HISTOIRE DES PERSES

LIVRE DEUXIÈME. — TROISIÈME FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE Ier. — FAÇON DE COMPRENDRE L'HISTOIRE IRANIENNE ET SES SOURCES.

 

 

L'histoire a ce rapport avec les autres productions de l'art, que le commun des hommes s'imagine y trouver une représentation servile de la nature, un décalque en quelque façon mécanique des faits qui se sont accomplis. Suivant cette notion, tout ce qui n'est pas vrai d'une vérité définie et directe, tout ce qui n'est pas procès-verbal n'est pas de l'histoire, et ce qu'on appelle la dignité de l'histoire se renferme dans la poursuite de l'exposition châtiée de ce genre de réalité.

Il n'y a pas à nier que ce serait un grand avantage que de posséder avec un détail minutieux le compte rendu de ce que les hommes ont fait ou essayé sur la terre, de ce qu'ils y ont pensé et dit depuis qu'ils y sont. Mais les magistrats savent très bien que malgré la présence presque matérielle des délits dont ils ont connaissance, malgré le concours de témoins oculaires en nombre plus ou moins considérable et dont la mémoire n'a pas eu le temps de se troubler, malgré le secours de certains points irrécusables qui, servant de jalons, conduisent la conviction d'une démonstration à une autre, de telle sorte qu'il semble inadmissible qu'elle s'égare, les magistrats, dis-je, savent très bien que s'il leur est loisible de prétendre à dégager une vérité suffisamment vraie, il s'en finit pourtant que l'erreur soit absolument écartée des résultats qu'ils obtiennent, et que la sincérité des choses leur parvienne à l'état pur. S'il en est ainsi pour les travaux de la recherche judiciaire armée de tout ce qu'on imagine de plus propre à faciliter sa tache et à la rendre parfaite, on ne s'étonnera pas que les livres historiques conçus d'après cette méthode et qui, traitant des époques les plus rapprochées de nous, ne manquent ni de pièces probantes, ni de mémoires publics ou privés, ni même de traditions orales livrées par les bouches les plus véridiques, n'aient cependant pas évité le cri d'un long cortège de réfutations. On a critiqué non seulement leur façon de décider des intentions, mais l'authenticité même de ce qu'ils croyaient évident. Là, où ils se considéraient comme inattaquables, on leur a montré la faiblesse de leur défense. On leur a reproché de brûler sans justice ce qui était adorable et d'adorer ce qu'il fallait brûler. C'est qu'en effet il n'est pas possible à un système tel que le leur d'arriver au but qu'il poursuit, attendu que ce but est hors de toute atteinte. Les auteurs ont exactement vu, je le veux croire, et bien rendu, je le confesse. Ils ont ressenti à un haut degré l'amour de l'équité, je n'en doute pas. Et en définitive, dans leurs plus complets triomphes, à quoi ont-ils réussi ? A dessiner des profils ; mais tout ce qui de la figure dressée devant eux ne s'est pas trouvé compris dans le trait copié en a été naturellement exclu, et l'œuvre de la ressemblance est restée incomplète, partant fausse. Beaucoup manquait, le principal assurément, pour tous ceux qui avaient considéré les mêmes objets sous un autre angle.

L'esprit étant petit n'embrasse guère ; il croit prendre l'essentiel dans l'amas placé pêle-mêle devant lui et dont il voudrait pourtant ne rien laisser perdre. Il regarde de son mieux, mais avec les yeux que la nature lui a faits, que son tempérament a troublés, que ses habitudes ont dérangés, que ses préventions ont obscurcis. Quoi qu'il en ait, et souvent sans le croire, il regarde avec une intention bien arrêtée de voir telle chose et non telle mitre, qui cependant est tout aussi bien devant lui.

Tite-Live n'a qu'une vision, la grandeur romaine ; il méprise ce qui pourrait contredire chez lui cette conviction. Si par hasard, à côté des grandes idées et des vertus superbes, il aperçoit les grands vices et les misères d'une société brutale, il se refuse à en calculer la somme, et sauve, bon gré mal gré, la magnificence de ses tableaux. Il fait mention des taches, mais comme d'accidents, et l'ensemble de son panégyrique ne vent pas en être altéré. Tacite se garderait bien de montrer en opposition aux horreurs de la cour impériale le trait atténuant de ces temps nouveaux. Il ne dit rien de l'adoucissement des mœurs dans la masse des populations, de l'administration plus régulière, partant moins oppressive, de l'instinct religieux plus approfondi, rêvant quelque chose de supérieur à l'observation pointilleuse des rituels ; il ne veut accorder au christianisme naissant qu'un regard de réprobation et de haine ; soupant chez les consuls, faisant de la littérature avec les Pline, enveloppé dans toutes les élégances, n'ayant entrevu qu'au passage des livres les bœufs, les charrues, les fumiers de Caton et les boucliers mamertins, il joue au Romain antique ; c'est un idéal dont il hausse son cœur ; mais ce n'est pas faire de l'histoire, autant du moins qu'il le suppose.

A des époques moins éloignées de nous et au sein de nos pays même, nous trouvons que des causes semblables amènent de pareils effets. Aux premières périodes du moyen âge, l'ascétisme des cloîtres rend les historiens religieux outrageusement sévères aux ambitions terrestres. Les hommes d'État, les gens de guerre, leur semblent de pauvres égarés donnant des soins à des intérêts sans valeur, et qui feraient mieux de n'écouter que la voix suprême de la solitude. Les affaires du monde sont mesquines et misérables, nourricières de mauvaises passions, et comme il est bon et méritoire de le prouver, les pieux annalistes s'attachent complaisamment à noircir des plus tristes couleurs ce qui ne s'est pas accompli dans les cloitres. Dénigrant cette société qui se forme et aveugles pour ses mérites, ils ont forgé les armes cruelles dont les écrivains du dernier siècle ont meurtri la mémoire des chevaliers. Ainsi les pages d'Orderic Vital ne sont pas moins partiales que celles du gendre d'Agrippa. Pins tard, on a vu les simples chroniqueurs, bonnes Gens, uniquement occupés à regarder à leurs pieds, ne se proposer comme sujets de leurs livres que l'éloge des belles récoltes, l'apparition des météores, les ravages des grandes pluies et des inondations, on encore, avec un plaisir non dissimulé, les dépenses notables faites à l'entrée des personnages illustres dans leurs villes. Ceux-là ont eu maintes occasions de se tromper sur les dates, d'exagérer les événements ; ils ont observé des squelettes et non des êtres vivants ; ils ont tait plus que de se méprendre, ils n'ont pas vu.

L'inconvénient le plus saisissant de ce procédé, car bien qu'avec des formes différentes c'est toujours le résultat d'un même genre de conception, consiste à laisser perdre dans l'oubli beaucoup de faits que des appréciations exactes de l'ensemble auraient pu seules conserver et qu'il importerait fort de connaître. Ou a un plan, et ce qui en sort, traité comme non avenu, retombe dans le néant et ne laisse nulle trace. Dès lors on est en droit de dire, sans injustice, que les historiens contribuent au moins autant à mutiler, à défigurer, à ruiner les annales humaines, que les archéologues et les savants, sous prétexte d'étude et d'amour de l'art, réussissent il mutiler et à détruire plus de monuments que des siècles d'abandon n'en auraient entamé. Ce qui s'appelle historien, et qui écrit pour prouver, laisse ce qu'il prouve dévorer ce qui démontrait le contraire ; celui qui écrit pour raconter rejette ce qui trouble la beauté, la force, la grandeur ou la douceur de son récit ; il n'hésite pas, s'il le faut, à faire gagner à Pompée la bataille de Pharsale ; celui qui écrit pour être vrai et qui confond l'idée du vrai tantôt avec celle du possible, tantôt avec celle du cligne ou du convenable, se fait un mérite de repousser comme fable ce qu'il comprend mal ou ce qui le scandalise.

L'homme ne ment pas. Il ne cherche pas volontairement, sciemment, à travestir les faits. Mais il s'abuse aisément sur leur caractère, sur leur nature, sur leur portée, et il introduit ainsi cet élément réfractaire que ni les écrivains philosophes, ni même les conteurs, ni même les chroniqueurs, ne réussissent à dompter. L'homme s'abuse encore sur l'enchaînement de ces mêmes faits que déjà il juge si médiocrement ; il méconnaît leurs rapports, leurs liens généalogiques ; du fils il fait le père, et du frère la sœur. Il oublie la date de leur naissance, et la transpose ; il ignore leur nationalité, et ce qui s'est passé en Chine il le met sans malice au Japon. Si Masséna fait une réponse frappante, avant peu d'années la mémoire publique l'aura attribuée à Soult ou à Junot, d'où elle deviendra plus tard l'honneur de quelque général d'Afrique ; et s'il s'agit d'une époque extrêmement reculée, les proportions s'exagèrent d'une telle manière que des hommes grands et forts deviennent des géants, des esprits subtils des enchanteurs, des cavaliers hardis des centaures, des rois des dieux, et autres transformations semblables. Qu'on vienne ensuite à examiner avec scrupule les affirmations de ce genre, on les rejette en les qualifiant d'inepties ; on tombe dans la banalité, qui se tire d'affaire en dénonçant l'imposture des pontifes, la perfidie des hommes d'État, les folles imaginations des poètes ; à un degré d'examen plus élevé, on se perd dans les steppes de l'évhémérisme ; on raconte mal, on reproduit imparfaitement, sons prétexte de placer les choses dans leur jour véritable, qui n'est autre que celui de la lampe dont le critique a composé d'avance la lumière, et par ces voies diverses on arrive à des résultats dissemblables sans doute, mais en définitive également faux, trompeurs, destinés à être reconnus pour tels dans un temps donné, et qui font comprendre pourquoi on a pu dire avec vérité que l'histoire se refait tous les cinquante ans fort différente de ce qu'elle était d'abord. Aujourd'hui nous sommes si bien convertis à cette évidence, que personne ne s'accorde plus sur le véritable sens, pas même sur les événements, encore bien moins sur les personnages de la Grèce, de Home, du moyen fige, de l'Orient, des temps modernes. Il est certain que Boulainvilliers a été un penseur trop systématiquement inexact en invectivant pour la noblesse ; mais Augustin Thierry, de son côté, en voyant matière à pamphlet dans l'héroïsme normand conquérant, de l'Angleterre, n'a produit que des plaidoyers en faveur du tiers état.

Au-dessus de cette confusion générale des notions et des systèmes, une couvre bien célèbre et fort ancienne survit toujours. Elle échappe mieux que ce qu'on a fait depuis à tout reproche, et se maintenant par cette cause, non moins que par son antiquité, sur une sorte de piédestal, elle sert à montrer, du moins en partie, ce que l'on doit faire et les moyens à choisir pour composer, pour conserver, autant que cela est possible à l'homme, un portrait quelque peu sincère et ressemblant d'une époque, d'un pays ou d'une civilisation. Cette œuvre, née de circonstances assez particulières et très favorables à sa production, n'a pas été certainement la seule du même genre, mais elle reste, et les autres ont péri. Je veux parler des Muses d'Hérodote.

L'auteur était un Grec, mais un Grec d'Ionie. Rien ne le renfermait dans le cercle étroit des idées où le devoir patriotique parquait les citoyens des petites villes de l'Hellade. Il connaissait sans doute la distinction entre Grec et Barbare ; mais la seconde de ces qualifications indiquait surtout pour lui un étranger, et dans sa conscience il ne la trouvait pas injurieuse. Il ne s'étonnait pas, il ne s'indignait pas à la pensée qu'an pût trouver en Égypte, chez les Perses, chez les Scythes, chez les Éthiopiens, même au delà de l'Imatis, des sciences, des arts, des dogmes vénérables, des mœurs dignes d'être admirées, des vertus valant qu'on les enviât. Placé par la grandeur de sa naissance dans la familiarité des affaires, habitué par les révolutions à savoir que l'art du gouvernement ne se contente pas d'une seule forme, instruit par l'exil à réfléchir sur les débilités aussi bien que sur les violences des partis, et, par-dessus tout, doué d'une âme assez forte et d'une intelligence assez fine pour élaborer ses expériences en matière solide et précieuse, le voyageur d'Halicarnasse était armé comme il le fallait et traversa avec la dignité d'un témoin compétent le vaste théâtre qui lui fut ouvert, et dont il reproduisit les peintures dans des pages que le monde ne cessera jamais d'admirer.

Les vainqueurs de Marathon et de Platée l'intéressaient sans doute en première ligue. Il écrivait surtout pour leurs fils. Mais les colonies grecques de l'Asie ne lui tenaient guère moins à cœur ; il leur appartenait par la naissance, et comme la plupart de celles-ci vivaient sous la loi des Perses, soit à titre d'alliées, soit à titre de sujettes ou de protégées, que dans les guerres médiques elles avaient, bon gré mal gré, avec plus ou moins d'énergie, défendu des drapeaux dont leur vanité nationale leur faisait chérir l'abaissement ; comme beaucoup de choses étaient à apprécier, à ménager, à reconnaître, à mettre au jour (dans un jour parfois douteux) au sein d'une situation si complexe, il se trouva que l'ouvrage d'Hérodote ne pouvait pas être un simple chant de triomphe, ni un panégyrique déclamé très haut à l'adresse d'un vainqueur. En dehors de ce thème principal, il restait beaucoup de griefs mutuels à indiquer, beaucoup de situations fausses à justifier ; de là sortit cette exposition superbe, peinte de couleurs si diverses, qui, partant de la guerre de Troie et de l'enlèvement d'Hélène, conduit jusqu'à la victoire définitive des Athéniens, en recueillant sur la route tout ce qu'il était possible de savoir de l'univers d'alors ; car les Grecs tenaient à l'occident de l'Europe, les colonies de l'Euxin ne vivaient que du commerce de la Scythie, et l'immense monarchie des Achéménides étendait ses longs bras aussi bien jusqu'à l'Inde que, par les relations de ses annexes, par delà Calpé et Abyla.

Qu'Hérodote eût été un des fils de l'Attique, issu d'une race d'Eupatrides pleine des traditions d'Harmodius, son œuvre aurait nécessairement perdu en étendue, en caractère, eu profondeur. Nous eussions été mieux initiés aux causes de la haine vouée par tout citoyen à la mémoire d'Hipparque. Nous eussions connu le détail et le menu des intrigues du tyran avec les satrapes. Des opinions colères sur la conduite des rois de la Macédoine et des Thessaliens, des insinuations perfides contre les Spartiates, l'exposé des fluctuations de l'Agora, un parti pris pour ou contre Thémistocle, en un mot une image anticipée de la manière de Thucydide, voilà ce que nous aurions eu, et avec plus de sentiment politique et infiniment moins d'appréciation purement humaine. L'auteur, principalement intéressé par les choses d'État, leurs développements, leurs sources, leurs fins, se serait gardé de nous dire comment les Perses s'habillaient, comment les Indiens se nourrissaient, ce que savaient les prêtres de l'Égypte ; il se serait interdit de nous rapporter les fables, il nous aurait privés de la représentation si vive des existences de tant de peuples ; nous posséderions un mémoire de plus sur des combinaisons d'intérêts locaux que leur nature même rend toujours à peu près semblables dans tous les temps et dans tous les lieux ; nous eussions perdu le plus complet peut-être des documents qui ont pu jusqu'ici aider l'homme à retrouver l'homme dans le passé.

Hérodote n'est pas un écrivain sans défaut, assurément, il n'en existe pas de tels. Je viens de le témoigner déjà : il était moins spécial que Thucydide. Plût au ciel qu'il eût été plus crédule et plus superstitieux encore qu'on ne le lui a reproché, il nous eût raconté plus de mythes, fait con-mitre plus de croyances. Il avait la déduction courte, défaut commun des anciennes générations ; mais, ceci avoué, il a possédé cette qualité suprême, don des poêles et des philosophes, si rare chez les historiens, que rien de ce qui est humain ne l'a laissé froid. Il s'est peu occupé des théories, des doctrines, des faits généraux, et il a eu tort ; mais avec raison il leur a préféré la connaissance, l'étude, l'exposition de l'homme même, sous quelque climat, ou loi, ou nationalité qu'il l'ait rencontré. Il a dû à cette poignante sympathie pour l'individu, soit Grec, soit Barbare, d'apprendre à estimer, d'aimer à rassembler un nombre d'indices épars que leur nature un peu fantasque, souvent frivole d'apparence, eût certainement fait mépriser par les annalistes que l'on considère comme les plus corrects, les plus vraiment sérieux ; mais chaque jour nous apprenons à revenir sur de pareils dédains.

Hérodote est un Asiatique. Il l'est plus qu'il n'est Grec. Comme tel il aime les détails. La vérité absolue l'attache moins que l'intérêt du récit. La vérité, si l'on pouvait la dégager, si l'on pouvait être sir de la tenir, de la reconnaître, de la présenter telle qu'elle est, comme elle est, aussi grande qu'elle est, ferait l'histoire à elle seule, et devant son rayonnement il n'y aurait besoin ni d'art ni de mérite pour captiver l'attention. Mais c'est précisément elle qui ne s'atteint, qui ne se saisit, qui ne s'embrasse pas. Je l'ai assez dit. On se voit donc obligé de tendre péniblement vers elle par bien des moyens différents, et sans y songer peut-être, et peut-être uniquement parce qu'il y songeait moins, Hérodote a découvert la ressource qui en procure et en fixe la partie la plus notable, la plus indispensable.

Un fait existe de deux manières, et en lui-même et par l'impression qu'il produit, ce qui amène la façon dont il est jugé. Si je ne puis m'emparer tout à fait de son corps, je puis le plus souvent appréhender telles de ses projections ou l'ensemble même des projections, qui me permet de conclure assez bien à ce que le fait a été ; et si, par un malheur, je ne réussis pas non plus à percevoir une réfraction bien claire de la réalité, il me restera encore l'opinion exprimée, soit par les contemporains, soit par telle des générations suivantes, sur ce fait échappé saris remède à mon appréciation directe. Par là j'aurai toujours de l'histoire, par là j'aurai toujours nue vérité ; je connaitrai la nature d'idées d'une des générations dont je parle, sa façon de déterminer les actes contemporains ou antérieurs ; je contemplerai son esprit, je me trouverai en droit d'avoir un avis sur son tempérament.

Lorsque Français Ier est fait prisonnier à Pavie, on raconte dans tout le royaume qu'il a prononcé cette parole : Tout est perdu, fors l'honneur ! La critique, plus tard, découvre qu'il n'a rien dit de pareil, qu'il a dit tout le contraire ou l'a écrit. Un homme placé dans une situation critique et dont l'esprit cruellement ballotté monte et descend sous l'action de passions contraires, peut aisément se démentir dans l'espace d'une heure. Mais de ce que la nation entière, à la nouvelle d'un désastre qui la frappait à l'endroit le plus sensible du cœur, trouvait pour formuler son impression dominante ce mot qu'elle prêtait à son souverain, à son représentant, à l'être dans lequel elle s'incarnait, il résulte certainement que le sentiment exprimé de la sorte a un caractère parfaitement, complètement historique, et aussi vrai que s'il était absolument incontestable que François Ier eût dit le mot qu'on lui a prêté. S'il ne l'a pas dit, tant pis pour le prince, et d'autant plus tant pis que tout le monde l'a répété à sa place, croyant qu'il l'avait dit, parce qu'au point de vue des idées d'alors, pour être de son époque et de son pays, il le devait faire. Si donc un historien, doutant des circonstances matérielles de l'anecdote, la supprime, il a tort : il mutile le portrait du temps dont il s'occupe ; il est peut-être positivement vrai, certainement il est moralement faux. C'est en évitant un tort si grave qu'Hérodote a enregistré beaucoup de légendes peu probables, mais que l'opinion du milieu dans lequel il les recueillait tenait pour authentiques. Cette opinion, ce milieu, n'avaient pas d'autre façon de représenter des réalités obscurcies qui pourtant avaient existé dans une forme quelconque. Il faut clone louer l'historien de n'avoir pas épilogué sur ta possibilité ou l'impossibilité de la tradition. Grâce à sa candeur, il a sauvé trois choses : la mémoire d'un fuit quelconque devenu trop fruste pour être bien reconnu, et, toutefois, certain ; puis l'impression produite par ce fait, qui, telle quelle, avait conservé de lui une image ; en dernier lieu, la façon dont les peuples avaient conçu, formé et coloré cette image, ce qui permettait de conclure sur leur propre tempérament.

Hérodote était Asiatique. C'est en cette qualité qu'il introduit très bien à l'étude des annalistes asiatiques. Ceux-ci n'ont pas les mêmes conditions de style que lui ; ils n'ont pas, du moins pour la plupart, le vif sentiment de la vie et de la réalité supérieure qui fait la meilleure partie de son charme ; cependant, ils possèdent l'essence précieuse de ce qu'on peut appeler sa manière : j'entends son absolu désintéressement dans les faits qu'il rapporte et dont le principal mérite à ses yeux est d'avoir été vus par lui, lus par lui, ou à lui racontés dans ses voyages. Quant à la valeur intrinsèque de ces faits, il n'en décide que faiblement ; croyant tout, il ne se passionne guère, et c'est précisément ainsi que se présentent les meilleurs narrateurs orientaux. Ce qu'on leur donne leur plait, les amuse extrêmement, et ils le livrent. Leur bonne volonté de le rendre tel qu'ils l'ont reçu est si grande, que d'ordinaire ils n'hésitent pas à enregistrer les différentes versions d'un même événement, quelque divergentes qu'elles paraissent, et leur critique est satisfaite quand ils ont terminé un exposé de contradictions flagrantes devant lequel l'esprit du lecteur reste perplexe, par la considération décisive qu'après tout, Dieu n'ignore de rien.

Une telle méthode a l'immense avantage d'accepter pour incontestable la débilité fondamentale des témoignages humains et de conserver, en conséquence, beaucoup de versions que des esprits systématiques (ce sont les plus réellement crédules) auraient pris soin de laisser perdre connue ne cadrant pas avec les modes de leur conception. C'est en procédant de la sorte que les écrivains d'histoires qui ont composé en Asie d'immenses recueils de traditions ont emmagasiné sans choix, sans préférence, sans répugnance, la collection entière des épaves que le cours des temps a pu charrier jusqu'à eux. Si l'on considère ce que le système opposé nous a fait perdre en Occident, afin de servir des théories dont aucune ne doit paraitre désormais moins défectueuse que l'autre, on se sent disposé à payer de reconnaissance tant d'innocents compilateurs pour la bonne foi avec laquelle ils nous livrent des éléments dont nous sommes maîtres de faire ensuite ce qui nous conviendra le mieux.

Je viens de prononcer le mot compilation. Il ne faudrait cependant pas l'entendre dans le sens peu favorable qu'on attribue d'ordinaire aux œuvres rabaissées par ce titre. Les grandes histoires orientales sont aussi des monuments de l'art. L'art préside partout à leur construction et entre dans leurs détails les plus minimes. Ceux qui ont exécuté ces ouvrages étaient des hommes d'un mérite éminent dont le point de vue, pour être différent du nôtre, n'en est pas plus dépouillé des qualités inhérentes à tout travail supérieur de l'esprit.

Le plan sur lequel ces vastes tableaux sont conçus est uniforme ; il est consacré par l'usage des siècles, et je tiens pour assuré qu'à Ninive, à Babylone et à Suse, on a compris et écrit l'histoire d'après des données analogues. L'auteur expose en premier lieu la création du monde, raconte la vie des prophètes, arrive à 'Mahomet, et ainsi se trouve complété le cycle de ce qui est antérieur, au moins quant au principe, aux différentes manifestations de la vie des peuples. La religion, née avant tout, précède tout. Ensuite viennent les annales de la Perse, qui ont leurs racines dans les premiers âges du monde et indiquent le centre auquel tout se rallie. A mesure que les événements l'exigent, les Juifs, les Grecs, les Romains, les Francs ou Européens apparaissent sur la scène, et dans leurs rapports avec l'empire d'Iran ; on chemine ainsi jusqu'aux temps modernes où ces mêmes Francs, d'abord assez vaguement dessinés, prennent des formes plus précises et deviennent les Anglais, les Russes, les Français, mais tous se rattachant à Sem par Ésaü. Vers la fin du livre, l'histoire perd le ton narratif pour prendre les allures circonspectes, cérémonieuses et adulatrices du panégyrique. Il s'agit du souverain vivant, et on ne saurait en potier d'autre manière. Mais ce costume pompeux dont on le revêt lui est retiré aussitôt qu'il est mort, et passe à son successeur. De sorte que la flatterie ne trouble pas autant la mémoire des choses qu'on pourrait le supposer, son influence n'étant que temporaire. Telle est l'histoire orientale sous les mains des auteurs spéciaux. Ces créations généralement très volumineuses se recommandent aux amateurs des beautés littéraires par un emploi illimité des artifices et des fleurs du style, de tous les charmes de la rhétorique et du piquant de la poésie didactique et morale. Mais, en outre, lues avec attention et dans leur ensemble, on y trouve un sentiment plus élevé et plus philosophique que les critiques européens n'ont été disposés à l'admettre jusqu'ici. Tout en leur rendant cette justice nécessaire, j'avouerai pourtant que ce ne sont pas les sources uniques où l'on doive puiser pour retrouver les traces du passé. Les chroniques provinciales, plus modestes, me paraissent de valeur plus grande lorsqu'il s'agit de goûter la saveur de faits caractéristiques et de retrouver des détails perdus.

Une préoccupation moins raffinée de la forme, un goût moins envahissant pour le beau langage, laissent les auteurs de ces livres topiques plus libres de réunir des curiosités. La pente à glorifier une contrée en conservant avec toute la minutie possible le souvenir des faits qui s'y sont accomplis ou des grands hommes qui y ont vécu, rend l'écrivain particulièrement attentif à ne rien laisser inaperçu. Non-seulement il prend tout ce qui entre dans son cadre, bien que déjà contenu dans les histoires générales, il y ajoute ce que les documents locaux et la tradition orale peuvent lui livrer et ce qu'il a vu de ses propres yeux. Ce ne sont pas tout à fait des chroniques à notre manière, car, le plus souvent, l'auteur n'abandonne pas la recherche des effets grammaticaux et ne veut pas non plus laisser croire qu'il n'ait pas tout vu de l'histoire universelle, ce dont il résulte assez de hors-d'œuvre et de lieux communs ; mais ces livres montrent plus d'indépendance dans les idées : surtout on y aperçoit davantage la personnalité de ceux qui les ont composés, et cela si bien, que des systèmes différents s'y donnent carrière beaucoup plus que dans les Grandes œuvres.

Tel écrivain, par exemple, fidèle au point de vue musulman le plus strict, fait un effort constant et soutenu pour ne reconnaître que des personnages de l'Ancien Testament dans les héros les plus fameux des annales persanes. Aux veux de celui- là, l'idée religieuse domine tout. Il habille les miracles anciens à la musulmane ; il prend parti pour tel personnage qu'il déclare avoir en la vraie foi, celle d'Abraham ou de Jésus, contre tel autre qui lui semble l'avoir combattue. Chez un esprit européen, une pareille méthode aurait de nos jours les résultats les plus tristes, les événements ne sortiraient que tenaillés et tordus d'une telle manière, qu'il serait impossible de les reconnaître. Mais les pieux moullas, absorbés dans ces aberrations, n'ont pas même l'idée de rien tenter de semblable. Le fait reste pour eux tel qu'ils l'ont reçu, ils n'y changent quoi que ce soit, et c'est uniquement dans les réflexions dont ils l'accompagnent et dans le jugement qu'ils placent à côté que s'étale l'effort de leurs théories. En faisant abstraction de cette partie de leur œuvre, la plus précieuse à leurs yeux, mais la moins estimable aux nôtres, on dégage sans peine et on reconnaît des fragments intéressants, conservant une véritable valeur que l'effort des temps et le malheur d'avoir passé par tant de mains différentes avant de parvenir jusqu'à nous ne leur a pas fait perdre. Les chroniques locales n'ont que deux inconvénients sérieux : le désir d'augmenter indûment la gloire du pays auquel elles appartiennent et qui les porte souvent à réclamer comme leur tel personnage qui n'est pas de la province ; puis l'entraînement avec lequel elles font honneur des fondations de leurs villes, soit anciennes, soit récentes, à des héros de l'antiquité biblique ou persane avec lesquels ces villes n'ont absolument rien de commun. C'est à peu près tout ce qu'il y a de grave à leur reprocher, et de telles erreurs peuvent être combattues avec assez de facilité par le seul procédé de la comparaison des textes.

Une ressource très grande pour la critique des œuvres empreintes d'un esprit trop mahométan, se trouve dans les écrits émanés des Guèbres, ou d'autres auteurs musulmans du nombre de ceux qui ont conservé dans le fond du cœur et dans les préférences de leur intelligence un goût plus ou moins vif pour l'ancienne religion nationale. Le nombre des historiens animés soit des premières dispositions, soit surtout des secondes, est plus nombreux parmi les écrivains provinciaux qu'on ne serait disposé d'avance à l'imaginer, et la chaîne des admirateurs secrets des temps primitifs s'étend sans interruption depuis le dixième siècle jusqu'à rage actuel. C'est un point d'une réalité incontestable et très essentiel à noter, si l'on veut se faire un jugement sûr de la valeur des monuments de l'ancienne histoire de l'Asie centrale, que si, vers la fin du septième siècle de notre ère, l'Islam est devenu la religion officielle de toutes les contrées comprises entre le Tigre et l'Indus, l'état de la conscience publique n'a jamais été un seul instant conforme à cette apparence. Jusqu'au dixième siècle et même plus tard, des principautés. gouvernées par des dynasties mazdéennes ont continué à subsister dans la Montagne, dans ce Kohistan de Ber, dans cet Elbourz le second berceau de la race et son dernier rempart. Les plaines mêmes et toutes les provinces depuis la Caspienne jusqu'au golfe Persique, comptèrent toujours de nombreuses populations rurales répugnant à la foi nouvelle et qui, jusqu'à l'époque des Mongols, ont vécu sous les lois d'une aristocratie de leur sang, composée de seigneurs terriens, les Dehkans, gens riches, passionnés pour les souvenirs du passé, et gardant avec respect dans leurs palais et leurs manoirs les documents de la gloire et des malheurs de leurs ancêtres. On prétend même qu'il existe encore de telles pièces, et j'ai ouï parler, bien que je ne les aie pas vus, de contrats de propriété écrits en peldewy. Les persécutions furent toujours faibles dans ces pays, où les musulmans indigènes partageaient une partie des prédilections de leurs compatriotes restés infidèles, et où ]es gouvernements, dans leur réaction contre le khalifat, voyaient non sans faveur se conserver tout ce qui donnait force à l'esprit national et, réagissant contre le sentiment arabe, servait le rétablissement des États purement persans. Les invasions des Mongols d'abord, celles des Tartares ensuite, eurent une tout autre tendance et amenèrent pour le parsisme des conséquences vraiment mortelles. Les Guèbres souffrirent, avec toutes les populations musulmanes, ce que celles-ci supportaient. Alors seulement le plus grand nombre des Dehkans se trouvant ruinés, les groupes parsys qui les entouraient et s'appuyaient sur eux, se voyant sans protection directe, tombèrent dans la misère et en même temps éprouvèrent l'oppression parce qu'elles excitèrent le mépris. Ce fut bien moins à cause de leur obstination dans l'erreur que pour la pauvreté et l'ignorance qui en résultèrent bientôt. Les révolutions successives si multipliées accablèrent ces malheureux restes un peu plus qu'elles ne firent la communauté musulmane, non parce qu'ils étaient guèbres, mais parce qu'ils avaient moins de défense ; et cependant ils étaient si nombreux qu'ils persistèrent longtemps encore. Au milieu de l'abaissement général du chiffre de la population, on comptait en Perse, à la fin du siècle dernier, soixante mille familles guèbres, ce qui peut donner l'idée que peu de siècles auparavant la religion abandonnée ne l'était pas si complètement qu'on le suppose.

Les annalistes, soit guèbres déclarés, soit musulmans assez tièdes, ont toujours cherché leurs renseignements au sein de cette communauté. C'est à cette source longtemps ouverte dans le nord, au sud, sur les confins des Kurdes comme aux bords du lac Hamoun, qu'il faut faire remonter ce que les narrateurs nous ont transmis, cc qu'ils ont prêté en gros à leurs collègues plus orthodoxes des grandes histoires, mais ce qu'ils présentent plus simplement, plus clairement, et surtout avec plus de détail que ne le font ceux-ci. Enfin c'est là qu'il faut surtout reporter l'origine d'une espèce particulière d'écrits bien supérieure à certains égards aux deux classes déjà mentionnées, les poèmes qui, sous le nom de « Nameh ou livres proprement dits, véritables chansons de gestes, ont eu pour but de conserver avec un amour extrême tout ce que les ancêtres savaient sur les événements et les personnages de la monarchie, et en somme sur toute l'antiquité de la nation.

La plupart de ces belles œuvres sont inspirées par la cour de Ghagny, et des prédilections très hétérodoxes en sont l'âme. Leurs auteurs se plaisent à attribuer les récits qu'elles consacrent aux renseignements fournis par les Dehkans. Plusieurs parlent directement de tel manuscrit ancien sur l'autorité duquel ils racontent ce qui est contenu dans leurs pages ; ils le décrivent avec complaisance ; ils disent son état de vétusté vénérable et ne cachent pas qu'il était écrit sur peau de gazelle. A des époques basses et raffinées, on dissimule souvent l'invention pure sous de telles allégations. Mais ce n'est pas là mie méfiance qui poissé atteindre les poèmes dont il est ici question.

Sans doute ils ont amplifié et orné l'étoffe qui leur était fournie. Elle restait néanmoins bien réelle, et le placage littéraire a eu d'autant moins à l'altérer, que la poésie la pénétrait déjà avant de tomber dans les mains des versificateurs. Ceux-ci n'ont pas songé à lui ôter son caractère, car leurs doctrines politiques, morales, historiques et esthétiques leur imposaient la vénération pour ces traditions et le respect le plus absolu pour leur esprit, qu'ils-cherchèrent, toujours à s'assimiler.

Les princes, comme ceux, par exemple, de la maison de Ghagny, qui s'efforcèrent vers la fin du onzième siècle de se créer des États indépendants aux dépens des khalifes et qui eurent beaucoup d'émules, étaient contraints par les nécessités de leur ambition de s'appuyer sur l'ancien sentiment persan, de détacher par tons les moyens les populations de l'influence arabe, de leur bien rappeler et de toujours leur mettre sous les yeux que les vainqueurs avaient installé dans leur pays une révolution à bien des égards haïssable. La conséquence naturelle de cette remarque était, dans l'opinion du sultan Mahmoud, de ses conseillers et de ses rivaux, qu'il fallait servir de tout son pouvoir et de toute sa fidélité des souverains dont l'action tendait à rendre aux pays persans l'autonomie perdue.

Les politiques s'arrêtaient là. Surtout ils ne voulaient en aucune manière attaquer la religion nouvelle, dont ils se montraient au contraire de fermes sectateurs. Sur œ point, ils avaient tout à fait raison. Il ne faut pas méconnaître que l'Islam, introduit dans les provinces iraniennes depuis cent cinquante ans à peine et très imparfaitement assis, y représentait, répandait et fécondait un ensemble d'idées indispensables alors et de beaucoup supérieur à tout ce qu'avait donné le mazdéisme. C'était, et quel fait plus capital, la formule commune d'une société qui, grâce à elle, depuis l'Espagne et le midi de la France, les gorges des Alpes helvétiques, la Sicile, la côte d'Afrique en dehors de Gibraltar, travaillait et polissait jusqu'aux rives de l'Indus et aux îles lointaines de l'Océan du sud, une civilisation moins originale sans doute qu'on ne l'a cru, mais néanmoins très forte, très vraie, très capable de tenir tète à la chrétienté de l'Occident encore jeune, la surpassant en magnificence, en savoir, en éclat, en curiosité, et surtout en conscience d'elle-même. C'était une arme admirable de conquête. Avec elle seulement on se voyait en état de menacer l'Inde entière et les vastes pays voisins de la Chine ; elle seule pouvait, par l'éclat du prosélytisme, transformer ce qui autrement n'eût paru qu'une série de brutales usurpations, en prises de possessions louables et salutaires dont l'humanité avait à se réjouir.

En outre, le mazdéisme, sur le sol même de la Perse, n'avait jamais été qu'une secte triomphante, dominante, exclusive ; mais, malgré tout, une secte, et constamment détestée et combattue par les communautés chrétiennes, par les juifs, par les bouddhistes, par les païens hellénisants, par l'indifférence haineuse des innombrables tribus nomades. Pour tontes ces raisons, du moment que le sceptre de l'État s'était brisé sous les pieds des zélateurs sortis de la Péninsule arabique, l'édifice entier de la lourde et oppressive religion officielle s'était écroulé avec une instantanéité si grande, que si on ne tient pas compte de toutes les causes qui le minaient, on a peine à concevoir un tel résultat.

L'Islam, au contraire, offrait une contradiction absolue avec les formes et les prétentions du mazdéisme. Il n'était ni exigeant ni inquisitif, quant à la conviction du moins. Ilse bornait en ce genre à demander à ses convertis une profession de foi excessivement large et n'exigeant rien de plus pour les admettre au bénéfice de ses victoires ; il protégeait en même temps les chrétiens et les Juifs, les avouait pour ses frères, et tolérait, plus qu'il n'était séant d'en convenir, les religions à ses yeux les moins respectables, toutes les fois qu'elles ne lui faisaient pas obstacle direct. Si les princes qui encourageaient les poètes et les historiens à remettre en lumière les gloires du passé, avaient fait un pas de plus et cherché le retour réel à ce même passé en s'efforçant d'en relever les dogmes, on voit qu'il leur aurait fallu rompre avec le présent dans lequel ils étaient englobés, renoncer aux avantages qui en résultaient, se faire sectaires, réveiller autour d'eux des haines assoupies et pourtant bien fortes puisqu'elles avaient renversé le grand pouvoir sassanide, se résigner enfin à travailler en petit pour se contenter de maigres succès, de maigres victoires, de maigres effets qui auraient certainement fini par les conduire à une immense ruine. Bien qu'au gré des préventions qui nous dominent aujourd'hui, le sentiment que je vais exprimer puisse sembler paradoxal, il n'en est pas moins à poser en axiome qu'au dixième siècle l'Islam constituait eu Asie ce que dans la phraséologie moderne on appelle le progrès, la tendance vers les lumières, le libéralisme et la tolérance. Ce qui n'était pas lui était étroit et mesquin ; un politique sérieux ne pouvait se tourner de ce côté-là.

Mais les écrivains, comme tous les gens assez malheureux pour être spéciaux, ne voyaient la question que par un seul bout ; ils eussent volontiers conclu tout au rebours des politiques. Le prince les encourageait à rompre en visière à la tradition arabe, et à montrer aux peuples qu'ils avaient été beaucoup plus grands et plus riches et plus heureux quand ils étaient autonomes. Les auteurs des Namehs, courant à l'absolu, se prirent d'un amour immodéré pour les moindres détails de l'ancienne existence, et s'efforcèrent de se faire les contemporains, au moins par l'esprit, de tant de héros dont ils racontaient les exploits. Ils furent des rétrogrades dans la force entière du terme, et de lit naquirent des tiraillements dont leurs œuvres portent partout la trace. Les docteurs des musulmans les surveillèrent d'un mil inquiet, et les dénoncèrent aux souverains et aux croyants rigides. Ils craignaient, et avec pleine raison, beaucoup de désordres[1]. Les souverains qui protégeaient les poètes et les suscitaient ne leur épargnèrent pas les persécutions. Ferdousy non seulement se crut obligé d'écrire un poème dévot, Ioussouf et Zélikha, pour se laver dut soupçon de mazdéisme qu'attirait sur lui le Shah-nameh, mais cela ne suffit pas, il dut s'enfuir et se cacher. Ses émules, comme Azery, comme Djemaly, comme Asedy, à travers une vie non moins difficile, tantôt portés aux nues et comblés d'honneurs et de présents, tantôt sévèrement châtiés pour avoir été au delà de ce qu'on demandait d'eux, furent obligés de donner une sorte de frontispice d'orthodoxie à des œuvres dont le premier mérite el toute la signification étaient de réagir contre l'orthodoxie, contre la foi même. Ils n'osèrent jamais commencer leurs poèmes autrement que par les louanges du Dieu unique et celles de son prophète. Mais, cette précaution prise, ils s'abandonnaient avec plus ou moins de prudence à leur enthousiasme pour les opinions anciennes. Ils célébraient les saints du passé, maudissaient les ennemis d'Ormuzd, recherchaient avec autour les vestiges du parti vaincu, et se vantaient d'être en communication intime, étroite et confiante avec ses représentants. Où pouvait être, à cc point de vue, leur mérite suprême, sinon dans la reproduction aussi complète que possible des documents que ces derniers conservaient et qui étaient assez bien connus de tout le monde ?

Aussi ne doit-on pas supposer qu'il y ait eu jamais solution de continuité entre les traditions parvenues jusqu'aux Sassanides et celles dont les temps musulmans se trouvèrent possesseurs. J'ai déjà rapporté dans le premier livre de ces histoires que le Guèbre converti Ibn-el-Mogaffa avait traduit en arabe des mémoires rédigés soixante-douze ans seulement après l'Islam. L'intérêt pour les annales antiques ne faiblit jamais au sein des populations, et on vient de voir qu'an dixième siècle cet intérêt était devenu de la passion. Les historiens proprement <lits, les annalistes provinciaux, les poêles des Namehs, concoururent à réunir, à coordonner, à rassembler dans un ordre fourni par la tradition, une masse énorme de faits remontant aux époques les plus lointaines et descendant successivement jusqu'à eux[2]. J'avoue que je suis moins frappé et moins scandalisé de l'incohérence remarquée par nos critiques dans plusieurs rédactions de ces antiques souvenirs, que je n'admire la quantité qui s'en est conservée, et l'aspect vivant et vrai que sous tant de retouches la plupart ont conservé.

Il y a des lacunes, il y a des endroits frustes, il y a des transpositions évidentes de dates, tel fait étant donné pour ancien est relativement moderne et au rebours, et cependant un amas immense, imposant, d'une réalité certaine, subsiste. Je puis douter de tel détail, je ne le saurais faire de l'ensemble. Il est incontestable, toutefois, que si je veux aborder le jugement, l'appréciation, l'exposition de ces annales en suivant la méthode cartésienne, et si je prétends tout soumettre aux résultats d'une analyse rationaliste et rien de plus, je n'obtiendrai guère qu'un squelette moitié pétrifié, dont certaines parties considérables manqueront et dont j'aurai détaché et laissé dissoudre tolites les chairs. Un pat cil travail n'a pas de quoi tenter. D'abord il répugne, et surtout les résultats n'en auraient rien qui apprit ii personne quoi que ce soit de digne d'être connu.

Mais si j'agis eu admirateur médiocre de ce que les historiens les plus récents se flattent d'avoir élevé jusqu'il la certitude ; si je me maintiens convaincu que cette certitude est par elle-même un leurre et ne saurait jamais être mathématiquement vraie, comme elle le prétend, par ce motif que l'homme n'est jamais assuré de bien voir, de bien entendre ni de bien toucher, alors je prends mon parti ; je ne me préoccupe qu'avec assez peu d'exigence de la réalité matérielle des faits ; je me contente de la réalité relative dont il est impossible de douter, et dès lors je me sens maître d'écrire une histoire qui, ne dédaignant rien, prenant tout, enregistrant avec la conscience de son droit les assertions les plus invraisemblables et, si l'on veut, les plus folles, non seulement conserve à l'avenir des matériaux dont les progrès graduels de la science pourront peut-être tirer un jour plus de parti que je ne le sais faire, mais qui bien plus, malgré les inconsistances de plusieurs parties de sa trame, et peut-être précisément à cause de ces défauts, aura, sous un point de vue qui est le plus juste, une vivacité de temps, une verdeur de vie et, je ne crains pas de le dire, cette vérité générale possédée par Hérodote, et très rarement rencontrée ailleurs. Sans doute, quand je raconte que Yima, saisissant et brandissant sa fourche d'or, en frappe la terre et l'agrandit, je n'ai en aucune manière la prétention de représenter une action positivement commise, mais j'ai celle de conserver une forme de conception, une idée vraiment acceptée par une race tout entière. Si je ne puis pas dire au juste ce qu'était Zohak, et s'il est bien possible qu'au cas où il aurait vécu il ait été moins féroce que la légende iranienne ne le prétend, je m'en console, car, malgré, les efforts des compilateurs de Mémoires, il y aura toujours deux ou trois jugements fort divers à- propos de Louis XIV ; mais sur quoi je n'ai pas à hésiter une minute, c'est de bien savoir que la nation iranienne a jugé et prononcé que la conquête assyrienne représentée pour elle par Zohak avait été telle que je l'ai décrite. En un mot, l'histoire à laquelle je tends est beaucoup moins celle des faits, matière éternelle de soupçons, de réfutations et de discussions fondées, que celle de l'impression produite par ces faits sur l'esprit des hommes au milieu desquels ils se sont manifestés. Si je ne suis pas sûr, il s'en faut de tout, d'avoir trouvé et donné de tel événement, voire de telle bataille, le récit le plus authentique, je le suis du moins, et cela m'est bien autrement important, d'avoir reproduit l'image que le peuple de l'Iran a pensé être lu sienne à ses différents tiges. L'esprit occidental, en touchant ce portrait, le pourra juger d'un point de vue qui ia race qui l'a créé n'a pu connaitre, et il résultera de cette nouvelle conception quelque chose de semblable à une statue de proportions en vérité assez grandes et assez nobles, bien que d'attitude peut-être un peu étrange, et qui méritera sans doute d'occuper une place dans un coin quelconque de l'arc triomphal de l'humanité.

On ne trouvera donc pas mauvais que je ne me livre sur les mythes que je rapporte à aucune de ces recherches épineuses qui tendent à fournir des explications toujours douteuses au moyen de suppositions plausibles. Je n'y vois nul avantage. Quand une explication peut être soutenue par des raisons bonnes, j'essaye de la présenter, et j'en fais remarquer les appuis et les côtés qui pourraient être satisfaisants ; mais la première loi à observer dans de pareils essais me parait être de se tenir toujours en garde contre les exclusions, afin de ne pas être entrainé par nue conviction imaginaire à dénaturer Jos traits des faits titi peu rebelles au système que l'on a cru devoir adopter. L'historien qui ne cherche pas à déterminer les parties obscures des annales par des inductions n'est qu'an compilateur, et ne saurait produire une œuvre convenable ; mais celui qui déduit des suppositions sans force et les soutient par la mutilation des textes, n'est rien de plus qu'un romancier.

Quant à la critique des matériaux dont je me sers, elle ne petit avoir, en Général, qu'un seul objet. Puisqu'il faut lui refuser en principe tout droit à se prononcer sur le caractère historique de tel ou tel récit, attendu que cc caractère n'est pas déterminé par la réalité positive, mais simplement par cela seul que le fait est rapporté dans une forme quelconque, le seul droit qui puisse s'élever, c'est de savoir si un récit ayant pour sujet des noms historiques n'a pas été primitivement conçu comme une fiction. En ce cas, il serait évident que donner place dans l'histoire à des inventions pures, ce serait se tromper d'une façon complète ; de tels produits ne doivent figurer que dans l'histoire des idées, et ne sauraient s'admettre ailleurs. Pour faire comprendre ma pensée par un exemple, je puis dire que dans les Namehs dont je parlais tout à l'heure, la vérité entre comme ingrédient nécessaire, et que le but des compositions est peut-être de l'embellir ; cependant, avant tout, c'est de la donner. Mais au quinzième siècle de notre ère, il se forma en Perse une nouvelle école politique, peu jalouse de représenter des faits proprement dits et de sauver de l'oubli les annales anciennes ; elle se piqua d'un grand mérite de forme, et dans un goût très différent de celui des Namehs, elle prétendit peindre les passions et tracer des caractères, par conséquent elle moralisa. Alors on écrivit des histoires d'Alexandre comme celle de Nizamy, où personne n'a jamais été chercher autre chose que des jeux d'imagination. Plus tard encore, et de nos jours même, il ne fut plus question de charnier les esprits par des délicatesses de pensée ou d'expression, ou ne visa qu'il amuser, et on composa le Roman d'Alexandre, aujourd'hui tellement n la mode à Téhéran qu'il a détrôné les Mille et une Nuits. On ne raconte guère autre chose dans les carrefours et dans les bazars. C'est une façon de dire accessible aux intelligences les plus vulgaires. Le livre est écrit en prose, entremêlé de poésies très ornées, mais per senties, et on y a accumulé des monceaux d'aventures à faire pâlir d'envie ce que les auteurs d'Esplandian, de Fierabras et de Lisward de Grèce ont inventé de plus propre à indigner le soldat de Lépante et son curé.

Pour venir à bout d'établir les distinctions que je signale, la critique a bien des ressources à sa disposition. Les annales persanes ne sont pas dénuées de points de comparaison pris hors d'elles-mêmes. Ce n'est pas leur faute si des jugements portés à la hâte après des examens superficiels et appuyés sur une enquête incomplète ont prononcé qu'elles ne s'accordaient pas avec les documents grecs. On pourra voir le contraire, on l'a déjà 'vu, dans un nombre de cas très majeurs et fort concluants, et, outre ces documents grecs, on s'apercevra qu'on a pour opérer des confrontations les témoignages de la Bible, ceux des livres de l'Inde, ceux des ouvrages parses de l'époque sassanide, ceux des rabbins juifs, ceux enfin des médailles et des pierres gravées. Loin d'être isolée, l'histoire perse est peut-être, de toutes celles que l'on peut étudier, la plus soutenue par des mémoires oui des monuments étrangers à elle-même. Seulement il faut, pour la dégager des nuages, aller la contempler partout on elle s'est répandue, et ne pas prétendre en savoir assez long sur son compte parce qu'on l'a considérée uniquement dans Myrkhond on dans Khondemyr. Que dirions-nous d'un Français qui penserait savoir l'histoire de son pays après avoir uniquement feuilleté les pages d'Anquetil ?

La prétention de savoir tout après avoir regardé très peu a causé de grandes erreurs et de bien malencontreuses hypothèses. Comme on ne trouvait pas ce qu'on cherchait, attendu qu'on le cherchait mal, on a déclaré les récits des Persans tout à fait fabuleux et ne valant pas la peine d'être pris en considération. C'était une doctrine, en tout cas, peu féconde ; par bonheur, on en revient. Les indianistes et les philologues occupés du Zend-Avesta ont commencé à s'apercevoir de l'inconsistance de ces sévérités : ils envisagent maintenant comme historiques les personnalités même les plus anciennes et les plus obscures de la légende iranienne. Le caractère de leurs études ne leur permettait pas de méconnaître ce qui est visible quand on consent à le regarder, et ils se sont placés enfin sur un terrain vraiment solide. Mais ce n'est là jusqu'à présent, dans l'état de la science, qu'une inconséquence, une anomalie, inconséquence heureuse, anomalie louable. Mais enfin, hors de tout accord avec ce que l'on continue à enseigner ou du moins à prétendre, c'est-à-dire que les annales persanes ont été brûlées par Alexandre, brûlées de nouveau par les musulmans, encore brûlées par les Mongols, et définitivement anéanties par les Tartares de Tamerlan ; que tout ce qu'on a mis à leur place n'est qu'un tissu de souvenirs mal conservés, plus mal compris, plus niai rendus, un mélange de fictions hétérogènes étouffant les dernières et faibles lueurs du vrai, en un mot, un champ dévasté où le mensonge seul polisse à son aise.

La foi aux incendies de bibliothèques a bien diminué, et non sans raison. Il est reconnu désormais que le savant Omar n'a pas porté la flamme dans les collections d'Alexandrie. Il ne l'est pas moins qu'Alexandre n'a pas brûlé Persépolis, qui était encore une ville grande et florissante à l'époque des Sassanides. Les Mongols se sont plus occupés à pendre les hommes qu'à faire la guerre au papier ; ils ont d'ailleurs fondé eux-mêmes d'admirables monuments et encouragé la science ; Tamerlan, loin d'extirper la littérature, ramassait les livres partout où il en trouvait et les rassemblait à Samarkand, où, par parenthèse, il doit y en avoir encore aujourd'hui en grand nombre, des plus rares et des plus précieux. Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans l'Asie centrale d'autres traces certaines de destructions systématiques des documents écrits, que celle qui s'est adressée dans le nord-est, vers le neuvième et le dixième siècle, aux livres bouddhistes, et celle plus ancienne qui, aux quatrième et cinquième siècles de notre ère, a signalé dans la Mésopotamie le zèle des sectes chrétiennes les unes contre les autres. Mais les livres d'histoire, de poésie et de philosophie, sont restés généralement eu dehors de ces proscriptions, surtout les premiers. Il n'en est pas moins exact que, graduellement, tous ou presque tous ont péri, mais pour renaitre constamment sous de nouvelles formes. Les Perses, moins que toute autre nation, ont pli jamais consentir à s'ignorer eux-mêmes et à laisser leur passé disparaître. La vanité, l'idée immense du rôle qu'ils ont joué dans le monde et du rang qu'ils y tiennent encore, est chez eux, et, je n'en doute pas, a toujours été une préoccupation des petits aussi bien que des grands. Leurs traditions sont d'ailleurs, il faut en convenir, si luit-laides, et les dynasties ont toujours apporté, sous l'empire des préventions publiques, un soin si grand à se rattacher à leurs devancières, qu'on ne saurait imaginer un moment où l'invention pure et simple d'annales controuvées aurait pu trouver place. Serait-ce à l'époque de la conquête macédonienne ? Mais le nouveau souverain était alors si peu disposé à détruire la nationalité de ses peuples, prenait le costume mède, qu'il affectait les mœurs de Suse, qu'il conservait les formes du gouvernement des Achéménides, qu'il maintenait dans leurs droits les princes indigènes, qu'il instituait dans les provinces directement mouvantes de sa couronne plus de gouverneurs perses que de grecs. Avec un tel ensemble de mesures d'accord nécessairement avec le respect de la religion locale, une destruction systématique des annales ne s'expliquerait pas, et ce qui s'expliquerait moins encore, c'est que des populations qui ont une mémoire aussi longue que les Orientaux eussent perdu si absolument, entre la mort d'Alexandre et l'avènement du premier Arsace, sous le gouvernement de trois Séleucides devenus aussi Asiatiques qu'eux-mêmes, le souvenir de leur ancienne existence, qu'ils auraient accepté, pour en tenir lieu, les rédactions imaginaires que l'on veut supposer. Si l'on considère la question avec quelque soin, on s'en convaincra : elle ne mérite pas de réponse, et cependant, passé ce moment, il n'y a plus de place pour la fraude. Les Parthes ont bien des manières de montrer qu'ils étaient de véritables Iraniens, Iraniens de là vieille roche et connaissant leurs annales. Après eux, les Sassanides nous exposent la contexture entière des récits venus jusqu'à nous. De leur chute à l'époque où fleurirent les poètes des Namehs, il ne s'écoule qu'une période de trois cent soixante ans, qui ne put en aucune manière, et pour les raisons les plus concluantes, voir disparaitre les annales d'un peuple qui ne disparaissait pas lui-même, qui perdait son indépendance, mais non pas sa richesse, non pas sa civilisation, non pas sa culture intellectuelle. Il faut donc conclure que si les Français ont réussi, à travers trois siècles de mépris romain et quatre siècles de domination franke, bourguignonne, gothique et autres, à sauver les principaux vestiges de leur origine celtique et de leurs développements subséquents, d'une manière beaucoup plus complète et plus détaillée qu'ils ne le soupçonnent encore eux-mêmes, on ne saurait douter non plus un seul instant que des résultats à tout le moins aussi heureux constatent la longévité et assurent l'authenticité des annales de la Perse.

Il n'y a donc autre chose à faire, on ne saurait trop le répéter, qu'à se laisser guider par ces annales, à les suivre patiemment dans leurs méandres, car elles plongent aux plus profondes ténèbres du passé, à écouter sans cœur leurs divagations, car elles ont été remaniées par bien des esprits, par bien des générations ; à ne pas trop s'étonner des couleurs bizarres et peu conformes à la raison européenne dont elles sont revêtues, car c'est un peuple asiatique qui parle de lui-même et qui se voit à sa manière ; enfin, à ne rien omettre, à ne rien oublier, à ne rien mépriser, car les moindres fragments de cet édifice antique ont un prix sur lequel il est parfois difficile de se prononcer avec pleine compétence, mais qu'il peut être dangereux de dédaigner.

 

 

 



[1] Au commencement du khalifat des Abbassides, un certain mage, appelé Behzad, avait déjà converti trente mille hommes, dans le Khoraçan, à la loi de Zoroastre, quand Abou-Moslem-Morouzy marcha contre lui, le battit et dispersa ses disciples.

[2] L'auteur d'un des livres les pins importants que j'aie trouvés en Perse, et que je cite assez souvent dans ces pages, l'humble Abdoullah-Mohammed, fils de Hassan, fils d'Isfendyar, ainsi qu'il se nomme lui-même, et qui était né l'an 606, montre assez bien dans sa préface quelle était la préoccupation de son temps pour le passé. Il raconte qu'étant un jour dans la bibliothèque dut collège du Roi des rois, le victorieux Houstem, fils de Shahryar, il trouva parmi les livres qu'il compulsait quelques volumes sur la dynastie des Gawyans. Il lui revint alors en mémoire que le roi Sayd-Hessam-Eddoouleh lui avait demandé souvent de quelle famille et tic quelle race étaient ces rois du Taberystan appelés Gawyan, et s'il ne pouvait lui donner à leur égard quelques renseignements. Mais, continue Abdoullah-Mohammed, je dus lui répondre que, excepté par les questions qu'il m'adressait, je n'avais jamais entendu parler ni de ces princes ni de leur titre dans aucun des pays ni dans aucune des villes que j'avais pu visiter, et qu'on ne savait de l'histoire du Taberystan que ce qui avait été compilé dans l'Arend-nameh ou Awend-nameh au temps du roi Hessam-Eddoouleh, Shahryar de Garen, d'après les dires des gens de la campagne et les traditions du peuple. Plein du souvenir de cette conversation, je m'empressai alors de lire les fragments que je découvrais, et je reconnus qu'ils avaient justement pour sujet l'histoire du Taberystan. Charmé de l'élégance du sage dans lequel ils étaient rédigés et de l'intérêt du contenu, je me décidai à les traduire. Ensuite, cinq ans après, je trouvai un Livre de généalogies qui me fut vendu par un boutiquier, et que Daoud Yezdy avait fait traduire du syndhien en arabe par un Syndhien, nommé Ela-Ibn-Sayd, dans l'année 97. Je trouvai, dans la même occasion, une autre généalogie traduite du pehlewy en arabe par Ibn-el-Mogaffa.