythe voulait tuer le cavalier de l'Iran ; mais son sage ministre, Pyran, intervint, et à force de remontrances et de supplications, il obtint que Bijen aurait la vie sauve. On l'enchaîna étroitement, et les serviteurs, d'Afrasyab l'entraînant dans un lieu désert, le précipitèrent au fond d'une citerne vide dont ils s'empressèrent de fermer l'ouverture avec des pierres et de la terre. Le cavalier était ainsi condamné à mourir de faim et de soif dans la solitude, comme Astyigas l'avait été par l'eunuque, au dire de Ctésias.

Mais Menijeh veillait sur son amant. Quand elle avait appris ce qui avait été décidé pour lui, ses joues s'étaient couvertes de larmes brûlantes, puis elle s'était levée, elle s'était enfuie de son palais, elle était accourue nu-pieds et tète nue jusqu'à la citerne. A force de peine et de travail, elle réussit à déblayer un peu l'ouverture, et elle put enfin y faire entrer la main. Ainsi elle rendit le courage au captif, et lui fit passer du pain pour soutenir sa vie.

Cependant Gourghyn, qui avait plongé Bijen dans tous ces malheurs ; n'avait pas accompagné le jeune homme au fort du danger, qui lui était bien connu. Mais quand il n'avait plus revu son compagnon, il éprouva de nouveau quelques remords. L'horreur de sa conduite depuis le jour où il avait quitté avec Bijen la cour de Cyrus se montra graduellement à ses yeux ; il se repentit profondément de ce qu'il avait fait, et poussé par ce sentiment plus digne de lui, il pénétra dans les jardins, afin de savoir au moins ce qu'était devenu le fils de Gyw. Il les parcourut en vain ; ils étaient abandonnés. Il retrouva errant dans les prairies le cheval du jeune aventurier, la selle vide et souillée de terre, car sans doute le coursier s'était roulé ou couché sur le sol.

Gourghyn reprit seul le chemin de l'Iran. Quand on annonça son retour et que Bijen n'était plus avec lui, le vieux Gyw, dans un désespoir furieux, courut à sa rencontre et lui demanda compte de la vie de son fils.

Gourghyn, bien qu'ayant un profond chagrin, ne se dénonça pas lui-même ; il répondit au père désolé que revenant avec Bijen de la chasse victorieuse qu'ils avaient faite ensemble, un âne sauvage, un gour, d'une taille, d'une force, d'une beauté, d'une rapidité prodigieuses, s'était tout à coup montré à leurs regards. Le gour était le gibier favori des héros de l'Iran, précisément parce qu'il est à la fois très difficile à atteindre et très dangereux dans sa fureur. Bijen n'avait pas su résister à la tentation. Il s'était lancé sur les pas de l'animal léger, et lui avait jeté le lasso pour le saisir. Il l'avait atteint ; mais le gour, continuant sa course, avait entraîné cheval et cavalier, et lui, Gourghyn, les poursuivant d'abord sur la trace des tourbillons de poussière élevés sous leurs pas, les avait vus disparaître, les avait perdus, et enfin n'avait plus rien retrouvé, après de longues recherches, que le cheval souillé de terre qu'il ramenait.

Ce discours vraisemblable, s'il éclaira la douleur du vieux Gyw, ne fit qu'exciter son besoin de donner le change à cette douleur par une explosion de colère ; il se mit à jeter des cris affreux contre Gourghyn et à l'accuser de trahison et de lâche abandon de son fils, et le trainant devant le roi, il exigea une vengeance terrible. Cyrus, presque aussi désolé que le père de la perte de son héros, accabla Gourghyn d'outrages, et consentit à ce qu'il fût jeté en prison. Ici c'est le vieux Gyw qui remplit le personnage de la reine Amytis et qui, comme elle, veut des châtiments. En emprisonnant Gourghyn, on se réservait d'ailleurs de soumettre sa conduite à une épreuve redoutable.

Cyrus consulta l'oracle de la coupe. Cette coupe merveilleuse, sur laquelle étaient gravés les contours des sept parties du monde, montrait à ceux qui savaient la consulter le secret de tout ce qui se passait sur la terre. Ainsi fut découvert le crime de Gourghyn et le lieu où Bijen souffrait captif, et c'est ainsi que l'endroit du désert où Astyigas gisait abandonné par son traître guide fut indiqué au même Cyrus par un songe. Le songe fatidique fournissait à l'esprit et à l'imagination d'un Grec une explication naturelle, tandis que le même Grec n'aurait rien compris à l'intervention d'une coupe.

Il était urgent de délivrer Bijen de son horrible captivité, et dans tout l'Iran tin seul homme était capable de tenter une si redoutable entreprise, car il fallait à la fois de la ruse et de la force. Toute la puissance, toute la haine du souverain des Touranys se trouvaient là en jeu. Roustem était le héros pour une telle aventure. Sollicité par Gyw, comme Pétisacas l'avait été sans doute par la reine Amytis, lorsqu'il s'agit de retrouver et de rendre Astyigas, Roustem consentit à ce qu'on demandait de lui, et se porta généreusement à ce nouvel exploit. Dans le récit de Ctésias, on ne comprend pas du tout ce que Pétisacas, dont la mort ignominieuse a déjà été racontée, vient faire en cette circonstance ; mais tout s'explique fort bien quand on considère ce nom même de Pétisacas. C'est incontestablement Païti-Saka qu'il faut lire, le roi des Sakas, le roi du Seystan, et le roi du Seystan n'est pas un eunuque, c'est Roustem, fils de Zal, lui-même, Ctésias a été trompé par la coutume établie de son temps à la cour de Suse de mettre les eunuques du palais à la tête de toutes les affaires. II a cru que cet usage existait déjà au temps de Cyrus. Le Païti-Saka dont il s'agit ici n'étant autre que Roustem, nous voyons que l'antiquité grecque, sans le savoir, a connu et indiqué le héros typique de l'Iran.

Du moment qu'un pareil libérateur se présentait pour Bijen, il ne pouvait pas échouer, et le Païti-Saka Roustem tira le jeune homme de son tombeau anticipé avec l'aide affectueuse et dévouée de Menijeh. Les deux amants trouvèrent sur la terre iranienne le bonheur qu'ils avaient si bien mérité par la force de leur amour.

Ainsi un guide infidèle jette celui qu'il est chargé de protéger et de conduire dans un danger mortel qui vaut à la victime un enterrement prématuré dans le désert. Par un secours surnaturel, la trahison est découverte, et les amis de celui qui est perdu retrouvent sa personne. La violente colère éprouvée par le cœur qui s'intéresse le plus à lui est approuvée de Cyrus. Le coupable va recevoir un châtiment terrible. Mais le chef des Sakas, Pétisacas, Païti-Saka, Roustem, ramène celui qu'on croyait perdu pour toujours. Voilà au fond le récit de Ctésias, l'étoffe dont il est composé. Il n'y a non plus rien : d'essentiel qui soit ajouté à la version de Ferdousy. Seulement il faut avouer que cette version est mieux liée, plus vraisemblable, plus conforme aux mœurs iraniennes. Je pense donc que cette légende doit être considérée comme le texte même que Ctésias a défiguré, pour y trouver des personnages et des combinaisons qui lui fussent plus connus et plus accessibles.

Il y aurait encore à ajouter peut-être aux détails que contient ce chapitre sur les grandes familles de l'Iran ; mais l'occasion se présentera maintes fois d'y revenir.