LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE III. — LA VIE RELIGIEUSE.

CHAPITRE VI. — LES JEUX.

 

 

Il n’y a pas de pays au monde où les jeux de toutes sortes, musicaux, hippiques ou gymniques, aient eu autant d’importance sociale que dans la Grèce. Les Grecs faisaient partir l’histoire de la scène attique de 534, et celle des concours olympiques de 776. Elle remonte bien plus haut : le théâtre et la palestre helléniques se sont bornés à mettre en valeur l’héritage des Préhellènes. Les Minoens aimaient le jeu sous toutes ses formes. Les nobles, dans les palais, jouaient aux échecs[1] ; les gens du peuple, sur les gradins du cirque, trompaient l’ennui de l’attente en faisant des parties de marelle. Mais les Minoens avaient des plaisirs plus relevés. Dans les fêtes religieuses et les cérémonies funéraires, avaient lieu des concours d’où devait sortir, avec une gymnastique nationale, l’art lyrique et dramatique des temps futurs.

A Phaistos, dix gradins longs de 25 mètres s’adossent à un mur de fond et ont vue sur la montagne. Ils dominent une cour dallée, que traverse obliquement un trottoir exhaussé de 20 centimètres. Tel est le plus ancien théâtre qu’on connaisse : il date du M. M. II. Un autre s’élève à Cnosse au N.-O. du palais. Il marque un sérieux progrès : il a deux rangées de gradins à angle droit : d’un côté dix-huit gradins de 10 mètres ; de l’autre, six mesurant de 6 mètres à 16m,50. A l’angle se dresse une sorte de bastion qui passe pour la loge royale. Comme à Phaistos, la scène est une aire cimentée, avec trottoir. Chacune des deux enceintes pouvait contenir de quatre à cinq cents spectateurs. Ces théâtres de cour sont peut-être la création la plus originale de la Crète[2]. Il n’y eut jamais rien de pareil dans l’Égypte pharaonique, et Athènes même n’aura de théâtre en pierre qu’aux temps de sa plus grande splendeur.

A quel genre de représentations étaient destinées ces scènes ? Le trottoir oblique paraît convenir surtout au déroulement de processions préludant à des séances chorégraphiques et musicales. Choros, c’est le nom donné par Homère à l’aire ; le chœur est en pierre, il résonne sous les pieds qui le frappent, il est attenant à un palais, il est complété par des gradins. Et, par une rencontre merveilleuse, quand le poète veut décrire un beau ballet, il le place dans le chœur que jadis, en la vaste Cnosse, Dédale façonna pour Ariadne à la belle chevelure. , dit-il, les jeunes gens et les vierges attrayantes dansaient en s’enlaçant les mains. Une foule nombreuse se tenait autour, charmée. Un aède divin rythmait la cadence au son de la lyre[3]. Voilà, dirons-nous, la scène que représentaient plusieurs fresques du palais ; voilà les gradins et peut-être la loge où était assise Ariadne le jour qu’elle se prit d’amour pour Thésée. Une légende attique nous apprend que les Pélasges dansaient et chantaient les jours de fête air pied de l’Acropole, là même où l’orchestra de Dionysos devait faire retentir les vers d’Eschyle et d’Aristophane. Bien longtemps avant son époux Dionysos, la divine Ariadne consacra un chœur à la danse et à la musique.

De nombreux monuments témoignent de la place faîte aux danses dans la Crète préhistorique et de leur variété. Un groupe rustique de Palaicastro montre autour d’une musicienne ou d’un musicien en robe longue des femmes qui, les bras étendus, s’entrelacent en une simple ronde[4]. Quelle différence avec la fresque miniature de Cnosse, où les dames de la cour, entourées de gentils damoiseaux, suivent du regard les pas savants que font dans une olivette des femmes en jupes bigarrées ! Ailleurs, la cadence se précipite ; la musique, de plus en plus entraînante, impérieuse à la fin, lance dans un tourbillon vertigineux la danse orgiastique[5]. Sur une fresque qui décore l’appartement de la reine, la Danseuse, un bras sur la poitrine, l’autre étendu, les boucles volant au loin, est bien pareille aux vierges qu’a vues tourner le poète. Toutes ces danses ont survécu au peuple qui les inventa, et nous avons ainsi sur elles, par la littérature grecque, des renseignements que de simples images ne peuvent donner. N’est-ce pas, d’ailleurs en décrivant une œuvre d’art, le bouclier d’Achille, qu’Homère nous dit ce qu’étaient à Cnosse les danses d’expression ? Quant aux danses plus proprement rituelles, leur nom même a subsisté. Plutarque[6] savait encore que la danse de la grue ou du géranos, exécutée à Délos autour de l’autel cornu, avait été apportée de la Crète et imitait les orbes qui se roulaient et se déroulaient dans le labyrinthe. De fait, un relief de Cnosse figure les évolutions des danseurs devant l’autel à cornes[7]. Une autre danse, plus célèbre encore, était celle où les Courètes s’excitaient en frappant sur leurs boucliers. Elle pourrait bien être représentée sur un sarcophage d’une époque tardive : on y voit un personnage qui brandit un énorme bouclier et dont les mouvements rapides font voler les longues mèches[8].

La musique, qui accompagne la danse, est comme elle essentiellement religieuse. Sur un vase à reliefs le sistre qui rythme les pas et les chants indique le caractère sacré de la procession. Les images les plus nettes que nous ayons des instruments usités à cette époque se trouvent sur le sarcophage de Haghia Triada et sur deux statuettes en marbre de Kèros[9] : à Haghia Triada, les musiciens jouent leur partie dans un sacrifice et portent le costume sacerdotal ; à Kèros, ils étaient en présence de da déesse.

L’instrument à cordes était la Ivre. Elle apparaît de bonne heure en Crète comme signe d’écriture[10]. On y possédait une variété simple à trois cordes. Mais c’est d’un type normal à quatre cordes que dériva la lyre classique à sept cordes, qui est un double tétracorde avec une note commune[11]. L’instrument dont l’invention fut attribuée plus tard à Terpandre était connu des Crétois plus de mille ans auparavant, et les sept cordes sont dessinées avec une netteté parfaite sur le sarcophage[12]. Les montants de la lyre sont en col de cygne ; les cordes sont serrées sur le boîtier par un ruban. Telle est la phorminx, dont le nom resta fixé dans la mémoire des Grecs, avec celui des artistes qui en Jouaient, les amètores. Elle se répandit dans les îles et sur le continent. On a reconnu des fragments de lyres à quatre et à sept cordes dans des morceaux d’os et d’ivoire découverts à Mycènes et à Troie ; on a même pu en reconstituer une avec des pièces exhumées à Spata[13].

Certains instruments à vent étaient en usage dans la Crète néolithique. La couche la plus basse de Phaistos a livré à Mosso une anche en os, pareille à celle de la cornemuse dont se servent encore les pâtres des environs, et deux tuyaux de longueur inégale, qui faisaient partie de pipeaux rustiques, d’une syrinx[14]. Plus tard, les Minoens connurent la flûte. Les Grecs la disaient originaire de Phrygie. Comme la lyre, elle vient de Crète. Et c’est bien la double flûte. Elle est dessinée avec toute la précision désirable sur le sarcophage de Haghia Triada : un tuyau court pour l’émission des sons aigus ; un long, pour les sons graves. Huit trous sont visibles, et la main de l’exécutant en couvre cinq ou six : nous avons là sans doute la flûte chromatique à quatorze notes, celle qui suffira aux exigences de la musique grecque[15]. Le joueur de flûte est, d’ailleurs, un type familier à la plastique égéenne[16], et l’on a ramassé à Mycènes et à Troie des tubes d’ivoire, débris de flûtes brisées, avec une anche parfaitement conservée[17].

Les Crétois avaient bien d’autres instruments de musique. Nous avons vu le sistre égyptien rythmer les chants d’un chœur. Dans une cuve funéraire était placée une paire de cymbales[18]. On faisait retentir la trompette, la salpinx, comme on disait en Égée avant les Grecs[19]. L’instrument, était formé d’un triton ou en prenait la forme. Il avait certainement une valeur religieuse. Sur une gemme, une femme sonne dans une énorme conque devant un autel, et un triton en albâtre trouvé dans une tombe est taillé et perforé de manière à pouvoir émettre des sons[20]. Le coquillage qui sert encore en Crète aux gardes champêtres était jadis la trompette sacrée.

Autant que la danse et la musique, les exercices de force et d’adresse délectaient les Crétois dans leurs fêtes. Ils donnaient lieu à des concours où prenaient part hommes et femmes. Comme ils exigeaient un long entraînement, ils ne furent certainement pas sans influence sur l’éducation physique du peuple. ils lui donnèrent la souplesse nerveuse et la sveltesse qui le caractérisent ; ils habituèrent chacun à se servir de la strigile[21], à se serrer la taille dans une ceinture de gymnastique. Tous les sports passionnaient les Minoens et attiraient la foule. A de pacifiques épreuves de course succédaient peut-être des combats de gladiateurs[22]. Mais le pugilat avait plus d’amateurs[23]. Sur ce genre d’épreuves, nous avons un précieux document : sur un de nos rhytons en stéatite, trois zones figurent des matches de boxeurs. Le stand est représenté sommairement par une colonne. Les poids lourds ont la tête garantie par le casque à couvre-joues sans panache ; ils sont gantés jusqu’au coude d’un ceste fortement rembourré. En voilà deux au moment précis du knock out : l’un dans la pose martiale du vainqueur prêt à lancer un nouveau coup, l’autre étendu sur le sol. Les poids moyens portent le heaume à crinière flottante. Ils se donnent des poussées terribles, et il y en a un là-bas qui va toucher terre du genou. Les poids légers n’ont ni casque ni gants. Ils pratiquent la boxe française, combinaison du pugilat et de la savate. Envoyés par terre, ils se défendent encore à coups de pied, battant l’air d’une jambe ou des deux. Toutes ces péripéties, dont les détails expressifs tentaient la main des artistes, montrent combien l’athlétisme était raffiné chez les Crétois et combien populaire.

Mais rien ne valait, pour eux, les courses de taureaux[24]. L’animal sacré avait sa place marquée de temps immémorial dans les fêtes, et les jeux où il paraissait étaient devenus une institution nationale. Ces jeux n’ont rien de commun avec le combat de taureaux suivi de la mise à mort. La corrida n’est pas faite pour des aficionados avides de voir couler le sang ; elle ne comporte ni matadores ni prima spada, pas même de picadores. Elle consiste en passes analogues à celles qui faisaient l’amusement des foules dans la vieille Égypte comme dans la Cappadoce du XXIVe siècle[25], à celles dont la Provence conserva longtemps la tradition et que pratiquent encore les écarteurs landais et les paysans de Viterbe. Elle a commencé par des prouesses de cow-boys dans les herbages de la plaine, avant d’être transportée dans l’arène par des professionnels. Ce sont des acrobates que nous avons sous les yeux, et qui portent la plupart du temps le costume des gymnastes, pagne court et bottines hautes. Ils ont besoin de bravoure, certes, et de -force pour défier la fureur et s’accrocher aux cornes d’un taureau plus gros d’un tiers que le bœuf d’aujourd’hui ; mais, plus encore, il leur faut de l’agilité, du sang-froid, et leur audace doit être faite d’une prestesse sûre de soi. Aussi bien le métier de toréador ne convient-il pas aux femmes[26] ?

Les taureaux en terre cuite trouvés à Koumasa et à Porti montrent, par les hommes cramponnés à leurs cornes, que la tauromachie est à la mode en Crète au moins depuis la fin du IIIe millénaire ou le début du IIe. Elle le resta jusqu’à la fin de la civilisation minoenne. Il serait impossible d’énumérer tous les monuments qui en représentent les épisodes variés. A Cnosse, au sanctuaire du Minotaure, elle est partout. Dès l’entrée, elle apparaît de façon grandiose avec les plus merveilleux morceaux de stuc peint, la fameuse tête de taureau mugissant, et un bras d’homme aux muscles contractés sur une corne. A l’intérieur, la fresque des Toréadors, explique le vigoureux élan du Sauteur en ivoire. Si le motif cher à Minos jouit de la même faveur chez les princes du continent, ce n’est pas qu’ils se soient flattés d’exotisme esthétique ; eux aussi prenaient plaisir à voir en images les jeux qu’ils dans la réalité. Sur les chatons de leurs bagues, sur les murs de leurs palais et sur leurs coupes d’or, les maîtres de Mycènes et de Tirynthe, d’Orchomène et de Vaphio regardaient avec ravissement des tours de force réputés. Il n’est pas jusqu’au petit roi d’Athènes qui n’en retrouvât le souvenir sur un coffret en pierre[27].

Les taureaux de course vivaient sans doute en liberté dans des ranches. Il n’était pas facile de les capturer. On voit, dans un paysage de montagne, un cow-boy projeté sur le sol par une bête dont la queue frétille d’aise[28]. Le plus simple était de guetter l’animal près de l’abreuvoir et de lui sauter sur la nuque, pendant qu’il avait la tête plongée dedans[29]. Certains sujets étaient dressés : on voit des dompteurs leur renverser la tête à la force du poignet[30]. Une fois domestiqués, ils s’accroupissaient docilement pour laisser les toréadors les prendre aux cornes et sauter par-dessus leur croupe[31] : c’était l’école d’acrobatie. Les courses se donnaient dans des arènes, près d’un sanctuaire, comme l’indiquent parfois des éléments d’architecture[32]. Les spectateurs de distinction prenaient place dans des tribunes : c’est une corrida, on le sait, que regardent, sur la fresque mycénienne, les femmes assises dans lune loge décorée de bipennes.

D’après les monuments figurés, on peut se représenter les mouvements du toréador. Face au taureau lancé, au moment même où la bête charge tête basse, il fait un brusque écart et, revenant d’un bond, saisit une corne. La bête, pour se débarrasser, relève la tête : elle soulève ainsi son adversaire, et lui donne l’élan nécessaire pour faire un rétablissement en agrippant une corne par le jarret et l’autre par l’aisselle. Si le toréador n’est pas de première force, il se retourne et, prenant appui sur les cornes ou sur la nuque saute à droite ou à gauche[33]. Le virtuose fait mieux. Un instant, il s’installe sur la nuque du taureau, dos à dos ; puis, les pieds sur la croupe, il fait le pont, se redresse et saute[34] ou bien, les mains crispées sur le garrot ou sur les flancs, il fait la culbute en arrière[35]. Un compagnon ou une compagne le reçoit dans les bras, pour amortir la chute. Mais voici le triomphe de l’art tauromachique, le tour de force réservé au grand sujet. Dès qu’il a bondi sur la bête, il lâche les cornes des mains et, s’y maintenant par les cuisses, se renverse sur le mufle : les jambes en l’air, les bras allongés, il attend le moment où le taureau le secouera en arrière et lui donnera l’élan pour faire le saut périlleux et retomber sur les pieds par un vigoureux coup de reins[36]. On comprend l’enthousiasme d’un peuple sportif pour de pareils spectacles et la joie qu’y prenaient des artistes épris de beaux mouvements.

 

Les jeux qui, de Crète, se répandirent dans tous les pays de la mer Égée y étaient réservés à un bel avenir. Partout où les Grecs célébraient les grandes fêtes dont les concours gymniques et musicaux eurent une telle influence sur toute l’éducation, les fouilles et la légende attestent la présence des Préhellènes. Les jeux néméens et isthmiques sont ceux dont l’origine est la plus obscure ; niais leur réputation, que ne justifiait pas leur importance à l’époque historique, semble venir du fond des siècles, et leur emplacement en Argolide et en Corinthie, sur la grande voie de la civilisation égéenne, est significatif. A Délos, l’hymne à Apollon voit dans le dieu du Cynthe le maître de la cithare et rappelle que ses hiérodoules imitent les chants et les danses des autres pays. Plutarque précise : il raconte que Thésée vint dans l’île sainte danser le géranos et célébrer des jeux en l’honneur d’Ariadne[37]. Olympie, près de Pylos, le port fréquenté des marins crétois, adora les vieilles divinités du mont Ida, Cronos et Rhéa, avant d’être consacrée à Zeus et à Héra. Des cymbales trouvées sous le Mètrôon, dans la couche la plus profonde, disent comment se célébraient alors les fêtes de la Déesse Mère. D’autre part, la tradition attribue la fondation des concours et des jeux à un Héraclès de l’Ida et à son descendant, Clyménos[38]. Delphes, isolée dans sa montagne, semblerait avoir dû se soustraire à ces influences ; dans aucun des lieux saints elles ne sont plus certaines[39]. L’Hymne à Apollon Pythien dit que, pour prendre la place de la déesse Gaia, le dieu choisit pour prêtres, des Cnossiens qu’il emmena de Pylos à Prytho. Il se mit à leur tête, tenant une lyre dans les mains ; il joua : suaves étaient les sons, beaux et majestueux les pas. Les Crétois le suivaient, frappant du pied la terre, chantant le Io-Péan[40]. Tous les souvenirs de Delphes ramenaient les concours musicaux et poétiques à la Crète : quand furent institués des prix de cithare et d chant sacré, le premier vainqueur fut Chrysothémis le Crétois[41]. Il est question de missions crétoises qui venaient à Delphes et, de là, rayonnaient dans les pays lointains ; l’une d’elles aurait laissé en Thrace la tradition des chœurs[42]. Que tout, dans ces légendes, ne soit pas véridique, c’est évident ; mais, ensemble, elles constituent un tissu solide, un document irrécusable. Et voici la contre-épreuve : parmi les grands et vieux sanctuaires de Grèce, le seul où l’on n’ait pas célébré de jeux, celui de Dodone, est aussi le seul où rien ne décèle la présence des Crétois.

Cependant le jeu le plus populaire de la Crète minoenne, la corrida, disparut à peu près complètement de Grèce. La légende en conserva le souvenir en le déformant : la jeune fille qui se faisait emporter par le taureau sacré en se tenant à ses cornes devient la belle Europè assise sur la croupe du taureau divin, enlaçant les cornes de fleurs. Dans la réalité, le taureau céda la place au cheval qui, à son tour, servit longtemps de tremplin mouvant aux acrobates[43]. Ce n’est que dans les campagnes reculées de la Thessalie et de l’Asie Mineure ou dans les réglons ; lointaines de l’Occident que se maintenaient obscurément ou se retrouvaient les secrets de la corrida crétoise[44].

Quant aux autres sports des Minoens, ils furent recueillis avec soin par la gymnastique grecque. L’agilité des guerriers crétois est bien connue d’Homère[45]. Les scènes de pugilat sculptées sur le rhyton de Haghia Triada pourraient illustrer telle ou telle description de concours olympique, et ont elles-mêmes pour commentaire un des jeux donnés dans l’Iliade en l’honneur de Patrocle, la lutte d’Épéos et d’Euryale qui descendent dans l’arène serrés dans leur ceinture et le poing garni de lanières en peau de bœuf sauvage[46]. De tout temps, les Grecs se targuaient d’emprunts faits au meilleur système d’entraînement, en élèves qui citent leurs maîtres. A Sparte même, les, règlements d’éducation physique établis au nom de Lycurgue passaient pour venir de, Crête[47].

Mais le plus bel héritage que les Grecs aient reçu de leurs précurseurs, c’est la danse, avec ces accessoires déjà promus à une éminente dignité, la musique et la poésie. De l’Asie, où, chantait Homère, à Délos et à Delphes, on savait quel lien rattachait les chœurs qui évaluaient dans le théâtre de Cnosse à ceux qui exécutaient le pas de la grue ou qui glorifiaient le dieu pythien. En Crète, les Courètes dansaient en l’honneur de Zeus et de Rhéa, comme jadis en l’honneur de Minos et d’Ariadne ; en Messénie, en Asie où leurs évolutions alternaient avec celles des femmes, ils célébraient la déesse vierge et mère[48]. C’est que partout des confréries ou thiases[49] de danseurs sacrés perpétuaient la tradition minoenne. Thêra et la primitive Athènes avaient leurs orchestai. A Milet, la corporation des molpoi ou danseurs fit très longtemps reconnaître son chef comme premier magistrat de la ville.

Malgré des récits erronés sur l’invention relativement récente de la grande lyre et de la double flûte, les vieux instruments de musique ne se perdirent point. On disait que Terpandre de Lesbos imagina vers 676 d’adjoindre aux quatre cordes de la cithare primitive trois cordes nouvelles et que la double flûte fut trouvée en Phrygie. De fait, nous ne savons pas sur quelle sorte de lyre jouent, dans les poèmes homériques, Apollon, Achille est les divins aèdes, ni quelle sorte de flûte sert aux commandements dans le camp d’Agamemnon[50]. On peut même observer que la plus vieille image de l’heptacorde que nous aient laissée les Grecs est peinte, entre les mains d’Apollon Citharède, sur un vase mélien du VIIe siècle[51]. Il n’en est pas moins vrai que la critique moderne n’a pas attendu la résurrection de la civilisation crétoise pour refuser toute créance à des anecdotes puériles. Tout au plus Terpandre tira-t-il des effets nouveaux d’un instrument ancien, et il est bien possible que la musique savante, chassée de Crète par l’invasion, ait trouvé asile sur les côtes d’Asie et inspiré les chantres d’Éolide et d’Ionie avant de reparaître dans la Grèce propre. Mais il suffit de regarder le costume de femme que portent le dieu citharède et ses disciples pour reconnaître en eux les héritiers directs des musiciens à robe longue qui, sur les monuments minoens, jouent de lui lyre à sept cordes et de la double flûte. C’est sur des instruments crétois qu’Apollon, dieu du Cynthe, et Cybèle, déesse du Bérécynthe, enseignèrent l’art des beaux sons aux citharistes et aux aulètes de Grèce.

Si la danse appelle la musique et le chant, dans le chant les paroles sont inséparables de l’air. Ainsi, le lyrisme grec nous fait entrevoir ce que dut être le lyrisme d’un peuple dont nous ne connaissons pourtant pas la langue. Écoutons l’aède qui accompagne les danseurs dans la description homérique du bouclier d’Achille, et nous aurons quelque idée de ce qui se chantait au théâtre de Cnosse ; écoutons l’hymne des Courètes sous la forme dorienne, et nous percevrons l’écho d’un hymne plus ancien ; écoutons, s’il se peut, les oraisons rythmées des prêtres crétois qui montent à Pytho, et nous entendrons résonner les strophes qui accompagnaient Minos sur la montagne sainte.

Le lyrisme, dans l’épopée, exprime des sentiments tantôt joyeux, tantôt graves[52]. Dans le premier cas, le chant se subordonne à la danse. L’aède Dèmodocos fait danser la jeunesse phéacienne au son de la cithare[53]. Dans la cérémonie nuptiale, à la lueur des torches, l’hyménée sonore retentit ; les jeunes gens dansent en tournoyant ; les flûtes et les phorminx mêlent leurs voix[54]. Aux fêtes de Délos, les hiérodoules, pour rappeler les courses errantes de Lètô, imitent de la voix et du geste les peuples visités par la déesse[55]. Ce genre expressif, au rythme vif et sautillant, aux paroles enjouées, c’est l’hyporchème, où l’élément essentiel est une danse légère[56]. Pour l’hyménée, les exécutants forment deux chœurs dirigés l’un par la lyre, l’autre par la syrinx[57]. Le plus souvent, à Délos par exemple, se détachent du chœur les premiers sujets chargés des mouvements les plus difficiles[58]. Toutes ces évolutions se retrouvent dans la danse. crétoise, telle que la voit le poète : Tantôt le chœur précipite des pas savants et tourne rapide comme la roue du potier ; tantôt il se partage en lignes qui s’avancent l’une au-devant de l’autre... Un aède divin les anime de ses chants qu’accompagne la lyre[59]. Voilà la danse où prend part la prima dona qui, sur la fresque de Cnosse, tourne et sourit. La tradition ne s’y trompait pas : l’hyporchème passait pour une invention des Courètes, et le poète Simonide en faisait un mode crétois[60].

Plus grave est le noble et viril péan[61]. Il est connu, lui aussi, à l’époque homérique. Les fils des Achéens font résonner le beau péan, quand ils apaisent Apollon ou qu’ils célèbrent la gloire d’Achille[62]. Les origines de ce chant religieux nous sont clairement indiquées par le vieil Hymne à Apollon Pythien. Quand les prêtres cnossiens suivent le dieu en chantant, ces chants, qu’ils accompagnent sur la cithare et qu’ils scandent des pieds, ce sont « les péans sur le mode crétois[63]. Il ne sagit plus d’une danse où le chant est secondaire, mais d’un chant où la danse se réduit au pas régulier de la procession ou, de la marche militaire. Une série de strophes terminées par un refrain qui fuse en ce cri le Paiôn, c’est cela les péans crétois. Le rythme agile qui leur convenait fut appelé indifféremment péonique ou crétique. Ce fut, tout naturellement, un Crétois, Thalêtas de Gortyne, qui le premier donna une tournure littéraire aux vieux airs de son pays et les fit exécuter sous une forme plus riche et plus brillante, mais toujours avec le rythme originel[64]. Il était juste qu’après d’autres péans on en retrouvât un dans leur véritable patrie à tous ; le hasard a bien fait les choses : nous en avons un qui provient du même site qu’un groupe de femmes dansant au son de la lyre, de Palaicastro[65].

 

 

 



[1] XX, 124-5, fig. 93 A, a 2 ; 93 c ; 472 ss. ; pl. V.

[2] LVII, 256.

[3] Iliade, XVIII, 590 ss. ; cf. Odyssée, VIII, 260, 261 ; XII, 4, 318.

[4] BSA, X, 217 ss., fig. 6 ; IV, 153.

[5] LXVII, fig. 431, 1, 9 ; cf. p. 831, 847.

[6] Thésée, 21.

[7] XIII, fig. 2.

[8] XVI, fig. 107.

[9] LXVII, fig. 357-8.

[10] XVII, fig. 102, 29.

[11] Cf. GEVAERT, Histoire et théorie de la musique dans l’antiquité, I, 87.

[12] Cf. MA, XIX, 170, fig. 21 ; DAWKINS, BSA, XII, 7-8.

[13] LXXII, fig. 127 ; LXXIV, fig. 569-71 ; RA, 1909, II, 435.

[14] LVII, 261-2 ; cf. CUNY, REA, 1910, 154 ss.

[15] LVII, fig. 144.

[16] LXVII, fig. 357.

[17] LXXII, fig. 128-130 a ; LXXIV, fig. 577-579 a.

[18] Έφ., 1904, 116 ss., fig. 11.

[19] Cf. CUNY, l. c.

[20] XIII, fig. 25 ; MA, XIV, 556, fig. 40.

[21] XXXVIII, 57, fig. 32.

[22] JHS, XXII, fig. 6 ; XX, 691 ss., fig. 512.

[23] Cf. XX, fig. 509-10.

[24] Voir MOSSO, LVII, 176-90 ; REICHEL, AM, 1909, 85-99 ; EVANS, JHS, 1921, 247 ss.

[25] LAGRANGE, XLII, 198 ; PINCHES, LA, I, 76 ss., n° 23.

[26] BSA, VII, 94 ; LXX, pl. XVIII ; LVII, 189 ; cf. EVANS, l. c., 251.

[27] REICHEL, l. c., n° 2, 10-1, 13-4, 21-2 ; V, pl. XXVIII, 8.

[28] XX, fig. 310 a.

[29] Ibid., fig. 274.

[30] REICHEL, l. c., n° 14-5.

[31] Ibid., n° 7.

[32] XX, fig. 504, a, b, 507.

[33] LXVII, fig. 426, 13 ; LXX, pl. XVIII ; ΑΔ, IV, pl. V, 1.

[34] JHS, 1921, 253, fig. 5 ; XX, fig. 504 a.

[35] JHS, l. c., 255 ; XX, l. c., c.

[36] XX, l. c., a.

[37] PLUTARQUE, Thésée, 21 ; Hymne à Apollon Délien, 131, 160-4.

[38] PAUSANIAS, V, 7, 6 ss. ; 8, 1.

[39] Cf. SWINDLER, LXXXVII.

[40] Hymne à Apollon Pythien, 336-41.

[41] PAUSANIAS, X, 7, 2-3.

[42] PLUTARQUE, Œuvres morales, 298 F.

[43] Iliade, XV, 679.

[44] Cf. M. MAYER, JAI, VII, 72 ss. ; S. REINACH, An., 1904, 271 ss.

[45] Iliade, XVI, 617.

[46] Ibid., XXIII, 651 ss., 684-5.

[47] PLUTARQUE, Lycurgue, 4.

[48] HÉSIODE, fragm. 198 (44) ; PAUSANIAS, IV 21, 7 ; SAPPHO, fragm. 54.

[49] Mot d’origine préhellénique (CUNY, l. c.).

[50] Iliade, X 13.

[51] RA, 1908, II, 282.

[52] CROISET, Histoire de la littérature grecque, II, 17 ss.

[53] Odyssée, VIII, 260 ss.

[54] Iliade, XVIII, 492 ss.

[55] Hymne à Apollon Délien, 160-4.

[56] SIMODINE, frag. 29-31 ; cf. ATHÉNÉE, XIV, 30, p. 631 C ; 28, p. 630 E.

[57] Bouclier d’Héraclès, 273-8.

[58] LUCIEN, De la danse, 16.

[59] Iliade, l. c., 590 ss.

[60] SIMODINE, fragm. 31 ; cf. STRABON, X, 4, 16.

[61] Cf. CROISET, l. c., 270-2 ; SWINDLER, LXXXVII, 59-64.

[62] Iliade, I, 472-3 ; XXII, 391-4.

[63] Hymne à Apollon pythien, 336-41.

[64] Cf. CROISET, l. c., 275-8.

[65] BOSANQUET, BSA, XV, 338 ss.