LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE II. — LA VIE SOCIALE.

CHAPITRE III. — L’INDUSTRIE.

 

 

Chez tous les peuples, même quand ils en sont arrivés à une forte concentration de la vie urbaine, bon nombre d’industries s’exercent en famille. Telle fut, de tout temps, la coutume dans les pays orientaux. Plus ou moins, les rives de la mer Égée ont connu ce régime depuis l’époque où les habitants des cavernes se fabriquaient des instruments de pierre jusqu’aux siècles où les Athéniens s’enorgueillissaient du Parthénon. Durant les siècles préhistoriques, de la. Crète à Mycènes et de Cypre à Troie, le travail de l’alimentation, celui du vêtement, d’autres encore se faisaient généralement à la maison, aussi bien dans le palais du roi que dans la cabane du paysan. Mais chaque famille avait à combler les lacunes de sa production par des surplus. Peu à peu, la fabrication de certains objets, surtout des objets en bois, en bronze et en terre cuite, exigeait un outillage compliqué ou une éducation technique qui imposait la spécialisation du métier. Là où se groupait une population assez dense, les facilités qu’offrait à tous la division du travail, faisaient que chacun avait sa profession. Un seul personnage pouvait conserver autour de lui l’économie familiale, tout en réunissant dans sa demeure les ouvriers et les artistes les plus éminents : c’était le roi. La société préhellénique nous présente ainsi, comme en un raccourci d’histoire économique, des types d’industrie très variés.

Certains travaux, surtout ceux de l’industrie rurale, sont encore peu spécialisés. Parmi les éleveurs, les sceaux crétois nous désignent un potier, un bûcheron, un charpentier. Mais les spécialistes ne manquent pas. Voici un potier qui n’est que potier[1]. C’est bien un charpentier qui vivait dans telle maison ou qu’on a couché dans telle tombe avec ses outils familiers. A Enkomi de Cypre, une fonderie renferme, avec des lingots de métal brut, des assortiments de pelles, de marteaux et de pinces. En Crète, plusieurs ateliers de bronziers se reconnaissent aux moules d’où sortaient des clous, des armes, des outils. Seul un ciseleur a pu se servir, à Phaistos, d’une matrice à fabriquer le ciselet, le martelet et le burin. Devant des fours à potier, surtout quand il en sort des jarres qui dépassent la taille humaine, il faut bien placer par la pensée des gens de profession, et nous voyons même, par un des plus vieux cachets que nous possédions, que c’étaient quelquefois des femmes[2]. Un fait caractéristique montre jusqu’où allait la division du travail dans la peinture : les surfaces plates sur lesquelles étaient modelés les reliefs en stuc, ainsi que les bordures des panneaux à fresques, étaient peintes d’une teinte unie avant que le stuc fût décoré de nuances variées, ou que la fresque fût exécutée avec la sûreté rapide qu’exige le procédé ; il faut donc admettre l’intervention successive d’un ouvrier vulgaire et d’un véritable artiste[3]. Autre fait à signaler : on voit apparaître la réclame, fille de la concurrence et de l’amour-propre professionnel ; dès le XIXe siècle, certains potiers apposent sur leurs vases un cachet à leur nom[4], et une manufacture de faïence a sa marque de fabrique, connue de Cnosse à Mycènes[5].

Tandis que les autres sites nous montrent des ateliers, isolés, une Pompéi préhistorique nous présente le spectacle de ce que pouvait être, du XVIe au XIVe siècle, une bourgade industrielle : c’est Gournia. On l’a vue plus haut avec ses maisonnettes serrées le long de ruelles sinueuses, autour d’une cour spacieuse servant de marché. On reconnaît encore dans les ruines de la ville mécanique une huilerie, un atelier de menuiserie, une forge. A la vue de ces récipients de pierre ou d’argile, supports de tous genres, trépieds, jarres et bassins à huile, fourneaux, lampes, tables, poids, marteaux, polissoirs et affûtoirs, meules et broyeurs, mortiers, scies de métal, couteaux, haches, grattoirs, épingles, crochets, hameçons, épées et poignards, auxquels se joint une abondante collection, de poteries peintes ou non décorées, on s’émerveille d’être si familiarisé avec tout cet ameublement, d’y retrouver, après tant de siècles, toutes sortes d’objets usuels, qui ont leur survivance jusqu’à nous, et dont les exemplaires sont entre les mains des paysans de la Grèce actuelle[6]. C’est dans des milieux pareils, que se formaient la plupart des ouvriers et des artistes appelés à Cnosse.

Là, tous les corps de métier étaient établis en plein palais. D’humbles travailleurs logeaient dans des réduits munis d’une armoire murée et pourvus de poterie grossière ; mais au-dessus de la cohue s’élevait une élite d’artisans et d’artistes qui signaient, leurs œuvres et dont la réputation devait s’étendre au loin. Les industries patriarcales fournissaient de quoi entretenir les industries d’art. Les femmes tiraient le blé des pithoi, et le broyaient dans les mortiers ; d’autres maniaient la quenouille et la navette, sous la surveillance de la reine. Une huilerie avait pour annexes de vastes magasins. Avec de pareilles ressources, le palais possédait une faïencerie royale[7], d’où sortaient des quantités d’objets décoratifs et des statuettes d’un prix inestimable. Il renfermait aussi un atelier de sculpture : celui qui l’occupait venait d’achever une amphore en calcaire veiné, véritable morceau de roi, et commençait à en dégrossir une autre, quand l’irruption de l’ennemi lui fit tomber le ciseau des mains. Ailleurs, on se trouve devant une caisse en pierre, où sont rangées des matières à incruster des lentilles de stéatite gisent inachevées ; des objets en marbre en os, en pierre, en jaspe semblent des pièces de marqueterie qu’on était en train d’assembler pour en faire une table de jeu : c’est l’atelier du lapidaire. Ainsi le palais du roi tenait une grande place dans la vie économique du pays et dans la vie artistique du monde entier, en groupant les industries de luxe et en fournissant des modèles.

Le régime politique et social de la Crète lui permettait donc de tirer parti de ses richesses naturelles et de ses relations extérieures pour réaliser de grands progrès dans la plupart des industries. Mais, naturellement, celles qui continuaient de pratiquer en famille restèrent en retard sur celles qui, s’adressant au public, suscitaient la concurrence, visaient à l’exportation, et plus encore sur celles qui produisaient des chefs-d’œuvre pour satisfaire un puissant protecteur.

 

Pour cette raison, les industries qui empruntaient leurs matières premières au règne végétal et titi règne animal étaient d’importance très inégale. Chaque maison faisait sa farine pour la consommation journalière, tandis que l’huile et le vin étaient parfois produits dans les grandes propriétés en vue de la vente sur place ou à l’étranger. Le filage et le tissage se faisaient en famille, mais non la teinture et le corroyage. L’industrie du bois n’avait pas à tailler la charrue du paysan, mais fournissait aux gens des villes des charpentes, des colonnes et de beaux meubles.

On doit donc s’attendre à trouver, dans les industries alimentaires, de grandes différences entre le matériel de mouture et le matériel de pressurage.

Pour broyer le grain, l’homme se servît d’abord de deux pierres : l’une était une table fixe, légèrement concave ; l’autre, un broyeur légèrement convexe, qui était mû à la main. Ce procédé, connut dans les sites les plus anciens d’Égypte, de Canaan et d’Italie, s’est maintenu dans les pays égéens pendant toute la période préhellénique. De Troie à la Crète, partout abondent les broyeurs joints aux plaques. Ce sont les femmes qui maniaient ces ustensiles. Une terre cuite de Cypre montre la scène au naturel[8] : la table est posée sur le sol ; une femme agenouillée, les deux bras allongés, peine sur la lourde pierre, tandis qu’un enfant assis penche un tamis pour y verser le grain. Mais, de bonne heure, on se mît à concasser le grain dans un mortier à coups de pilon. Encore un procédé usité chez les Égéens. Les fouilles ont mis au jour des mortiers en toutes sortes de pierres ; on en aurait trouvé bien davantage, s’ils n’avaient pas été le plus souvent en bois, comme au temps d’Hésiode. Ce sont encore les femmes qui étaient chargées du pilage. Enfin, on imagina le système de la meule qui se compose de deux parties emboîtées l’une sur l’autre. Mais la Crète ne présente rien de pareil, et l’existence du moulin à grains reste douteuse pour toute l’Égée préhistorique.

L’huile aussi se faisait à la maison. Tout porte à croire que ce travail revenait aux hommes et qu’il portait quelquefois sur des quantités considérables. On a découvert en Crète et dans les autres des maints appareils de pressage et de décantage ; examinons-en la puissance productrice. Les gens de Palaicastro avaient dans leurs demeures des auges, où ils commençaient et écraser les olives, et des pressoirs rectangulaires ou ronds. Un de ces pressoirs, bien conservé, a une, surface de presse mesurant 28 centimètres de diamètre ; il est entouré en contrebas d’une rigole large de 7 centimètres et sans écoulement[9]. La capacité du réceptacle ne dépasse guère deux litres : un appareil comme celui-là ne pouvait pas servir à la production en grand. Dans une bourgade d’artisans comme Gournia, il n’y avait pas de pressoirs du tout ; l’huile venait de la campagne, et le consommateur se bornait à l’épurer en la mêlant d’eau dans un cuveau et en faisant, écouler l’eau avec les impuretés qu’elle entraînait[10]. Mais à Thérasia, on entrevoit, avec la combinaison du pressoir et de l’épurateur, une fabrication assez importante. Un magasin mesurant 6 mètres sur 5 et pourvu d’une annexe de 2m,50 sur 2 est séparé de la maison d’habitation. Il contient un récipient conique, qui a 40 centimètres de diamètre intérieur à la surface et 30 centimètres de profondeur ; les parois usées par le frottement en attestent la destination : c’est un moulin. Il est percé d’un trou par où il communique avec une rigole qui débouche au-dessus d’un auget : l’huile exprimée par le moulin venait s’épurer là, pour être décantée dans les pots qu’on a trouvés à côté. Une pareille installation conviendrait à une industrie qui ne serait pas purement familiale[11]. On devait avoir mieux dans le palais de Cnosse. Si les bassins et la canalisation qu’on admire dans la prétendue Salle du pressoir sont tout simplement des éléments de drainage[12], il n’en est pas moins vrai que, tout près de locaux réservés aux ouvriers, l’huile était entonnée dans d’énormes jarres qui remplissaient en longues rangées trois magasins : une de ces jarres, trouvée en place, a 2 mètres de haut sur 4m,50 de circonférence. Devant des récipients de cette capacité, on comprend les ravages produits par l’incendie dans certaines parties du palais, et l’on a l’impression très nette d’une fabrication en grand.

L’industrie vinicole ne semble pas avoir pris un pareil développement. Cependant, dans la partie orientale de la Crète, certains appareils paraissent capables d’un rendement supérieur aux besoins d’une famille. Si la base cimentée d’un pressoir trouvé à Palaicastro est un carré de 1m,50, la table rocheuse de Praisos a 2m,40 sur 2m,30[13]. A Zacro, l’on se contentait dans certaines habitations de trois ou quatre bassins pour fouler le raisin ; mais une maison renferme une pièce spéciale qui a toutes les apparences d’un grand réservoir avec basins étagés et communicants[14]. On exportait ait moins des vins fins, de ceux qu’on mettait dans les vases en cornet : à Tell-el-Amarna dans le palais d’Akhenaten, comme à Cnosse dans le palais de Minos, une fresque représentait un échanson portant un de ces vases.

Tout ce qui concernait le vêtement, depuis la tonte jusqu’à la couture, était occupation domestique. Peignes à carder, quenouilles, fuseaux et pesons, bobines munies d’encoches et percées dans l’axe, épingles, poinçons et alènes ; ces objets dont les spécimens en toute matière autre que le bois sont encore innombrables, existaient dans toutes les maisons. Le palais de Cnosse, qui pourvoyait à de grands besoins, renfermait une véritable manufacture de filage et tissage. Sur la porte de la reine était représentée une quenouille ; au premier étage était installé un atelier de femmes, d’où proviennent plus de quatre cents pesons de fuseau et de métier[15] ; par les fortes chaleurs, on descendait travailler dans une galerie ouverte sur une cour ombreuse. Cependant, de nombreux sceaux à l’insigne de l’araignée semblent indiquer qu’il existait aux environs de Milatos une industrie textile travaillant pour le public[16].

En tout cas, on ne conçoit guère la teinturerie, comprenant la fabrication des couleurs et la coloration des tissus, comme une occupation familiale. Le cueilleur de safran, représenté sur une fresque, était souvent un professionnel, et la fleur qui servait de matière première à cette industrie est mentionnée sur une série de tablettes[17]. La pourpre devait être produite par un pécheur doublé d’un industriel. Corobios, ce fabricant d’Itanos qu’Hérodote nous montre emporté par la tempête pendant qu’il s’approvisionnait de murex, avait peut-être pour ancêtre cet autre Crétois qui, marquant ses denrées de son sceau, se déclarait éleveur, tisserand et pêcheur, autrement dit, fabricant de pourpre produisant son tissu et son colorant. Les grands dépôts de coquillages trouvés dans la Crète orientale, précisément dans la région d’Itanos, montrent l’importance et la haute antiquité de cette industrie. Elle avait certainement un long passé, pour pouvoir produire les belles étoffes à trois ou quatre teintes et à dessins variés qu’on voit sur les fresques et les faïences. Il n’est pas étonnant que les grandes dames de Mycènes, quand elles ont connu les tissus crétois, n’aient plus voulu en porter d’autres. Eschyle était archéologue sans le savoir, quand il faisait étendre un tapis de pourpre sous les pieds d’Agamemnon.

La préparation des peaux précéda celle des tissus chez les peuples de la préhistoire. Il fallait bien s’habiller de pelleteries tut de fourrures dans le climat froid de la période paléolithique. Dans la seconde période de l’âge de la pierre, quand la température de l’Europe fut plus douce, on fabriqua des tissus. Mais en Crête, on avait toujours besoin des chasubles traditionnelles en peau pour les prêtres tut les prêtresses, d’énormes boucliers pour les soldats, de gantelets pour les athlètes, de chaussures et de ceintures pour tout le monde. La mégisserie ne pouvait donc qu’être prospère dans un pays d’élevage et de chasse. D’ailleurs, les travaux du cuir étaient trop variés et demandaient trop d’habileté technique, pour n’avoir pas constitué un ou plusieurs métiers spéciaux. Le corroyeur, qu’on appellera skytotomos à l’époque homérique, avait longtemps avant son insigne professionnel[18].

L’extension prise par les industries du bois ne peut pas se démontrer par l’importance des vestiges qu’elles laissent, puisqu’elles opèrent sur une matière essentiellement périssable. On sait toutefois qu’en Crète elles trouvaient un vaste champ d’action. A la campagne, c’était quelquefois le propriétaire de bétail qui travaillait comme bûcheron ou comme charpentier ; la fabrication des instruments aratoires et la charronnerie se faisaient sans doute sur chaque exploitation. Mais le plus souvent, sur les sceaux crétois, l’insigne de l’arbre ou de la branche se suffit à lui-même, ou bien il est complété par l’image d’un bateau à mât[19]. De multiples travaux exigeaient par leur importance ou leur finesse l’intervention des spécialistes, depuis l’abatage jusqu’à la construction navale. Le charpentier avait un bon outillage : des scies de longueur variable, des haches et des doubles haches, des marteaux, des limes, des ciseaux, la gouge, l’herminette et fascia, combinaison de la doloire et de la cognée[20]. Il contribuait pour une bonne part aux travaux de construction, façonnait les poutres de la maçonnerie, taillait des colonnes dans des troncs d’essences communes ou dans des billes de cyprès, posait les combles. On peut juger oie son savoir-faire à la Villa royale de Cnosse, où des pannes équarries à 80 centimètres sur 60 soutenaient des solives cylindriques de 44 centimètres de diamètre. Quant à l’ébéniste et au sculpteur sur bois, ils donnaient au mobilier un style superbe ; car le trône en bois qui ornait la Salle aux doubles haches devait bien valoir le trône en pierre dont la décoration ogivale et le dossier arqué rappellent précisément un modèle en bois. Nous possédons, d’ailleurs, grâce à la siccité du sol égyptien, de beaux échantillons de bois sculpté par des Égéens, par exemple un couvercle en buis qui fut déposé dans la tombe d’un prêtre étranger et dont la décoration rappelle les épées de Zafer-Papoura[21].

 

Pour l’industrie extractive, la Crète présentait une grande infériorité en comparaison des Cyclades et du continent : elle n’avait pas de marbre. Mais elle fournissait, en compensation, une excellente argile à poterie, un calcaire facile à tailler et résistant, un beau gypse qui se laissait débiter en gros blocs aussi bien qu’en lamelles minces, des schistes ardoisés à nuances claires ou foncées, des brèches et des conglomérats à veines polychromes, enfin de la stéatite, pierre tendre et grasse.

La main-d’œuvre dont disposait l’industrie de la pierre était plus ou moins abondante dans les pays de l’Égée selon le régime social. Nulle part, les matériaux de construction n’y donnent par leur masse cette impression d’effarement qu’on ressent en Égypte devant les Pyramides ou devant les architraves de Karnak. C’est qu’aux pharaons, maîtres absolus, la corvée fournissait des travailleurs à discrétion. Seuls les dynastes de Tirynthe et de Mycènes avaient peut-être à leur service des bandes, nullement comparables, mais très nombreuses encore, de sujets ou d’esclaves. Pausanias, à Tirynthe, s’extasiait devant l’énormité des ruines[22] ; on partage cet étonnement devant la galerie voûtée ou le bloc qui forme le pavement de la salle de bains. A Mycènes, le linteau de la Porte aux lionnes mesure 5 mètres de long sur 2m,50 de large et plus d’un mètre d’épaisseur. Une des deux grandes pierres qui se dressent à l’entrée du Trésor d’Atrée atteint près de 9 mètres sur 5 et pèse dans les 120 tonnes[23]. Rien de pareil en Crète. Dans le palais de Cnosse, les plus grosses pierres de taille ne dépassent pas 3-4 mètres de long, 70-75 centimètres de large et 55 centimètres de haut, ce qui ne fait guère qu’un poids de 3 tonnes. Mais, si les carrières ne sont pas exploitées par une armée de travailleurs mise au service d’une administration publique, l’industrie privée n’en a pas moins une certaine importance. Les procédés d’extraction sont simples. Ordinairement, on se sert de pics, de coins et de scies en bronze avec ou sans dents et dont la longueur atteint jusqu’à 2 mètres. Quand on s’attaque à des couches trop dures, on fore des trous à la tarière, on y plante des chevilles de bois et on les humecte, pour faire éclater la pierre. Le boisage est pratiqué avec soin. Pour le transport, on ne dispose encore ni du cric ni de la poulie : tout le travail se fait, comme en Égypte, à la force des bras, avec l’aide de cordes, de rouleaux et de plans inclinés.

Ce que les Égéens et surtout les Crétois ont fait avec leurs matériaux et de pareils moyens, nous l’avons montré en parlant de l’habitation. Ce serait donc le lieu ici de voir le parti qu’ils ont tiré de l’argile, d’examiner l’industrie céramique. On est trop porté à croire, quand on parcourt les ouvrages d’archéologie, que le potier était presque toujours un artiste. Cette illusion vient plus naturellement encore que partout ailleurs dans cette Crète où des manufactures de céramique étaient installées, dans les palais, où celle de Phaistos a son emplacement marqué aujourd’hui encore par un four, où celle de Gnose se reconnaît à ses spécialités en faïence ou à son style. Mais il faut bien remarquer que les archéologues font leur choix dans l’énorme masse de vases et de tessons mise au jour par la plupart des fouilles. En réalité, le potier subvenait aux besoins les plus vulgaires de toutes les maisons, et non pas seulement aux goûts luxueux des plus riches. Ce n’est pas à dire qu’il ne fallût pas un homme du métier pour fabriquer la vaisselle la plus ordinaire : le kérameus travaillait pour le public bien avant les temps homériques, et les palais renfermaient des magasins remplis de poteries communes en piles. Et voilà pourquoi la céramique doit être mentionnée parmi les principales industries. Cependant, elle a une place si considérable dans l’histoire de l’art, et en elle la technique et l’esthétique sont si complètement unies, que nous n’essaierons pas de les séparer et parlerons du tout ensemble plus loin. Venons-en à la métallurgie.

Un grand nombre d’instruments furent transmis sans changement par l’âge de la pierre aux âges du métal : on continua de faire des pesons, des broyeurs, des polissoirs, des marteaux en pierre. Toutefois les métallurgistes égéens, au temps où ils ne travaillaient encore que le cuivre, témoignaient déjà d’une une grande habileté dans l’exécution des poignards, des outils et des trépieds : on ne peut qu’admirer la finesse et la robustesse des doubles haches ou des herminettes fabriquées au IIIe millénaire[24]. Aussi suffit-il aux Crétois de connaître l’étain, pour en appréhender les propriétés et pour s’empresser de le fondre avec le cuivre. On disposait maintenant d’un alliage moins flexible et moins malléable que le cuivre pur, mais plus fusible, convenant mieux par sa résistance à la fabrication d’armes solides, d’outils fins et pointus, de vases précieux, de plaques décoratives à reliefs, susceptible au reste de nuances variées selon les dosages, facile à polir et apte à s’orner d’une prestigieuse patine. Les Crétois furent les maîtres du bronze. Gournia devint un des centres de cette industrie. A quelques kilomètres de la ville existent des terrains cuprifères dont la teneur paraît suffisante pour une petite exploitation, et, tout près, les débris d’un four attestent la présence d’une antique fonderie. Dans la ville même, on a découvert un petit établissement, avec des fragments de bronze, des scories, des récipients auxquels adhérait de la fonte de cuivre pur, un creuset et de nombreux moules à couteaux, ciseaux, clous et alènes. L’homme qui travaillait dans cet atelier employait le cuivre pour les pièces considérables et rondes, qui demandaient un long martelage, par exemple pour une grande coupe, et fondait pour les autres pièces un bronze à 10 p. 100 d’alliage[25].

Le martelage et l’estampage firent de grands progrès. On avait commencé à battre des feuilles de métal sur des formes concaves ou convexes et à les assembler à l’aide de rivets ; on parvint à exécuter les objets de grande taille avec une seule Aille de tôle, par emboutissage sur l’enclume et soudage au feu. Le moulage se faisait le plus communément à foyer simple : les matrices étaient creusées dans des pierres tendres, quelquefois plusieurs sur la même pierre ; les trous de rivetage étaient obtenus à l’aide de chevilles en bois autour desquelles se figeait le métal en fusion ; le côté de l’objet qui restait à découvert et gardait la forme plate devait être fini, au sortir du creuset, par martelage. Mais on pratiquait aussi la fonte en châssis double avec deux valves ou demi-matrices à surface lisse qu’on appliquait l’une sur l’autre et où le métal en fusion était introduit par un canal d’entonnage[26]. Il semble même qu’on connaissait la fonte à tire perdue ; on ne voit pas par quel autre procédé les bronziers auraient pu obtenir certains objets d’art[27]. Pour décorer les œuvres produites par le martelage ou la fonte, la toreutique ou sculpture sur métal employait à main libre le poinçon, le ciselet et le burin[28].

Les transformations de la hache dans les pays de l’Égée sont particulièrement propres, avec celles du poignard que nous avons étudiées plus haut, à caractériser l’histoire de la métallurgie. Les haches de pierre, en Crète et dans les petites îles, sont loin d’être aussi belles que certains spécimens bien polis et perforés de provenance européenne ou asiatique. Troie I, par exemple, possède déjà un bon modèle ; Troie II, qui en hérite, ne contente pas de le reproduire en pierre ordinaire : elle emploie la néphrite, la diorite, l’hématite, la serpentine, le porphyre, le jaspe ; elle taille pour ses dieux ou ses rois de magnifiques pues en lapis-lazuli et en jade, qui reçoivent pour têtes de hampe des boutons en minerai de fer ou en cristal de roche[29]. Mais aussi les haches en mental trouvées dans le trésor de Priam en sont encore, de 2200 à 2000, à imiter le type des haches en pierre[30]. Ce n’est qu’à Troie VI, à partir du XVe siècle, qu’est connue la hache double[31]. — Passons à Cypre. Là les haches de pierre sont rares. Mais, si les Cypriotes ont vite abandonné la pierre pour le cuivre, ils n’ont fait que changer de matière : pendant tout l’à e du cuivre et tout le premier âge des bronze, c’est-à-dire durant quatorze ou quinze siècles, tant que leur île s’est pas largement ouverte aux influences crétoises et mycéniennes, ils ont conservé, en évasant seulement la courbe du taillant, les formes transmises par l’âge néolithique[32]. — Quelle différence avec la Crête ! Quand on trouva à Mochlos, dans une tombe du M. A. II, un beau simulacre de bipenne perforée aux tranchants épanouis, on n’osa pas lui assigner la même date qu’au reste de mobilier ; on parla du M. M. III. Mais, depuis, on a trouvé une double hache de forme toute pareille dans la maison de Chamaizi, qui est du M. M. I. Enfin, la grotte d’Arkalokhori a fourni un très grand nombre de ces instruments : d’après leurs dimensions, ce ne sont que des ex-voto, mais, d’après leurs tranchants fortement recourbés, ils sont du même type que l’exemplaire réel de Chamaizi, et, d’après leur faible terreur en étain, ils datent certainement du M. A. II[33]. Ainsi, dès le milieu du IIIe millénaire, tandis que les Troyens et les Cypriotes se servaient toujours de la hache en pierre polie ou commençaient à peine à en faire des copies en cuivre, les métallurgistes crétois fabriquaient un modèle de bipenne qui ne devait plus guère varier et que les autres peuples furent heureux d’adopter mille ans après.

Nous ne pouvons nous faire aujourd’hui qu’une bien faible idée de ce que fut en Crète le travail du cuivre et du bronze, parce que les métallurgistes remettaient constamment à la fonte les objets hors d’usage et que les envahisseurs se jetèrent avec avidité sur le métal. Et cependant ce qui reste a encore de quoi nous étonner. Ces bassins dont le nom de lébès devait longtemps désigner les monnaies crétois et qui les représentaient, nous les connaissons : ce sont des chaudrons hémisphériques, martelés, aux anses et aux pieds fondus et rivés. Ils figuraient en bonne place dans les demeures seigneuriales, et l’on en a trouvé à Tyllissos quatre exemplaires gigantesques, atteignant jusqu’à 1m,40 de diamètre et pesant jusqu’à 52 kilogrammes et demi, une batterie de cuisine princière[34]. La variété de la production métallurgique apparaît de façon saisissante dans une tombe de Cnosse : autour d’un réchaud était disposé tout un attirail d’ustensiles en bronze, un chaudron, des poêles, des cruches, des aiguières, des coupes, une lampe avec clame pour mouchettes[35]. Et que d’ingéniosité ! Tandis que les Grecs de l’époque homérique barraient leurs portes avec de simples loquets out des verrous, les Crétois avaient déjà des serrures, de véritables serrures avec des clefs[36]. Nulle part à l’âge du bronze, on n’atteignit à l’art consommé des armuriers crétois : on a vu qu’à force d’allonger la lame de leurs poignards ils obtinrent, à partir du XVIe siècle, de belles rapières à lame effilée, auxquelles ils réussirent à donner une longueur de 0m,95 ; on verra que parmi ces hommes de métier il y eut de grands artistes.

Les bronziers tenaient en partie leur expérience des orfèvres. Les Égéens, qui allaient sans doute chercher l’or en Égypte, durent en rapporter aussi des modèles et des procédés. L’orfèvre apprit au bronzier l’emboutissage et le repoussé, l’usage du ciselet et du burin ; en échange, le bronzier fit connaître à l’orfèvre les procédés de la fonderie, qui, d’ailleurs, furent toujours moins employés pour l’argent que pour le bronze, et moins encore pour l’or que pour l’argent. .A tous ces procédés se joignit sans doute celui de l’étirage, sans lequel on n’aurait guère pu obtenir tant d’ornements en filigrane. L’habileté technique des Crétois put ainsi faire exprimer par tous les métaux des conceptions de beauté.

En résumé, dans toutes les industries, mais surtout dans les industries d’art, les Crétois ont eu, à l’âge du bronze, une incontestable supériorité. Quand aujourd’hui l’archéologie préhistorique passe en revue les monuments laissés par le second millénaire, soit dans les pays méditerranéens, depuis la Palestine jusqu’à l’Espagne, soit au fond du continent européen, sur les bords du Rhin ou du Danube, chaque fois qu’en découvrant un objet elle constate un progrès, elle est en droit d’en chercher l’origine dans les ateliers de l’Égée.

 

 

 



[1] XII, fig. 58 ; XX, fig. 93 A.

[2] XX, l. c., c 1, 2 ; cf. a 1, b 2.

[3] Ibid., 531, 536.

[4] Ibid., 242, cf. 564-5.

[5] Ibid., 483, 485.

[6] POTTIER, JS, 1910,146-7.

[7] Voir un moule pour coquilles et rosaces, BSA, IX, 65, fig. 42.

[8] LXIV, pl. CLXXIII, 19 h. Cette terre cuite date de l’âge du fer, mais rappelle une statuette égyptienne de la IIIe dynastie (cf. XC, 405, fig. 233).

[9] BSA, XI, 277, fig. 8 ; cf. VIII, 306, 308.

[10] XC, 27-8, pl. I, 14.

[11] LXVII, 144, fig. 29 ; 150.

[12] XX, 201.

[13] BSA, IX, 279, pl. VI ; VIII, 237, fig. 6 et pl. VIII, 1.

[14] Ibid., VII, 130-1, 135, 140-1, pl. V, 2.

[15] BSA, VIII, 64 ss., 94.

[16] XVII, 212.

[17] Ibid., 213-4, 233, fig. 102, n° 88 ; XX, 265.

[18] XVII, 234, fig. 102, n° 18 ; voir cependant 187.

[19] JHS, XVII, 292, fig. 28 b ; 293, fig. 29 c.

[20] Voir, DURM, JŒI, 1907, 44, fig. 12.

[21] LXVII, fig. 409.

[22] PAUSANIAS, II, 25, 7.

[23] PERROT, LXVII, 266, 289-90, 497-8.

[24] LXXXII, 146 ss. ; BSA, XIX, 44-7 ; cf. XX, 194-5.

[25] Cf. HAWES, XXXIX, 38.

[26] Cf. X, 368 ss. ; MA, XIV, 469-70, fig. 75 d.

[27] X, l. c. ; RA, 1908, II, 315.

[28] MA, XIV, 466, fig. 73 f.

[29] X, 321, fig. 254 ; 338-41 ; 374-5, fig. 323-6 ; 385, fig.  353-6.

[30] Ibid., 329-30 ; 346, fig. 267.

[31] Ibid., 394, fig. 377.

[32] XI, 218, fig. 158 ; 222, 267-9.

[33] LXXXII, fig. 12, II 46 ; XX, fig. 141 e ; BSA, XII, 44, fig. 9.

[34] XXXVIII, fig. 29-30 ; cf. XXXIX, pl. IV, 72 A ; XVI, fig. 38.

[35] XVI, 427 ss., 508 ss., pl. XXXIX, fig. 36-7.

[36] LVIII, fig. 71.