LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE III. — LA VIE RELIGIEUSE.

CHAPITRE III. — LES LIEUX DE CULTE[1].

 

 

Tant que les hommes adorent des objets naturels, les lieux de culte sont marqués par l’emplacement même de ces objets. Ce furent, en Crète, des espaces à ciel ouvert, les places où poussaient les arbres sacrés, les hauts lieux, les pentes d’où sourdaient les eaux fécondes. Quand les divinités anthropomorphes l’emportèrent, les lieux de culte primitifs leur furent consacrés sans presque changer d’aspect. Au sommet du mont Iouktas, une épaisse couche de cendres marque l’endroit, où de nombreuses générations s’inclinèrent devant la sainteté des roches et leur offrirent des victimes, avant qu’il en vint d’autres qui élevèrent à côté un abri pour les offrandes vouées à la déesse, puis d’autres encore qui crurent y voir le sépulcre de Zeus.

Les cavernes surtout étaient des lieux saints. Elles étaient habitées par les esprits et donnaient accès au monde souterrain. Leurs stalagmites étaient des piliers sacrés. Chacun des massifs montagneux qui hérissent la Crète avait de ces grottes qui attiraient les fidèles. — Le mont Aigaion présente de toutes parts des masses puissantes, d’étranges escarpements, des paysages de légende : c’est là que l’enfant Zeus devait être apporté dans un antre et nourri par une chèvre. Au M. A., on montait à la grotte d’Arkalokhori, pour y apporter des bipennes[2]. A partir du M. M., la vogue fut à la grotte de Psychro[3]. Longue ide 19 mètres et large de 14, elle s’ouvrait sur l’Orient et se terminait par le sombre miroitement d’un lac souterrain. Peu à peu, les eaux se perdirent dans les profondeurs fissurées, et, au M. R., on put descendre par un couloir escarpé à une seconde grotte : ce fut le saint des saints. Les anfractuosités mystérieuses et les colonnes cristallines de cette double grotte furent témoins d’un culte assidu pendant plus de mille ans. Autour d’un massif en pierre grossière, des débris noirâtres, cendres mêlées de cornes et d’os calcinés, indiquent la place où étaient immolés les bœufs, les moutons et les chèvres. Partout le soi était jonché de petits autels portatifs, de plateaux et de godets à offrandes, de vases rituels. Dans les creux de la pierre, niches naturelles, étaient posés d’innombrables ex-voto, des armes, entre autres des doubles haches et des bouchers, des objets de toilette féminine, des gemmes portant l’image du taureau et de la chèvre, enfin, par centaines, des figurines représentant la déesse, des adorants des deux sexes, des animaux et des chars attelés. — Le plateau de Skoteino la Ténébreuse, à trois lieues de Cnosse, est percé de plusieurs grottes. La plus vaste, annoncée par des roches tachées de noir et de rouge, présente à l’intérieur des stalagmites pointant vers une voûte spacieuse et un lacis de galeries montantes et descendantes. Elle aussi fut fréquentée par les pèlerins depuis le M. M.[4] — Vers le centre de l’île se dresse le mont Ida. Au Sud, dans un magnifique panorama, facilement accessible par Phaistos, la grotte de Camarès, divisée en deux, servît au culte dès le M. A. et pendant tout le M. M. : avec des vases du type qui lui doit son nom, elle renfermait un foyer en maçonnerie et des ossements de victimes[5]. Au Nord, tournée vers Cnosse, la grande grotte de l’Ida, servira aussi de sanctuaire, mais seulement du XIe au IXe siècle, quand les Courètes sautant autour de Zeus y entrechoqueront les cymbales et les boucliers[6]. — Voilà les grottes les plus célèbres. Encore ne sait-on pas où placer celle du mont Dicté ; elle devait être quelque part du côté de l’Est, non loin des abris sous roche qu’on a reconnus à Petsola et à Zacro le Haut. Et il en existait beaucoup d’autres en Crête, par exemple, près de Cnosse, la grotte d’Eileithyia, fréquentée jusqu’au temps de l’Odyssée. — Le reste de l’Égéide possédait (les lieux de culte semblables[7]. Dans l’île d’Amorgos, on plaçait des vases rituels et des offrandes dans les fentes des rochers ; à Délos, le Cynthe était dominé par un sanctuaire rupestre ; sur le continent, les grottes de Pan avaient pour la plupart un passé préhistorique.

Éloignées des grandes routes, ces grottes n’étaient visitées qu’aux fêtes solennelles : on y venait en pèlerinage. Où le culte était-il célébré d’ordinaire ? Il n’existait pas de grands édifices spécialement voués à l’accomplissement des rites et s’ouvrant à une assemblée nombreuse. De temple, à la façon grecque, on n’en a trouvé dans aucun des sites préhelléniques. Mais il était facile d’installer des lieux de culte à l’intérieur ou dans le voisinage des centres habités, dans les palais, dans les plus modestes maisons.

Il suffisait de placer un autel en plein air sur une esplanade, dans une cotir, ou à couvert dans une chambre. A Phaistos, devant l’entrée principale du palais, un tas de cendres, de charbon et d’os calcinés, à quoi se mêlaient quelques objets sacrés, marquait la place affectée de temps immémorial à un autel public[8]. Quand fut bâti le second palais, on plaça dans un angle de la cour centrale une petite construction à degrés, où l’on posait des plateaux à offrandes, des vases à libations, des statuettes : c’était un autel domestique[9]. A Cnosse, la grande esplanade qui s’étendait en avant du palais était pourvue de deux autels rectangulaires d’environ 1m,90 sur 1m,70 ; un autre, un peu plus grand, se trouvait dans la cour Sud-Ouest ; un quatrième, de 2m,25 sur 2m,75, dans la grande cour. Ce dernier était à égale distance des deux ailes dans le premier palais ; quand on avança une des ailes dans le second, on n’osa pas y porter la main et, au mépris de la symétrie, on le laissa là où les dieux l’avaient fixé.

Ces autels étaient de formes variées. Nous en avons un spécimen votif en terre cuite : c’est un bloc cubique, à moulures saillantes, surmonté de quatre paires de cornes. Sur une image qui représente un cube pareil, on compte dix assises de pierre[10]. En Argolide, les autels placés dans les cours avaient une autre forme : dans le palais ide Tirynthe, un carré bas et maçonné protège une fosse à offrandes ronde, semblable à celle qu’on a trouvée au-dessus d’une tombe à Mycènes[11]. Outre les autels en maçonnerie, les Crétois en avaient de tout différents. Ceux-là nous sont connus surtout par les monuments figurés : c’étaient des tables montées sur un pied ou, plus souvent, sur cinq colonnettes, dont une au milieu. S’il n’en reste que de rares fragments en pierre, c’est qu’ils étaient la plupart du temps en bois. Enfin, en vue de faciliter la célébration du culte, on avait des autels à offrandes portatifs : pour plus de légèreté, ils étaient incurvés sur les bords. Le type incurvé se trouve avec le cubique parmi les ex-voto de Cnosse[12] ; il figure à Mycènes sous la base de la Porte aux lionnes[13]. On se contentait même très souvent de simples tables d’argile légèrement creusées au milieu. Ce qui montre bien à quel point était répandu l’usage des autels mobiles, c’est qu’il y en avait un dans la maison rustique de Chamaizi et qu’à Nirou-Khani les quarante-quatre chambres du palais en contenaient une cinquantaine[14].

Les terrains consacrés ou frappés d’interdit étaient entourés d’une petite enceinte, d’un péribole, qui en faisait ce que les Grecs appelèrent des téménè ou des abata. On élevait de ces constructions légères autour des arbres sacrés, près des sources, le long des rochers, au sommet des montagnes, sur les tombes. Là encore le : bois était d’un emploi constant : voilà pourquoi il est si rare que les vestiges réels confirment les témoignages concordants d’innombrables images. Cependant on constate sur les hauts lieux des traces de travaux extérieurs à la période où les cendres des sacrifices s’accumulaient à même le sol. Aussi bien les monuments figurés montrent-ils des enclos d’arbres sacrés le long d’une pente très forte, peut-être même au point culminant d’une montagne[15]. Il en existait plus encore en plaine, dans les villes, près des sépultures. A Gournia, à côté de la chapelle, se trouve un mur qui ne s’élève qu’à 45 centimètres au-dessus du sol ; il avait sans doute la même destination qu’eut plus tard à Goulas un enclos rectangulaire[16] : il limitait un téménos.

Pour abriter les objets sacrés et j’es dons des pèlerins, il fallait bien construire des édicules couverts. On se représente aisément ces édicules d’après les fresques et une plaque d’or[17]. Sur un soubassement en pierre, la maçonnerie était consolidée par des poutrelles et revêtue de plâtre peint. Un corps central dominait deux petites ailes, dont l’une au moins était longée par un banc. Chacune des trois parties avait une ou deux colonnes, posées sur des cornes de consécration et portait encore des cornes sur la couverture. L’édicule peint sur une fresque de Cnosse[18] est situé dans une aire bordée de murs et plantée d’arbres où se presse la foule. De pareilles constructions étaient nécessaires au culte sur les hauteurs où l’on ne montait qu’aux jours des grandes fêtes. Les ex-voto de Petsofa, des figurines d’argile, ont été trouvés à 270 mètres d’altitude, sur une terrasse nivelée ; au sommet du Iouktas, un téménos entouré d’un mur cyclopéen recevait des offrandes semblables et toutes sortes de vases sacrés[19]. Sur ces terrains aplanis il faut placer par la pensée quelque construction pareille à celle qui se profile derrière Notre-Dame du Mont. Même dans les villes, c’est au point le plus élevé qu’étaient érigées les chapelles publiques. A Gournia, on gravissait un chemin aux pavés et aux marches usés par les pas des fidèles, pour arriver à un sanctuaire d’une simplicité rustique : pas plus de 3 mètres sur 4, le sol en terre battue ; au milieu un trépied à offrandes ; dans un coin une déesse aux serpents, statuette grossière entourée de colombes, de cornes et de vases rituels[20]. A Koumasa, on franchissait la région des tombes pour atteindre, ait haut dune colline, un petit sanctuaire à plusieurs compartiments, dont le toit était supporté par une colonne : ici le matériel du culte ne comprend, avec la table à offrandes, que quelques idoles, dont deux aniconiques, un cône et un cylindre[21]. Ce type d’édicule sacré resta en usage jusqu’à la fin de la civilisation égéenne. On n’est donc pas surpris de le retrouver dans la Troie homérique. Hector offre des victimes, tantôt sur les cimes de l’Ida, tantôt au point culminant de la ville ; le néos d’Athéna, placé sur l’Acropole, est ordinairement fermé à clef, et la prêtresse en ouvre la porte aux femmes qui veulent apporter des offrandes à l’image de la déesse[22].

Non plus que les autels publics, ces enclos et ces édicules ne nuisaient aux cultes privés. Des cavernes, la déesse suivit les particuliers dans leurs maisons, les princes dans leurs palais. La chambre où était placé le trépied aux offrandes ou la table à libations devenait sacrée ; à plus forte raison, les salles spécialement aménagées en l’honneur de la déesse, les chapelles, construites sur le modèle des édicules publics, les cryptes à piliers. Dans un petit port comme Pseira, les maisons les plus pauvres ont un coin réservé au culte ; les plus riches renferment une salle remplie de vases précieux, de coquillages et de rhytons à forme de têtes de taureaux[23]. Que ne devait-on faire dans les palais des rois et surtout des rois-prêtres ?

A Phaistos[24], la terrasse de l’autel public donnait accès à deux pièces situées en dehors du mur de façade et communiquant au fond avec une troisième, engagée dans le mur. C’est une chapelle avec le saint des saints, la vieille chapelle du premier palais. Elle était pourvue d’une annexe extérieure, une cellule indépendante avec porte spéciale. La bâtisse de cet ensemble, en moellon et en glaise, jure avec l’entrée monumentale qui le longea lorsque fut élevé le second palais. La pièce intérieure, n’a que 3m,62 sur 2m,57. Trois de ses murs sont flanqués de banquettes basses en gypse enduit de stuc, où l’on rangeait les objets sacrés. La banquette du côté Est s’arrête au milieu du mur, devant une cache qui renfermait des vases de Camarès. Vers le milieu était fiché dans le sol un plateau à offrandes en terre cuite de 45 centimètres sur 55, creux au centre, décoré sur les bords de spirales et de bœufs[25]. Des lampes, des broyeurs pour la préparation de l’orge sacrée, des plats, des coupes en pierre dont une noircie par le feu, des os calcinés, tout montre ce qui se faisait en ce lieu.

Dans le palais de Cnosse, une bonne partie de l’aile Ouest formait le quartier sacré où le roi exerçait la fonction sacerdotale[26]. Là se trouvent deux salles, larges de 3 mètres, longues de 4 et de 5, où se dressent deux gros piliers, dont les blocs portent, l’un dix-sept fois, l’autre treize fois, le signe incisé de la double hache. Dans le sol, deux caissons en pierre renfermaient le mobilier rituel le plus riche que nous ait laissé la Crète préhistorique : les statuettes en faïence de la déesse aux serpents et de ses acolytes, les robes et les ceintures votives également en faïence, la grande croix en marbre, des coquillages et des poissons volants détachés d’un panneau, une grande quantité de vases. Des restes de sacrifices sont conservés avec soin. Cette sacristie était une crypte ; le véritable sanctuaire, supporté par des piliers, occupait l’étage supérieur. L’entrée se trouvait sur la cour centrale, en face du grand autel. La façade semble avoir présenté l’aspect connu par la fresque de Cnosse : des ailes à colonnettes et une cella centrale avec une porte menant à la crypte[27]. Avant de se rendre à l’autel ou au sanctuaire, le roi-prêtre allait sans doute se purifier dans le bassin lustral de la Salle du trône. Quant aux gens du dehors, ils montaient par une rampe au portique Nord-Ouest ; puis, rangés en file dans un vestibule, ils entraient dans la salle de purification par la porte de droite et en sortaient par celle de gauche.

Un autre sanctuaire, plus modeste, desservait le quartier des appartements privés[28]. La salle au pilier marqué de la double hache et la salle au bassin lustral se trouvaient ici réunies. Au pied du pilier était une table à libations et un piédouche jadis emmanché d’une bipenne ; plus loin, des vases qui contenaient l’huile d’onction.

Tout près, fut bâti, après la destruction du palais, une petite chapelle qu’on a retrouvée intacte, tout en place[29]. Elle forme un carré qui n’a pas plus de 1m,50 de côté. Elle est pourtant divisée en trois sections par des degrés. La porte franchie, on est dans la section la plus basse : sur un pavement d’argile, sept vases servaient aux aspersions. La section médiane présente au milieu un trépied en terre cuite, et dans les coins six coupes en pierres : c’était la place de l’offrant. Au fond, une plate-forme porte à 60 centimètres du soi la table sainte : cinq figurines grossières y sont placées, avec deux cornes de consécration en stuc et une bipenne minuscule en stéatite. La plus remarquable des figurines représente la déesse sur une base cylindrique : des bariolages figurent son corsage et ses seins, ses colliers et ses bracelets ; sur la tête elle porte une colombe, et de ses mains énormes elle envoie sa bénédiction. Par les dimensions de cette chapelle, par la place que laissent disponible les objets qui l’encombrent, on voit qu’elle ne pouvait recevoir qu’une ou deux personnes à la fois.

Vers le même temps, une salle du Petit Palais fut convertie en sanctuaire. On y plaça, sur une banquette, des cornes sacrées, une chèvre sauvage et des concrétions pierreuses qui ressemblaient plus ou moins à une grosse femme, à un enfant et à un singe grimaçant. D’où le nom qui lui est donné de Sanctuaire aux fétiches[30].

A tous ces lieux saints on pourrait en ajouter d’autres, par exemple les chapelles de Haghia Triada[31] et ces nombreuses chambres à autels qui semblent constituer à Nirou-Khani un palais-sanctuaire. Mais on a suffisamment vu à quel point ils se multipliaient en Crète et quelle en fut la variété. Ce qui les fait toujours reconnaître, ce qu’on trouve presque immanquablement sur les autels, au pied des arbres, des piliers et des colonnes, jusque sur les toits, c’est l’insigne du taureau divin, les cornes de consécration.

 

 

 



[1] HOGARTH, ER, l. c., 145 ss., DUSSAUD, XI, 327 ss., 354 ss. ; VON LICHTENBERG, XLIX, 54-7, 120-4 ; HALI, XXXVII, 145 ss.

[2] HATZIDAKIS, BSA, XIX, 35-47.

[3] HALBHERR-ORSI, Mus. Ital., 1888, 905-12 ; HOGARTH, BSA, VII, 94-116, pl. VIII-IX ; KARO, l. c., 118-24 ; TOUTAIN, Études de mythol. et d’hist., 160 ss. ; DUSSAUD, XI, 328 ss.

[4] XX, 163.

[5] TARAMELLI, AJA, 1901, 437 ss.

[6] FABRICIUS, AM, 1885, 59-62 ; HALBHERR, Mus. Ital., l. c., 689-768 ; ORSI, ibid., 769-904.

[7] Cf. FIMMEN, XXV, 67.

[8] PERNIER, MA, XIV, 345.

[9] Id., ibid., XII, 57-62, 126 ss., pl. VIII, 5.

[10] XX, fig. 166 A ; XIII, fig. 2.

[11] Cf. LXVII, fig. 102-3.

[12] XX, fig. 166 H ; cf. XIII, fig. 25 ; LXVII, 658.

[13] Cf. LXVII, fig. 102-3.

[14] BCH, 1920, 400.

[15] XIII, fig. 2.

[16] XIII, 100-2.

[17] LXVII, fig. 111.

[18] XIII, pl. V ; cf. IV, 61.

[19] XX, 151 ss., 161-3.

[20] Cf. XXXIX, 97-8.

[21] JHS, XXVII, 293.

[22] Iliade, XXII, 169-72 ; VI, 86-9, 192, 298, 303-5.

[23] LXXXI, 22-6.

[24] MA, XIV, 405-12 ; cf. BSA, XI, pl. VI.

[25] MA, l. c., pl. XXXVI.

[26] XX, 463 ss., 217 ss.

[27] Voir la restauration proposée par EVANS, JIBA, 1911, 289 ss.

[28] Ibid., 573 ss.

[29] BSA, VII, 95 ss.

[30] Ibid., XI, 2 ss.

[31] MA, XIV, 9, 71-4 ; cf. AJA, 1912, 464.