HISTOIRE DES PERSES

LIVRE PREMIER. — PREMIÈRE ET SECONDE FORMATION DE L'IRAN.

CHAPITRE X. — CONTRÉES SITUÉES AUTOUR DE L'ELBOURZ.

 

 

La région de l'Elbourz s'élève au centre des territoires que je vais décrire. C'est de là que partira le mouvement agressif contre les Assyriens. C'est là que la victoire finale sera célébrée ; c'est là enfin que le nom de l'Iran, transporté une fois déjà des régions tout à fait primordiales du nord-est dans le Vara de Djem-Shyd, et depuis de longs siècles politiquement effacé, se retrouvera tout à coup plus brillant que jamais et manifestera sa seconde apparition. Dans la période qui commence, l'Iran, ce sera par excellence la Montagne, et jusqu'à la conquête musulmane, à partir de ce temps, c'est-à-dire pendant un laps de siècles très considérable, la Montagne continuera à être l'Iran, sinon d'une manière exclusive, du moins dans ce sens qu'elle en sera la partie la plus vraiment nationale et la plus chère à la tradition historique et religieuse. Des provinces riches, favorisées par la nature et par les travaux de l'art, pourront devenir le siège d'une civilisation plus brillante et prendre une importance plus apparente, mais, en réalité, le cœur de la nation restera toujours dans l'Elbourz.

A l'ouest était située la Médie. C'est ce que la Chronique persane appelle le royaume de Khawer. Ecbatane ou Hamadan, ou encore Khendan et même Batan, car on trouve toutes ces formes, était la capitale de cette contrée possédée par Koush-Héféran, dont la maison formait une branche du lignage de Zohak, et régnait directement sur les Mèdes et sur les populations situées à l'orient de l'Assyrie. Le royaume de Khawer était ainsi l'instrument naturel des volontés dis suzerain ninivite quand il voulait agir dans le pays des Djemshydites.

La population de la Médie était double, je l'ai déjà indiqué, mais c'est le moment de revenir avec plus d'insistance sur ce point. Le fond, les basses classes, appartenait à ces résidus de races mêlées qui, avec l'adjonction des aborigènes noirs, formaient les nuances chamites, sémites et chamo-sémites, dont l'ensemble, déjà assez bigarré, constituait la masse de la famille assyrienne. Au-dessus de cet élément populaire et le dominant, apparaissaient des tribus pastorales, auxquelles l'histoire a donné plus particulièrement le nom de Mèdes. Elles étaient arianes, mais scythes, et non pas iraniennes, et en voici les preuves : primitivement elles avaient porté le nom même d'Admis, Arii, et Hérodote, qui le certifie, ajoute qu'elles n'y renoncèrent que lorsque Médée fut venue s'établir au milieu d'elles[1] ; puis le nom de Chozirus, un de leurs rois, se retrouve dans celui de la nation célèbre et certainement scythique des Khazars, campée à une certaine époque sur les bords de la Caspienne, qui en avait reçu le nom de mer de Khozer ; ensuite un autre nom de roi issu de la souche médique, Mardokempad, est formé sur le mot mard, un homme, dénomination d'une célèbre tribu scythique ; enfin les peuples habitant sur la frontière septentrionale de la Médie, ceux qui séparaient cette province de l'Elbourz, possession extrême des races iraniennes, ceux qui vivaient dans le Ghylan, dans l'Arran, dans les plaines de Soultanyeh, dans le pays de Silva et de Goum, les Tapyres, les Amardes, les Gèles, les Caduses, les Dahæ, étaient tous de race scythique, et ainsi les Mèdes se trouvant enveloppés au nord et à l'est dans un réseau de nations scythes et n'ayant pas un seul point de contact avec les Iraniens, à moins (l'aller chercher ces derniers chez eux pour les combattre, rien n'indique qu'ils aient pu appartenir à leur groupe. Le Koush-nameh dit positivement qu'ils n'en faisaient pas partie. Pour ce livre, les peuples d'Hamadan ou du Khawer ne sont pas Iraniens à l'époque de Zohak et ne l'ont jamais été auparavant. C'est une dépendance des nations occidentales. En même temps l'auteur ne confond pas du tout le Khawer avec les territoires purement sémitiques, ses alliés ou ses maitre§, et il établit très bien que cette terre, quoique en relations étroites avec l'empire assyrien, en est cependant distincte. D'autre part, il répète fréquemment que les peuples de l'Elbourz ne pouvaient pas comprendre le langage parlé à Hamadan, et qu'il leur fallait, pour l'expliquer, recourir à des interprètes, aussi bien que lorsqu'ils avaient à s'entretenir avec les peuples du Caucase ou (les rives de la Caspienne. Hérodote établit le même fait quand il nous montre les Scythes en possession d'usages mèdes, parlant un langage qui est le médique, et portant jusqu'au bord de l'Adriatique sur leurs chariots voyageurs des usages identiques à ceux des habitants mèdes des monts Alwend.

Il est si intéressant de voir la Chronique persane en accord parfait avec les documents grecs, que je ne résisterai pas au désir de m'appuyer sur ces derniers toutes les fois que s'en présentera l'occasion, et, dans le cas actuel, ce n'est pas seulement Hérodote qui peut servir de garant au poète du Koush-nameh, c'est aussi la mythologie, de sorte qu'en la comparant aux dires des annales orientales, on confirme ces dernières, et on parvient encore à jeter sur les récits les plus obscurs de la genèse hellénique des clartés qui en font mieux comprendre le mode de formation, l'Age reculé et l'importance historique.

Hérodote disait que les Mèdes eux-mêmes se prétendaient originaires des pays du Caucase. Pour l'historien d'Halicarnasse, cette opinion, se rattachant à la fable de Médée, n'avait rien que de très acceptable. Il raconte d'abord que lorsque les Scythes envahirent l'Asie à l'époque oui les Mèdes faisaient sous Cyaxares le siège de Ninive, ils étaient commandés par un roi nommé Madyès, et ce nom est assurément identique avec celui des Mèdes, soit que les Scythes dont il s'agit ici fussent originairement la nation même dont les Mèdes proprement dits s'étaient détachés, soit que la racine du mot mad se fut conservée et chez les Mèdes et chez les Scythes avec un sens honorable. Dans le paragraphe suivant, Hérodote ajoute que depuis le Palus-Méotide, an delà duquel habitent les Scythes, jusqu'en Colchide, il y a trente journées de marche, mais qu'aussitôt parvenu dans la Colchide, on a peu de chemin à faire pour arriver en Médie ; qu'une seule nation, les Saspires, sépare les deux territoires, et par conséquent présente un obstacle assez faible.

Il est clair que de la Colchide, dont Hérodote détermine l'emplacement d'une manière très nette en rappelant que ce pays est situé sur le Phase, jusqu'en Médie, il y a plus loin que ne le suppose l'historien grec. Mais précisément son erreur sert d'autant mieux à montrer combien il jugeait le rapport intime entre la Colchide et la Médie, et comme il n'a pas connu lui-même la route qu'il décrit, il ne fait que partager et reproduire l'impression des Mèdes de Babylone, qui, persuadés de la connexité ethnique des deux pars, diminuaient, probablement sans le vouloir, les difficultés des distances et les embarras de différente nature qui semblaient s'élever contre leur opinion. Ici, on le voit, l'histoire grecque est bien d'accord avec la tradition persane.

Quant à la mythologie, voici comment elle conçoit ce qui se rapporte à la nation des Mèdes. Le Soleil, dit Homère, fut père d'Æétès et de Circé, et Æétès donna le jour à Médée. Celle-ci n'est indiquée que par l'Odyssée, sous le nom qui lui est généralement attribué. L'Iliade l'appelle Agamédé et la fait fille d'Augias. Mais ce poème fixe l'identité avec Médée en disant qu'Agamédé connaît tous les poisons ou remèdes que la terre nourrit, et comme Augias est pour plusieurs mythographes, tels que Pausanias, par exemple, fils du Soleil aussi bien qu'Æétès, il n'y a pas moyeu de s'y tromper. D'après Diodore, Médée est fille d'Æétès et d'Hécate, fille elle-même de Persé, et elle est sœur de Circé et d'Ægialée.

Elle a pour enfants Mermeros et Phérès, suivant Hésiode, ainsi que Médeius. Kinæthon ne connaît qu'Ériopis et Médus, qu'il donne comme issus de Jason. D'après Diodore et quelques autres, Médée avait eu Médus d'un roi d'Asie, postérieurement à la rupture de son mariage avec le chef argonaute, et après qu'elle fut revenue au lieu de sa naissance. D'après un autre souvenir, également conservé par Diodore et par Hygin, Médus avait pour père Égée ; Médée s'enfuit avec lui en Colchide, et là à jeune héros tua Persès qui s'était emparé du trône, et vendit le pouvoir à son grand-père Æétès.

Il est inutile d'insister sur la partie du mythe qui au moyen de Jason rattache la famille de Médée aux généalogies éoliennes, et par l'intervention d'Égée rend Athènes participante à la gloire de la déesse de Colchide. Mais il faut examiner ce qui vient d'être dit au point de vue asiatique.

Les noms de Phérès et de Mermeros sont l'un et l'autre familiers à la légende iranienne. Dans le premier on reconnaît le mot Fars, qui dès la plus haute antiquité a été attribué aux Perses, et c'est bien aussi l'intention de la légende de rattacher les Perses à la même souche que les Mèdes, puisque l'on voit dans une de ses variantes, qui paraît déjà dans l'Odyssée et dans Hésiode, Versé figurer comme mère d'Æétès et de Circé, et en même temps Persée est aussi fils (lu Soleil et de Persé, et frère d'Æétès et de Circé. Homère dans l'Hymne à Cérès, Hygin et Apollodore racontent ainsi le fait, et Hérodote, se transportant sur le terrain de l'histoire positive, déclare que l'éponyme des Perses était le fils de Persée et d'Andromède. Je reviendrai en son lieu sur cette dernière version, je me borne ici à remarquer que la tradition hellénique ne doutait pas plus de l'identité primitive d'origine des Mèdes et des Perses que ne le fait la légende iranienne.

Quant à Mermeros, il est beaucoup moins célèbre que son frère, et visiblement les mythographes grecs ne savent qu'en dire. Les uns le font tuer par sa mère à Corinthe ; les autres, comme l'auteur des Vers naupactiens, qui semble n'avoir pas adopté l'idée de l'infanticide, assurent que Mermeros périt à la chasse sur le continent d'Épire, en face de Corcyre, où vivaient ses parents. La tradition persane a fait moins encore pour ce héros, elle s'est bornée à conserver son nom, et on le verra plus tard porté par un des guerriers les plus illustres de la guerre contre les Assyriens.

Il n'y a rien à dire des noms de Médée elle-même, Médeius, Médus, qui parlent assez d'eux-mêmes. Pourtant Agamédé renferme quelque chose encore qui n'a pas été dit. Hygin raconte qu'elle eut de Poséidon, ou Neptune, trois fils, Bélus, Aktor et Diktys. Le premier se rattache à l'histoire mésopotamique ; le second figure comme ancêtre de Phinée, tué par Persée, et comme Phinée est aussi considéré comme fils de Bélus, frère d'Ægyptus, de Danaüs et de Céphée, le nom d'Aktor indique une origine et une descendance asiatique. Diktys se joint de même à l'histoire de Persée, car c'est lui qui sur l'île de Sériphe trouva le coffre dans lequel Danaé et son fils étaient exposés, et qui lés sauva. De l'ensemble de ces noms et de leur enlacement dans des légendes connexes, il résulte que la tradition hellénique avait gardé la mémoire d'une parenté mutuelle entre les Mèdes, les Perses, et au moins certains groupes arians descendus en vainqueurs jusqu'à Babylone et ailleurs, jusqu'en Égypte même, et que tous ces groupes, toutes ces nations parentes avaient pour point de départ, ou plus exactement pour dernière station commune, les pays du Caucase, depuis la Colchide jusqu'à la Caspienne. Ces populations antiques, on petit les nommer scythes ; ce seront alors des Scythes très anciens ; on peut encore, si on le préfère, et peut-être plus exactement, les nommer arianes, sans chercher à les définir de plus près. Dans l'un et l'autre cas, on ne doutera pas qu'à un certain moment elles n'aient contenu dans leur sein et considéré avec raison comme leurs congénères ces tribus grecques qui devaient les quitter pour marcher non pas avec elles au sud du Caucase, mais isolées et bien à l'ouest. Les récits obscurs et désordonnés qui viennent d'être relevés plus haut sont les souvenirs de faits accomplis avant et au temps de la séparation, sans quoi les Grecs, les plus oublieux des hommes de tout ce qui ne les touchait pas directement, les plus absorbés dans leur individualité, les plus dédaigneux de l'histoire d'autrui, se seraient gardés de les recueillir et surtout de les mêler étroitement à leurs annales mythiques. Ils ont fait pour se les approprier d'une manière absolue tout ce qu'il était possible de tenter. Ils ont transporté à Corinthe, à Athènes, à Corcyre, aux environs de la Sicile, ces noms, ces actes relatifs à des personnages qui n'ont jamais approché de l'Europe de plus près que les rivages orientaux de la nier Noire. C'est là mie opération qu'ils ont pratiquée pour un très grand nombre de détails relatifs aux temps ou ils n'étaient pas encore descendus dans l'Hellade. Il faut en démêler la raison. Alliés plus tard aux populations aborigènes de cette dernière région, descendus parmi elles non pas eu masses compactes, mais par petites troupes d'émigrants, de coureurs, d'envahisseurs, d'alliés domiciliés. et cela à des époques différentes embrassant un laps do temps plus ou moisis considérable, ils ont été contraints d'entrer dans des nationalités étrangères, par conséquent d'adopter des traditions autochtones et de se dire autochtones eux-mêmes, et aussi de conserver l'impression plutôt que la mémoire bien vive et bien nette des événements qui leur étaient exclusivement propres. et qu'ils apportaient d'Asie soit par la Thrace, soit en suivant les rivages de l'Hellespont. De la pour une même ville deux légendes absolument dissemblables et impossibles à concilier ; de là un effort constant pour introduire dans les généalogies une logique, une cohésion qui à tout moment échappe : de là des tentatives plus ou moins adroites pour transporter sur le sol de la Grèce, ou absolument on voulait que la race hellénique eût commencé, des incidents accomplis ailleurs : de là enfin ce goût pour établir des synchronismes, faute desquels la manie, devenue générale chez les Éoliens surtout, les plus nombreux et les plus anciens des Grecs, de se donner pour aborigènes, ne pouvait trouver satisfaction, et qui pourtant révélait à chaque instant par des contradictions flagrantes que, quoi qu'on en eût, une partie de la race au moins, et assurément la plus belle, la plus active, n'était pas autochtone, ce dont on n'était pas disposé à convenir, car il eût fallu avouer un lien d'origine avec des peuples qu'on prétendait barbares. Et cependant, la vérité était si pressante qu'elle se faisait place. Il fallait la confesser quelquefois, même en face de la foule grecque la plus entêtée de son indigénat prétendu, et c'est ainsi qu'Eschyle faisait dire à Atossa, en plein théâtre de Bacchus, devant les Athéniens rassemblés :

Il m'a semblé voir deux femmes apparaître, magnifiquement vêtues ; l'une était parée de l'habit des Perses, l'autre de l'habit dorien ; leur taille avait plus de majesté que celle des femmes d'aujourd'hui ; leur beauté était sans tache ; c'étaient deux filles de la même race, c'étaient deux sœurs. Le sort avait fixé à chacune sa patrie : l'une habitait la terre de Grèce, l'autre la terre des Barbares.

Assurément, si un sentiment confus sans doute, mais cependant très vif, de la réalité d'un fait aussi nettement exposé n'avait pas existé chez les spectateurs, le poète n'aurait pu même concevoir l'idée, au lendemain de Salamine, de venir parler aux vainqueurs de leur parenté avec les vaincus. Il l'a fait, parce qu'au fond, et sans s'expliquer exactement comment la chose était possible, les Grecs pensaient ce qu'il osait dire. Le Grec fut toujours le moins logique, le moins précis et le plus sophistique de tous les hommes, et il ne parut jamais difficile à son imagination ni à sa vanité de concilier des choses inconciliables. Il importait aux Éoliens de Corinthe, dépositaires les pins directs des souvenirs de la Colchide relatifs aux migrations des Mèdes, de conserver ces traditions ; ils les conservaient donc, mais en les mélangeant avec l'histoire des aborigènes au milieu desquels ils s'étaient fondus, et connue ils avaient oublié que leurs ancêtres eussent résidé ailleurs qu'il Corinthe, les enfants de Médée devenaient des Grecs. La facilité avec laquelle s'opérait ce dépaysement des légendes est attestée par des exemples très modernes. Philostrate, dans la vie d'Apollonius de Tyane, rapporte que les habitants d'Antioche s'étaient emparés de la fable arcadienne de Daphné, et si empiétement, que non seulement ils montraient sur leur territoire un fleuve qu'ils appelaient Ladon, comme le père de la nymphe, mais ils possédaient aussi un laurier qui n'était autre que le produit de la métamorphose de Daphné elle-même. De sorte que Daphné n'était Hus une fille hellénique ; l'expansion de la race grecque l'avait forcée de s'expatrier, et il parait bien que les gens d'Antioche étaient aussi satisfaits de leur conception relativement à l'amante d'Apollon, que ceux de Corinthe avaient dû l'être en ce qui concernait la fille d'Æétès et sa famille.

Mais, pour en revenir à notre sujet, on doit induire de ce que les Grecs connaissaient le lieu d'origine des nations unies des Mèdes et des Perses, que la migration de celles-ci avait eu lieu avant que les bandes helléniques qui produisirent les Éoliens se fussent séparées des Groupes arians occidentaux dont elles faisaient primitivement partie. En conséquence, la formation en corps de peuples distincts est plus ancienne pour les Mèdes et pour les Perses que pour les plus anciens Grecs eux-mêmes. Je rentre maintenant dans la nomenclature des pays et des peuples situés autour de l'Elbourz.

Au nord de la Médie, on pénétrait sur le territoire des Arméniens. La composition des différentes couches ethniques constituant ce peuple était à peu près la même que celle de ses voisins : un fond sémitique, des Arians-Scythes venus du Caucase ; il y faut joindre des Arians-Thraces arrivés île l'Hellespont. Hérodote et Eudoxe affirment ce dernier point, et je ne crois pas que les efforts tentés dans ces derniers temps aient réussi à le rendre douteux. Peut-être y avait-il aussi là des Slaves ou des Celtes.

En passant maintenant an sud de la Médie, on trouvait la Perside et la Susiane. Le Koush-nameh divise ces territoires en plusieurs parties : il y dénomme le Rézyleh, le Mahy, le Shazedeh qu'il qualifie de pays fameux, le Fars proprement dit, le Roubeleh-Gherd, le Youlès, le Terfeh et le Kyrwan. Il semblerait qu'il faut reconnaître surtout la Susiane dans le deh ou territoire de Shaz. Le Livre des routes et des provinces d'Ibn Khordadbeh compte deux districts appelés Mah parmi les régions de la montagne de Rey. Évidemment ce n'est pas de ces provinces qu'il s'agit ici. Restons dans le sud. La terre y est habitée de la même façon que la Médie, mais avec une surabondance d'éléments aborigènes, chamites, chamo-sémites, sémites, entourant la population ariane. En joignant aux contrées qui viennent d'être nommées le Kerman, qui pendant de longs siècles n'a pas été distinct de la Perside, on a à peu près le contour du royaume de Khawer, vassal de l'Assyrie, et comprenant ainsi l'Arménie, la Médie et la Perside avec le Kerman et la Susiane. Quelques savants modernes de la Perse, qui ont rencontré le nom des Germains dans des livres traduits des langues européennes, commencent à émettre l'avis que les Kermanys ont avec ces peuples une identité d'origine. Je l'ai entendu soutenir à Lessan-el-Moulk, l'auteur du Nasekh-Attevarykh. Mais c'est une idée que je ne mentionne ici que pour mémoire. Elle n'a rien d'original.

Les villes principales de la Médie étaient Hamadan ou Ecbatane, Kazéryn, dans le Fars, et Afrykyeh. C'était dans cette dernière cité que le roi tenait ses trésors. On peut y voir une capitale ancienne de la Susiane.

Le Koush-nameh divise en quatre races les sujets du roi de Khawer : les Zohakys ou Tazys, ce sont les Assyriens, les Chamo-Sémites et Sémites ; les Pvl-Goushans, gens à oreilles d'éléphant, ce sont les aborigènes noirs ; les Tjynys, ce sont les Arians-Scythes, les Mèdes proprement dits et les Perses, leurs parents et leurs alliés ; enfin il nomme les Iraniens, et il faut voir dans ces derniers les colons établis sur quelques points des territoires médiques après avoir été enlevés à leurs contrées natales, les otages que les nouveaux -aitres se procuraient et détenaient dans leurs villes, et enfin la population même de l'ancien empire iranien annexé désormais au royaume médique.

Il est curieux de comparer encore cette classification d'un poile asiatique avec les souvenirs que nous a transmis le mythe grec. Persée, on l'a vu plus liant, est issu du Soleil au même titre que Médée ; il lui est étroitement apparenté. Il a un autre point de contact ou Outil de ressemblance avec l'éponyme des Mèdes, c'est que si le nom porté par la déesse se multiplie sur la tête de ses enfants Médeius, Médus, il en est absolument de même pour le nom de Persée, puisqu'on trouve Persé, fille de l'Océan, femme d'Hélios, mère d'Æétès et de Circé ; Persès, père d'Hécate, fils du Soleil et de Persé, frère d'Æétès et de Circé ; Persès, fils de Persée et d'Andromède. Ces deux racines Med et Pers ainsi redoublées, montrent leur extrême importance, et, en effet, on devait y tenir, puisqu'il s'agissait de l'origine de deux peuples considérables, issus de la plus noble des races.

Sur ce dernier point, la légende hellénique ne marchande rien. Ce n'est pas assez que l'origine de Circé, d'Æétès, de Persé, de Persès, se rattache au Soleil, l'image la plus sensible de la Divinité telle que les Arians l'avaient comprise, une tradition plus auguste encore relève le lignage des Perses jusqu'à la source même des êtres. C'est le Dieu céleste qui descend auprès d'une mortelle et vient donner le jour à Persée. Il vient, et sous la forme que le Vendidad lui-même aurait sans doute indiquée comme la plus digne du dieu, s'il avait raconté cette histoire, il vient comme une pluie d'or. On n'a pas oublié combien cette idée d'assimiler la race ariane et ce qui a rapport à elle an métal précieux par excellence se reproduit fréquemment. L'or d'une part, le soleil de l'autre, ce sont là pour les livres parsys, pour l'histoire écrite et pour la tradition orale et pour les habitudes de langage de la Perse, les points ordinaires de comparaison quand il s'agit du peuple persan, de ses grands hommes et de son pays. On n'a pas oublié non plus que les Grecs appelaient hommes de la race d'or les premiers habitants qu'ait eus l'univers.

Ainsi, Persée vient à la fois de l'or et du Soleil, et pardessus tout du Dieu céleste[2]. Son premier exploit est d'avoir affaire à la Gorgone, car, dans la forme du récit mythique la plus ancienne, dans celle qu'a conservée Homère, il ne se montre qu'une seule de ces créatures terribles, Gorgo. Son regard est épouvantable. Sa tête, coupée par le héros, est attachée à l'égide de Jupiter. Le nom de Gorgo n'est pas autre chose que le mot vehrka, dans la forme persane gourg, qui signifie un loup. Le zend nomme Vehrkana la province que le dialecte qui a prévalu appelle aujourd'hui Gourgan ; c'est l'Hyrcanie. Persée, comme tous les héros arians, trouvait l'emploi le plus ordinaire de son audace et de sa force dans la poursuite et la destruction des bêtes de proie, parmi lesquelles le loup était singulièrement redoutable et par sa rapacité et surtout par sa multiplication. L'idée des loups, la peur des loups se représentent constamment dans les contes de l'Iran et du Caucase ; Persée put donc être considéré excellemment comme un destructeur de loups, ainsi qu'Apollon Lycien.

Mais à cette façon de concevoir ce personnage, on doit eu ajouter une autre qui peut-être est plus complète, et c'est Diodore qui en fournit l'occasion[3]. Égaré par les confusions géographiques dont s'entoure le nom de l'Éthiopie, pays qui pour les Grecs embrasse les confins de la terre aussi bien à l'orient qu'au midi, l'auteur hellénique place en Afrique, quand ce devrait être à l'est du monde, l'empire de cette race d'hommes qu'il appelle les Atlantes, ri qui ne sont autres que les Arians primitifs. S'ans violenter en rien son texte, dans ce qu'il » d'important pour nous, il nous faut en transporter la scène à l'est du Caucase, au delà de la Caspienne. La clarté y gagnera.

Les Atlantes donc, raconte Diodore, habitaient une contrée fortunée, munie d'un grand nombre de villes non petites. Les dieux y ont pris naissance dans le voisinage de l'Océan. C'est tout fait l'opinion scandinave. Le bonheur de ces populations d'élite fut troublé par une invasion d'Amazones qui firent d'abord de grands rayages ; mais enfin, apaisées par la soumission des Atlantes, les femmes guerrières s'établirent dans la contrée, ct, renonçant à lui nuire, se chargèrent de la défendre. Myrine, leur reine, se montra pleine de bon vouloir pour ses alliés, et elle attaqua, en leur nom, un peuple redoutable qui les gênait depuis longtemps et que l'on nommait les Gorgons.

Les chances de la guerre ne furent pas favorables aux Amazones. Après des combats sanglants, les Gorgons obtinrent et gardèrent la supériorité, jusqu'au jour où Persée, fils de Jupiter, parut et tua Méduse, leur reine. On peut considérer cette manière de présenter les faits comme fournissant l'indice de guerres locales entre les Arians proprement dits, les nations amazones dont je parlerai plus tard, et les Gorgons, tribu propre à l'Hyrcanie et descendue plus tard dans la Médie. Persée en vint à bout et remporta une victoire passagère qui n'empêcha pas les Mèdes de régner longtemps sur sa nation. Lui-même paraît être la représentation d'une bande voyageuse à la recherche d'une demeure fixe.

Il descendit vers le sud, du côté du golfe Persique, et y épousa Andromède. Celle-ci était la fille d'un Éthiopien, chef d'aborigènes, Céphée ; ce n'était pourtant pas un noir, puisqu'il était issu de Bélus. C'était un Sémite commandant à une population noire. Andromède était une métisse, et les descendants qui provinrent d'elle et de Persée, par Perses, leur fils, furent des métis comme leur mère. On peut constater ici à quel point la légende grecque se conforme aux allégations conservées par le Koush-nameh : des Assyriens, c'est Céphée[4] ; des noirs, ce sont les Éthiopiens, sujets de Céphée ; des Arians-Scythes, c'est bien Persée, héros vagabond descendu de la Colchide, et de plus, on voit comme le nom des Mèdes se reproduit sans cesse à côté de lui, dans le développement. entier de sa vie et à propos de ses principaux exploits ; c'est d'abord Méduse, puis c'est Andromède, enfin son meurtrier est Médits, fils de Médée. Tant d'indications sont éloquentes sans doute.

Je ferai encore remarquer un point confirmatif de ce que j'ai avancé plus haut quant au rapport chronologique unissant l'époque où les Mèdes se sont séparés des nations arianes à celui où, à leur tour, les Grecs ont quitté ces mêmes nations. Évidemment, les Mèdes étaient partis les premiers, puisque le mythe grec confiait l'histoire de leur formation. Il en est de même pour les Perses. Les Grecs savaient, au moment où leurs souvenirs commencèrent à se troubler, que les Perses n'étaient qu'une branche détachée des Mèdes, que ces émigrants avaient marché beaucoup plus loin que ces derniers vers le sud des pays de l'Aurore, que là ils s'étaient alliés par mariage aux Sémites, lesquels l'étaient aux Éthiopiens, aux noirs composant la population primitive du pays. On connaissait tous ces détails au temps d'Homère, et, ainsi que les chants de ce poète l'indiquent, on n'avait guère alors que des notions vagues sur les contrées dont il est question ici ; ce peu qu'on en savait remontait à une date très reculée, où les destinées des Perses aussi bien que celles des Mèdes avaient intéressé directement les parents laissés par eux dans la patrie du Caucase et des contrées environnantes, et au nombre desquels étaient les aïeux des Grecs, encore bien éloignés du jour où ils devaient se rendre dans leurs demeures définitives. Tel est le résultat que présente la comparaison de la tradition grecque avec la tradition asiatique.

Avant de quitter la Médie et les pays annexes, je dois expliquer la dénomination générale de Khawer que, d'accord avec les écrivains orientaux, j'ai appliquée souvent jusqu'ici à l'ensemble de ces pays. La signification de ce mot est facile en elle-même. Suivant le point où l'on se place en pensée, Khawer peut signifier tout aussi bien l'Orient que l'Occident. Mais ici, la nature des choses indique que ce terme s'applique aux territoires situés au nord, au sud et à l'ouest d'Hamadan. Tons les auteurs persans ou arabes ne s'en sont pas unanimement servis. Ceux qui l'emploient sont, ou des hommes de l'est, du Khoraçan principalement, ou des compilateurs des livres produits par ces hommes. Mais si le mot Khawer a besoin d'une explication pour être bien compris, il en est un autre que j'ai déjà cité une fois, tout à l'heure, qui revient sans cesse dans les grands poèmes historiques de la Perse et qui demande à être examiné de plus près encore. C'est Tjyn ou Tjyny ; ce nom sert généralement à désigner les Scythes, mais il trouve aussi d'autres applications.

Le Tjyn, dans le sens le plus ordinaire, vent dire le pays gouverné directement ou indirectement par Zohak. Dans la proportion où la domination assyrienne perd du terrain, le Tjyn se resserre. Lorsqu'il ne sera plus question de Zohak et que son empire aura disparu, le Tjyn sera la contrée située au nord de l'Elbourz, à l'est et à l'ouest de la Caspienne, et, par conséquent, les Tjynys seront les Arians-Scythes.

Cette façon de parler date, pour les chroniqueurs persans et arabes, de la conquête mongole. Ce temps leur a appris à considérer la Chine comme un grand et puissant empire. Sur cette notion, ils ont greffé celle-ci, que cet empire était situé dans le nord-est ; puis ils ont remarqué que c'était aussi du nord-est que venaient les innombrables et irrésistibles armées qui, couvrant périodiquement toute l'Asie, lui portaient la servitude ; enfin, ils ont vii ces mêmes armées s'étendre également dans l'ouest au delà de leurs provinces et dans le nord-ouest au-dessus. De toutes ces observations il est résulté que le mot Tjyn a désigné : 1° un immense état, quel qu'il fût ; 2° les peuples non chinois du nord, du nord-est et du nord-ouest, belliqueux et redoutables, à l'exemple des Mongols ; 3° les Assyriens, possesseurs de ces qualités et antiques créateurs de grands établissements ; 4° les Scythes, jadis fort à craindre et résidant au nord de l'Iran.

Une dénomination si approximative a été, pour cette cause, accompagnée de plusieurs autres. Ainsi on lui a substitué souvent celle de Turk ou de Tourany avec les mêmes acceptions, et lorsqu'on a voulu palier d'une façon plus particulière, plus spéciale de l'Assyrie, en l'isolant des pays mèdes et scythes, on a dit le Bakhter. Cette expression était déjà connue sous les Sassanides, et les livres liturgiques écrits à cette époque mentionnent l'Apakhtara, mais ils en font le pays du Nord. Les Persans et les Arabes l'ont conservée, et surtout les auteurs des dixième et onzième siècles l'emploient avec prédilection. C'est encore un de ces mots sans précision et que l'on voit reparaître, en maintes circonstances, pour indiquer toute l'Asie antérieure et même l'Europe. Le plus communément toutefois, le Bakhter, c'est l'Orient par rapport au Khawer, qui, alors, est l'Occident ; le Tjyn devient le nord-est ou le nord. L'Iran sent reste un pays strictement défini dans le catalogue de ces contrées changeantes, bien que lui non plus n'occupe pas toujours la même place. Il a été d'abord au delà du Thibet, avec les habitants de l'Ayryana-Vaëja ; il s'est ensuite transporté jusqu'aux rives du lac Pouytika, perdant du terrain par derrière ; au moment on nous sommes arrivés, la légende ne le voit plus guère que dans la seule contrée de l'Elbourz, jusqu'à ce que, grandissant par des conquêtes successives, il vienne longer l'océan Indien d'une part, le golfe Persique de l'autre. Mais il n'en est pas encore là.

Après le Kerman, partie de la Perside, extrémité orientale du Khawer ou royaume médique, se présentaient, au sud, des territoires peuplés d'aborigènes à peu près indépendants ; puis le Mekran qui se trouvait dans le même état ; seulement, vers les derniers temps de la domination de Zohak, ce pays fut conquis par les Assyriens, et reçut, avec des colonisations sémites, une maison royale qui resta dans le vasselage des dynasties d'Hamadan.

Au delà du Mekran, en remontant vers le nord, on parvenait à la frontière des anciens pays iraniens. Depuis la chute de la souveraineté nationale, des changements considérables avaient eu lieu dans la constitution ethnique et dans la distribution politique de ces contrées. Les Assyriens n'avaient pas pu garder le domaine intégral de toute la région. Peut-être, vers la fin du premier empire, les Arians-Scythes, descendant de l'extrême nord, avaient-ils déjà réussi à enlever au sceptre des Djemshydites quelques-uns des pays situés en deçà de l'Oxus. On le pourrait induire de ce qui a été dit plus haut de ce royaume scythique auquel le dernier Djemshydite avait demandé une épouse, et où, après sa défaite, quelques auteurs le font chercher un asile.

Quoi qu'il en soit, dans les derniers temps de la domination ninivite, on aperçoit au nord du Kaboul un État vassal de Zohak, en relations continues d'amitié ou de guerre avec l'Inde ; c'est le royaume de Zawoul. Ennemi constant de son voisin méridional, le peuple de Zawoul réussit à tourner son adversaire et à faire des conquêtes durables à l'ouest de ses domaines. De là, il descend sur l'Itomand ou Étymandre, qu'il couvre de colonies scythiques, et toute cette contrée s'appelle désormais, du nom de ses nouveaux possesseurs, le Sekestan ou la Sacastène, le Seystan, suivant la prononciation moderne, le pays des Sakas on Scythes.

A l'est de ce royaume de nouvelle formation, Kandahar ou Kophen, avec ses immigrations assyriennes, se caractérise par une alliance étroite avec le Kaboul, dont les rois, fort occupés à résister à l'esprit d'entreprise de leurs rivaux les Scythes, et de leurs adversaires de tons les temps les 'Hindous, montrent un dévouement absolu à Zohak, qui les soutient tantôt contre les uns, tantôt contre les autres.

Au-dessus du Kaboul se place le Thibet, dans lequel il faut reconnaître avec le Zawoul et les pays occidentaux étendus jusqu'à l'Oxus, le Ladakh actuel et ses annexes. A l'ouest apparaît Héra ; ce territoire porte, au moment de la légende dont nous nous occupons, le nom de Ferkhar.

Ces contrées diverses sont dépendes comme étant d'une grande richesse et regorgeant de population. Stériles aujourd'hui, on sait, en effet, combien leur sol, dévasté par les tribus turkomanes et surtout par le défaut d'habitants, est foncièrement productif, car il a été, sous les premières dynasties musulmanes et jusqu'à l'époque de Tamerlan, le point le plus opulent, le mieux cultivé de l'Asie. An déclin de la puissance assyrienne, les invasions scythiques, en pénétrant ces provinces de part en part, leur avaient apporté une recrudescence considérable de vivacité, d'énergie et de pureté arianes. Plus que jamais on les trouve alors fidèles à l'ancien culte. Mais les intérêts qui les séparent elles rendent hostiles les unes aux autres, retardent l'explosion d'affranchissement.

En marchant toujours vers le nord et dépassant cette fois la Sogdiane, occupée au moins en grande partie par les Scythes, on arrive, dit le Koush-nameh, à des déserts infranchissables. Ces déserts bordent la bande septentrionale de la Caspienne et forment hi partie inconnue de cette géographie primitive. On les laisse donc, et, descendant vers le midi, on traverse l'Hyrcanie, puis on entre sur les terres de l'Iran proprement dit, à Asterabad. On suit les rivages de la mer, contrée toute marécageuse et abandonnée, et l'on se trouve à l'angle occidental, que la légende nomme le Matjyn et qui est aujourd'hui le Ghylan.

Le Matjyn indique par sou nom qu'il n'appartient pas aux Tjynys, et il ne faut pas perdre de vue qu'à ce stage de la légende, les Tjynys, contrairement à ce qu'on verra plus tard, ne sont pus ici les hommes du Nord, les Scythes, mais bien tout au contraire les hommes du Sud, les Assyriens et les Mèdes, les gens du Bahkter et du Khawer. Mais si le Matjyn n'est pas un pays soumis à Zohak, ce n'est pas non plus une annexe de l'Iran. Adossé au Caucase, c'est un royaume scythique. Il a pour capitale Zybay, situé probablement sur l'emplacement de la Resht actuelle, qui est de fondation très moderne, ou dans quelque lieu peu distant. C'est l'entrepôt d'un immense commerce qui, par la Caspienne, échange les produits et les marchandises de la Mésopotamie et ceux de la région scythique, quelque chose d'analogue pour l'Asie intérieure à ce que furent pour la Grèce les colonies de l'Euxin.

Les marchands qui trafiquent avec le Nord s'embarquent à Zybay, et, en un mois de navigation, arrivent à une côte annoncée de loin par les crêtes successives d'énormes montagnes près desquelles est une île nommée Siyah-Kouh, la Montagne Noire, ou Ebr-Kouh, la Montagne des Nuages.

On pénètre au centre de ce pays par un défilé des plus étroits, au milieu d'escarpements épouvantables. Mais aussitôt qu'on a gagné l'intérieur, les yeux découvrent de toutes parts des cultures magnifiques, des villages, des châteaux, des villes, et, parmi ces dernières, Bésila, la métropole, un des séjours les plus brillants et une des places les plus fortes du inonde.

D'après les idées que les modernes se sont faites des Scythes et de leur prétendue barbarie, une pareille description d'une ville de l'extrême nord à des époques aussi éloignées que celles dont il s'agit, a tout sujet de choquer la vraisemblance. Mais le témoignage persan est pourtant confirmé de bien des manières. Les Grecs ne pensaient pas des Scythes alitant de mal que nous. Hérodote en parle avec une estime respectueuse et vante leur justice, ce qui, dans le langage de son temps, s'applique mieux à la régularité des institutions qu'on remarquait chez ces peuples qu'a des notions générales et naturelles d'équité, dont il faudrait, en tout cas, rechercher la source dans un sens moral perfectionné qui ne peut se produire sans une certaine culture supérieure de l'intelligence. Nymphodore et d'autres écrivains ont tenu le même langage qu'Hérodote. Chez certaines nations de ce pays, car il ne faudrait pas trop étendre le dire de Diodore[5], les femmes montaient sur le trime et régnaient ; un tel fait ne se produit que là où les mœurs politiques sont influencées par des considérations de droit théorique bonnes ou mauvaises, mais inconciliables, en tout cas, avec les idées grossières de tribus purement sauvages. Cléarque de Soles s'est complu à décrire la richesse accumulée chez les Scythes et la magnificence des vêtements, des meubles, des armes qu'étalaient leurs chefs[6]. A la vérité, il attribue ce bien-être aux chances heureuses des expéditions de pillage. Mais les nations ne deviennent pas riches par cet unique moyen. Les grands poèmes indiens nous représentent les tribus scythiques des Çakas, des Tokhares, des Kankas, apportant au roi des Pandavas un choix de présents qui semble indiquer une situation sociale tout à fait relevée. Ce sont des pelleteries, du fer, de la soie, de la laine, des plantes médicinales, des parfums, des pierreries, de l'or et des chevaux[7]. D'après ces raisons, il n'y a rien d'impossible à ce que la tradition persane suit dans le vrai en plaçant à l'extrême nord de la Caspienne une ville opulente, un royaume puissant et civilisé, dans les temps reculés dont il s'agit[8].

Le royaume de Bésila étant scythique connue celui du Matjyn, est également étranger à l'Iran. Il n'a point été conquis par les Assyriens et demeure en dehors de leur action ; il n'a non plus, à aucune époque, appartenu au Vara, à l'ancien empire, dont de grandes distances le séparent. Pourtant il professe la même foi que ]es anciens sujets de Djem-Shyd. Cette affirmation constante au sujet des Scythes jusqu'à l'époque de la prédication de Zoroastre est un des faits les plus importants de l'histoire du monde, car il explique l'identité des opinions de nos aïeux germains avec les doctrines premières de la Perse et de l'Inde, et confirme ainsi, mieux que toute autre preuve, l'étroite parenté qui persista si longtemps dans ses effets entre les rameaux les plus écartés de la souche ariane.

Ainsi réunis par le mode de culte aux Iraniens opprimés dont ils sont si complètement séparés politiquement, les Scythes de Bésila vénèrent la mémoire de Djem-Shyd et maudissent la domination zohakide. Ils sont donc très bien disposés pour offrir un point d'appui à tous les mécontents du Vara.

Lorsqu'on veut sortir de cet état de Bésila par une autre route que celle du Matjyn, le choix n'est pas long à faire. Impossible de naviguer ni à l'est ni au nord. La mer est rendue impraticable aux navires par les bas-fonds, qui s'étendent sur une longueur immense. Aucun passage de terre ne s'ouvre non plus à l'orient. C'est une région sauvage, je l'ai déjà dit, déserte, inconnue aux voyageurs, et si niai recommandée par ses abords que personne n'a jamais osé s'y risquer. Il ne reste donc à prendre que la route de l'ouest, et bien que l'on doive s'attendre à rencontrer là encore mille dangers, au moins a-t-on quelques chances raisonnables d'arriver sans périr au bout du voyage. Ou suit premièrement une côte plate et sablonneuse qui conduit à un pays très productif et très peuplé. De là on s'enfonce dans une contrée montagneuse qui n'est autre que le Kat', autrement dit la chaîne du Caucase. Ou s'avance avec peine et de grandes fatigues de plateau en plateau, et l'on se trouve dans la haute région qu'habite le Symourgh, cet oiseau gigantesque doué d'une sagesse profonde, oracle infaillible et instructeur des humains.

Sur ces sommets campent aussi les races belliqueuses des Yadjoudjs et des Madjoudjs, le Gog et Magog de la Bible. Après avoir dépassé les frontières de ces peuples, on entre sur le territoire de Bolghar, puis sur celui des enfants de Sekaleb, les Slaves, qui, suivant certaines traditions, ont eu leur séjour primitif au delà du septième climat, dans les parties tout à fait boréales, où, pour se défendre contre la rigueur du froid, ils se creusaient des habitations souterraines. C'est un procédé encore usité par les Kamtjadales et d'autres populations de la Sibérie.

Après avoir quitté les enfants de Sekaleb, on traverse de nouveaux déserts, probablement les steppes entre Tiflis et Bakou, et l'on arrive au bord de la Caspienne, vers les environs de Salyan. On s'embarque de nouveau, on touche au pays des Khozers, et de là on parvient enfin au Matjyn.

Pour tenter avec quelque chance de succès l'explication de ce curieux itinéraire donné par le Koush-nameh, et dont on retrouve bien des traits chez le voyageur arabe Abou-Ishak-el-Istakhiy, qui écrivait au dixième siècle de notre ère, il faut admettre que la configuration de la Caspienne a beaucoup changé depuis les temps antiques, et surtout que son étendue s'est considérablement restreinte. Quant aux bas-fonds dont le poète assure que la partie septentrionale de cette mer était encombrée, c'est un trait qui garantit à lui seul l'exactitude générale de ses renseignements, et qui montre le soin avec lequel il a évité de faire un tableau d'imagination. C'est le propre de la Caspienne, et surtout dans le nord, d'avoir de longues plages sans eau. Il m'est arrivé à moi-même, me trouvant en muer à dix-huit lieues d'Astrakhan, de courir le risque de voir le navire qui me portait retenu par les sables, bien qu'il eût un fond plat, car les sondages ne donnaient fréquemment, à cette longue distance de la côte, que trois pieds à trois pieds et demi d'eau. Les physiciens sont d'accord que cette disposition à l'ensablement, dont le Volga et ses innombrables embouchures sont une des causes principales, n'a pu moins faire que de transformer incessamment le bassin de la mer intérieure, et ainsi l'on pourrait admettre qu'aux époques dont il est question ici, le lac Aral réuni à la Caspienne devait en former l'extrémité septentrionale, et que Bésila était située dans cette direction. Cependant, il reste une difficulté. Bésila est construite dans un pays montagneux. Il est donc plus exact de supposer que le lac Aral étant un avec la Caspienne, celle-ci couvrait au loin le pays vers le nord, et que ses flots allant battre le pied des derniers embranchements de l'Oural, c'était un des rameaux de cette chaîne qui représentait la montagne au sein de laquelle s'élevait Bésila[9].

En naviguant à l'ouest, on dépassait les bouches du Volga et celles du Térek, puis, par une marche dont on comprend encore aujourd'hui la difficulté, on était conduit vers le passage où s'élève Wlady-Kavkas. La contrée était habitée au loin par des tribus d'Arians-Scythes, les Yadjoudjs et les Madjoudjs, tous descendus de Menshedj, le Mann des traditions germaniques. C'était assurément un rameau considérable de ces peuples, auxquels il faut rattacher les Skolotes d'Hérodote. Ferdousy les appelle les Mains, Alany.

Au delà du Caucase, dans la Géorgie, dans le Shyrwan, dans le Karabagh, on rencontrait quelques peuplades slaves, les enfants de Sekaleb. Il est curieux de voir ces tribus parvenues si bas vers le sud à une pareille époque, et c'est un fait qu'il est bon de rapprocher de l'assertion de la Bible donnant pour père à l'éponyme arménien Toghorma, Gomer, appelé Kémary par les Asiatiques. Ainsi, la composition du sang arménien admettait aussi du sang slave. J'ai dit dans un autre ouvrage, qui est la hase de celui-ci, que je croyais la distinction difficile à établit' entre les ancêtres blancs des Slaves et les ancêtres blancs des populations cimmériennes ou celtiques[10]. Ce sont des Cimmériens-Slaves qu'il faut reconnaitre dans les enfants de Sekaleb dont parle le Koush-nameh.

Aux environs de Salyan on reprenait la mer, et en quelques jours on touchait au Ghylan ou Matjyn.

Laissant alors à droite l'Amen ou Arménie, appelée de temps en temps le Rouai, en tant que pays occidental, on parvient, au sortir du Matjyn, à la ville de Myly, peut-être le village actuel de Myly-Vany, dans le Khamseh, entre Zendjan et Sultanyeh.

Si Myly-Vany n'est pas le pays antique, il ne saurait en aucun cas en être très éloigné, car c'était la route suivie par les rois d'Hamadan lorsqu'ils venaient attaquer le Matjyn, et ils n'avaient pas à choisir une autre direction.

Après Myly, on entre sur le territoire du Khawer, et ainsi le cercle décrit autour de la partie iranienne de l'Elbourz se trouve achevé : la Médie et ses dépendances, contrée dominatrice à l'égard des pays iraniens, bien que vassale elle-même de l'Assyrie ; l'ancien Vara, modifié dans ses populations primitives par des immigrations sémitiques d'une part, scythiques de l'autre ; les provinces du nord, jadis colonisées par les compagnons des premiers Djems, devenues des états scythiques ; plus loin, au delà, des royaumes scythes, puis des Arians proprement dits, puis des Slaves ; enfin un royaume arian-scythe, le Matjyn, confinant à la Médie, sur la frontière du nord.

Il importe de montrer, pour donner au document que je viens d'analyser toute la valeur qu'il comporte, que l'auteur du Koush-nameh, auquel on le doit, a bien réellement, ainsi qu'il l'affirme, composé son pomme sur des traditions antiques, et n'a pas tracé un tableau partie d'imagination, partie d'emprunts à la lecture des itinéraires arabes contemporains. Je rapprocherai sa géographie d'un morceau très ancien qui vient là d'autant plus à propos, que, tout eu établissant l'authenticité de la description qui précède, il se trouvera lui-même éclairé d'une lumière qui, au dire des gens experts, lui a manqué totalement jusqu'ici. Je veux parler des voyages d'Io, tels qu'Eschyle les expose dans le Prométhée enchainé.

La jeune fille, chassée de la maison paternelle par l'ordre de l'oracle, s'élance des flots limpides de la fontaine de Cenchrées en Argolide, et se cache dans les marais de Lerne. Elle y vit quelque temps sous la garde du bouvier, fils de la Terre. Puis elle court jusqu'au pays des Molosses, en Épire ; elle traverse Dodone et les chênes de la Thesprotie, et dans sa course désordonnée vers le nord-ouest arrive à la mer, an golfe de Rhéa. C'est l'Adriatique. Cette mer, qui, enfoncée dans les terres, va prendre de la génisse immortelle le nom de mer Ionienne ou d'Io, elle la quitte : elle revient sur ses pas et se trouve au lieu on est enchainé Prométhée, ce qui ne permet pas de douter qu'elle ait marché alors vers le nord-est.

On a reconnu généralement qu'il s'agissait du Caucase dans le paysage terrible évoqué par le poète autour du Titan captif de Jupiter : mais quelquefois aussi on l'a nié, en faisant ressortir des traits qui réellement ne sauraient s'appliquer à la montagne dont le nom est pourtant invoqué par Eschyle. De même que les Grecs, les Asiatiques ne savent pas trop ce qu'il faut entendre par le mot Kaf ou Kaf-kas. En soi, cette expression signifie simplement la montagne ; mais c'est une montagne sacrée, qui a laissé la plus profonde impression dans la mémoire des peuples blancs. Tantôt elle est aux extrémités de la terre, on elle limite et domine le monde ; c'est l'idée des Arabes. Tantôt elle sépare l'Europe de l'Asie ; c'est l'idée des Grecs, et, au fond, Arabes et Grecs paraissent se souvenir ainsi des monts Ourals et les grandir dans la perspective d'un passé qui n'a pour eux que des ombres imposantes. Mais soit que le Caucase s'élève aux extrémités de la terre, soit qu'il se rapproche des hommes, et courant sur les rives de la mer Noire, à travers l'isthme caspien, ne représente que le prolongement de l'Elbourz, qui lui-même n'est que l'extension du divin Himalaya, c'est en somme une montagne sacrée, où habite le Symourgh, prophétique instituteur des hommes pour les Asiatiques, et le Titan Prométhée, leur bienfaiteur malheureux, pour les Hellènes. Symourgh, Prométhée, c'est le même personnage. Toujours aperçu dans le même lieu, c'est-à-dire dans une contrée montagneuse, il montre clairement que ce fut là que s'accomplit quelque événement capital de la civilisation de la race. Chez les Iraniens, qui ont donné aux Arabes la connaissance de la montagne de Kaf et du Symourgh, cette civilisation se manifesta par là prédication de la Loi pure dont l'oiseau Karshipta, type évident et primitif du Symourgh, fut le premier révélateur. Dans la mémoire des Grecs, l'invention de l'instrument composé de deux morceaux de bois sec qui, frottés rapidement l'un sur l'autre, produisait le feu à volonté, et que l'on nommait le pramantha, fut l'incident caractéristique. Je suis disposé à admettre que lorsqu'il s'agit du Caucase mythique, comme dans le Prométhée enchaîné, il faut laisser de côté toute recherche d'une idée géographique rigoureuse, d'une détermination bien claire par latitude et longitude, et se borner à reconnaître qu'il est question là de la sainte Montagne à laquelle se l'attachent les premières légendes. C'est pourquoi il ne faut pas s'effrayer des contradictions, ni leur donner trop de poids. L'Océan qui bat le pied du rocher où Prométhée exhale ses imprécations n'est pas le Pont-Euxin absolument ; il n'est pas sûr non plus que ce soit l'antique Caspienne ; c'est un peu l'une et un peu l'autre de ces mers. Les deux images également obscurcies, bien que venant d'époques différentes, se sont mêlées dans l'idée hellénique ; et pourtant, on l'a vu déjà plus haut à l'occasion des légendes de Médée et de Persée, c'est certainement pour représenter la dernière résidence commune des nations qui devaient être un jour les Grecs et les Arians-Asiatiques ; cette résidence. commune fut précisément la Colchide, la région du Caucase dernier nommé, et les plaines du Palus-Méotide ; en outre, le Koush-nameh vient ici indiquer clairement ce second Caucase. Je crois donc pouvoir affirmer que c'est de lui qu'il s'agit non pas absolument, mais plus que de l'autre, dans l'exposé des voyages d'Io, et, en conséquence, quand Prométhée dit à l'infortunée : Tu tourneras, au sortir de ces lieux, vers les plages de l'Orient, il faut entendre que le poste fait parler son héros sur une roche qui n'est pas très éloignée du pays où s'élève actuellement le poste russe de Soukoum-Kaleh.

Elle part, elle fuit dans ces déserts qui n'ont jamais senti la charrue. C'est le pays sauvage que le Koush-nameh côtoie en naviguant à l'ouest de Bésila, mais Io n'en parcourt que l'extrémité occidentale. Au delà, vers le sud, habitent les Scythes nomades ; il lui est ordonné par le Titan de ne pas approcher de ces peuples terribles. Ce sont les Yadjoudjs et les Madjoudjs. Elle doit descendre, en s'éloignant de leurs domaines, vers les bords rocailleux de la mer gémissante. Elle marche droit a l'est, et arrive sur la Caspienne. A gauche habitent les Chalybes, habiles à façonner le fer. Ces Chalybes, qui ont tant embarrassé les critiques, qu'il cause d'eux ils ont déclaré avec M. Grote le récit d'Eschyle incompréhensible, n'ont rien de commun avec les Chalybes de l'Asie Mineure ; ce sont les enfants de Sékaleb que le Koush-nameh établit précisément en ce lieu, et la preuve qu'Eschyle fait comme lui, c'est qu'il a encore insisté sur cette notion dans les Sept contre Thèbes, où il place les Chalybes qu'il a en vue, là, où ils doivent être : Le fer, dit-il dans ce passage, cet hôte destructeur, né dans la Scythie, au pays des Chalybes, c'est-à-dire des Sékalebs, des Slaves.

Je regrette que cette appréciation n'ait pas pu arriver à l'esprit lucide et savant de Schaffarik lorsqu'il a écrit sur les origines de son peuple. Mais je continue l'examen du texte eschylien.

Tu arriveras aux bords de l'Hybristès, l'Insolent, ce fleuve digne de son nom. En effet, Salyan est bâtie au bord d'un fleuve formé par la réunion du Kour et de l'Araxe, rivières tristes, aux eaux bourbeuses, rapides, et dont les bords exhalent la fièvre.

N'essaye pas de le traverser, remonte jusque vers le Caucase, le plus élevé des monts, jusqu'au lieu où de la tempe même de la montagne le fleuve s'élance bouillonnant, impétueux.

Voici la preuve qu'il s'agit bien du Caucase caspien, car la description du cours du fleuve est d'une exactitude rigoureuse. Le Kour prend en effet sa source au pied de la montagne et en longe la tempe, c'est-à-dire l'embranchement arrondi qui forme la limite du royaume imérétien. C'est là, au-dessus de Tiflis, au-dessus de Gori, qu'Io doit parvenir pour changer ensuite de direction.

Ici s'arrête la partie des voyages d'Io qui se rapporte au sujet que je traite, le reste n'y appartient que peu et, dans tons les cas, d'une façon très générale ; cependant, comme il y a plaisir et qu'il peut y avoir profit à continuer un éclaircissement considéré jusqu'ici comme impossible et devenu très précis au contact des renseignements orientaux, je conduirai jusqu'à la fin de son pèlerinage l'épouse de Jupiter.

S'arrêtant aux environs de Batoum, dans la direction qu'elle a suivie en remontant le Four, elle descend « vers les plages du midi » et se trouve en effet au sud de la mer Noire, dans la contrée de Trébizonde. Là, elle rencontre les Amazones, populations errantes qui ont paru partout, qui ont même prolongé leurs voyages jusqu'en Attique. Faisant traverser la mer à Io, elles l'amènent, guides empressés, à l'isthme cimmérien, c'est-à-dire à Pérécop.

Mais Io n'y reste pas plus qu'elle n'est restée nulle part. Elle s'élance vers la porte resserrée du marais Méotide, et traversant le détroit, foule de nouveau le sol de l'Asie. Elle marche vers les champs gorgoniens de Cisthène. Je ne sais quel pays antique perdu, oublié, dans tous les cas bien défiguré, se cache sous ce nom, qui ne présente rien au souvenir. Mais par la qualification de gorgonien rappelant l'histoire de Persée qui précisément était par sa famille de ces pays-là, et qui a pu, comme il u été dit plus haut, y combattre les Gorgons ou les loups errant sur ces plages montagneuses, le poète nous donne ici une marque certaine que nous nous retrouvons dans les environs du séjour d'Æétés et de sa famille entière, des Persée, des Médée, dans la Colchide enfin ; et il v a plus, Eschyle appelle ces champs gorgoniens les plages resplendissantes de l'orient d'où s'élance le Soleil. Nous sommes donc aux lieux où le Soleil mit an monde sa belliqueuse descendance, soit Augias, soit Danaé, soit Akrisins, l'Homme d'or. Nous sommes au berceau de la race mélo-persique ; il n'y a pas à s'y tromper, et je ne vois pas comment on a pu reprocher l'obscurité au chantre de Prométhée.

Le Koush-nameh nous a déjà dit, bien que sobrement, à quel point ces lieux terribles étaient peuplés d'épouvante. Le Titan qui tout à l'heure avait recommandé à Io de craindre le voisinage des Scythes nomades établis au nord de cette contrée, l'avertit maintenant d'éviter les Gryphons à la gueule pointue, chiens muets de Jupiter, et les Arimaspes, cavaliers infatigables, voisins des bords du Pluton, qui roule l'or dans ses ondes.

Les Gryphons, comme le Symourgh, sont des représentations trop indéterminées d'êtres réels en eux-mêmes, pour qu'il soit toujours prudent de chercher à reconnaître ce que la légende a en vue en les mentionnant ; il en est de même des Arimaspes, et on prendrait des peines inutiles à poursuivre sans autre guide que le bruit de leurs noms ces cavaliers fugitifs qui ont promené leurs ombres dans bien des plaines. Mais on a déjà vu que le Caucase, le pays du Soleil, était assez peuplé de tribus belliqueuses et de bêtes de proie pour en posséder dont les portraits exacts ne soient pas venus jusqu'à nous. Quant au Pluton qui roule de l'or dans ses eaux, quant au fleuve riche que ce nom indique, il n'est pas possible d'y méconnaître le Phase.

Mais Io ne tient pas ferme au milieu de ces terreurs. Elle poursuit sa marche, et le poète lui dit, sans plus s'embarrasser du catalogue des régions qu'elle traverse en courant, et courant lui-même devant elle : Avance pénètre jusqu'à la terre lointaine où près des sources du Soleil habite le peuple noir, et où coule le fleuve d'Éthiopie.

Ici la légende ne fournissait plus à Eschyle que de grands traits. Elle avait perdu tous les détails, et lui ne cherche pas à les restituer, à les inventer. Quelle route suit la fille d'Inachus, par où passe-t-elle, personne ne le sait. C'est beaucoup déjà que de s'être souvenu de la géographie des régions caucasiennes. Par delà, c'est de plus en plus le pays du Soleil, celui de la race d'or ; un seul point est demeuré clair : ce pays est peuplé de noirs, et toute l'antiquité a bordé de cette race les limites d'une mer qui terminait les continents. De sorte que voici encore un témoignage qui, rapproché de ce que la légende orientale nous a fourni aux premières pages de cc livre, garantit que l'opinion unanime des âges mythiques a été que l'Asie intérieure était originairement habitée par les dyws, par les Éthiopiens.

Io fait donc le tour de la terre, et après les méandres d'une marche non décrite, elle entre en Égypte, et lit ses pérégrinations sont terminées.

Je ne rapporterai pas le récit sommaire des courses d'Io que le poète donne encore dans les Suppliantes. Outre qu'on n'y apprend rien qui puisse être de quelque usage en ce lieu, il est si superficiel et si manifestement insignifiant, qu'il ne complète ni ne contredit la première rédaction. Il ne la contredit pas, car rien n'empêche que dans ses courses en Asie Io, errant au hasard, ait traversé les provinces bien connues des Grecs où ci les Suppliantes la l'ont passer. Que si l'on veut qu'Eschyle ait, dans les passages fameux du Prométhée enchaîné, proposé à la piété des Athéniens un récit simplement composé par lui-même et dont les mythographes, dont les exégètes des temples n'auraient eu aucune connaissance, ce que, pour nia part, je repousse absolument comme contraire à l'instinct des peuples jeunes, qui n'inventent jamais rien eu matière religieuse et qui n'y admettent pas le caprice, il restera toujours positif qu'au temps d'Eschyle ou connaissait la géographie de la Caspienne et celle du Caucase, absolument de la même manière que l'auteur du Koush-nameh la rapporte, et ce concours de témoignages me suffirait encore pour reconnaitre que ce dernier a réellement puisé, comme il s'en vante plusieurs fois dans le cours de son ouvrage, à des sources descendant de l'antiquité.

Maintenant, cette matière étant épuisée, il convient de quitter l'examen des textes grecs pour retourner aux renseignements orientaux, dont l'autorité, je l'espère, s'est désormais beaucoup accrue aux yeux des lecteurs, et rentrer avec eux dans l'Elbourz, où la guerre de l'indépendance contre les Assyriens va commencer.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, VII, 62.

[2] L'embarras de la légende hellénique est très sensible dans Hérodote. Persée, y est-il dit, étant Assyrien, devint Grec ; mais ses ancêtres ne l'étaient pas ; les aïeux d'Acrisius n'étaient rien à Persée, car, continue Hérodote, ils étaient Égyptiens. Tout cela est on ne peut moins clair, et prouve très bien qu'il existait des difficultés insurmontables pour faire de Persée un Hellène. — VI, 54.

[3] DIODORE SIC., III, 54.

[4] Hérodote rend témoignage que le nom ancien des Perses était, chez les Grecs, Céphènes. Ceux-ci le tenaient certainement des populations sémitiques, et il peut se rapporter à la racine araméenne keph, rocher, qui indiquerait un peuple de montagnards. (HÉRODOTE, VII, p. 61.) — Quant aux Perses eux-mêmes, ils se nommaient Artéens, d'après les tribus d'origine ariane qui formaient la meilleure partie de leur sang, tandis que les Képhènes n'étaient que les aborigènes sémitisés, mieux connus des Phéniciens, parce qu'ils habitaient le pays plus anciennement.

[5] II, 44, 1.

[6] P. 306, édit. Didot.

[7] LASSEN, ouvr. cité, t. I, p. 848.

[8] Aristobule et Ératosthène racontent, d'après les mémoires fournis par Patrocle, gouverneur d'Hyrcanie au temps de Séleucus Nicator et d'Antiochus, qu'un grand nombre de marchandises indiennes descendaient par l'Oxus dans la Caspienne, arrivaient de là à l'embouchure du Cyrus, et remontant ce fleuve, passaient ainsi jusqu'au Pont-Euxin. Une route commerciale suppose des stations, et ces stations des villes. — PATROCLE, p. 444, éd. Didot.

[9] Voir, quant aux variations infinies Lin bassin septentrional de la Capsienne dans des temps très rapprochés de nous, VON BAER, Kaspische Studien, 1854-1860.

[10] Essai sur l'inégalité des races humaines, t. III, p. 393 et passim.