HISTOIRE DES PERSES

LIVRE TROISIÈME. — QUATRIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE II. — DÉVELOPPEMENTS DU RÈGNE DE CYRUS.

 

 

Le point de vue évidemment faux qui faisait de la province de Médie le centre de l'empire, qui lui donnait Zohak pour souverain, puis le libérateur Férydoun, et qui de la maison feudataire de Nestouh faisait la race royale de tout l'Iran, exigeait que Cyrus eût à ses débuts l'attitude d'un rebelle vis-à-vis du souverain d'Ecbatane, et de là les anecdotes conservées par Hérodote sur les premières menées du jeune prince.

Celui-ci, content de vivre tranquille dans la Perside auprès de son père Cambyse et de sa mère Mandane, n'eût peut-être pas songé à prendre le rôle important qui l'attendait, si un Mède, Harpage, ne l'y avait excité ; car il faut, dans ce système de tradition, que l'esprit mède domine partout, même dans la destruction de la puissance mède. Harpage donc, jugeant que le jeune Cyrus, jadis sauvé par lui, était apte il devenir l'instrument des vengeances qu'il couvait contre son maitre Astyages, avait soin d'entretenir avec lui des relations d'amitié ; il lui envoyait des présents ; il faisait plus, il conspirait en sa faveur auprès des seigneurs mèdes, dès longtemps Fatigués de la hauteur et des violences de leur souverain.

Quand tout fut prêt et que la conspiration, suffisamment mûrie, eut réuni toutes les chances possibles de succès, Harpage songea à prévenir Cyrus du rôle important qu'il lui destinait, et afin de conduire cette affaire avec tout le secret désirable, il enferma dans les entrailles d'un lièvre la lettre qui contenait ce que Cyrus avait à faire ; ce lièvre fut confié à un serviteur affidé déguisé en chasseur, et celui-ci, trompant la surveillance des gardes qui défendaient à chacun, de la part d'Astyages, l'accès de la Perside, précaution qui semblerait indiquer que, malgré sa tranquillité apparente, le roi des Mèdes nourrissait toujours de très forts soupçons contre son petit-fils ; le serviteur d'Harpage, dis-je, remit la missive aux mains du jeune prince, avec demande de ne l'ouvrir qu'en secret. Ce qui ayant en lieu, Cyrus apprit qu'il devait se révolter et qu'il pouvait faire fond sur la complicité non seulement de son correspondant, mais encore des hommes les plus distingués de la nation mède.

Après avoir réfléchi à ce qu'il venait d'apprendre, Cyrus imagina de supposer une lettre d'Astyages qui l'investissait de Imite autorité sur le peuple perse. Il la lut à l'assemblée de la nation, et aussitôt, usant de son pouvoir, il ordonna aux principales tribus de lui envoyer tous leurs Immunes armés de faux. En un seul jour, il fit essarter un canton d'environ dix-huit à vingt stades entièrement couvert de ronces et d'épines. Mais le lendemain, par un contraste frappant, il ordonna aux travailleurs le repos et le bain, et les réunit dans tin immense festin où il avait lait apprêter tous les troupeaux égorgés de son père. Là les tribus perses firent chère lie, et au moment où elles parurent apprécier le mieux les loisirs qui venaient de leur être faits, Cyrus leur demanda ce qui leur plaisait davantage, ou le traitement de ce jour ou celui de la veille. Elles s'écrièrent naturellement qu'il n'y avait pas de comparaison à établir ; que la veille elles avaient porté lourdement la fatigue, tandis qu'en ce montent elles n'avaient qu'a se féliciter de leur sort.

Aussitôt Cyrus prit la parole, et leur faisant toucher au doigt que la servitude dans laquelle les Perses vivaient à l'égard des Mèdes était comparable à cc qu'ils avaient souffert en arrachant les ronces et les épines d'un sol rebelle ; il leur promit pour l'avenir, s'ils voulaient s'insurger contre leurs maîtres, une existence beaucoup plus douce encore que celle a laquelle ils goûtaient à cette heure. Ils ne manquèrent pas d'être sensibles à ce raisonnement, et comme depuis longtemps ils désiraient la liberté, ils se mirent aux ordres de leur jeune chef.

Cependant Astyages, averti de ces menées, manda Cyrus auprès de lui. Celui-ci répondit fièrement que son grand-père le verrait plus tôt qu'il ne voudrait. On courut aux armes des deux parts, et, sous l'empire de cette fatalité si chère à l'imagination hellénique, Astyages, destiné à la ruine, ne manqua pas de donner le commandement de ses troupes à ce même Harpage qui avait tout préparé pour sa chute, après avoir été si barbarement outragé. La bataille fut livrée ; une partie des Mèdes passa à Cyrus, et tout alla au gré des conspirateurs.

Aussitôt qu'Astyages eut été averti de la déroute des siens et des causes qui l'avaient déterminée, il s'emporta en sourdes menaces, et cherchant à qui s'en prendre de son malheur, il fit mettre en croix les mages qui avaient, suivant lui, si mal interprété ses songes et l'avaient rassuré mal à propos ; puis, entraînant ce qui lui restait d'hommes, jeunes et vieux, il alla se jeter contre les Perses, qui le battirent de nouveau et le firent prisonnier.

Harpage, ravi de voir son maître en cet état, se donna le plaisir de l'insulter, se vantant devant lui d'être le premier auteur de son infortune. Mais le roi tombé lui démontra son injustice et sa 'acheté ; sa lâcheté, parce que, pouvant détrôner son souverain au profit de qui il voulait, il n'avait pas eu le courage de prendre lui-même la couronne ; son injustice, parce que, pour se venger d'une offense personnelle, il n'avait pas reculé devant le crime d'asservir sa nation innocente à des étrangers. Cyrus n'abusa pas de sa victoire à l'égard d'Astyages ; il ne le fit pas périr, et se contenta de le garder auprès de lui jusqu'à sa mort.

Le récit qu'on vient de lire est inadmissible pour beaucoup de raisons. Harpage et lu conspiration des Mèdes contre leur roi y jouant le principal rôle, Cyrus n'est plus qu'un instrument passif, et ce n'est pas la évidemment la situation qui lui convient. Je suis moins révolté de l'histoire du lièvre que je ne le suis de voir Cyrus, du vivant de son père, se faire passer aux veux des Perses pour leur gouverneur institué par Astyages. Ni Astyages n'avait le droit d'intervenir dans les questions de souveraineté chez ses vassaux, ni Cyrus lu possibilité de se substituer à son père avant la mort. de celui-ci. Je conçois que les Grecs aient mal apprécié cette condition de l'existence féodale, mais lions ne pouvons la traiter aussi légèrement qu'eux. Enfin ce n'est pas par des apologues que l'on met un peuple sur le pied de guerre ; il faut des raisons plus solides, et celle qu'indique l'historien hellène en disant que les Perses étaient fatigués depuis longtemps de porter le joug des Mèdes serait assez bonne si réellement ils avaient porté un joug ; mais comme ce que le Grec considérait de cette façon n'était que le lien ordinaire de suzeraineté, lien fort léger et existant depuis de longs siècles, auquel tous les peuples de l'Iran étaient accoutumés et qui entrainait fort peu de conséquences, il n'y a pas non plus moyen d'agréer cette explication.

Ctésias ne parait pas s'étire préoccupé de ces anecdotes, et, autant qu'on eu peut juger par le fragment très court qui nous est resté de lui sur cette matière, il raconte simplement que Cyrus battit Astyages, qu'il nomme Astyigas et qui n'était nullement le parent du héros, comme je l'ai déjà dit ; qu'Astyigas vaincu s'enfuit à Ecbatane, on sa fille Amytis et son gendre Spitamas le cachèrent dans les souterrains du palais ; que Cyrus étant survenu, avait menacé de faire mettre à la torture et cette fille et ce gendre, et encore leurs deux enfants Spitacès et Mégabernes, si on ne lui livrait pas le roi ; que, l'ayant obtenu, parce qu'il se présenta de lui-même, Œbaras le fit d'abord enchaîner, mais que Cyrus lui rendit la liberté et lui accorda les honneurs de père, et à Amytis ceux de mère ; que peu de temps après, Spitamas ayant été jugé digne de mort et exécuté parce qu'il avait menti en disant qu'il ne connaissait pas Astyigas, Amytis devint la femme du conquérant.

Ce récit est au moins beaucoup plus vraisemblable que celui d'Hérodote, et il est naturel que Cyrus, après avoir envahi la Médie, ait jugé que c'était un moyen de la conserver que de s'allier à la maison régnante de ce pays, dont il devenait ainsi le légitime héritier.

En rapprochant ces versions helléniques, dont l'une est d'origine mède et l'autre de provenance perse, des documents directement orientaux, ou est porté à décider que l'un des premiers efforts de Cyrus aspirant au titre de grand roi fut dirigé contre la Médie. En effet, le Koush-nameh nous a déjà parlé des campagnes de son héros contre les Mèdes, et avant de devenir leur roi, il a été leur adversaire victorieux au début de sa carrière. Ferdousy, à la vérité, ne dit rien de semblable ; il se préoccupe surtout de nous montrer Khosrou fort de l'affection des Gawides et des Çamides. Il n'y a pas contradiction entre ces cieux points de vue, et je vais l'expliquer.

L'Iran, dans une période assez longue avant l'avènement de Cyrus, avait eu une existence extrêmement attristée par les guerres contre les Scythes. L'énorme pression que ces peuples lui faisaient subir dans le nord exigeait de sa part une résistance épuisante, et tantôt victorieux, tantôt battu, l'Iran était fatigué et désorganisé. Bien que maître de l'Elbourz, il s'y maintenait avec tant de peine que les deux derniers grands rois, Zow et Kershasep, avaient dû renoncer à y conserver le siège de leur puissance, et sentant la nécessité de mettre le centre du gouvernement il l'abri des coups de main, ces princes avaient commencé à résider au milieu de leurs arrière-vassaux, les Perses.

Ce n'était pas une précaution exagérée. Les Scythes, qui, de gré on de force, avaient pénétré dans le nord, s'étaient avancés jusque dans les contrées méridionales, partout où il y avait des plaines ; la Perside même comptait parmi ses propres tribus un certain nombre de groupes venus du Toucan à une époque probablement ancienne. Dans tous les cas, ces groupes, comme ceux du Seystan, étaient devenus parfaitement iraniens.

Leur présence néanmoins suffisait pour démontrer à quel point était grand le danger qui menaçait les contrées pures d'être un jour complètement submergées par les invasions des Arians du nord. Le péril était d'autant pins redoutable qu'il ne s'agissait pas, il ne faut jamais l'oublier, de peuplades à demi sauvages, mais bien de nations organisées, fières, se gouvernant d'après des principes larges, libres, féconds, qui savaient être agricoles en même temps que guerrières, et qui avaient tous les moyens de soutenir le plus haut élan de leurs prétentions.

Ainsi, les grands rois de l'Iran avaient tout à craindre, et ne pouvaient plus raisonnablement habiter au nord de leurs États ; c'est pourquoi ils s'étaient résignés, bon gré mal gré, à venir résider dans la Perside ; la politique de leur empire semblait condamnée sans rémission à avoir pour principal objectif dans le présent et aussi dans l'avenir les régions touraniennes, c'est-à-dire les Étais scythes étendus depuis le Caucase jusqu'au pied de l'Hindou-Kousch.

Dans cette situation, qui ressort visiblement non pas de tel ou tel détail, mais de l'ensemble entier des faits que nous avons vus se succéder depuis le règne de Menoutjehr ou Cyaxares, la Médie n'occupait pas dans la monarchie iranienne un rang de première importance. C'était une frontière sans doute, mais une frontière occidentale bordée par des populations dont l'Iran n'avait plus rien à craindre depuis de longs siècles, depuis l'époque de Férydoun-Phraortes, et qui au contraire étaient menacées par l'Iran. Civilisées à l'excès, amollies, riches, vouées aux spéculations intellectuelles et à l'abus des jouissances, soumises à des formes de gouvernement toutes despotiques, elles végétaient ; tandis qu'au sein de ses luttes et de ses périls, l'Iran, vaste territoire, pays libre, pays rajeuni par ses malheurs mêmes, fortifié par ses défaites qui lui amenaient sans cesse de nouvelles couches de nations arianes, l'Iran ne songeait et ne devait songer à ses voisins de l'ouest que pour s'en promettre un jour ou l'autre la fructueuse conquête.

Les puissantes maisons des feudataires du Seystan et de la montagne de Rey ayant constamment à repousser les Touranys, attachaient, de toute nécessité, un intérêt suprême à ce que l'empire n'arrivât pas à une dissolution. Un tel malheur les aurait isolés les uns des autres, aurait supprimé pour eux tous les secours qu'ils tiraient des provinces du midi. Aussi les a-t-on vus soigneux de ne pas permettre que la succession des grands rois s'éteignit, et quand la branche directe a fait défaut, on les a trouvés toujours attentifs à découvrir quelque part un maitre de l'empire qui, avec ou sans droit, pût être chargé par eux de la continuer.

Ce fut dans un de ces moments de cruel et décisif embarras où les fils de Gaweh et les Çamides, ainsi que leurs covassaux, se trouvaient sans chef, que Cyrus se présenta. Plus ou moins légitimement, il était le descendant des feudataires de la Perside. Plus ou moins clairement, lui aussi réclamait une origine rattachée à Férydoun. Mais ce qui était sans réplique, il avait les qualités nécessaires pour se placer en face de la redoutable crise au milieu de laquelle se trouvait l'Iran, et, par un hasard qu'un homme comme lui était en état de faire valoir, il se manifestait au sein d'une province où les derniers grands rois avaient eu, accidentellement sans doute, mais certainement, leur séjour. Cette circonstance servit plus tard à donner à ses aïeux l'apparence d'avoir été eux-mêmes ces grands rois ; ce n'était pas exact, mais on put le croire, et Gobad et Kaous passèrent pour avoir commandé à toute la monarchie. Les provinces et les familles qui aimaient Cyrus se firent un plaisir d'accepter cette version ; les Mèdes, au contraire, tenaient à maintenir lit vérité, parce qu'ils ne voulaient pas laisser perdre le souvenir, très exact d'ailleurs, de l'origine plus humble de la maison de leur vainqueur.

Il n'est pas salis vraisemblance non plus que le lait d'avoir vécu près de la cour à côté du monarque suprême ait contribué à faciliter les premiers pas de Cyrus, ne fut-ce qu'en le mettant eu rapport avec les plus puissants feudataires et en se faisant estimer par eux. line fois apprécié par ces chefs illustres, le rang que sa valeur intrinsèque lui méritait était acquis. Ceux-là qui avaient été chercher dans des ermitages perdus le candidat qu'il leur fallait pour le trône devaient se prêter sans trop de peine à le reconnaître et à l'avouer dans un arrière-vassal de la Médie ; ils l'eussent accepté dans un rang inférieur encore, et l'on conçoit bien, par ce qui se passe dans tous les États féodaux en semblable rencontre, que le principal à leurs yeux était d'éviter la suprématie définitive d'un de leurs égaux. C'est ainsi que Cyrus acquit l'amitié, le soutien, le dévouement de toutes les grandes familles de l'est et du nord.

Mais à l'égard de la Médie, sa situation était lien différente. Si l'orgueil des Gawides était sauf du moment que ce n'étaient ni les Çamides ni les enfants d'Aresh qui ceignaient la tiare droite, insigne du rang suprême, la maison de Nestouh devait se sentir cruellement humiliée d'avoir à prêter le serment d'hommage devant le jeune homme issu d'une race à laquelle elle avait toujours commandé. De là sa résistance, de là cette campagne des Perses contre les Mèdes qui dut être en effet une des premières de Cyrus, sinon la première ; et s'il faut tenir quelque compte de cette hésitation qui, suivant. Hérodote, se manifesta dans les rangs des Mèdes, et par suite de laquelle une partie d'entre eux abandonna Astyages au profit du nouveau venu, on peut y voir ce problème indéchiffrable, à l'esprit grec, mais très compréhensible et très naturel pour nous, que beaucoup d'entre les Mèdes pensant et agissant moins en provinciaux qu'en Iraniens, estimèrent qu'il ne fallait pas s'élever contre le grand roi, qui, déjà reconnu et soutenu par les autres provinces, semblait seul en état de défendre l'Iran contre les Scythes, et pouvait même le conduire aux nouvelles et glorieuses destinées qu'il lui fit toucher en effet. C'est ainsi que Cyrus accomplit la soumission de la province rebelle et renversa la dynastie des feudataires dont la jalousie avait osé réclamer contre sa grandeur.

Les Orientaux ne nous laissent pas ignorer que le conquérant n'était ni nu maître absolu ni un de ces astres qui n'ont pas de satellites. Ils insistent au contraire sur le riche et puissant cortège dont il était entouré, et font connaître les chefs qui se pressaient autour de lui. Il n'y a pas à douter qu'ils aient raison de, ne pas concevoir Cyrus connue un de ces ravageurs dont le geste fait tomber des têtes, mais comme un de ces souverains belliqueux dont Charlemagne entouré de ses paladins est pour nous le type. Tout ce que nous avons vu jusqu'ici des institutions de l'Iran ancien nous garantit qu'ils ont tracé un tableau véritable, dont ce qui se passait d'ailleurs sous les veux des contemporains de ceux à qui nous devons la dernière forme reçue par ces récits ne pouvait d'ailleurs fournir la moindre idée, j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer.

La belliqueuse famille des feudataires de l'Elbourz entretient près de Khosrou ses deux chefs Garera et Gobad, issus de Gaweh ; puis Keshwad et Gouderz ; les cinq fils de ce dernier, dignes de leur père, Shydwesh, Gyw, Rehham, Hedjyr et Ferhad, qui ne sont que l'élite de leurs soixante-dix-sept frères. Gyw lui-même amène son fils Pyjen, Rehhant ses quatre-vingt-huit descendants, Ferhad, les guerriers d'Ardebyl.

Ensuite les seigneurs de Mea, Mvlad et son fils Ghourghyn, représentants de la branche ainée, probablement de cette maison d'on était sortie la race de Nestouh, qui, devenue exclusivement médique, D'a plus de rapports directs avec le territoire qui fut d'abord son berceau. Mylad, au dire d'Abdoullah-Mohammed, fils de Hassan, fils d'Isfendyar, s'est agrandi des anciens domaines royaux de Férydoun, car il règne à Temysbeh, et occupant aussi la région intermédiaire entre sa capitale et cette ville, il pousse encore plus loin vers le nord et domine jusqu'à l'entrée de l'Hyrcanie, où Asterabad devient sa place frontière contre les Scythes. A en croire toujours l'historien du Taberystan, le gouvernement de Mylad était tellement fort et habile que dans les vallées de la Montagne on comptait, du temps de ce seigneur, vingt-huit grandes villes pourvues de marchés et habitées par une population riche et savante.

Après les princes de Ragha et à côté d'eux venaient les Arsacides. Ils étaient représentés par le roi Aresh, propre frère dé Kamis, c'est-à-dire oncle ou grand-oncle de Khosrou lui-même. Ce grand vassal voyait autour de lui son fils Aslikesh, son petit-fils appelé Aresh comme lui, et son arrière-petit-fils, paré du nom glorieux de Menoutjehr ; à ses côtés encore, et probablement son parent très proche, Berteh, le chef des Parthes montagnards ; de sorte que, pour les écrivains persans, l'Hyrcanie et la Parthyène sont étroitement associées dans l'armée de Cyrus, comme Hérodote les montrera plus tard dans les bandes de Xerxès, au moment où celles-ci franchiront l'Hellespont.

L'Elbourz envoyait encore le fils de Noouzer, Toous, et ses frères Kujdehem et Zeresp, avec Kustehem, le fils du premier, le favori du puissant Gauen. Toous, qui d'ailleurs ne vécut pas toujours en paix avec le roi Khosrou, et qui se vit mine fois vaincu par le Çamide Roustem, envoyé contre lui, fut le fondateur ou le restaurateur de Sary, au Mazandéran, suivant le dire de Abdoullah-Mohammed, fils de Hassan, fils d'Isfendyar. Le canton qu'il gouvernait s'appelait au moyen âge et s'appelle encore Thousan ; c'est le territoire qui entoure Sary.

Entre la famille de Toous et les Parthes, la race de Férydoun avait encore produit un ascète illustre, Honni, qui, retiré dans les montagnes de Berdé, eut un jour la gloire de surprendre et de faire prisonnier le souverain des Turks, Afrasyab.

Sur le même rang que les plus considérables de ces chefs se plaçaient les seigneurs du Seystan et du Zawoul, pays réunis dans les mêmes mains. Zal et ses fils ; Roustem, que la légende fait sans égal ; Shegad le traître, le Ganelon de ces histoires ; Zewareh ; puis les fils de Roustem, Sohraq, Djebangbyr, Feramorz, avec leurs vaillantes sœurs Zerbanou et Banou-Koushasp, qui devint la mère de Péshen ; enfin ses petits-fils, Barzon, fils de Sohrab, et Aderberzyn et Çam, fils de Feramorz.

Il y avait en outre Féryberz, le propre frère du roi des rois, issu comme lui de Kaous ; quelquefois, on l'a vu, quand Khosrou n'est plus que le petit-fils de ce dernier monarque, Féryberz devient son oncle. Khouzan était le feudataire de la Susiane ; Menoushan l'était du Kerman et en même temps du Ghyrwan, district du sud-ouest de la Perside ; Zebbakh gouvernait l'Yémen Iredj au corps d'éléphant, Gros et puissant, le Kaboul ; Shemmakh, la Syrie ; ensuite venaient des Occidentaux, des Géorgiens, et la foule. Mais Zebbakh et ceux dont les noms suivent le sien ne parurent naturellement à la suite de Cyrus qu'après les conquêtes opérées par ce prince dans l'ouest de l'empire, et au moment on nuits sommes, ils ne s'y montrent pas encore.

Parmi les noms qui viennent de passer sous les veux du lecteur, quelques-mis sont aujourd'hui très reconnaissables pour avoir été réellement usités aux époques anciennes. La forme que les mutilations et l'influence des dialectes par lesquels ils ont passé leur ont fait subir n'empêche pas de rétablir au besoin leur assimilation. Garen, c'est Varanes ; Gobah, Gomatas ; Gonderz, Gotarzès ; Fedihad, Phraates ; Aresh, Arsace ; Zeresp, Zariaspes. En pressant un peu quelques-nuis des autres nains, on trouverait sans doute d'autres rapprochements ; mais il fondrait pour cela sortir du domaine de la narration pour entrer dans celui de l'analyse philologique, ce qui risquerait de nous mener loin ; je me bornerai il faire remarquer que le nom célèbre de Roustem parait bien être celui d'Artames, et surtout que celui de Feramorz, si l'on fait attention que la première syllabe fer est un qualificatif qui signifie l'illustre, le noble, donne précisément le nom dé cet Amorgès, compagnon chéri de Cyrus, dont il sera question tout à l'heure. Enfin Œbaras, un autre de ses fidèles, se retrouve également dans Barzou.

L'idée d'Hérodote est que, par une sorte de hiérarchie établie entre les nations iraniennes, on considérait les Perses comme étant les plus éminents en dignité, et qu'immédiatement après venaient les Mèdes. Une telle notion est absolument étrangère à l'organisation d'un grand empire tel que l'était l'Iran bien des siècles avant Cyrus. Elle répugne aux institutions de cette monarchie, puisque les Mèdes étaient à peine des Iraniens, ou du moins ne l'étaient devenus que par conquête d'abord, par prescription ensuite ; enfin il s'en fallait de beaucoup qu'ils constituassent le grand fief le plus puissant de l'État. Dans la liste que nous venons de dresser, leur ancienne maison régnante, celle de Nestouh, n'est pas même nommée : il est vrai que Cyrus l'avait renversée et détruite ; dans tous les cas et à aucun n'ornent, cette maison n'avait pu réclamer pour elle-même l'égalité, à plus forte raison la supériorité à l'égard des Gawides de l'Elbourz et des Çamides du Seystan. Il ne se pouvait donc pas faire que les Mèdes occupassent officiellement, à partir de Cyrus, le second rang dans la hiérarchie des peuples de l'empire, et encore bien moins qu'avant lui ils en eussent occupé le premier.

Mais, cependant, l'observation d'Hérodote ne laisse pas que d'être faite sur un fait réel. A dater de Cyrus, la Médie n'a plus constitué un grand fief comme elle l'avait été autrefois, sauf dans des circonstances qui ont peu duré. Ce pays a fait retour à la couronne, et a été administré soit par des princes de la maison régnante qui le recevaient comme apanages temporaires, soit par des satrapes ; mais, dans tous les cas, il est devenu partie intégrante du domaine royal. Comme tel, ses habitants ont eu beaucoup plus que les vassaux des pays de l'est des relations suivies avec la cour ; celle-ci, d'ailleurs, après Cyrus, résida régulièrement une partie de l'année à Ecbatane. En outre, les Mèdes étaient accoutumés dès longtemps à tontes les formes et à toutes les notions de la culture assyrienne ; ils avaient des rapports directs on indirects avec les peuples divers de l'Asie Mineure, et étaient par conséquent plus aptes que les autres nations iraniennes à jouer un rôle dans l'œuvre de centralisation que Cyrus commençait et que ses successeurs allaient poursuivre. De là l'emploi plus fréquent que les grands rois, successeurs du conquérant, titrent amenés à faire des Mèdes dans l'administration de l'empire ; la préférence qu'ils se plurent à leur accorder sur tant d'autres tribus qui n'étaient unies à leur trône que par le lien compliqué du vasselage, et qui d'ailleurs, comme on le verra plus tard, goûtaient assez peu la voie nouvelle dans laquelle l'empire iranien avait été engagé. Les Mèdes n'étaient donc en aucune façon la race officiellement dominante ; ce n'était pus non plus une race de souverains, mais c'était la pépinière la plus ordinaire et lu mieux cultivée d'ou sortirent, à dater de l'époque ou nous sommes parvenus, la plupart des fonctionnaires publics que le grand roi se plut à charger du maniement de ses intérêts, particulièrement vis-à-vis des peuples occidentaux.

Ctésias, différant encore en ce point d'Hérodote, assure que Cyrus, une fois maitre de la Médie, marcha contre les Bactriens, puis contre les Suces. Hérodote vent, au contraire, qu'il ait tout d'abord attaqué Crésus et les Lydiens. Je ne fais nulle difficulté de croire que Ctésias était mieux informé, attendu qu'avant de franchir les limites occidentales de l'empire, ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait fait, et ce qui devait passer pour une témérité, il était indispensable d'assurer la soumission intégrale de toute la monarchie. En racontant d'une façon sommaire ce qui se passa dans la Bactriane, le médecin de Cnide ou plutôt les annales où il a puisé prennent' le soin le plus raffiné de sauvegarder tontes les gloires. Ni Cyrus ni ses adversaires ne furent, à proprement parler, victorieux les uns des autres. Tous les avantages se balancèrent jusqu'au moment où les Bactriens ayant appris que leur antagoniste était devenu le gendre d'Astyigas et axait épousé sa fille Amytis, se soumirent d'eux-mêmes à lui.

Dans ce système, il faut admettre que les Bactriens se considéraient comme les sujets des Mèdes, ce que l'examen des faits nous a forcé de rejeter absolument comme inadmissible, malgré les dires des Grecs. Mais nous pouvons parfaitement comprendre que s'il importait peu aux Bactriens que Cyrus Fût ou ne fût pas de la famille d'Astyages, ils pouvaient se rendre à cette considération qu'il était devenu le maitre de la partie occidentale de l'empire, et que par conséquent il n'y avait pas d'opportunité à lui refuser la soumission et à différer plus longtemps de le reconnaître pour Grand Roi. Ou peut concevoir qu'il ne s'agissait pas là d'une guerre entreprise par un souverain contre des rebelles, ou par un conquérant contre des étrangers ; c'était l'action d'un nouveau suzerain cherchant à faire admettre ses titres par ses vassaux, et y trouvant des difficultés plus ou moins grandes, suivant que sa force paraissait plus ou moins en rapport avec ses prétentions.

Si tant est qu'Œbaras, qui paraîtrait, d'après Ctésias, avoir été un des premiers chefs dévoués à Cyrus, et qui l'aida contre le roi des Mèdes, puisse être identifié avec Barzou, il s'ensuivrait que les Çamides donnèrent au Grand Roi leur concours dès les premiers temps de son élévation. Cependant, en suivant la même voie, on s'aperçoit qu'Amorgès, Feramorz, le fils de Roustem, le chef du Zawoul et du Seystan, aurait résisté à Cyrus, même après que la soumission des Bactriens se serait opérée. Dans ce cas, il faudrait conclure, ou bien que toute la famille de Çam ne fut pas unanime dans ses sentiments à la première heure, et que les uns refusèrent là où les autres donnèrent leur assentiment, ou bien encore que les Çamides ne se réunirent à Cyrus qu'à la suite de leurs voisins de la Bactriane. Dans tous les cas, leur opposition ne fut ni longue ni envenimée, car les documents de Ctésias paraissent avoir attaché un prix tout particulier à ce que la gloire des vassaux ne soit pas sortie moins brillante de cette campagne que celle du roi lui-même. Les deux partis font 'assaut d'héroïsme et se partagent les plus éclatants succès.

D'abord Cyrus, attaquant les Scythes du Zawoul, les bal et fait prisonnier leur prince Amorgès, l'illustre Morz, Feramorz. Mais Sparethra, femme du captif, lève aussitôt une nouvelle armée de trois cent mille hommes et de deux cent mille femmes ; non seulement elle force Cyrus à plier, mais elle s'empare de sa personne et l'emmène prisonnier avec le frère d'Amytis, Parmisès et ses trois fils. Les deux armées ayant ainsi perdu leurs chefs, n'eurent plus qu'il les échanger, et dans le sentiment d'une estime et d'une admiration mutuelles, Cyrus et Amorgès s'étant étroitement liés l'un à l'autre, devinrent des amis inséparables.

Je remarque dans ce récit de Ctésias, d'abord qu'il n'a rien à reprocher aux traditions persanes quant à la couleur romanesque, et que le mouvement en est absolument identique à ce qu'on peut voir dans le Shah-nameh ; ensuite, qu'il se trouve tout à fait d'accord avec l'opinion de la tradition orientale pour reconnaître comme Scythes les sujets de la famille de Cam ; enfin, je considère avec un intérêt tout particulier cette vaillante princesse Sparethra, placée précisément par l'auteur grec dans cette même famille où les Orientaux reconnaissent les deux héroïnes Zerbanou et Banou-Koushasp, ce qui peut contribuer encore à prouver que dans Amorgès il faut positivement reconnaitre Fer-Amorz, le Çamide, frère des deux femmes célèbres que je viens de nommer d'après la légende ; mais ce serait trop tenter ici que de prétendre rechercher le détail exact des liens de parenté soit pour Ctésias, soit pour Ferdousy.

Ce qui est tout à fait conforme à l'esprit de la tradition locale, c'est ce que Ctésias ajoute au sujet d'Amorgès. Non-seulement. il le représente comme l'ami fidèle de Cyrus, mais le roi lui-même en est si convaincu qu'il son lit de mort il fait jurer à ses enfants de rester étroitement unis avec ce dernier ; il leur fait se donner la main en sa présence et prendre l'engagement d'une éternelle alliance, puis, cette cérémonie accomplie, il élève la voix pour combler de ses bénédictions celui qui gardera ce pacte, et pour maudire celui qui oserait le violer. Voilà bien les rapports que nous avons déjà vus établis entre la maison de Menoutjehr et celle de Çam ; il est très compréhensible que, pour des raisons toutes semblables, le chef de la nouvelle dynastie considérât comme aussi nécessaire à la continuité de sa maison et au salut de ses États que la famille régnante ne se séparât jamais des puissants feudataires de race scythique qui occupaient et défendaient une partie si considérable du territoire oriental de l'empire.

En somme, le premier soin de Cyrus, et le plus important, fut de se rattacher tous les grands feudataires, tant des familles d'origine iranienne que de celles qui appartenaient à des maisons régnantes d'extraction tourany, et tout confirme qu'il ne rencontra pas de grandes difficultés dans cette œuvre. Comme on ne dit pas dans les auteurs grecs, non plus que dans les annalistes orientaux, qu'il ait jamais dirigé aucune expédition vers l'Elbourz, il est probable que les princes de cette contrée, et à leur tète les Gawides et les Arsacides, ne lui firent pas attendre leur hommage. Ce fut alors que, se trouvant maitre incontesté de tout l'empire et entouré des forces complètes de la féodalité iranienne, il vit se produire un événement considérable quant à ses conséquences sur le Me ultérieur de la Perse dans l'histoire du monde.

Ou se souvient que Menoutjehr-Cyaxares avait assiégé et pris Ninive, qu'il avait mis fin il l'empire d'Assyrie, et que les territoires de cet ancien État suzerain de l'Iran avaient été annexés, ainsi que la Médie, aux provinces de la Foi pure. Menoutjehr s'était arrêté aux frontières ninivites du côté de l'ouest ; il n'avait pas cherché à étendre son action au delà, sauf, dit-on, une courte campagne coutre Alpines, roi de Lydie, qui, vraie on supposée, n'amena, dans tous les cas, aucun déplacement de limites, et ne dura pas longtemps. Ses successeurs ne se montrèrent pas plus ambitieux que lui, et on en comprend aisément la cause en présence des conflits terribles et constamment renouvelés qui tinrent pendant plusieurs siècles les Iraniens à la merci des invasions scythiques, n'ayant pas trop de tontes leurs ressources pour repousser on noème pour limiter ce fléau. Eu conséquence, les territoires situés à l'ouest du Tigre n'avaient pas été inquiétés par les Iraniens, et ceux qui étaient au sud des pays assyriens, c'est-ii-dire la Babylonie, bien que bornés au nord palles feudataires mèdes, à l'est par le fief de la Perside, au sud par celui de la Susiane, n'avaient pas eu non plus à souffrir de grands démêlés avec ces provinces avancées de la monarchie. D'ailleurs, les seigneurs perses et susiens ne disposaient pas en leur particulier de très grandes forces. Il est permis de croire que si les Gawides, les :amides, ou les enfants d'Arsace, avaient été limitrophes de l'opulente Babylonie, cette terre aurait eu des loisirs moins complets. Mais à la façon dont les choses étaient arrangées, Babylone dut se féliciter au contraire de la chute de Ninive. Elle grandit considérablement à la suite de cette catastrophe, attira à elle tous les profits qu'autrefois elle partageait, et pendant longtemps n'eut rien à craindre.

Quant à l'Assyrie proprement dite, on ne voit pas que le régime féodal lui ait été appliqué ; du moins aucun fait absolument ne l'indique pour cette première période. Tandis qu'une maison issue du Kohistan de Rey avait reçu l'investiture d'Ecbatane, rien de pareil n'eut lieu pour la région sémitique. Il n'est donc pas sans vraisemblance que la famille de Nestouh-Astyages ait administré cette contrée purement et simplement comme elle avait l'habitude de l'être, c'est-à-dire au moyen de gouverneurs ou satrapes exerçant une autorité discrétionnaire, faisant appliquer les anciennes lois locales et se conformant en général aux habitudes de la race gouvernée. De cette façon, il n'y eut rien entre la Médie et les territoires occidentaux qui n'appartint pas à l'empire ; l'Assyrie fut tout simplement une province conquise, directement administrée par les Mèdes, et ainsi les Mèdes se trouvèrent limitrophes des Lydiens.

Ces derniers étaient Sémites. Leur origine est indiquée au catalogue de la Bible comme les rattachant, à titre fraternel, à Élam, à Assur, à Arphaxad et à Aram, tous fils de Sem. En conséquence, ils étaient étroitement unis par les mœurs, par les habitudes, par le genre de leur civilisation, aux hommes de Ninive et de Babylone, à ceux de la Phénicie comme à ceux du Chanaan tout entier. lie même que Babylone, il est à croire que Sardes et son territoire héritèrent d'une partie de la prospérité qu'avait perdue Ninive, devenue sujette des Iraniens. Car il ne faut pas se figurer Ninive détruite, suivant l'opinion communément répandue ; cette ville fut abaissée, mais nullement anéantie, et on la retrouve beaucoup plus tard. Quoi qu'il en soit, sa splendeur s'éclipsa, et ses grandes richesses se partagèrent très probablement entre les États qui lui étaient apparentés par le sang.

On ne remarque pas assez d'ordinaire que la valeur intrinsèque d'un pays ne tient pas à des circonstances fortuites telles que la grandeur d'un règne, le génie d'un souverain, l'habileté des hommes d'État, ni même la découverte inattendue de certains procédés mécaniques, on d'autres avantages matériels. Elle résulte de l'état de développement où l'esprit d'une race se trouve porté par le degré de maturité auquel il est parvenu, ou bien encore par l'équilibre établi entre les éléments ethniques de différentes origines qui ont contribué à la formation de la race. Dans cette période, dans ce stage de la vie des peuples, leur plus grande somme de force étant acquise, ils en tirent la plus grande somme de prospérité qu'il leur soit possible de réunir. Les circonstances heureuses se présentent alors naturellement, et comme étant elles-mêmes des résultats de la fécondité du milieu qui les voit naître. La prospérité pouvait s'éteindre ou au moins diminuer considérablement à Ninive ; il n'était pas possible qu'elle disparût pour l'ensemble de la famille sémitique, et elle se reportait naturellement aux foyers de cette race les mieux disposés pour la recevoir. Aussi je pense que le grand éclat de Sardes, comme celui de Babylone, ne fut causé que par l'abaissement de celui de Ninive.

Mais les Lydiens, tout Sémites qu'ils étaient, présentent cette particularité très remarquable et qui constitue une grande part de l'intérêt que leur porte l'histoire, d'avoir été dès cette époque en relations intimes avec le monde hellénique. Déjà leur première maison régnante passait pour héraclide. On peut douter que ce fut à bon droit, puisque Bats et Ninas y figuraient comme descendants du héros. Les Mermnades, qui gouvernaient au moment où nous sommes parvenus, ne semblent pas avoir entretenu de pareilles prétentions, mais ils se tenaient dans des rapports très multipliés avec les sanctuaires les plus révérés du monde grec, et ce trait est plus concluant que ne pourraient l'être toutes les généalogies. Car un dieu totalement étranger à la race d'un homme ne pouvait alors être son dieu. Ensuite, le Mermnade qui allait se trouver en contact avec Cyrus était Crésus, le prince le plus riche de son temps. Il passait pour être le premier barbare qui eût soumis une partie des Grecs à lui payer tribut et l'autre partie à s'allier à lui. Il s'était rendu tributaires les colonies ioniennes, éoliennes et doriennes de l'Asie, et Sparte était entrée dans son alliance. Outre ces avantages, il avait vaincu et dompté, à l'exception des Ciliciens et des Lyciens, toutes les nations habitant en deçà du fleuve Halys, Phrygiens, Mysiens, Maryandiniens, Chalybes, Paphlagoniens, Thyniens, Bithyniens et Cariens. Crésus se trouvait donc à la tête d'une grande monarchie, et, animé d'une ambition plus vaste encore, il avait caressé, puis abandonné le projet de se soumettre directement les Grecs insulaires.

Sardes, sa capitale, était une ville considérable, peuplée, savante probablement dans les sciences sémitiques, et sans aucun doute la philosophie y tenait le premier rang, car ceux des Grecs qui se piquaient de doctrine, les sages qui se trouvaient alors dans l'Hellade, dit Hérodote, ne manquaient pas de venir à Sardes, comme on alla plus tard à Athènes.

Il est assez naturel que des princes voisins recherchent mutuellement leur alliance, et c'est ainsi que Crésus était devenu le beau-frère du feudataire d'Ecbatane. Lorsqu'il apprit que ce parent avait été détrôné par Cyrus, sans tenir compte de ce qu'il avait trouvé un bon traitement de la part du vainqueur, et que même Amytis avait épousé ce dernier, il fut surtout sensible à l'affront que recevait la famille de l'élévation d'un vassal, et il crut à propos de déclarer la guerre à Cyrus, qui ne le cherchait pas.

Jusque-là, on ne voit pas que les Occidentaux se fussent beaucoup occupés de l'empire iranien. Ils devaient en connaitre fort peu et fort mal l'organisation, si différente de celle des États sémites ; sa grandeur devait également titre très mystérieuse à leurs veux, à cause même de ce fractionnement ; sa religion, ses lois, ses mœurs, ne pouvaient que leur sembler fort étranges et barbares ; enfin, le bruit continuel des guerres dont cet empire était plein résonnait sans doute à leurs oreilles d'une façon peu engageante. L'Iranien n'apparaissait à leur imagination que l'armure sur le clos, et assez peu différent du Scythe, qui était lui-même et devait l'ester jusqu'à la fin l'épouvantail de tout l'Occident.

La terreur inspirée par les Iraniens aux peuples de l'Asie antérieure fut clairement exprimée quand Crésus se déclara disposé à leur faire la guerre. Un certain Sandanis, qui passait à Sardes pour un homme réfléchi et perspicace, ne se tint pas de Manier fortement les desseins du roi.

Tu vas, lui dit-il, attaquer des peuples qui ne sont vêtus que de peaux ; qui ne se nourrissent que de ce que leur fournit leur sol, lequel est rude et stérile ; qui ne connaissant pas le vin ne boivent que de l'eau, et n'ont aucun usage ni des figues ni d'aucun fruit, puis qu'ils n'en voient pas chez eux. Quel profit auras-tu chez ces gens-là, si tu peux les vaincre ? Et si au contraire tu es battu, vois tout ce que tut vas perdre ! Dès que ces envahisseurs seront entrés chez nous, ils n'en voudront plus sortir, et nous n'aurons aucun moyen de les y contraindre ! Bénis soient les dieux de ce qu'ils n'inspirent pas aux Perses l'envie de venir d'eux-mêmes !

Nous savons que l'idée que se faisait Sandanis de la pauvreté, de l'austérité, de la rudesse ignorante des Iraniens était fort exagérée ; sa description pouvait convenir aux pauvres tribus de la frontière, les seules qu'il eût eu occasion de connaitre soit par lui-même, soit par les récits de quelques voyageurs effrayés. Mais, au total, son raisonnement était juste en ce sens qu'une nation riche et abâtardie a tout ii perdre vis-à-vis d'un voisin jeune, belliqueux et pauvre. Ce n'est pas que les Lydiens fussent méprisables au point de vue militaire. Ils avaient prouvé le contraire aux peuples successivement asservis par eux, ils l'avaient même montré aux Doriens, assez disposés à se regarder comme invincibles et pourtant rangés, pour leurs colonies asiatiques, au rang des tributaires de la Lydie ; mais il est certain que la cavalerie lydienne, si célèbre qu'elle fût, allait affronter une tâche trop rude pour ses forces.

Cependant Crésus, qui n'était pas sans comprendre la gravité de son dessein, s'occupa de réunir autour de lui toutes les chances de succès possibles : il prit l'avis des sanctuaires, et rechercha les alliances les plus capables d'augmenter ses forces. Quant aux oracles, il s'adressa à Delphes, à Abes en Phocide, à Dodone, à Amphiaraüs, à Trophonius, aux Branchiales de Milet ; à Ammon en Libye, et probablement aussi, bien qu'Hérodote n'en parle pas, à tous les Chaldéens, les devins, les sorciers en réputation du inonde sémitique. Plein de foi, mais en même temps de soupçon, comme le comportait l'esprit de sa race, il rusa avec les conseillers divins qu'il appelait à son aide, et avant de leur poser les questions qui l'intéressaient, il leur donna à deviner ce qu'il se réservait de faire en secret mi jour dont il fixa la date.

Tous les oracles ne s'en tirèrent pas également bien ; mais la Pythie de Delphes s'écria, sur son trépied, à la vue des ambassadeurs lydiens épouvantés :

Je connais le nombre des grains de sable et les bornes de la mer ; je connais le langage des muets ; j'entends la voix de celui qui ne parle point ! Mes sens sont frappés de l'odeur d'une tortue qui cuit avec de la chair d'agneau, de l'airain dessous, de l'airain dessus.

C'était bien trouvé. Crésus s'était arrangé de façon qu'au moment où ses envoyés demanderaient à Apollon ce à quoi il s'occupait, il ferait bouillir ensemble de la tortue et de l'agneau dans une marmite de bronze.

Ce qui à tout jamais combla les Grecs d'admiration, ce fut la magnificence des présents par lesquels Crésus témoigna de son respect pour le dieu et de sa confiance illimitée dans ses lumières. Un sacrifice de trois mille victimes ne fut que le prélude de ses offrandes. Il y joignit des lits dorés et argentés, des vases d'or, des robes et des manteaux de pourpre précieux, qui furent brûlés en l'honneur du Delphien. Pendant ce temps, les Lydiens égorgeaient par ordre les animaux purs dont ils pouvaient disposer. Le roi ne s'en tint pas là. Il fit fondre cent dix-sept demi-plinthes d'or pur, dont les plus longues avaient six palmes et les plus petites trois sur une palme d'épaisseur ; ce fut le soubassement d'un lion d'or fin pesant dix talents. Il y joignit deux immenses cratères, l'un d'or, l'autre d'argent, ce dernier passant pour être le chef-d'œuvre de l'habile artiste Théodore de Samos. Il y ajouta quatre muids d'argent ; deux bassins pour l'eau lustrale, l'un d'or, l'autre d'argent ; des plats d'argent ; une statue d'or de trois coudées de haut, qui passait pour être celle de sa panetière ; les colliers et les ceintures de sa femme, et d'autres richesses encore.

Cette brande dévotion à Apollon delphien n'empêcha nullement le roi de se montrer libéral pour les sanctuaires des autres dieux. A Amphiaraüs, il consacra un bouclier d'or massif avec une pique également d'or.

On voit d'après ces détails, comme d'après le don que Crésus fit encore à chaque habitant de Delphes de deux statères d'or, que la piété du prince était égalée par sa richesse. En retour de tant de prodigalités, le Lydien reçut d'Apollon cette réponse ambiguë qui annonçait que, dans le cas où Crésus attaquerait Cyrus, un grand empire serait détruit. Du reste, l'oracle ajoutait que le roi devait rechercher l'alliance des États grecs les plus puissants.

Il ne pouvait être question de s'adresser à Athènes. Pisistrate y était alors occupé d'asseoir son autorité, et ce n'était qu'au moyen d'une surveillance constante et d'une pression attentive qu'il réussissait à se maintenir. Mais les Lacédémoniens venaient de terminer leur guerre contre les Tégéates ; la pins grande partie du Péloponnèse reconnaissait leur suprématie et leur fournissait au besoin de l'argent et des auxiliaires. C'était à eux qu'il était surtout naturel de demander de l'aide.

Crésus leur avait déjà rendu certains services dont les hommes de Sparte se montrèrent toujours singulièrement curieux. Il leur avait donné une quantité d'or destinée à l'achèvement d'une statue d'Apollon qui existait plus tard dans un temple du mont Thornax, en Laconie. En mémoire de ce généreux procédé, les députés de Crésus furent bien accueillis, et on leur laissa expliquer ce qu'ils voulaient. Les gens de Sparte promirent vaguement un secours éventuel, reçurent avec satisfaction les nouveaux présents qui leur furent offerts, ne demandèrent rien pour les colonies doriennes qui étaient tombées dans l'esclavage lydien, et se bornèrent à offrir un cratère de bronze chargé de figures d'animaux qui ne parvint jamais à sa destination, sans qu'on sût au juste ce qu'il était devenu. Si l'on en croyait les propos dont les Samiens se montrèrent prodigues dans la suite sur cette affaire, les ambassadeurs lacédémoniens auraient vendu ce cratère à des particuliers qui en firent hommage à Junon, après que la chute précipitée de Crésus eut rendu impossible de lui remettre le cadeau de Sparte.

Hérodote ni Ctésias ne parlent d'aucune autre alliance faite par Crésus. Il est cependant plus que vraisemblable qu'allant chercher si loin et auprès d'une peuplade alors si peu considérable, si peu notable que l'étaient les mitres indigents d'une portion du petit Péloponnèse, des secours pour appuyer son entreprise, peu approuvée autour de lui et que lui-même jugeait redoutable, il ne manqua pas de s'adresser à son allié et voisin le plus naturel, Labynid ou Nabonid, roi de Babylone, qui pouvait se croire intéressé aussi bien que lui à ne pas laisser Cyrus porter ombrage à ses voisins et se mêler des affaires du monde sémitique. Il recourut à ce prince, au dire des Grecs, mais plus tard. La raison veut qu'il l'ait fait dès ce moment et qu'il se soit efforcé d'attirer de même dans une ligue Amasis, le souverain de l'Égypte. Du reste, il avait, outre l'armée lydienne, de nombreux mercenaires à ses ordres. Suivant les usages du temps, il est à croire que les Cariens, dont c'était le métier, contribuaient pour beaucoup à grossir cette partie de ses forces.

Ainsi l'Asie occidentale était sur pied, avec plus oui moins de fermeté et de bonne foi, contre le monarque iranien. Crésus passa le premier l'Halys, limite qui le séparait des territoires assyriens soumis à la Médie, pour aller chercher son adversaire. Il traversa la Cappadoce en la ravageant, y prit Pteria, qu'il mit en ruine avec d'autres cités de la mémé province. Cyrus accourait au secours de ses sujets, et ayant rencontré l'armée de Crésus, il lui lira une bataille qui fut sanglante.

Les Grecs prétendent qu'elle resta indécise et que Cyrus s'efforça en vain d'ébranler la fidélité des troupes ioniennes. Si la victoire resta en effet douteuse, les résultats de la bataille ne le furent pas, car Crésus ayant perdu beaucoup de monde, recula, laissa le terrain libre à son adversaire, rentra sur son propre territoire, qui fut vite abandonné aux soldats de Cyrus, et courut s'enfermer dans Sardes, d'où il envoya en toute hâte des messages aux Lacédémoniens, au roi de Babylone et à l'Égyptien, les suppliant de venir promptement à son aide, ce qui doit porter à conclure, comme je l'ai fait tout à l'heure, que l'union était toute fouinée déjà entre ces puissances. Il leur assignait le cinquième mois pour l'époque où ils auraient à paraitre. En mime temps, il renvoya les mercenaires, sans doute pour ne pas charger de la présence de cette soldatesque ses sujets de Sardes, et comptant que la façon dont la ville était fortifiée lui répondait de sa sécurité jusqu'au moment où ses alliés arriveraient.

Mais Cyrus ne laissa pas à ces combinaisons le temps d'aboutir. Au lieu de s'arrêter, comme le roi lydien l'espérait, à piller le pays que la retraite de l'adversaire

laissait libre, le prince iranien marcha droit sur Sarcles, et Crésus averti se vit obligé de sortir de sa capitale pour essayer d'en écarter l'ennemi, avec le concours d'une armée que ses fausses mesures venaient de réduire et que ses alliés n'appuyaient pas encore. Il avait du moins quelque raison d'espérer que la configuration topographique des lieux serait pour ses troupes d'un grand avantage. Dans les plaines immenses qui s'ouvrent et s'étendent à l'est de la ville, la cavalerie lydienne, alors considérée comme la plus leste et la mieux équipée, n'avait pas de rivale, et celle des Iraniens ne la valait pas. Mais Cyrus contrebalança ces inconvénients en mettant sur le front de ses lignes tons les chameaux. qui portaient ses bagages, et les chevaux de l'ennemi, effrayés par la forme et par l'odeur de ces animaux, auxquels ils s'accoutument difficilement, devinrent extrêmement difficiles à manier. Le trouble se mit dans tous les rangs, et il fallut que les Lydiens missent pied à terre pour combattre dans des conditions qui ne leur étaient pas favorables. Ils se défendirent pourtant de leur mieux ; mais après une mêlée fort rude, les Iraniens les entamèrent, les forcèrent à reculer, et les rejetèrent pêle-mêle dans la ville, que Cyrus investit aussitôt.

Un assaut donné presque immédiatement ne réussit pas. Sardes était grande, fortement défendue, et passait pour imprenable. Il fallait donc se résigner à un blocus qui pouvait durer indéfiniment. Ici se présente une réflexion.

Le siège de Sardes est de 546 avant Jésus-Christ suivant la plupart des chronographes, de 557 suivant d'autres, ce qui ne change nullement la question quant à cc que j'ai dire. Le prince qui poursuivait cette opération était lm prince puissant et à la tête d'une nombreuse armée. Cependant il est à remarquer que les historiens ne mentionnent aucunement qu'il ait songé à employer des machines de guerre pour réduire la place. On verra plus tard encore que dans les sièges exécutés par les généraux iraniens de Cyrus contre les villes qui leur résistèrent, il ne fut jamais question de moyens mécaniques pour pénétrer de vive force dans les villes qui refusaient l'entrée. Les Perses ne recoururent jamais qu'à l'escalade ou au blocus. Incontestablement, si la nature de leurs efforts se montra aussi élémentaire, c'est qu'alors on ne savait pas s'y prendre mieux ni autrement, je ne dirai pas seulement parmi les Iraniens, mais même parmi les populations de l'Asie antérieure ; car, s'il s'était trouvé quelque part des ingénieurs assyriens, babyloniens, phéniciens, juifs, grecs ou égyptiens, Cyrus, pour son argent, aurait eu l'appui de leur science autant qu'il l'aurait voulu. J'en conclus qu'au septième siècle avant notre ère, tout comme l'époque homérique, l'art des sièges, à proprement parler, n'existait pas, et qu'on ne connaissait pas l'usage des machines.

Quand donc on trouve sur les plaques de marbre sculptées qui décorent les palais en ruine dont la vallée du Tigre est encombrée, et que l'on dit assyriens, assyriens d'une date extrêmement antérieure à Cyrus, tant de figurations de villes assiégées sur lesquelles on voit représentés des béliers et des balistes de tontes formes, on peut être, on doit être assuré par l'aspect de ce seul détail que ces palais sont infiniment moins anciens qu'on ne le suppose, et ne sauraient appartenir à la période reculée qu'on leur attribue. Il n'est en effet admissible en aucune manière que Sennachérib et ses prédécesseurs ou même ses successeurs aient eu à leur disposition des moyens militaires inconnus à Cyrus et à ses contemporains.

Il s'agissait donc pour prendre Sardes de la bloquer, de l'affamer ou de s'en emparer par surprise, puisque la première tentative d'escalade n'avait pas réussi, et le siège, conduit de cette manière, menaçait de devenir fort long, quand une circonstance fortuite vint en hâter la conclusion d'une façon inespérée.

La ville, construite sur un escarpement du mont Tmolus, était partout enceinte d'une puissante muraille, sauf d'un côté, où le rocher qu'elle couronnait était tellement à pic, que, dans la conviction générale, ce côté était inabordable. On ne s'était donc aucunement occupé de le fortifier, et il est probable qu'au premier examen des lieux les Iraniens avaient partagé l'opinion commune. Mais nue quinzaine de jours après le commencement du blocus, un soldat perse, appelé Hyræades, vit un Lydien, qui avait laissé choir son casque au bas du rocher, descendre leste-meut sur cette ruche, ramasser le casque et remonter. Il comprit tout d'abord qu'on en pouvait faire autant, et, après avoir considéré les lieux, il ameuta un nombre suffisant de ses compagnons, pénétra par cette voie dans la citadelle, et le reste de l'armée étant accouru, la ville fut prise.

Ce n'est pas là tout il fait la version que donne Ctésias.

Il assure que les habitants de Sardes burent. tellement effrayés par des figures d'hommes en bois que, suivant le conseil d'Œbaras, les Perses avaient placées en face des murs de la ville, qu'ils se rendirent tout d'abord. Il ajoute qu'avant mémo cette conclusion Crésus avant été abusé par un spectre divin, avait été induit a livrer son fils en otage a Cyrus, et que ce dernier se croyant ensuite trompé par le roi de Lydie, avait fait mettre à mort cet enfant à la vue du père, sur quoi la mère s'était précipitée du haut des murailles et tuée.

Une fois la ville prise, ajoute Ctésias, Crésus se réfugia dans le temple d'Apollon ; mais le vainqueur l'y fit poursuivre ; on l'arrêta et on le chargea de chantes ; par trois fois, une main invisible détacha les liens, et il fut impossible de savoir comment ce fait était arrivé, bien qu'Œbaras exerçât la plus étroite surveillance. On soupçonna cependant de quelque supercherie les prisonniers qui tenaient compagnie à leur roi, et leur ayant coupé la tête, on tira ce dernier du temple, et on le conduisit dans son propre palais, ou il fuit encore endiablé et gardé à vue ; mais, pour une quatrième fois, ses mains se trouvèrent libres, et le tonnerre grondant, la foudre tomba.

Cyrus, bien averti désormais et ayant compris la volonté d'Apollon, ne s'obstina pas ; il rendit la liberté à Crésus, et non seulement il le traita avec humanité, mais il lui assigna pour séjour Barene, ville considérable auprès d'Ecbatane, qui contenait une Garnison de cinq mille cavaliers et de dix mille archers.

Je crois qu'il faut entendre ici pour Barene, Varena, non pas aux environs d'Ecbatane, mais sur la Caspienne, Sary probablement, ainsi que je l'ai dit en son lieu. Il ne faut pas considérer le chiffre de cinq mille cavaliers et de dix mille archers comme indiquant pour cette cité une garnison permanente, mais bien le nombre et la nature des guerriers que son territoire pouvait fournit. Crésus fut envoyé là non pour y commander, car ce pays n'appartenait pas au roi ; on a vu qu'il faisait partie des fiefs des seigneurs de Ragha, Mylad et son fils Gourghyn ; en conséquence, le roi ne pouvait en aucune façon en disposer ; mais Crésus y fut interné.

Je considère cette partie de la version de Ctésias comme plus vraisemblable et plus admissible que celle d'Hérodote. Suivant celui-ci, aussitôt la ville prise, Crésus fut arrêté et conduit avec quatorze jeunes Lydiens sur un bûcher, où on se prépara à les brûler, soit pour accomplir un vœu, soit pour sacrifier à quelque dieu, soit enfin pour éprouver si Crésus, avec la réputation de piété dont il jouissait, trouverait parmi les immortels une puissance qui interviendrait dans sa cause. Bref, Crésus est attaché sur le bûcher et on y met le feu. Alors le roi vaincu se rappelant les doutes que Solon avait élevés autrefois contre la solidité de son bonheur et qui l'avaient tant scandalisé, soupira profondément et s'écria : Solon ! Solon ! Solon !

Cyrus ne comprenant pas le sens de cette invocation fit demander à Crésus par les interprètes ce qu'il voulait dire. D'abord le Lydien ne répondit pas ; mais enfin, fatigué de tant d'importunités, il raconta que jadis, fier de ses richesses et de l'étendue de son empire, il avait voulu arracher à Solon, d'Athènes, l'aveu qu'il était le plus fortuné des hommes, mais que ce sage n'en était pas tombé d'accord ; qu'il lui avait conseillé d'attendre la fin de sa vie pour savoir ce qu'il y avait à penser de son bonheur, et que cette observation, qu'il trouvait si juste aujourd'hui, l'était d'autant plus qu'elle s'appliquait non pas à lui-même uniquement, mais à l'universalité des hommes, y compris surtout ceux qui avaient lieu de se croire les plus grands.

Pendant ces demandes, ces réponses, ce discours, le feu avait réussi à saisir le bûcher, dont les extrémités déjà enflammées commençaient à rouler des nuages de fumée et à lancer des langues de feu. Cyrus se sentit touché de ce qu'il venait d'entendre. Il reconnut la profonde vérité de ce que Solon avait prévu, de ce que Crésus confessait dans ce moment suprême ; il s'avoua que lui aussi était homme et que cependant il faisait brûler un homme qui, comme lui, s'était cru heureux et à jamais triomphant ; enfin il se demanda si, les destins de son espèce étant si frêles et si variables, ii ne s'exposait pas de gaieté de cœur à la colère de quelque dieu en poursuivant contre Crésus et ses compagnons la redoutable vengeance qu'il avait préparée.

Des réflexions de cette nature amenèrent promptement l'ordre d'éteindre le bûcher et d'en faire descendre en toute hâte Crésus et les quatorze enfants condamnés avec lui. Mais on eut beau vouloir maîtriser la flamme, il était trop tard ; elle s'élevait par épais tourbillons ; on ne pouvait plus pénétrer dans la place dont elle s'emparait ; les captifs allaient périr.

Alors Crésus, versant des larmes abondantes en voyant les efforts qu'on faisait pour le sauver sur le point de demeurer inutiles, appela à haute voix Apollon, et le conjura de témoigner, dans un si grand péril, si les offrandes dont il avait été comblé lui avaient jamais été agréables, La réponse divine ne se fit pas attendre. Au milieu d'un ciel pur, des nuages épais accourent de toutes parts, et des torrents d'eau éteignent les flammes que les hommes avaient renoncé à combattre.

Cyrus, charmé et frappé de respect, fait descendre du bûcher ce favori des dieux, et s'adressant à lui d'un ton de reproche affectueux : Ô Crésus, lui dit-il, qui a pu te conseiller jamais d'entrer dans mon pays pour me combattre, au lieu de me prendre pour ami ?

C'est mon mauvais destin, répondit le roi vaincu, et ta bonne fortune. Le dieu des Grecs a été mon instigateur ; car, s'il ne m'avait excité, quel homme est assez insensé pour courir à la guerre quand il peut vivre en paix ? Dans la paix, les enfants assistent les pères à leurs derniers moments ; dans la guerre, au contraire, ce sont les pères qui ensevelissent les fils. Mais que dire ? Les dieux avaient ordonné que tout arrivât comme nous le voyons.

Cyrus ayant fait enlever les fers au roi vaincu, le fit asseoir à ses côtés. Il lui témoigna de l'affection, mais surtout il le considéra avec surprise, et tous les chefs iraniens réunis autour d'eux faisaient de même. Cependant Crésus, abîmé dans ses réflexions, gardait le silence, quand tout à coup, regardant du côté de la ville et montrant les soldats qui se livraient tumultueusement au pillage, forçaient les maisons, emportaient les meubles, les vases précieux et les étoffes brillantes, et poussaient devant eux les captifs, battant ceux qui leur résistaient ou leur déplaisaient :

Me permets-tu de parler, dit-il à Cyrus, ou penses-tu que, dans ma condition actuelle, le silence seul me convienne ?

Parle en assurance, répliqua le roi.

Eh bien donc, poursuivit le Lydien, apprends-moi ce que font ces soldats ?

Ils ravagent ta ville ; ils s'emparent de tes trésors.

Nullement. Ce n'est pas ma ville qu'ils ravagent ; ce ne sont pas mes trésors qu'ils dilapident. Tout cela ne m'appartient plus, et je n'en possède plus rien. Les troupeaux qu'on enlève, les richesses qu'on disperse on anéantit, tout cela c'est à toi.

Cyrus fut étonné de cette remarque dont il comprit la justesse. Il écarta ses chefs, puis prenant Crésus à part, il lui demanda conseil, le pria de lui tracer nue ligne de conduite dans les circonstances où il se trouvait. Crésus ne se fit pas trop prier, et déclarant qu'étant devenu son esclave il se considérait comme obligé en conscience de veiller à ses intérêts, il lui montra ce qu'il apercevait mieux que lui.

Les Perses, lui dit-il, sont de nature arrogante, et en ce moment ils sont pauvres. Si tu les laisses s'enrichir par le pillage de Sardes, ils deviendront indisciplinables, et celui qui aura pris davantage deviendra le plus dangereux de tous. Je crois donc à propos de ne pas laisser les choses en venir là, et si tu m'en crois, tu placeras tes gardes particuliers aux portes de la ville, avec ordre d'enlever aux soldats ce qu'ils emportent, sous le prétexte de consacrer le dixième du butin à Jupiter. En agissant ainsi, nul ne pourra t'en vouloir, et au contraire on t'obéira volontiers.

J'ai raconté cette légende, et elle me parait instructive. Je ne crois en aucune façon qu'elle ait rien d'historique quant aux faits, pas plus que les détails donnés par Ctésias ; mais elle a cependant une valeur particulière. Il ne me parait pas possible que Cyrus ait ordonné de brûler vivant son captif ; car, en le supposant étranger personnellement à la religion des Iraniens, ce que rien ne rend probable, bien que les populations de la Perside et de la Susiane, mêlées comme elles l'étaient au sang sémitique, n'aient pas été très pures sous ce rapport, le Grand Roi devait au moins tenir à ménager les sentiments de ses vassaux, et ni ceux du nord ni ceux de l'est ne lui auraient aisément pardonné un crime aussi énorme que celui de souiller la sainteté du feu en lui donnant des chairs humaines à dévorer. Il y a donc là une première impossibilité.

Les Grecs, les Lydiens lent-être, ont arrangé cette mise en scène pour amener l'intervention miraculeuse d'Apollon, et l'action de ce dieu est si mêlée à l'histoire de Crésus, qu'il n'y a pas d'inconvénients à croire que ce dernier était considéré, à l'époque d'Hérodote, comme une espèce de saint dont les actes et les mérites relevaient l'autorité de l'oracle de Delphes. Il a dû tenir une grande place dans la légende particulière du temple de cette ville.

Une autre impossibilité, mais d'un caractère différent, se rencontre encore ici. On y voit que Cyrus est par lui-même un esprit assez passif : il ne sait comment se conduire ; il ne démêle pas le parti qu'il doit prendre. On lui suggère toutes ses actions. C'est le pendant de son début, où jamais il n'aurait songé à se révolter contre Astyages, si Harpage ne lui en avait donné les moyens. Ainsi, quand Hérodote réunissait les matériaux de l'histoire du conquérant, il était de mode à Ecbatane de faire honneur à un Mède de ce que Cyrus avait fait de grand, et à Sardes, c'était à un Lydien qu'appartenait la même gloire. Entre ces deux inspirations étrangères, la valeur propre du héros iranien disparaissait, et les vanités nationales se gonflaient en sa place.

Il est assez curieux de voir que les races arianes aiment à exalter les Grands hommes, et que, tout au rebours, les races métisses ont tin besoin constant de les rabaisser. An temps d'Homère, dans les pages de l'auteur anglo-saxon de Beowulf, dans les poèmes des Nibelungen, de Roland, du Cid, dans les anciennes traditions de la Perse, il n'y a que des héros ; ils font tout, ils n'ont besoin d'aucun secours ; ils sont tout ; l'intelligence se concentre uniquement dans leur cerveau, la force dans leur bras ; les êtres inférieurs disparaissent si bien qu'on pourrait croire qu'ils n'ont jamais existé.

Il en va tout au contraire dans les temps on les gens de basse race écrivent l'histoire. Leur principal souci est de diminuer de leur mieux la hauteur des personnages qui dominent la scène. Nous voyons qu'il ce point de vue Cyrus devient une marionnette inerte ; on a essayé de faire croire qu'Alexandre n'était rien sans Parménion ; Auguste, sans Mécènes ; Louis XIV, sans Colbert. C'est un jeu de l'esprit ; mais l'esprit qui s'y amuse porte condamnation contre lui-même et montre sa taille. Il y a des époques entières qui se dénoncent ainsi.

Je mentionne ce singulier conseil en vertu duquel Cyrus aurait risqué d'arracher son butin au soldat iranien pour le consacrer à Jupiter, auquel personne au delà des monts Zagros n'avait foi. Clovis ne luit reprendre au guerrier frank le vase de Soissons ; il n'eût pas été sans doute plus raisonnable de prétendre dépouiller le combattant de la Loi pure de ce qu'il considérait comme son bien légitime.

Je laisse de côté une foule de prodiges et de pronostics, et les oracles en Grand nombre qui ont entouré le fait de la prise de Sardes. On peut les voir soit dans Hérodote, soit dans Ctésias. En réalité, ils appartiennent plutôt à l'histoire de l'esprit grec ou à celle des légendes locales qu'à des annales iraniennes. Ce qui parait certain et ce qui était assez nouveau dans le monde occidental, c'est que le vaincu, Crésus, non seulement ne fut pas mis à mort par Cyrus, mais que, soit qu'il ait été interné dans les montagnes Caspiennes, comme l'assure le médecin d'Artaxerxès, soit qu'il ait suivi constamment le vainqueur depuis le jour de sa chute, il fut toujours traité avec honneur. Ni les Sémites ni les Grecs ne connaissaient ce point d'honneur et n'exerçaient cette générosité, et on comprend mieux combien le principe leur était nouveau en voyant que la conduite de Cyrus en ces occasions (car il avait déjà agi de même pour Astyages) ne lui vaut de la part d'Hérodote, pas plus que de celle de Ctésias, un seul mot qui ressemble à un éloge. C'est une simple anecdote que ces historiens rapportent ; peut-être est-ce une singularité. Leur parti est pris sur les Perses ; ils raconteront froidement que ces peuples condamnaient avant tout le mensonge, regardaient comme déshonorés les débiteurs incorrigibles, croyaient devoir épargner leurs ennemis vaincus, n'accordaient à personne, pas marne souverain, le droit de mettre à mort qui que ce fût pour une seule faute, ni de traiter rudement les esclaves. Tout cela, si différent de leur manière d'agir, leur semble insignifiant ; ils ne s'arrêtent pas à y réfléchir, et les Perses restent pour eux des barbares.

Je viens de dire qu'Astyages avait été épargné comme Crésus. D'après Hérodote, Cyrus le gardait auprès de lui, et ne lui fit jamais aucun mal, jusqu'au jour de la mort du dernier roi mède, qui arriva tout naturellement. Mais Ctésias est d'une opinion différente.

Suivant lui, Astyages habitait dans le pays de Barcania, certainement le Vehrkana, l'Hyrcanie, où on lui avait assigné une résidence probablement analogue à celle de Crésus. Comme dans ces deux circonstances Ctésias se sert très exactement des noms géographiques iraniens, Barena, Varena, et Barcania, Vehrkana ; que d'ailleurs il est simple de penser que Cyrus, au lieu de prendre ses deux principaux ennemis pour conseillers intimes, leur avait donné pour séjour les points de l'empire les plus éloignés de leurs anciens domaines, il me parait que Ctésias a raison.

Cependant la reine Amytis eut grand désir de revoir son père, et Cyrus partagea ce sentiment. Il envoya donc dans l'Hyrcanie l'eunuque favori Pétisacas pour ramener Astyages à la cour. Mais Œbaras, par des motifs que Ctésias ne laisse pas même entrevoir, conseilla à l'eunuque de perdre Astyages dans le désert et de l'y laisser mourir.

En conséquence du complot, Astyages n'ayant pas paru, Amytis fut avertie par un songe de ce qui s'était passé, et elle réclama la punition de Pétisacas, qui lui fut livré ; il fut écorché vif, eut les yeux arrachés, et mourut dans les tourments du supplice de la croix. Ce traitement inspira une juste épouvante à Œbaras, qui avait conseillé le crime. Cyrus eut beau le rassurer, il ne put prendre confiance dans l'indulgence du roi en pensant que l'animosité d'Amytis le poursuivrait sans relâche. Il s'enferma, resta dix jours sans prendre aucune nourriture, et expira. Quant au corps d'Astyages, on le chercha avec soin, et on finit par le retrouver intact dans le désert, car des lions l'avaient défendu contre la convoitise des autres bêtes, et ne se retirèrent que pour le laisser enlever. On lui fit de magnifiques funérailles.

Je reviens aux conquêtes de Cyrus. Ce prince était devenu par la prise de Sardes le maitre de la Lydie et des provinces que Crésus y avait successivement rattachées, et un maitre d'autant plus imposant qu'il avait accompli ces exploits et changé la face de l'Asie à l'aille de forces que l'on n'avait pas connues jusqu'alors et dont on n'avait pas plus de moyens de calculer l'étendue que d'apprécier la nature. Il apparaissait dans à inonde occidental, lui et les chefs qui l'entouraient et la nation qui les suivait, comme des intrus sur le compte desquels on ne savait rien ou peu de chose. Les populations sémitiques immédiatement subjuguées baissèrent la tète et se huent ; mais les colonies ioniennes et éoliennes s'empressèrent d'envoyer à Sardes des ambassadeurs chargés de négocier et d'obtenir les meilleures conditions. Ce qu'elles demandèrent, ce fut d'être traitées comme l'étaient les sujets directs de Crésus, ce qui semblerait indiquer que la loi du vainqueur ne pesait pas très rigoureusement sur ceux-ci.

Cyrus ne se montra pas disposé à satisfaire les Grecs, et il leur exprima son sentiment au moyen d'un apologue.

Un joueur de flûte, leur dit-il, s'étant approché du rivage de la mer, vit des poissons qui nageaient. Il s'imagina qu'en les appelant par les sons de son instrument ils viendraient à lui ; mais ils n'en tirent rien. Alors il prit un filet, et l'ayant jeté, il en saisit une grande quantité. Comme ils sautaient et se débattaient : Ne dansez pas maintenant, leur dit-il, puisque vous n'avez pas voulu le faire quand j'ai joué de la flûte.

Il leur indiquait par là, assure Hérodote, que puisqu'ils n'avaient pas accueilli ses propositions d'alliance au temps où il avait jugé à propos de les faire, ils n'avaient désormais à attendre de lui que le traitement qu'il lui conviendrait de leur infliger. Ainsi il leur faisait pressentir un sort plus dur que celui des Lydiens, plus dur même que celui que jadis Crésus, vainqueur, leur avait imposé ; car ces dernières conditions, il les accorda aux seuls Milésiens, renvoyant les autres députés fort inquiets.

Lorsque la réponse du conquérant iranien arriva dans les villes grecques, celles-ci s'empressèrent de se fortifier ; leurs mandataires se réunirent au Panionium, lieu ordinaire des assemblées et des délibérations communes de ces établissements d'une même race. Le Panionium était situé sur le mont Mycale, et constituait un sanctuaire dédié à Neptune Héliconien. Les cités commerçantes de Priène, Phocée, Myonte, Éphèse, Colophon, Lébédos, Téos, Clazomènes, Érythres, furent représentées dans cette occasion. Milet, dont le sort était déjà fixé, ne pouvait songer à prendre aucune part dans un conseil nécessairement hostile aux Perses. Samos et Chios, par leur position insulaire, pensaient n'avoir rien à craindre d'une armée privée de marine ; du reste, ces îles se soumirent d'elles-mêmes fort peu de temps après.

Les villes des Éoliens délibérèrent à part. L'esprit d'isolement et de malveillance mutuelle constituait le fond des idées de la nation grecque. Les villes éoliennes étaient Cannes, Larisse, Néontichos, Temnos, Cilla, Notium, Ægiroussa, Pitané, Ægées, Myrina et Grynia. Sunium, à l'origine, avait appartenu à ce groupe ; par la suite, elle était devenue ionienne. Dans les circonstances exceptionnelles où l'on se trouvait, et sous la pression d'une crainte légitime, les rivalités ordinaires firent mises de côté, et les Éoliens s'accordèrent à régler leur conduite sur celle des Ioniens ; quant aux Doriens répartis dans les cinq villes de Lindus, Ialysos, Camiros, Cos et Cnide, comme ils n'étaient pas de terre ferme, ils furent d'autant plus résolus à rester indifférents au sort de leurs compatriotes, qu'Halicarnasse, qui aurait pu les intéresser comme dorienne aussi bien qu'eux, avait été exclue de leur confédération.

Les Ioniens et leurs associés, ainsi abandonnés non seulement des cités que je viens de nommer, tuais de toutes les îles grecques, envoyèrent demander du secours Sparte. Un Phocéen, appelé Pythermus, fut chargé de porter la parole. Afin de piquer la curiosité des Lacédémoniens et d'eu attirer un plus grand nombre à l'assemblée convoquée pour l'entendre, Pythermus s'habilla d'une robe de pourpre. L'effet fut considérable dans une bourgade pauvre, où les costumes étaient très-simples. On écouta patiemment l'orateur, qui parla avec abondance, cherchant à persuader de son mieux son auditoire et à en obtenir l'appui. Mais les Lacédémoniens restèrent insensibles, et ils se bornèrent il envoyer en Asie des hommes chargés de les renseigner sur ce qui se passait. Ils le comprenaient mal, car ce qu'on leur racontait depuis quelques mois leur avait fait connaître pour la première fois le nom et l'existence des Perses.

Le navire spartiate arrivé à Phocée, les députés prirent le chemin de Sardes, et s'étant présentés devant Cyrus, Lacrinès, leur chef, avertit le Grand Roi de se donner bien de garde de faire tort il aucune ville grecque, attendu que Sparte ne le souffrirait pas.

Si les Péloponnésiens ignoraient l'empire d'Iran avant la guerre de Lydie, il n'est pas moins certain que Cyrus n'en savait pas davantage sur le municipe perdu au fond d'une obscure vallée de la Laconie. Il regarda donc avec étonnement du côté de quelques Grecs qui se tenaient dans son cortège, et leur demanda ce que c'était que ces Lacédémoniens, et quelles forces ils avaient pour parler si haut. On lui expliqua à peu près la nature du gouvernement de ce peuple. Il n'en conçut pas une haute estime, et se retournant du côté des députés, il leur dit :

Je n'ai jamais eu grand souci de cette sorte de gens qui ont au milieu de leur ville une place publique où ils se réunissent afin de se mentir et de se parjurer ; si je vis, je leur donnerai des sujets d'aller y gémir sur leurs malheurs plutôt que sur ceux des Ioniens.

Force fut aux hommes de Sparte de se contenter de cette réponse. Ils la rapportèrent aux deux rois Anaxandridès et Ariston, qui en firent part à leur peuple, lequel y réfléchit et ne bougea pas. Cependant Cyrus n'avait pas jugé que l'importance de ce qu'il faisait dans l'Occident pût se comparer à ce qu'il avait à poursuivre dans la région orientale. Il quitta donc Sardes, emmenant avec lui Crésus, et retourna dans son pays. Suivant l'usage iranien, il avait cru pouvoir laisser le peuple de Lydie complètement libre sous les lois indigènes, et il avait mis à sa tête nu homme du pays, Paktyas, qui dans ses idées, sans doute, devait lui être un feudataire comme les autres grands vassaux de l'empire. Mais cette donnée fort naturelle au delà de la Médie, était absolument incompréhensible pour des pays sémitiques, et le premier emploi que fit Paktyas du libre arbitre qui lui était laissé par le vainquent', fut de se déclarer indépendant. Le gouverneur perse, nommé Tabal, se vit contraint de se renfermer dans la citadelle, où les insurgés l'assiégèrent.

Ces nouvelles donnèrent à Cyrus une idée plus juste qu'il ne Pavait eue jusqu'alors des peuples auxquels il avait affaire. Comprenant l'utilité de certains procédés de la politique sémitique, il laissa entendre à Crésus qu'il ne voyait d'autre ressource pour en finir avec les Lydiens que la transportation et la vente des familles. Il entrait là dans le courant des idées assyriennes.

Hérodote prétend  que Crésus vint encore ici éclairer l'esprit du monarque iranien et diriger sa volonté. L'ami de Solon remontra combien il était inutile d'en venir à de pareilles extrémités, des moyens plus doux devaient suffire pour réduire à jamais les Lydiens à l'obéissance. Il fallait leur interdire l'usage des armes, les contraindre à porter des tuniques sous leurs manteaux, leur faire chausser des brodequins, et réduire l'éducation de leurs enfants au jeu de la cithare, à la danse et aux arts qui efféminent. Ainsi dépouillés de leur valeur première, ils ne seraient plus dangereux.

En somme, le procédé se réduisait à désarmer la nation ; Cyrus n'avait pas besoin de conseil pour suivre un pareil système et s'en contenter, étant, comme on l'a vu déjà par plusieurs exemples, disposé de nature aux partis modérés. Les Lydiens représentaient le peuple civilisé du temps, puisque les Grecs, et, parmi eux, ceux qu'on appelait les Sacs, se plaisaient à vivre à Sardes. Cette capitale était riche et luxueuse. Elle produisait ces objets d'art qui faisaient l'admiration du monde d'alors et l'envie des temples d'Apollon. Une-fois la population détournée des soins militaires, il n'était pas besoin d'en faire plus. Elle ne pouvait que marcher d'elle-même dans la voie étroite des travaux de la paix, et en peu de temps cesser d'être inquiétante pour ses maîtres. Ce fut ce qui arriva dans la suite. Les Lydiens se montrèrent bons commerçants, artistes habiles, musiciens surtout. On vanta leur luxe ; on ne parla plus de leur courage, et on n'essaya plus de les constituer sur le modèle des États iraniens de l'intérieur. Leur province ne fut qu'une satrapie, administrée directement par les mandataires du Grand Loi. Toute l'Asie antérieure devait d'ailleurs, à quelques exceptions près, être soumise à ce régime, dont nous aurons occasion d'examiner le mécanisme. Il est permis de croire qu'après le pays de Ninive annexé sous cette forme au fief médique, la Lydie fut le second exemple de l'adoption de ce système dans le réseau des États dépendants de l'Iran.

La révolte de Sardes ne parut pas assez inquiétante à Cyrus pour qu'il allât y mettre ordre en personne. Il y envoya un de ses chefs pour punir Paktyas. Les Lydiens n'essayèrent pas de résister, et Paktyas s'enfuit il Cumes. Passant d'asile en asile, mal protégé par les Grecs, il finit par se réfugier à Lesbos, où, ne se trouvant pas en sûreté, il fut transporté à Chios par la pitié douteuse des Cuméens, assez désireux de le voir échapper, mais plus désireux encore de ne pas se charger de lui. Là, les Grecs de l'île l'arrachèrent du temple de Minerve Poliouchos, et le livrèrent à Mazarès, à condition qu'on leur donnerait l'Atarnée, district situé vis-à-vis de Lesbos, et dont ils avaient grande envie. L'action n'était pas fort honorable, mais les Chiotes calmèrent leurs scrupules en s'abstenant pendant longtemps de faire figurer dans les sacrifices aucun des produits d'Atarnée.

Cependant Mazarès n'avait pas tardé à commencer ses opérations contre les colonies helléniques. Priène, la première attaquée, tomba devant le vainqueur ; la plaine du Méandre et le pays de Magnésie furent pillés. Sur ces entrefaites, le Général iranien mourut, et un autre chef, Harpage qu'Hérodote veut avoir été le même que le premier complice de Cyrus, prit le commandement de l'armée. Il la conduisit d'abord contre Phocée, et entoura cette ville de terrassements, afin de la réduire par la famine.

Les Phocéens étaient riches ; ils naviguaient fort loin, et ayant étendu leurs courses commerciales jusqu'en Ibérie, ils se vantaient de l'amitié du vieux Arganthonius, roi de Tartesse, qui, disaient-ils, leur avait donné une grosse somme d'argent pour fortifier leur cité, après qu'ils eurent décliné sa bienveillante invitation de venir s'établir dans ses États plutôt que de subir le joug de Crésus. Ils se montrèrent cette fois moins enclins à porter celui des nouveaux maîtres, et probablement plus effrayés des intentions de ces peuples qu'ils ne connaissaient pas, dont les lois, les mœurs, le caractère devaient leur paraître très suspects. Ils ne se rendirent donc pas aux offres modérées d'Harpage, qui offrait de se contenter de la démolition d'une tour et de la consécration d'une seule maison.

Ils feignirent cependant de prêter l'oreille aux encouragements du Mède, et le prièrent de faire retirer ses troupes et de ne pas les inquiéter pendant le temps qu'ils allaient délibérer entre eux. Harpage accorda cette demande, tout eu faisant observer qu'il pénétrait leur dessein.

Ils s'empressèrent d'embarquer tout ce qui, de leurs biens, était transportable ; ils emballèrent les images des dieux et les offrandes des temples ; ils firent monter sur les navires femmes et enfants, et ouvrant les voiles aux vents, se dirigèrent sur Chios, tandis que les Iraniens s'emparaient de la cité déserte. Hérodote ajoute qu'après avoir été fort mal reçus à Chios par leurs compatriotes, qui leur refusèrent les moyens de s'y établir, les Phocéens se résignèrent à chercher un asile au loin, dans l'ile de Corse, où, vingt ans auparavant, ils avaient fondé la colonie d'Alalia. Mais, exaspérés, ils voulurent auparavant se venger des Perses, revinrent à l'improviste à Phocée, surprirent et massacrèrent la garnison, et reprirent la mer. Pourtant, soit que d'avoir revu la terre natale eût ébranlé les résolutions de la majeure partie des émigrants, soit que les perspectives qui s'offraient à eux ne leur parussent pas bien tentantes, plus de la moitié d'entre eux renoncèrent à s'expatrier, et reniant le serment redoutable fait au moment du départ, quand, enfonçant un morceau de fer dans le port, ils avaient juré de ne pas revenir tant que ce fer ne surnagerait pas, ils se réconcilièrent avec Harpage, qui, imperturbable dans la modération systématique dont son souverain lui avait sans doute prescrit la loi, pardonna le meurtre de ses hommes et rendit leur cité aux Phocéens repentants. Les autres partirent pour Alalia, suivant le premier projet, s'unirent aux habitants de cette ville dans une association de piraterie ; poursuivis et à moitié exterminés par les Étrusques réunis aux Carthaginois, se réfugièrent à Rhégium, parce que la Corse ne leur présentait plus d'asile sûr, et de là s'enfuirent à Ella ou Velia, dans le golfe de Policastro, au sud de Pæstum.

Après les Phocéens, Harpage attaqua encore les Téiens en les investissant du cité de la terre. Ils s'exilèrent et allèrent rebâtir ou agrandir la ville d'Abdère. Les Ioniens du continent cherchèrent de même à conserver leur indépendance, mais ils furent contraints de se soumettre, ce Glue vouant, les habitants des iles n'attendirent pas d'être attaqués, et se rendirent aux Perses. Les Éoliens et les Doriens tombèrent aux mains du vainqueur, qui en exigea des troupes auxiliaires, au moyen desquelles il réduisit successivement les Cariens, les Cauniens, les Lyciens et les Pédasiens. Quelques populations sémitiques résistèrent un Pen de temps ; mais enfin toutes succombèrent, et les appartenances et même le voisinage immédiat resté jusqu'alors indépendant de l'ancien royaume de Lydie, notamment des îles qui n'en n'avaient jamais fait partie, se trouvèrent réunies à la monarchie iranienne.

Tandis qu'Harpage plantait ainsi partout les drapeaux victorieux de l'empire, Cyrus en personne allait attaquer Babylone.