HISTOIRE DES PERSES

LIVRE TROISIÈME. — QUATRIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE III. — CONQUÊTE DE L'EMPIRE BABYLONIEN.

 

 

Depuis la prise de Ninive et des territoires qui en dépendaient, les populations assyriennes et surtout les souverains avaient dû naturellement éprouver la plus grande crainte d'être absorbés à leur tour dans l'empire iranien. Ce malheur leur serait arrivé sans doute si les successeurs de Menoutjehr-Cyaxares avaient conservé une puissance égale à celle de ce monarque, et si les invasions scythiques avaient laissé le temps de songer il faire des conquêtes dans l'ouest ; mais on a vu que tous leurs efforts avaient a peine suffi pour garantir leurs domaines de ces terribles envahisseurs ; puis il est certain que les qualités qui font les conquérants manquèrent à la plupart de ces princes.

Cependant, dans un juste sentiment de ce qu'ils avaient à craindre, les rois de Babylone avaient cherché à multiplier les obstacles et les moyens de défense entre leur capitale et l'ennemi qui devait ou pouvait venir des pays mèdes ; c'est ce qui me porte il penser que le mur de Médie, haut de cent pieds et épais de vingt, développé sur une ligne de soixante-quinze milles et unissant le Tigre à un des principaux canaux de l'Euphrate, datait de cette époque. En outre, aux environs de ce fleuve, de nombreux travaux de défense, consistant surtout en fossés profonds et en larges coupures pratiquées dans le terrain, étaient destinés à embarrasser les progrès d'une année d'invasion. Aux yeux d'Hérodote, tous ces ouvrages passaient pour être l'œuvre de la reine Nitocris, et celle-ci pour avoir été la mère de ce Labynid qui régnait au moment où Cyrus se présenta en agresseur. Je considère comme plus particulièrement probable que Nitocris, si elle a réellement vécu, doit être reportée à une époque plus ancienne, ou, dans tous les cas, que le mur de Médie et les moyens de défense qui l'accompagnaient avaient été établis au temps où les invasions possibles des Iraniens excitaient le plus d'inquiétude, c'est-à-dire aux environs mêmes de lu prise de possession que fit Menoutjehr-Cyaxares du pays d'Ecbatane et de celui de Ninive.

Ces précautions matérielles avaient été soutenues par des mesures d'un autre ordre. Les trois grands États occidentaux de cette époque s'étaient alliés dans cc traité défensif dont l'histoire de Crésus nous a révélé l'existence, et la Babylonie, la Lydie, l'Égypte étaient convenues de joindre leurs efforts contre un ennemi qui les menaçait également. En s'unissant par mariage à la dynastie des feudataires de la Médie, le Lydien avait pensé ajouter à sa sécurité particulière, et en cherchant, d'après les dires et les indications des colonies grecques graduellement fondées sur la côte d'Asie, à nouer des relations d'amitié avec les États de l'Hellade, lointains, pauvres, sans gloire, peu connus, mais qu'on assurait animés d'un grand esprit militaire dont il pouvait titre possible de tirer parti à l'occasion, les membres de la ligue avaient travaillé de leur mieux pour se fortifier contre les éventualités menaçantes se produisant à l'est des monts Zagros.

Malheureusement les combinaisons les plus ingénieuses de la politique, comme les plus redoutables accumulai ions de moyens matériels, ne dispensent pas ceux qui y recourent d'avoir quelque valeur morale. Les empires tombés ont ions eu de grandes ressources, et ne s'en sont pas servis ; les lignes de défense analogues an mur de Médie, et on en a vu beaucoup dans le monde, ont été, sans exception aucune, franchies un jour sans difficulté par un ennemi qui ne trouvait plus personne gardant leurs créneaux ; et la muraille de la Chine, et le rempart de Derbend, et la fortification byzantine, et les tours placées entre l'Angleterre et les Scots, ont montré ce spectacle. Les armes de tout genre ne valent que par la main qui les manie.

Babylone, au temps de son dernier roi Labynète, était dans toutes les conditions requises pour qu'une monarchie s'écroule devant la moindre force qui voudra l'attaquer. c'était une ville immense, enrichie, augmentée aussi bien Glue Sardes par la chute de la grande Ninive. Située au milieu des plaines les plus fertiles et les plus abondantes eu céréales et en palmiers, elle voyait accourir dans ses murs tous ceux qui voulaient prendre leur profit de ces admirables éléments d'un commerce général, et les marchands de tous les pays, dont les ballots contenaient les productions de tous les climats abondamment versés dans ses bazars. La famine, des années fortuites de stérilité, ne pouvaient tarir un seul instant le mouvement ascendant de ses richesses ni l'arrêter, car elle ne comptait pas sur l'abondance toujours aléatoire des pluies d'automne et des pluies de printemps, comme l'Inde y est assujettie. Les deus grands fleuves, le Tigre et l'Euphrate, arrosant ses plaines, lui fournissaient une quantité d'eau invariable ; et augmentant encore à l'infini ce moyen tout-puissant de multiplier ses cultures, un système de canalisation gigantesque avait utilisé les rivières secondaires, les cours d'eau, les ruisseaux venus des montagnes du Kurdistan, et les avait dirigés en un réseau serré, constamment changé suivant les besoins, à travers des campagnes qui, sous le soleil de plomb de cette région méridionale, ne manquaient ainsi ni de fraicheur ni d'humidité, ni par conséquent des forces créatrices qui préparent, entretiennent, développent, propagent la végétation.

Ce sont les territoires opulents en matières premières, communes, et d'une utilité générale et incessante, qui, dans les conditions normales, doivent attirer à eux la pins grande somme de richesses. L'Égypte en est la preuve éternelle. La Babylonie l'a été également aussi longtemps que la population ne lui a pas manqué. Grâce à son agriculture, elle voyait accourir chez elle le Phénicien, facteur de la Corse, de la Sardaigne, de l'Espagne, des îles Cassitérides ; l'Égyptien, qui lui apportait les denrées de son pays et celles qui lui venaient d'Ammon ; l'Éthiopien, chargé de l'ivoire et de l'or de l'Afrique ; l'Arabe, vendeur de parfums ; et l'Indien, dont les marchandises étaient précieuses par leur matière, précieuses aussi par une fabrication qui paraît avoir été, dès ces temps reculés, une des plus avancées, des plus perfectionnées, des plus séduisantes du inonde. Tons ces hommes étrangers, différents quant aux traits, à la carnation, à la taille, à la démarche, à la physionomie de toute leur personne, parcouraient incessamment les rues de la grande capitale, y mêlant le bariolage de leurs costumes et les formes bizarres de leurs coiffures nationales aux tuniques longues, aux manteaux blancs, aux tiares de feutre des Habitants assyriens, parcourant les rues en s'appuyant sur leurs longues cannes de bois précieux, dont un Oiseau, une fleur, un symbole quelconque artistement ciselé rehaussait la valeur.

Ce n'était pas assez que d'être la grande cité commerciale du monde et d'apparaître comme le lieu d'échange nécessaire entre les produits de peuples si nombreux ; ce n'était pas assez que d'être le rendez-vous de tant de voyageurs qui, journellement sans doute, s'étonnaient les uns les autres par les récits échangés sur les conditions climatériques, les impurs, les habitudes, les lois de leur patrie : Babylone était clonée d'un genre de prééminence plus remarquable encore ; c'était le centre, c'était le foyer de la science la plus complète et la plus élevée que connût alors le monde. Ses prêtres et ses docteurs réunis en collées avaient élaboré un système de connaissances des plus étendus et qui embrassait l'étude de la nature entière, de la nature métaphysique comme du inonde matériel, sous la forme d'une théorie dont on peut sans nul doute contester les principes quant à leur justesse, mais dont il y a ignorance plus que rectitude de jugement à contester les qualités grandes et profondes.

Une philosophie source de toute la philosophie occidentale, alors aveuglément admirée dans tout l'Occident ; des observations astronomiques qu'on ne faisait point ailleurs, pas même dans l'Inde ; des recherches d'histoire naturelle, de métallurgie, de botanique ; le tout rattaché, comme je viens de le dire tout à l'heure, à un plan général dessiné par la métaphysique la plus aiguisée et ramené aux doctrines d'un panthéisme non pas grossier mais transcendant ; la science de l'histoire, des annales vastes et minutieusement tenues, tels étaient les travaux, tels les résultats qui occupaient les Babyloniens. Les prêtres cherchaient sans doute, et rien n'est plus naturel, à imprimer sur toute cette science un cachet sacerdotal et à en faire le privilège des sanctuaires. De là une élaboration puissante et féconde de rites et de formules trouvant leur appui, leur raison d'être, leur développement, leur couronnement dans les emplois multipliés à l'excès des forces talismaniques ; mais il parait bien cependant que, malgré ces cents intéressés, la science était libre et pratiquée par beaucoup de personnes qui n'avaient rien de commun, pas même la croyance, avec les temples. Des étrangers, comme les Hellènes Thalès et Pythagore, purent apprendre des Assyriens ce qu'ils en voulurent recevoir ; des Juifs purent se former à leurs écoles, et combattre avec les armes qu'ils y avaient ramassées et les idées et la nationalité de leurs précepteurs, et l'on entrevoit que des myriades de prophètes errants appartenant à toute espèce de doctrines venaient sans difficulté haranguer les populations sur les places publiques, et faire vibrer comme ils l'entendaient des consciences plus curieuses que persuadées, plus faciles à émouvoir qu'à convaincre, plus disposées à se laisser entraîner qu'à se fixer[1].

Au milieu de cette activité, de cette richesse, de ce débordement d'intelligence, du scepticisme qui naturellement devait en résulter, s'étendait une corruption effrénée. J'en ai déjà dit beaucoup à cet égard dans la première partie de cette histoire, et je ne veux pas y revenir : la débilité morale est le trait dominant de la race sémitique. Une superstition méticuleuse tachait toutes les notions métaphysiques, que dis-je ? en formait l'essence même ; une idolâtrie répugnante, odieuse dans les formes dont elle avait revêtu l'idée de la Divinité, s'était fait jour à travers le panthéisme fondamental, et avait déjà commencé dès longtemps à déborder sur le monde. Les ignobles poupées de bronze que l'on découvre encore tous les jours dans les îles grecques, qu'on a ramassées en Sardaigne, dont j'ai vu dernièrement un spécimen exhumé de Delphes, que l'on fabriquait en si grand nombre en Phénicie pour les besoins du commerce, avaient eu leurs premiers types dans l'Assyrie, car l'Assyrie était la source de la civilisation propre à toute la famille de Sein ; la prostitution était de droit divin, et pesait sur toutes les classes, sans distinction de rangs ; beaucoup de cruauté, à l'occasion la violence mise à la place de la force ; nu grand énervement, un impérieux besoin de tous les genres de jouissances imaginables.

Ce niai, ce bien, ces splendeurs, ces pauvretés, s'agitaient pêle-mêle dans une cité dont l'enceinte énormément étendue, dont la population excessive ont tellement frappé l'esprit de l'antiquité, que l'on peut craindre qu'en essayant de les dépeindre elle ne se soit laissée aller avec plus d'encens qu'à l'ordinaire aux exagérations qu'elle aime.

Un mur de trois cents pieds de liant et de soixante-quinze d'épaisseur, c'est-à-dire une véritable montagne, entourait la ville et formait un carré dont chaque face avait vingt-quatre kilomètres de longueur. Ce mur était ceint, à l'extérieur, d'un fossé profond dont la terre avait servi à fabriquer les briques des murailles. Ce sont des quadrilatères d'un pied à un pied et demi en carré et de quatre pouces d'épaisseur, cuits au four, quelquefois aussi simplement séchés au soleil. La plupart portent l'empreinte d'une matrice gravée sur bois, qui reproduit une formule talismanique destinée à assurer l'éternité du monument. Dans la vie assyrienne, l'idée des énergies de la nature se méfait à tout et devait être partout représentée[2].

On pénétrait dans la ville par cent portes pourvues de battants d'airain ou revêtus d'airain. Il n'y a rien d'invraisemblable à ce que déjà, dans ces temps reculés, chacune de ces portes fût couverte de briques émaillées dessinant une mosaïque d'arabesques, principalement en bleu, en noir, en jaune et en blanc, au milieu desquelles devait briller la formule talismanique en caractères cunéiformes qui sauvegardait l'entrée de la ville des ennemis matériels et immatériels.

Après cette première enceinte s'en présentait une seconde, un peu moins forte, très puissante encore cependant, puis on entrait dans la ville proprement dite, dont les rues larges se coupaient à angle droit. Au milieu de la cité coulait l'Euphrate, enserré entre deux lignes de quais maçonnés aussi en briques et qui dominaient son cours ; à l'extrémité de chacune des rues aboutissant à ces quais, il se trouvait encore une porte ou poterne de bronze qu'il était facile de tenir fermée, et de cette façon, bien qu'un pont large et commode traversât la rivière SUF plusieurs arches et réunit les deux parties de la ville, on pouvait les isoler et transformer chaque moitié en deux forteresses ayant pour remparts leurs quais respectifs.

Dans un des deux quartiers ainsi séparés par le fleuve s'élevait le palais royal avec toutes ses merveilles, et notamment ces fameux jardins suspendus dont les Grecs ont fait tant de bruit ; sur l'autre rive, le temple de Bélus montrait sa masse immense. Construit sur une base de deux cents mètres de côté et entouré d'une enceinte de quatre cents, il s'élançait vers le ciel sous la forme d'une tour qu'une autre tour surmontait, et cela répété huit fois. On y montait par des rampes extérieures. Au sommet était un sanctuaire, dans lequel on ne voyait rien qu'un lit somptueux et une table d'or. Jamais personne n'y passait la nuit, excepté la femme dont, disait-on, le dieu avait fait choix. Les offrandes, les autels, les statues d'or, les idoles de toutes formes remplissaient les parties inférieures de l'édifice.

On s'imagine assez, d'après les villes modernes de la Mésopotamie, et en consultant les bas-reliefs de Khorsabad et de Kouyoundjyk, bien que les monuments ainsi nommés soient postérieurs à Cyrus, quel pouvait être l'aspect d'une rue de Babylone : de grands murs continus n'ayant d'autres ouvertures que des portes basses, sauf lorsqu'un palais quelconque en interrompait le développement uniforme. Alors c'était une entrée pompeuse, reculée en demi-lune, décorée de bancs des deux côtés et recouverte de briques émaillées. Autrement, je le répète, on ne voyait que de petites issues fermées par des portes de bois mal jointes, et çà et là quelque fenêtre carrée regardant timidement an dehors.

Il parait qu'il y avait des maisons à plusieurs étages. Ce devait être et c'était en effet une singularité, puisque les observateurs grecs l'ont fait remarquer. Ces maisons contenaient un appartement souterrain, aéré au moyen de ces longues tourelles menues que les Persans appellent des badgyrs ou prises de vent, et qui, apportant l'air extérieur dans ces lieux bien garantis de l'ardeur du soleil, permettaient d'y passer les saisons chaudes dans une atmosphère chargée d'une humidité pend-être fraiche, mais pesante et malsaine. Les Asiatiques la recherchent pourtant encore maintenant. Il y avait de grandes salles ouvertes de tous les côtés, et ornées de bas-reliefs peints, de ces inscriptions talismaniques en caractères droits dont on jugeait imprudent, dans la vie civile comme dans la vie publique, de ne pas être entouré. Mais si quelques demeures importantes accumulaient les étages, il est certain que la plupart des maisons étaient fort mesquines, composées d'un unique rez-de-chaussée, surmonté tout an plus de petits pavillons portés sur des colonnes entourant une cour dont un bassin plein d'eau formait le centre, et qu'ombrageaient quelques arbres. Du haut des terrasses du palais du roi, du sommet du temple de Bel, la grande ville, ainsi remplie de ces petites cours plantées de palmiers et de platanes, ressemblait à un immense jardin coupé par des rues sans nombre, interrompu par des places publiques où la foule abondait et fourmillait.

Telle était moralement et matériellement la grande Babylone au moment où, ayant terminé la guerre de Lydie, Cyrus se tourna contre elle. Un des alliés était absolument détruit ; l'autre, Amasis, l'Égyptien, ne donnait pas signe d'existence. Labynète dut se croire perdu, et il n'est rien qui assure un tel résultat comme cette conviction.

Aussi, bien qu'il eût une parfaite connaissance des résolutions du Grand Roi iranien à son égard, bien qu'il disposât des ressources considérables qui ont été énumérées plus haut, et qu'il pût comprendre à quel point il lui était possible de se défendre avec succès, combien il était probable que Cyrus ne passerait jamais le mur de Médie s'il voulait le garder, il semblerait qu'il perdit la tète et qu'il ne prit aucun parti.

De tels moments de vertige sont communs dans l'histoire des peuples riches ; je dirais des peuples orientaux, si le monde d'Occident n'en avait pas également présenté tant d'exemples. On voit sans peine, on se figure avec une vivacité de couleurs aussi grande que si ou avait soi-même les personnages sous les yeux, ce que Labynète dut penser et sentir le jour où, au milieu de ses savants, de ses riches marchands, de ses concubines, de ses danseuses, de ses cassolettes, de ses statues et tables d'or, trépieds d'argent et vases remplis de fleurs, tapis de l'Inde et curiosités d'Afrique, le messager qui arrivait tout pantelant de Lydie lui apprenait la ruine complète et irrémédiable de son pieux et spirituel allié. On peut bien se l'imaginer appelant ses ministres au conseil ; on peut bien évoquer ceux-ci avec l'appareil entier de leurs petites passions, de leurs petits intérêts, de leurs petites suffisances, de leurs petits vices, bagage ordinaire des gens très cultivés, subordonnant la question capitale aux mille puérilités journalières qui de tout temps ont dominé leurs esprits et dont à cette heure ils ne savent plus se débarrasser. Tandis qu'ils combinent, Cyrus marche ; et le danger, au lieu d'être diminué par leurs ingénieuses observations, grossit brutalement. Ce qui contribua peut-être à perdre Babylone, ce fut la précaution prise dès longtemps par ses rois, dit Hérodote, de la tenir approvisionnée de tous les vivres nécessaires pour soutenir un long siégé. Ne pouvant tomber d'accord sur les mesures à prendre pour écarter l'ennemi de ses murs, on se consola par l'idée qu'on avait, après tout, de quoi le tenir indéfiniment devant les portes sans les lui ouvrir.

Cependant Cyrus avec ses bandes débouchait des montagnes. Il était déjà entré sur le territoire assyrien, quand au passage du Gyndès, rivière qui venant de l'est se jette dans le Tigre, près de l'emplacement où est aujourd'hui Bagdad, un des chevaux blancs, considérés comme sacrés, qui l'accompagnaient et couraient libres dans l'armée, s'avança en bondissant vers les eaux, et, tout pétulant de force et de jeunesse, se jeta dans le courant pour le Inverser à la nage. Les eaux étaient grosses et coulaient bruyantes et écumantes sur un lit de roches, où dans les interstices elles laissaient des abîmes dangereux. Leurs flots entraînèrent le poulain, qui, perdant pied, se débattant, la terreur dans le regard, fut emporté à la vue des guerriers désolés ; ceux-ci, arrêtés sur la rive et ne pou-vaut porter aucun secours à leur favori, le virent bientôt submerger et disparaitre.

Le roi, connue l'armée entière, fut pénétré de douleur et de colère. Il jura de châtier la rivière coupable et de l'humilier d'une telle façon que désormais elle ne noierait plus personne, et que les femmes mêmes pour la traverser n'auraient pas à risquer de se mouiller les genoux. Laissant clone Babylone à ses transes et à ses calculs de salut, il s'arrêta pendant tout l'été à faire des coupures et des canaux dans le Gyndès, et le saigna si bien que les eaux, cessant de courir réunies dans un lit unique, se dissipèrent dans trois cent soixante traînées dont chacune n'avait plus qu'un étiage insignifiant. Cela fait, le Grand Roi reprit sa marche.

On peut remarquer sur cette anecdote que la présence des chevaux sacrés dans l'armée de Cyrus et l'amour que le conquérant déploie pour ces animaux ne sont pas du tout conformes aux notions de la théologie mazdéenne, même la plus ancienne. Le cheval était sans nul doute. une production pure d'Ormuzd, et comme tel il obtenait beaucoup de sympathie et d'affection, mais non pas à un titre particulier, et surtout les accidents qui pouvaient le priver de la vie n'autorisaient nullement à prétendre offenser mi élément aussi sacré que l'eau, à souiller sa pureté par des travaux insultants, à le faire disparaitre là où il coulait en liberté. Lé châtiment imposé au Gyndès, loin d'être méritoire au point de vue de l'ancien dogme iranien, constituait une impiété au premier chef et qui n'atteignait rien moins qu'Ardvisoura.

Mais si l'on se place dans l'ordre des notions scythiques il n'en est plus ainsi, et tout au contraire Cyrus venge noblement et justement un des êtres les plus vénérables du monde : le cheval de guerre mérite toute attention et tout respect, on ne saurait trop faire pour lui. En outre, l'honneur offensé du chef militaire a droit de s'en prendre à quoi que ce soit au monde ; il se sent à la hauteur du respect, de la vénération universelle ; il ne recule dans les revendications de sa dignité devant aucune majesté, et la vengeance tirée du Gyndès, petite rivière de ces montagnes du sud, ne fait que précéder et explique celle que plus tard un autre Grand Roi voudra tirer de l'Hellespont. Mais de ces différences religieuses assez considérables que je remarque dans l'esprit de Cyrus à l'égard des opinions purement iraniennes, je crois pouvoir tirer une induction de plus relativement à son origine à deuil scythique. Quant à un grand nombre de ses héros et de ses soldats, il n'y a pas de doute à élever, et nous savons d'une manière certaine que ceux qui venaient du nord se rattachaient à la même souche ; que ceux recrutés dans la Médie y appartenaient également pour beaucoup de tribus, et qu'enfin, parmi ceux dont les familles habitaient la Perside, tout ce qui était Daen, Marde, Dropique ou Sagarte en était encore issu.

Mais, pour en revenir au passage du Gyndès, est-ce uniquement le besoin de venger la mort du poulain sacré qui retint pendant près d'une année Cyrus et ses bandes dans le canton frontière de la Babylonie et retarda la chute de la grande ville ? Hérodote le croit, et nous n'avons aucune preuve positive à lui opposer. Cependant, bien des causes peuvent paralyser pendant un temps la marche d'une invasion, soit manque de sécurité dans le pays qu'elle quitte, soit défaut de subsistances, soit nécessité d'attendre le succès on l'échec de négociations plus on moins directes ou patentes destinées à faciliter la chute du pouvoir que l'on veut assaillir. Ici tout renseignement fait défaut, et nous savons seulement qu'au printemps Cyrus entra définitivement dans les plaines et marcha vers Babylone. On ne tenta nulle part de l'arrêter dans ses progrès, aucun des obstacles dont le territoire est coupé ne fut utilisé pour embarrasser sa course ; devant aucun des innombrables canaux d'irrigation il ne trouva personne disposé à lui rendre le passage difficile. Ce fut seulement à une petite distance de la cité que les Babyloniens, rangés en bataille, firent mine de défendre leur indépendance. Il les battit et les rejeta dans leurs murs. Ils fermèrent les portes, et bien pourvus de vivres comme ils l'étaient, en ayant même pour plusieurs années, ils essayèrent sans doute de se flatter d'une résistance indéfinie et qui surtout leur causerait peu d'efforts, car on a vu que Cyrus n'avait aucun moyen de prendre les places que par surprise ou par la famine, et cette dernière ressource lui manquait avec une cité si bien approvisionnée, et dont l'immense étendue d'ailleurs rendait l'investissement à peu près impossible.

Le conquérant voulut clone agir par surprise. Il commença par établir deux divisions de ses troupes, l'une en amont, l'autre en aval de l'Euphrate, et avec le reste il remonta vers la partie supérieure du cours du fleuve, où d'anciens travaux avaient jadis laissé des coupées considérables et de grands réservoirs où il était facile de faire entrer une partie des eaux. En usant de ces moyens, il eut aussi recours à d'autres, et de la sorte il réduisit l'Euphrate à n'avoir plus que juste assez de profondeur pour qu'un homme pût marcher dans le lit du fleuve, n'ayant de l'eau que jusqu'à la ceinture.

Ces préparatifs achevés, il revint brusquement avec ses forces, et un jour que la population de Babylone était occupée des cérémonies et des joies d'une Grande fête, les Iraniens envahirent le cours de l'Euphrate, escaladèrent les quais, enfoncèrent les poternes ouvrant sur les rues latérales, et prirent la ville presque sans coup férir, avant que le gros des habitants, occupés de leurs plaisirs, se doutassent même de ce qui venait d'arriver.

Babylone ainsi réduite ne fut ni maltraitée ni pillée. Cyrus n'abattit pas les murailles, ne fit pas tomber les portes. On ne dit rien de ce que devint Labynète. Une tradition prétendait avait péri dans la nuit même de la prise de la ville ; niais comme les Grecs n'y ont pas insisté et n'eussent pas mu tiqué de charger et de poursuivre la mémoire de Cyrus d'un acte semblable, si le fait était seulement probable, il semble que les récits de Mégasthène et de Bérose, d'après lesquels Labynète aurait été épargné aussi bien qu'Astyages et Crésus, et envoyé dans le Kerman comme ceux-ci l'avaient été dans d'autres cantons éloignés de l'Iran, sont conformes à la fois à la vraisemblance et à la politique ordinaire de Cyrus. Ni le mérite du roi de Babylone, ni son caractère, ne le rendaient d'ailleurs ni bien dangereux ni bien irritant.

Pour les sujets habitants de la grande ville, Cyrus devint purement et simplement un de leurs rois, et il prit place dans les listes de leurs dynasties. Ils n'étaient plus à cet âge des nations on une famille royale indigène, une autonomie clairement définie et évidente passent pour les plus Grands des biens. Leur population extrêmement bigarrée attachait infiniment moins d'importance aux idées abstraites de cette nature qu'à son bien-être, et il ne parait pas qu'il soit venu dans l'esprit des musses de chicaner sur le bon droit du conquérant à devenir leur maître. Sur Cyrus l'impression ne pouvait être la même. La Babylonie ne devenait pas à ses yeux son empire, mais une des Foies seulement de cet empire, et qui plus est une partie de nature hétérogène.

Bien que ne constituant que le dernier mais magnifique débris de l'antique puissance assyrienne, la Babylonie représentait un État très vaste, et des ambitions exigeantes s'en fussent contentées. Il est vrai que Babylone, toute grande qu'elle était, ne faisait que rappeler la splendeur et l'étendue incomparables de Ninive ; c'était cependant à cette heure la plus riche, la plus somptueuse, la plus noble, la plus savante, la plus illustre ville du monde, et il s'en fallait de beaucoup que, comme pour tant- d'autres États d'alors, la capitale absorbât toute la force du pays. Dans le territoire propre de la Mésopotamie, on comptait bien des cités importantes : Borsippa, Érek, Akkad, Kalné ; des bourgades en grand nombre, des villages en foule. C'était lb le domaine assyrien proprement dit. En outre l'autorité des rois avait gagné principalement dans l'ouest et dans le sud, de manière à soumettre ce que la conquête ninivite avait jadis épargné des royaumes juifs et chananéens, de sorte que par domination directe ou influence prépondérante et indiscutée, le roi de Babylone se faisait obéir sur toute la côte syrienne de la Méditerranée, et bordait de ses limites les frontières égyptiennes. Il avait Damas comme il avait Jérusalem, et les vallées sablonneuses des Moabites lui obéissaient aussi bien que les cités militaires des tribus philistines. C'était tout cela qui venait s'ajouter à l'empire de Cyrus, car une fois la capitale prise, il ne semble pas que les provinces aient mémo songé à tenter une résistance quelconque.

Le monarque iranien ne recommença pas l'expérience qui lui avait si mal réussi en Lydie. Il n'appliqua pas le gouvernement féodal. Laissant ses nouvelles provinces à leurs lois, si commodes pour un maitre, il leur donna des gouverneurs, sous le nom de satrapes, et les annexa directement aux domaines royaux, de telle sorte que, dans la conception iranienne, ces acquisitions de l'empire ne furent pas des acquisitions nationales, de nouveaux fiefs ajoutés aux anciens, mais seulement des agrandissements du territoire particulier des Grands Rois. C'était un fait important et d'où allaient découler les conséquences vitales de la formation du nouvel empire iranien.

Les circonstances se prêtaient bien à l'adoption du système suivi par Cyrus. Depuis que les chefs de l'État avaient dû renoncer à avoir leur capitale dans les montagnes du nord, on a vu déjà que, soit par échange, soit par vente, soit par quelque autre forme de cession, ils avaient cessé d'être seigneurs terriens dans ces mêmes lieux, puisque nous avons vu les feudataires de lieu devenus les maîtres de l'ancien domaine royal. D'autre part, il est remarquable que Cyrus, bien qu'appartenant à la maison des princes de la Perside, ne résida pas dans cette province, comme ses prédécesseurs immédiats l'avaient fait. Il eut son siège tantôt et le plus souvent à Suse, tantôt à Ecbatane, et ce fait s'explique très naturellement. Nous savons que son père Cambyse vivait alors qu'il était déjà devenu conquérant. Hérodote le laisse voir, et les annalistes persans y insistent si bien qu'ils prolongent la vie de Cambyse presque pendant toute la durée du règne de son fils. Il est donc probable que par déférence ou même simplement pour obéir aux lois, Cyrus laissa sou père paisible possesseur du fief de la famille, et se retira de sa personne dans l'arrière-fief, dans la Susiane, qui se trouvait à l'égard de la Perside dans une situation analogue à celle où la Perside se trouvait vis-à-vis de la Médie. Quand il fut devenu maitre par conquête de cette autre province, il y résida aussi, et alterna entre Suse et Ecbatane, usage qui continua pour tous ses successeurs. Mais la Perside n'était pas à lui et il ne s'y établit pas.

Il est d'autant plus évident qu'une raison puissante l'en tint éloigné, que, malgré les déclarations louangeuses de l'auteur de la Chronique de Shouster, il s'en faut que cette région ait un climat agréable. Une grande fertilité y a régné à une certaine époque, comme on le verra lorsque je parlerai avec détail de Suse, la capitale de l'empire ; mais avant que les efforts les plus soutenus eussent amené ce résultat, la nature avait tout fait pour en rendre le séjour peu supportable. Des chaleurs torrides, des marécages pestilentiels, un sol fécond eu reptiles venimeux, eu scorpions, en araignées énormes et dangereuses, ce n'était pas là de quoi attirer et fixer un souverain. Cependant Cyrus s'accommoda de cette propriété peu désirable au premier abord, et il en fit et elle resta la hase de sou édifice politique. Au moment de son histoire ou nous sommes parvenus, le Grand Roi possédait donc et gouvernait directement la Susiane, d'abord son domaine propre, et un peu plus tard, à la mort de son père seulement, il y joignit la Perside, qui passa à ses successeurs, et cela à juste titre, comme terre royale ; puis la Médie, qu'il avait conquise, et qu'un mariage lui avait assurée ; puis la Lydie et toutes ses dépendances ; puis la Babylonie et les anciennes conquêtes des rois de cette contrée. Ainsi jamais monarque iranien n'avait été de beaucoup aussi riche, aussi prépondérant. Si grands que fussent les feudataires, ils se voyaient désormais un chef qui, au besoin, saurait se passer d'eux, et, au besoin aussi, les presser, de façon à les faire obéir, fussent-ils tous ligués pour résister à son autorité. C'étaient là des nouveautés jusqu'alors inconnues dans l'Iran et qui ne pouvaient manquer d'amener un jour les résultats les plus graves. En outre, il faut observer que la monarchie se trouvait, au point de vue des lois et des mœurs, singulièrement scindée. A l'est des monts Zagros, des habitudes féodales, une grande somme de libertés individuelles, des lois immuables, sur l'application et la perpétuité desquelles le souverain ne pouvait absolument quoi que ce soit. A l'ouest de ces montagnes, le droit absolu du souverain sur les idées, sur les choses, sur les personnes, et, pour augmenter encore cette dangereuse situation, c'était lit que s'accumulaient le plus de richesse et de savoir et la plus considérable puissance de travail dans tous les genres. Il est évident que l'équilibre ancien ne pouvait se maintenir et que, ne fût-ce qu'if ce point de vue, le règne de Cyrus marquait une ère nouvelle pour toutes les parties de ses vastes États.

Ou a pu observer combien le système adopté et suivi par le Grand Roi était modéré. Il avait traité les Occidentaux vaincus non seulement avec une douceur, mais encore avec une faveur qui avaient dû leur sembler bien étranges. Il était de règle parmi eux, et on n'y voit pas d'exceptions, que lorsqu'une ville était prise, la population aussit6t était massacrée ou vendue. Les Assyriens n'y manquaient pas, les Juifs non plus, les Phéniciens auraient cru faillit' en faisant autrement, les Égyptiens tombaient d'accord par leur pratique qu'on ne pouvait agir plus sagement ; enfin les Grecs non seulement exterminaient consciencieusement les étrangers, mais s'exterminaient entre eux et de citoyens il citoyens dans leurs constantes guerres civiles, et ils le faisaient avec une sérénité qui montrait assez combien c'était affaire d'habitude. Cyrus apportait des principes tout nouveaux dont le monde aurait pu faire son profit ; mais l'instinct sémitique, l'instinct hellénique, plus tard la brutalité romaine, bien qu'infiniment plus humaine déjà, ne permirent pas à ces façons de procéder de faire école, et il fallut attendre jusqu'aux temps modernes pour les voir s'établir de nouveau.

La conquête de la Babylonie fournit aux Iraniens une occasion sans doute inattendue et d'un caractère peu commun d'appliquer la douceur de leur régime. Parmi les éléments discordants qui composaient la population des villes de cet État déchu, il se trouvait une nation jadis amenée en esclavage, et qui avait peu à peu fait sa place au milieu de ses anciens maîtres, de façon à maintenir sa nationalité et à acquérir aussi assez de moyens de tout genre polir se faire respecter. C'étaient les enfants d'Israël.

En 721 avant notre ère, suivant le calcul ordinaire, les tribus samaritaines avaient été dépariées sur les terres ninivites. En 589, les Juifs avaient eu le même sort ; on avait égorgé les enfants du roi Sédécias en présence de leur père, et ensuite on lui avait crevé les yeux à lui-même. Depuis lors les Samaritains et les Juifs, conservant précieusement leurs haines et leurs divisions dans l'exil, suivant la coutume sémitique, ne s'en étaient pas moins répandus partout. Leur esprit industrieux, leur soif de savoir, leur indomptable énergie, leur haine de l'étranger, les avaient servis, et, ainsi que je le disais plus liant, ils étaient puissants et même redoutables. Leur séjour forcé dans les centres de la civilisation de leur race les avait mis à même d'acquérir les sciences du temps avec une plénitude qui jadis chez eux ne leur était pas possible. Aussi habiles que les Chaldéens, sur le propre terrain de ceux-ci, ils leur tenaient tète ; ils acceptaient une partie de leurs doctrines pour battre en brèche l'autre partie ; ils discutaient, invectivaient, dogmatisaient, et leurs prophètes, sur cette terre de servitude, ne se montraient pas moins ardents à l'attaque que leurs devanciers l'avaient été contre les gouvernements nationaux. Tout ce qui, parmi eux, était noble d'ancienne famille, lévite, docteur ou prince, avait puisé dans ses regrets de voir la nationalité détruite une recrudescence religieuse qui pouvait à bon droit s'appeler du fanatisme, qui en avait toutes les qualités et tous les défauts, toutes les grandeurs et toutes les étroitesses. Le rêve commun était le rétablissement du royaume de Juda, mais d'un royaume de Juda tout à fait pur, tout à fait orthodoxe, et où rien ne se reverrait des scandales auxquels on attribuait fermement la ruine méritée de la nation devenue trop coupable.

Cette idée n'avait pas beaucoup de chances de succès tant que régnait la dynastie babylonienne, ennemie de Jérusalem ; mais aussitôt que celle-ci fut tombée sous la main de Cyrus et qu'on eut réfléchi à ce qu'était ce Cyrus, les espérances juives prirent un élan extraordinaire, et tout sembla être devenu réalisable.

Cyrus n'adorait pas les idoles ; on ne découvrait pas en lui un respect ou du moins des préventions bien grandes en faveur de Bel. Il ne consultait pas les oracles ; il professait une religion toute différente de celle de la Mésopotamie. Son pouvoir, qui ne s'appesantissait sur personne, avait ménagé les Juifs comme les autres ; enfin il avait précipité dans le néant la maison du persécuteur. On se plut à le vénérer ; on fit des vernix pour l'agrandissement de sa puissance ; ses armes furent celles de Jéhovah. On fut tenté de croire et peut-être crut-on sincèrement qu'il reconnaissait le vrai Dieu et ne servait que lui ; dans tous les cas, il était manifestement l'homme suscité par l'Éternel des armées. Que dire de plus ? L'enthousiasme et la foi dans la mission du monarque iranien allèrent si loin et furent si complets, que les prophètes, les prophètes eux-mêmes, lui donnèrent ce titre qui n'a été porté après lui que par Emmanuel ; il fut déclaré qu'il -était le Christ : le Christ-Cyrus, c'est Isaïe qui parle ainsi.

Je suis l'Éternel qui a fait toutes choses..., qui dit à Jérusalem : Tu seras encore habitée, et aux villes de Juda : Vous serez rebâties... ; qui dit de Cyrus : C'est mon berger. Il accomplira tout mon bon plaisir, disant même à Jérusalem : Tu seras rebâtie, et au Temple : Tu seras fondé[3].

Ainsi a dit l'Éternel à son Christ, à Cyrus, duquel j'ai pris la main droite, afin que je terrasse les nations devant lui et que je délie les reins des rois, afin qu'on ouvre devant lui les portes et que les portes ne soient point fermées... C'est moi qui ai suscité celui-ci en justice, et j'adresserai tous ses desseins...[4]

Jérémie avait de même annoncé la délivrance, après avoir justifié le châtiment imminent.

Voici, les jours viennent, dit l'Éternel, que je ramènerai les captifs de mon peuple d'Israël et de Juda... Je les ferai retourner au pays que j'ai donné à leurs pères, et ils le posséderont.

Faites savoir parmi les nations et publiez-le ; publiez-le, ne le cachez point ! Dites : Babylone a été prise ! Bel est rendu honteux ! Mérodach est brisé !... car une nation est montée contre elle de devers l'aquilon qui mettra son pays en désolation... Leurs flèches seront comme celles d'un homme puissant qui ne fait que détruire... Rangez-vous en bataille contre Babylone, mettez-vous tous alentour ! Vous tous qui tendez l'arc, tirez contre elle et n'épargnez point les traits, car elle a péché contre l'Éternel[5] !... Voici un peuple et une grande nation qui viennent de l'aquilon, et plusieurs rois se réveilleront du fond de la terre ! Ils prendront l'arc et l'étendard !... Le roi de Babylone en a entendu le bruit, et ses mains en sont devenues lâches !... L'Éternel a réveillé l'esprit des rois de Médie ![6]

Cyrus rencontrait ainsi au milieu de ses anciens adversaires une nation digne d'être comptée qui non seulement se soumettait à sa puissance, mais l'accueillait avec la passion, avec le respect, avec le dévouement qu'elle devait naturellement éprouver pour l'instrument sacré de la vengeance de Dieu. Le souverain de l'Iran reçut avec bienveillance les hommages de ce peuple étranger ; il écouta ses plaintes et ses supplications avec une telle faveur, que peu après s'être mis en possession de ses nouvelles provinces, il rendit un édit qui comblait les vœux des exilés en leur permettant de rentrer dans leur pays et d'y rebâtir leurs villes. Un de leurs princes, Zorobabel, devait se mettre à la tête de cette expédition.

L'édit de Cyrus a été conservé textuellement par Esdras, et il est ainsi conçu :

Ainsi a dit Cyrus, roi de la Perse : Jéhovah, le Dieu des cieux, m'a donné tous les royaumes de la terre, et lui-même m'a ordonné de lui bâtir une maison à Jérusalem qui est en Juda.

Qui d'entre vous de tout son peuple voudra s'y employer ? Que son Dieu soit avec celui-là, et qu'il monte à Jérusalem qui est en Juda, et qu'il rebâtisse la maison de Jéhovah, le Dieu d'Israël, qui est l'Élohim résidant à Jérusalem.

Et que tous les autres (Juifs) qui ne partiront pas, et quelque lieu qu'ils habitent, que ceux-là aident de leur argent, de leur or, de leurs biens et de leurs montures, ceux de leurs localités qui partiront, outre ce qu'on donnera volontairement pour la maison de cet Élohim qui réside à Jérusalem.

Ce décret royal comblait tous les vœux des Juifs. Le monarque iranien s'y déclarait inspiré lui-même par le Dieu étranger qui réside à Jérusalem, et il acceptait sans réserve le rôle que les enfants d'Israël lui attribuaient d'être son instrument. En même temps, on peut voir que la question de rétablir hi nationalité juive avait, comme on dit aujourd'hui, été étudiée pat' le prince et par son conseil, et qu'on avait prévu des obstacles dirimants à ce que l'ensemble tout entier du peuple déporté non seulement eût l'envie de rentrer dans son ancien territoire, mais même à ce qu'il consentît à le faire. Et en effet, depuis que captivité d'Israël avait commencé, beaucoup de familles juives avaient trouvé dans le pays où elles vivaient alors un emploi fructueux de leur intelligence et de leur travail ; les unes exerçaient des offices publics importants, des magistratures élevées ; les autres étaient à la tête d'un grand commerce ; pour beaucoup sans doute une somme raisonnable d'indifférence pratique se mêlait a une grande effervescence cérébrale quand il s'agissait de religion, et c'est là un état d'esprit très ordinaire chez les Sémites. Le roi prévoyait que les individus de toutes ces catégories auraient plus de goût à voir partir leurs concitoyens vraiment ardents qu'a les accompagner dans une contrée à laquelle des intérêts positifs les engageaient à renoncer. Ceux-là furent astreints à aider l'œuvre réparatrice par des contributions qui lie restèrent pas absolument volontaires. Il parait que le résultat de cette mesure fut satisfaisant, du moins Esdras le témoigne.

Cyrus ne se borna pas à autoriser la renaissance d'Israël. Il publia un second décret ordonnant la reconstruction du Temple, statuant que cet édifice fût rebâti pour qu'on y put faire les sacrifices d'usage, déterminant l'étendue du monument, qui devait être suffisamment fort, d'une hauteur et d'une longueur de soixante coudées, posant sur trois rangées de grosses pierres et une rangée de bois neuf. Le trésor royal se chargeait généreusement de la dépense. En outre, il restituait les ustensiles d'or et d'argent dont Nabuchodonosor s'était emparé.

Tout étant de la sorte combiné, ceux des Juifs qui voulaient se rapatrier se comptèrent et se trièrent. Quelques familles lévitiques ayant perdu leurs généalogies furent déboutées de leurs prétentions, et on leur ordonna d'avoir à ne pas manger des choses très saintes. En somme, il se trouva quarante-deux mille trois cent soixante émigrants, emmenant à leur suite sept mille trois cent trente-sept serviteurs et servantes, deux cents chanteurs et chanteuses, sept cent trente-six chevaux, deux cent quarante-cinq mulets, quatre cent trente-cinq chameaux et six mille sept cent vingt ânes. Cette multitude prit la route du territoire sacré, chacun cherchant la ville ou la bourgade qu'avaient habitée ses pères.

Les Livres saints ne nous disent rien de ce qui eut lieu pour le mouvement semblable opéré parmi les Samaritains. Comme ceux-ci avaient vécu en captivité depuis beaucoup plis longtemps que les Juifs,  il est à supposer que l'émigration fut encore plus restreinte que parmi leurs rivaux, chez qui évidemment elle ne parvint pas à prendre une grande extension ; car, à en juger d'après les chiffres assez faibles des serviteurs et des bêtes de somme, il est visible qu'elle ne se composa en très grande majorité que de pauvres gens conduits par quelques zélateurs emportés. Ce furent ces derniers qui firent les frais des soixante et un mille royaux d'or, des cinq mille dariques d'argent et des mille vêtements sacerdotaux dont l'œuvre sainte fut enrichie. On peut donc conjecturer sans malveillance aucune que le plus grand nombre des Juifs qui consentirent à retourner dans leur ancien pays furent entrainés par le sentiment religieux sans doute, mais aussi par un désir assez naturel de chercher un arrangement meilleur de leurs affaires temporelles. Du reste, l'expédition fut mal reçue en, Palestine, et cela pour les deux causes qui l'avaient déterminée.

Aussitôt que Zorobabel avait été en possession du terrain que lui concédaient les décrets de Cyrus, il avait vu accourir à lui les populations locales, qui, se vantant, malgré leur origine assyrienne, d'avoir constamment pratiqué le culte de Jéhovah depuis le temps d'Asar-Haddon, lui demandèrent à partager ses travaux et la propriété du Temple.

Cette prétention n'était pas recevable, si l'on se place au point de vue des émigrants, et elle ne fut pas non plus accueillie. Je crois volontiers que la colonie ninivite avait pu admettre l'adoration de Jéhovah dans l'idée que c'était un dieu topique ; mais très certainement elle devait avoir conservé ses propres usages religieux, et ainsi elle commettait cet adultère si abominable aux yeux des Juifs, et dont leur vie nationale a été tout entière occupée à se défendre.

Ce que l'on voit très bien aussi, c'est que les survenants réclamaient la propriété de domaines plus ou moins étendus passés depuis longtemps en d'autres mains. Il en résulta des querelles, des rites, et un état de discorde tel, qu'enfin le Grand loi, poursuivi de réclamations et de plaintes, entouré de dénonciations constantes, probablement mal satisfait du genre d'explications et de la nature des excuses que Zorobabel avait à faire valoir, se décida à suspendre les effets de ses édits trois ans après les avoir rendus, et voulut être plus amplement informé avant de leur donner complètement cours. C'est ainsi que le gouvernement du Christ Cyrus fut le premier à apprendre ce que l'on gagne à entreprendre la protection de ces intrigantes petites nationalités orientales qui n'ont de force que pour la discorde.

Il ne parait pas qu'il ait jamais songé à résoudre la question. Des intérêts beaucoup plus grands appelaient ailleurs tous ses soins. Le temps qu'il pouvait donner aux Occidentaux avait pris fin, et il ne fut plus désormais occupé d'autre chose que des guerres scythiques, dans lesquelles nous allons le suivre.

 

 

 



[1] Traité des écritures cunéiformes, t. II, p. 116.

[2] Traité des écritures cunéiformes, t. I, p. 139 et suiv.

[3] ISAÏE, XLIV, 24-28.

[4] ISAÏE, XIV, 1-2.

[5] JÉRÉMIE, XXX, 3.

[6] JÉRÉMIE, I, 2, 41, 42, 43.