LA CIVILISATION ÉGÉENNE

 

INTRODUCTION.

 

 

Depuis de longs siècles, la vallée du Nil et les steppes de la Mésopotamie étaient sortis de la barbarie, durant de longs siècles encore les sauvages tribus de l’Europe continentale allaient croupir dans d’épaisses ténèbres, quand naquit sur les borde de la Méditerranée la civilisation qui devait être celle de l’avenir. Jusqu’alors les seuls hommes qui eussent compté dans le monde étaient des terriens habitant des plaines sans bornes, où de grands fleuves favorisaient la création d’une oasis continue, où la nature n’opposait aucun obstacle à l’unité de mœurs, où, sur une surface immense, les villes et les villages pouvaient être réunis sous le sceptre d’un roi. Pour la première fois apparaissent des peuples dispersés dans de petites lies ou dans des cantons montagneux, amoureux d’autonomie, fragmentés dans des cités peu accessibles par l’intérieur, mais tournées vers la mer, toujours prêts à se lancer sur tous les chemins du monde. La Méditerranée va exercer sur les destinées de l’humanité une influence décisive.

Allongée entre la zone des déserts que brûle le tropique et la zone des régions où se dace le Borée, cette grande vallée de axer leur sert en toutes choses de transition. Elle insère dans lei ruasses du vieux continent un petit continent déchiqueté, qui doit à sa diffusion et à ses traits hybrides un caractère bien spécial. Grâce à un extraordinaire mélange de la terre et de l’eau, à une pénétration perpétuelle de golfes détachant en tous sens des baies adventices et de péninsules prolongées en traînées d’îles, il a une extraordinaire richesse en côtes et une facilité de communications incomparable ; mai-, aussi, par une position intermédiaire dont les conséquences sont infinies, il participe au climat, à la flore et à la faune, aux cultures et aux industries des zones qui l’enveloppent. Les hommes qui s’établiront sur ces rives seront admirablement placés pour prendre aux grandes nations du Sud et de l’Orient tous les éléments de civilisation qui pourront leur convenir, pour les fondre en un tout qui tiendra son originalité de sa variété même, et pour transmettre leurs marchandises et leurs idées aux pays lointains du Nord et de l'Occident.

Les avantages communs à tout le bassin de la Méditerranée sont réunis d’une façon éminente et prennent une valeur singulière dans la partie orientale. La mer Égée marque le point où la vallée maritime bifurque vers le N.-E. par le Bosphore et le Pont-Euxin, vers le S.-E. par la mer du Levant qui mène elle-même, d’un côté, au Nil et à la mer Rouge, de l’autre, vers l’Euphrate c .t le golfe persique. C’est là que les trois parties du monde baignées par la Méditerranée se rapprochent le plus et que les peuples ont appris à les distinguer. C’est là que l’Europe et l’Asie projettent l’une vers l’autre, en face de l’Afrique, des presqu’îles que séparent à peine des détroits resserrés et qu’unissent presque les archipels. C’est là que les dislocations les plus fortes ont produit le pêle-mêle le plus chaotique de dépressions et de hauteurs, de fossés maritimes et d’îles rocheuses, de plaines et de montagnes. C’est là que, sur les pentes élevées, la chaleur sèche du Midi rencontre lie plus vite la fraîcheur humide du Nord, que la végétation présente le plus de diversité. C’est là, enfin, que se trouve le foyer où les races et les civilisations se concentrèrent le plus facilement, où elles s’affinèrent par les contrastes les plus féconds et d’où elles rayonnèrent avec le plus d’intensité. Quand Zeus, pour marquer le centre de la terre, lâcha deux de ses aigles aux extrémités du ciel et leur donna l’ordre de voler l’un vers l’autre, ils se rencontrèrent dans l’Hellade.

Il est donc nécessaire, avant que d’étudier la première des civilisations méditerranéennes, d’examiner de plus près l’influence que la mer, lad terre et le climat ont exercée sur les hommes qui l’ont créée. Quand on aura vu les traits qui caractérisent la Méditerranée en général s’accuser avec une vigueur particulière sur les lords de l’Égée, on comprendra mieux qu’urne civilisation née dans l’île la plus rapprochée à la fois de l’Asie et de l’Égypte se soit répandue sur les terres voisines d’Europe et qu’après avoir conquis les Grecs, elle ait éveillé de leur sommeil léthargique les barbares des rives les plus éloignées.

La mer. — La plus belle de toutes les mers, la Méditerranée aux flots d’un azur transparent, est aussi celle qui dans l’histoire s’est révélée la plus utile, la plut bienfaisante. Voyez sa situation générale, l’ubiquité de ses articulations ; elle est prête à tous les services. C’est que l’Europe, déjà effilée en péninsule, y projette trois presqu’îles. Or, la plus remarquable des trois est celle de l’est, la presqu’île balkanique. Engagée dans le tronc du continent, elle se prolonge par une quatrième presqu’île qui s’élance à sa rencontre, l’Asie Mineure, et elle a encore pour appendice la presqu’île hellénique qui, elle-même, coupée par le golfe de Corinthe, s’achève en une dernière presqu’île, le Péloponnèse. Entre les côtes de La Thrace, de l’Asie Mineure et de la Grèce, la mer Égée est ainsi merveilleusement découpée. Au Nord-Est, deux détroits, véritables fleuves marins, la font communiquer avec le Pont-Euxin, taudis que des promontoires hardis assurent la liaison de la rive européenne à la rive asiatique. De Grèce et d’Asie Mineure, des petites presqu’îles s’avancent les unes au-devant des autres, comme les culées des ponts dont des îles innombrables forment les piles. Plusieurs archipels jalonnent en lignes parallèles le chemin d’Europe en Asie ; tout au Sud, du cap Malte à la presqu’île de Cnide, une dernière rangée d’îles ferme la mer Égée par une digue courbe qui est également jetée entre l’Europe et l’Asie, ruais qui de plus renfle sa convexité à la hauteur de la Crète de manière à se rapprocher de l’Afrique. Ainsi, depuis les détroits qui mènent aux régions hyperboréennes jusqu’aux vagues que les courants emportent sur les plages d’Égypte, s’étend un grand lac régulièrement percé d’ouvertures. En rongeant les montagnes qui l’encadrent, la mer a creusé partout des golfes profonds, des baies à replis sinueux, des canaux d’accès facile, une suite ininterrompue de falaises escarpées, de ports et de calanques. Pas de région au monde qui, par rapport à la superficie des terres, présente un pareil développement de côtes.

Aussi l’homme, dans ces contrées, est-il irrésistiblement attiré par la mer. L’aviron parait aussi nécessaire ici que la charrue ou la houlette. Partout une terre toute proche fait signe à qui veut échanger ce qu’il a de trop contre ce qui lui manque. Pas de côte d’ode l’on n’aperçoive une île. Le marin peut cingler vers une succession de buts toujours visibles. De l’un à l’autre, ïl n’y a pas de distance. On fait de longs trajets sans jamais se sentir perdu entre le ciel et l’eau. Et, si les rangées d’41es marquent les escales dans le sens de la largeur, les mouvements de la mer facilitent la traversée dans le sens de la longueur : au milieu, un grand courant roule du Mord au Sud, accompagné de contre-courants qui longent les côtes de Grèce et d’Asie Mineure du Sud au Nord. Quelque direction qu’il adopte, le navigateur trouve sur sa route de merveilleuses commodités.

Mais il faut qu’il se méfie du vent. Le régime atmosphérique de la Méditerranée est bien différent selon la saison. Du printemps à l’automne, l’alternance des brises permet au pécheur de sortir le soir et de rentrer le matin en toute sécurité. En intime temps, les vents du Nord s’établissent, jusqu’à régner en maîtres absolus. Ce sont alors les vents étésiens qui, d’une poussée puissante, mènent les navires des Cyclades vers la Crète et de la Crète vers l’Égypte. Mais, en hiver, la succession des brises de mer et de terre disparaît, emportée par une perturbation générale. Des variations barométriques de tous les instants déterminent des appels d’air violents et locaux. Éole installe ses outres sur toutes les côtes et les ouvre toutes à la fois. Les vents se contrarient, s’entrechoquent, soulèvent en tempête une houle courte, irrégulière, irrésistible, ou font tourbillonner des masses monstrueuses en d’effroyables cyclones. Le sombre Notos verse la pluie par trombes, sans empêcher le clair Borée d’apporter la neige et la grêle. Les averses aveuglantes, les sautes de vent, les lames qui se brisent, le ciel bas, les ténèbres subites font perdre la tramontane au marin téméraire : il s’aperçoit trop tard que la voile serait fatale et que la rame est inutile.

La navigation en Méditerranée, spécialement dans l’Égée, est donc soumise à des règles impérieuses. Les Instructions nautiques rédigées par Hésiode lui étaient dictées par l’expérience des siècles. Bien avant, l’Égéen avait appris l’art de lutter contre les éléments et de se soumettre à la nature pour la soumettre à ses désirs. L’Égée devint l’école navale dont les enseignements se propagèrent à tous les peuples du monde. Tandis que les peuples civilisés du Nil, de l’Euphrate et du Tigre, ainsi que les nations barbares de l’Europe, bornaient leurs efforts à la batellerie fluviale, les habitants d’un pays qui avait à peine quelques embouchures navigables s’entraînèrent par la pêche et le cabotage au voyage de long cours, fixèrent les principes de la science nautique et construisirent des flottes qui s’assurèrent pour de longs siècles l’empire de la mer.

Ailleurs purent se développer des civilisations d’hydrophobes ; ici fleurit une civilisation d’amphibies. L’influence de la mer Égée fut si puissante, que les races qui dominèrent successivement sur ses bords Ment marquées de la même empreinte : les Crétois de la période préhistorique crièrent la première thalassocratie qui ait existé ; les Hellènes n’eurent qu’à s’établir sur les rives qui devaient les fixer à jamais, pour se transformer en marins. Parqués dans leurs îles ou leurs enceintes de montagnes, tous ces hommes ont la mer pour patrie commune. Peuples de la mer, c’est le nom qu’un leur donne en Égypte. Partout où peuvent aller leurs bateaux, ils sont chez eux. Aussi ne leur en coûte-t-il point de se déplacer. Vu Nord au Sud, d’Est en Ouest, Hellènes et Préhellènes parcourront librement la Méditerranée. D’un bout à l’autre, ils en feront leur mer. Sans s’éloigner de la côte, ils en occuperont le pourtour, telles, dit Platon, les grenouilles autour d’une mare. Où ils voudront, ils feront du trafic ; où ils pourront, ils s’établiront à demeure. Le commerce maritime et la colonisation, grandes nouveautés dans l’histoire du monde, viendront de l’Égée.

Le relief du sol. — La terre na pas moins contribué que la mer à façonner ces peuples. Toutes les anfractuosités de la côte montrent combien le relief est accidenté à l’intérieur. Les hauteurs et les plaines se pénètrent dans un indescriptible désordre. Aucune des plaines n’est spacieuse, sauf la Thessalie. Pour peu qu’une vallée ait quelque longueur, elle est étranglée à chaque instant par des montagnes. L’Égéide est donc brisée en une infinité de fragments, îles de superficie restreinte nu capitons presque hermétiquement clos, excepté sur la façade maritime.

Chacune de ces îles, chacun de ces cantons a sa vie propre. Nulle part la nature n’a Juxtaposé une pareille multitude de cadres fermés. Autant de centres habitables, autant d’États. Quelques milliers d’hommes, avec quelques champs d’ans la plaine, des pâturages et des bois dans let montagne, une butte servant de refuge en cas de danger, un marché pour les échanges intérieurs, un port pour les communications avec le reste du monde : rien de plus, et voilà le cadre d’une société autonome et souveraine.

Une structure qui a pour conséquence inévitable le morcellement politique expose un peuple aux invasions. Chaque fois que les tribus belliqueuses des régions balkaniques céderont à l’attraction du Midi, elles pourront s’infiltrer ou faire irruption sans rencontrer de forte résistance, et ainsi la population primitive sera noyée par les afflux successifs des tribus grecques. Mais, s’il n’est pas sans danger, le particularisme spontanément éclos sur les rives de l’Égée produit, par contre, une ample moisson de bienfaits. Dans cette variété infinie de petites communautés, se développent aisément tous les dons naturels ; dans cette atmosphère de liberté absolue, les hommes réalisent toutes leurs capacités. D’un bout à l’autre de l"Égée, fermente une sève intarissablement féconde. L’esprit d’indépendance qui anime les villes et les personnes les pousse à une constante rivalité dont les inconvénients sont graves, dont les avantages sont immenses. La concurrence, source du progrès, sort ici des entrailles mêmes du sol.

Mais la diversité des efforts individuels et collectifs n’a pu se fondre en une civilisation supérieure que grâce à la mer. C’est la mer qui a mis en valeur la montagne. Dans les grands pays de plaines, tout est monotonie : le même sol et le même climat font pousser partout les mêmes plantes et les mêmes animaux ; les hommes, plongés dans une nature identique, reproduisent éternellement un type invariable ; gestes et pensées se figent en d’immuables traditions. Dans les pays de montagne, les vallées diffèrent selon l’orientation, l’altitude et la composition géologique ; chacune a son individualité, sa production, sa vie propre. Mais, quand les montagnes se dressent en plein continent, les centres dispersés sont si fortement séparés, si rarement irais en rapport, que les populations voisines se connaissent à peine et ne parviennent pas à tirer profit de leur diversité. D’un côté, l’uniformité de civilisation fait que la facilité des communications ne sert de rien ; de l’autre, le manque de communications stérilise des civilisations variées. Voici, au contraire, un pays où la montagne est de toutes parts pénétrée par la plaine liquide ; il est découpé en une infinité de compartiments et de groupes, mais qui mettent tout en commun. Ici disparaissent les inconvénients qui, ailleurs, sont inhérent aux avantages naturels. L’autonomie n’y est point un isolement forcé ; des relations constantes, des échanges journaliers provoquent une perpétuelle comparaison et favorisent l’éclosion d’une civilisation unissant tous les contrastes dans une suprême harmonie.

Le climat. — Les pays méditerranéens comprennent la partie la plus chaude de la zone tempérée. Il y règne, en général, une chaleur douce. Nulle part ce climat privilégié n’a plus de suavité que dans les pays égéens. Durant la saison qui devrait être torride, aux heures de plein soleil, souffle la brise de nier ; pendant les semaines de l’ardente Canicule, les vents étésiens apportent une fraîcheur incessamment renouvelée. Toutefois les pays égéens ne jouissent point d’un éternel printemps. Malgré tout, ils se rapprochent, par un côté, de la brillante Libye et, par l’autre, de l’âpre Balkan. A la même latitude, ils présentent des contrastes assez violents. Les saisons y sont bien tranchées. Les vents irais de l’été n’empêchent pas la sécheresse, une sécheresse qui dure des mois. L’hiver amène des semaines de fortes pluies et des jours de gelée. Aux continuels changements d’altitude correspondent de brusques variations de température ; en quelques heures de marche, le voyageur passe des tropiques aux régions froides.

On conçoit les effets produits par ce climat sur l’homme. Les populations du Nord dépensent un travail et des ressources énormes dans une lutte perpétuelle contre la froidure et les intempéries ; dans les régions tropicales, l’égalité assoupissante de la chaleur use et détend le ressort humain. Les peuples intermédiaires n’ont pas à se raidir en efforts absorbants et coûteux, sans avoir cependant à souffrir d’une incurable mollesse. Ni la sécheresse de l’été ni les pluies d’hiver ne diminuent leur activité. Les alternatives de chaud et de froid fortifient et trempent les corps. Il se forme ainsi un type d’homme vigoureux et ferme, élastique et nerveux, sec et vif. Qualités physiques, mais tout autant morales et intellectuelles.

Aucun homme n’a moins d"exigences matérielles que le Méditerranéen. Avec l’air tonifiant qu’il respire, il n’a pas besoin de nourriture forte et substantielle. Une galette ou une purée d’orge, une poignée d’olives et de figues, une paire d’oignons ou une gousse d’ail, l’Égéen n’en demande pas davantage pour la journée. Il est naturellement végétarien. Il aime bien le poisson ; mais il ne mange de viande qu’aux jours de fêtes, après le sacrifice. La boisson ordinaire, c’est l’eau. Bien que le vin abonde, on ne le boit jamais pur. — Le costume n’est ni épais, ni serré. Dans la Crète préhistorique, il prend bien la ceinture et les reins, mais laisse à découvert le torse tout entier, tout au moins la poitrine. Comme il n’entrave pas la liberté des mouvements, la démarche est droite, aisée, d’une majesté naturelle et qui s’ignore. — Enfin la question du logement est bien simplifiée par le soleil. Pas de chambres calfeutrées ; on n’a d’abris clos que pour dormir. La plus grande partie du temps se passe en plein air. L’homme est dehors toute la journée ; la femme garde la maison, mais ne s’emprisonne pas entre quatre murs étouffants. Une cour spacieuse entourée de portiques, au fond desquels s’ouvrent des chambrettes à peine meublées : c’est tout ce qu’il faut pour la vie de famille.

Une existence aussi facile laisse à tous le loisir qui, dans les pays de labeur incessant et de tension perpétuelle, est le privilège de quelques riches. Pourquoi peiner toujours ? Il n’est que d’étendre la main pour cueillir les plaisirs qui s’offrent de toutes parts. La latté qui s’épand sur la nature enture, chacun y prend part selon ses goûts. Par une curiosité toujours en éveil, s’aiguise le sens de l’observation ; le regard s’assure, l’intelligence s’avive. La conception est rapide, les idées se dégagent immédiatement des choses : fines, elles restent précises, et, surgissant de partout conviennent à tous. C’est en plein air que l’esprit souffle où il veut.

Ces oisifs, qui n’ont pas besoin d’être des spécialistes pour être des connaisseurs, doivent à la douceur du climat cet autre bienfait, le sentiment du beau. La vie de plein air et la légèreté du costume sont pour les Égéens un perpétuel encouragement aux exercices gymniques et à la danse. L’œil habitué à contempler les corps dans toutes les attitudes apprend à la mains en imiter les formes et les mouvements. La danse favorise le lyrisme, musique et paroles. Aux rives de l’Égée, l’art et la poésie prennent en naissant un caractère original et indélébile. En ce pays aérien, sous ce ciel sans nuages, les contours se détachent avec netteté ; les lignes gardent toute leur précision, jusqu’à la limite extrême de la vue ; les objets lointains se rapprochent, et l’on comprend qu’ici les peintres aient été longs à découvrir les lois de la perspective. Pas plus que les formes, ne se dégradent les couleurs ; les teintes ne se diluent pas en grisailles, mais s’opposent avec rigueur. Sur des hommes sensibles à la beauté des choses une pareille nature a influencé puissamment.

Les productions. — Dans l’ensemble, le sol des pays égéens test maigre : la moindre parcelle de terre végétale acquiert un prix inestimable. Et, pour peu que le sol se prête au travail de la charrue, aussitôt se pose la question de l’eau. Entre la zone septentrionale, où les vents d’Ouest apportent les pluies en toute saison, et la none des déserts, qui souffre de la sécheresse l’année entière, la zone méditerranéenne est caractérisée par un hiver humide et un été sec. Dans les pays de l’Égée, la sécheresse dure environ quatre mois. Les pluies d’hiver sont courtes, mais fortes : en quelques jours, en quelques heures parfois, se renouvellent les nappes souterraines.

Le régime des pluies fixe des conditions spéciales à la flore méditerranéenne. Plus au Nord, la végétation spontanée des herbages et des arbres à feuilles caduques couvre des aires immenses, et la grande culture est facile. Plus au Sud, il n’y a de végétation — ou bien raide, toute en épines — que dans les oasis. Les pays méditerranéens conviennent aux petites plantes qui s’accommodent de germer aux pluies d’automne et de mûrir au printemps. La forêt y est en taillis, criblée de lumière. Les arbres et arbustes cultivés avec suces sont ceux qui peuvent aspirer par de longues racines l’humidité recélée dans les profondeurs. Mais en Égéide, plus qu’ailleurs, les diversités géologiques, les différences de relief et de température empêchent toute unité dans la répartition de la végétation et de la culture. Impossible aux plantes de se reproduire sur de grandes surfaces. Toute expansion en masse leur est interdite. Décidément il n’y a ici qu’autonomie et variété.

Jamais donc les pays égéens ne seront des réservoirs de produits agricoles. On y devra toujours agrandir par bribes le domaine de l’agriculture, ajouter aux bonnes terres des vallées le plus qu’on pourra de friches, organiser la défense des champs conquis sur la montagne, et surtout amener l’eau par des moyens artificiels. On canalise les sources jaillissantes, on fore des puits, on recueille la pluie dans des citernes. Toutes les eaux sont drainées avec une habileté merveilleuse. Homère prend plaisir à décrire le travail du fontainier, les rigoles qui se remplissent, le murmure du flot qui roule, le bruit joyeux des cascatelles. Mais l’exubérance de la végétation dans les coins bien arrosés ne doit pas faire illusion sur la fécondité naturelle et la richesse des pays égéens. Partout il a fallu ruser avec la terre et l’eau, imaginer les soins appropriés à chaque mètre carré, entourer chaque plante d’une sollicitude spéciale, déployer de l’ingéniosité, acquérir le don d’invention, faire de l’agriculture une sorte d’art. Le froment donne peu, l’orge davantage ; les farineux, les condiments et les aromates abondent. Les cultures arborescentes prospèrent, pourvu qu’on entretienne, pied par pied, des fossés pour l’arrosage. La vigne est ici dans sa patrie : bien avant d’être consacrée à Dionysos, elle faisait la joie des peuples préhistoriques. L’olivier fournissait déjà aux Crétois la plus belle des huiles. Enfin, dès les temps les plus lointains, on obtenait du figuier par la caprification des fruits bons à manger.

Avec tant d’espaces impropres à l’agriculture, l’élevage tient une grande place dans l’économie rurale. Le bétail passe presque toute l’année en plein air et connaît à peine l’étable. L’hiver, il séjourne dans les pacages de la plaine. Avant les chaleurs, les troupeaux en files interminables gagnent la montagne. Ce régime de transhumance caractérise la vie pastorale tout le long de la Méditerranée ; aussi bien se place-t-il à égale distance entre l’exploitation sédentaire des pays tempérés et le nomadisme des déserts. Dans le bassin de l’Égée, il s’impose à tel point que, dès les temps les plus reculés, les bergers de Crète avaient leur village d’hiver en bas et leur village d’été en haut.

En d’autres pays, il arrive qu’une production insuffisante soit compensée par les ressources du sous-sol et par l’industrie. Dans l’Égéide, point. A l’âge de la pierre, l’homme n’y trouva même pas toujours le silex qui rendit tant de services dans l’Europe centrale et occidentale. Heureusement, il put exploiter, ruais dans une seule île, l’obsidienne qui servit aux mêmes usages. Quand les Crétois des temps préhistoriques connurent le bronze, ils purent se procurer aisément le cuivre ; l’étain, ils durent le faire venir de parages lointains. Mais la nature, qui refusait à ces peuples la prompte richesse, leur prodiguait les matériaux propres à l’expression artistique. Ils n’avaient qu’à entailler une terre où le calcaire abonde, pour en extraire d’admirables pierres à bâtir, des blocs de gypse et de tuf tendres au ciseau, résistant aux intempéries, mieux encore, les plus beaux marbres qui existent. Ils n’avaient qu’à se baisser, dans les vallées argileuses, pour tirer de bancs inépuisables une terre à potier admirablement plastique et fine. Épris du beau, ils avaient à portée de la main tout ce qui sert à le réaliser.

Que la population de l’Égéide devienne dense, et pas plus l’industrie que la culture et l’élevage ne satisfait à ses besoins. Que faire alors ? Du commerce. La terre ne suffit pas ? on se tourne vers la mer. Il reste toujours, de la dernière récolte, un excédent de vin et d’huile ; on l’emporte, en mettant les qualités les plus fines, les crus les plus délicieux dans les vases les plus élégants et les mieux décorés En échange ; on rapportera des métaux et des céréales. D’île en île, de mouillage en mouillage, on ira où il faut. Placée à la jonction des voies qui mènent aux extrémités du monde, l’ Égée sert de lien à tous les peuples de l’antiquité ; les routes ne font que rabattre les denrées sur ses côtes et alimenter le commerce maritime qu’elle concentre. Heureuse pauvreté, qui oblige les Egéens de tous les tempe à faire de la Méditerranée un marché unique où ils écoulent leurs marchandises et répandent leurs idées.

 

De quelque point de vue qu’on examine le bassin de la Méditerranée, il apparaît comme le réceptacle naturel d’une civilisation qui lui doit ses caractères propres ; de quelque point de vue qu’on examine le bassin de la mer Égée, il accentue avec une singulière puissance chacun des traits qui distinguent la Méditerranée dans son ensemble, et par là se désigne comme le berceau même de cette civilisation. Ce qui frappe ailleurs, dans les grands pays de l’Orient, c’est l’énorme dans l’uniforme : production, puissance, beauté même, tout y est affaire de quantité. Ici, la diversité incessante de la nature ne laisse de place nulle part pour de grandes agglomérations ni de plantes, ni d’animaux, ni d’hommes. Dans n’importe quel domaine, en politique comme en art, impossible d’ajouter le même au même indéfiniment. C’est le triomphe de l’autonomie et de l’individualisme, le libre épanouissement des dons naturels, sans autre entrave que la nécessité d’une organisation harmonieuse. Pourtant, dans l’horizon étroit d’une cité, d’une île, une pareille civilisation risque d’épuiser sa sève, et de mourir prématurément, Mais il y a la mer, la grande bienfaitrice. Par elle, les Égéens vont quérir la richesse et observer les mœurs des autres hommes. Par elle, ils peuvent s’établir sur des terres lointaines, augmenter leur pays d’innombrables colonies et, en donnant à leur civilisation une jeunesse toujours nouvelle, la porter jusqu’aux confina du monde connu. Au total, le miracle grec, non, le miracle égéen est l’effet produit par un concours unique de circonstances naturelles sur des hommes capables d’en tirer parti.

II. — LES FOUILLES.

Avant les premières années de ce siècle, on n’avait aucune idée de ce que pouvait être la Grèce avant les grecs. On prononçait,à l’exemple des anciens, les mots de Pélasges, de Cariens et de Lélèges ; mais ce n’est que, par un effort d’imagination ou par une interprétation rétrospective des faits historiques et des légendes qu’on parvenait à remonter par delà les temps homériques. On n’était pas sans connaître quelques vestiges d’un passé très lointain, mais inexplicables. Des vases étranges étaient arrivés de Mélos au musée de Sèvres, de Céphallénie au musée de Neuchâtel[1] ; les fouilles d’Ialysoset de Camiros, à Rhodes, avaient mis au jour dans des couches profondes toutes sortes d’objets qui n’avaient aucun rapport avec la Grèce ancienne[2] ; Fouqué avait exhumé, à Thèra et à Thèrasia, des cités englouties par une éruption qu’on croyait antérieure à l’an 2000[3]. Tout cela, on ne savait pas ce que c’était. Les archéologues hochaient la tête, méfiants. A partir de 1875, Schliemann, l’esprit hanté par Homère, étonna le monde par ses admirables découvertes : sous sa pioche triomphale, Troie, Mycènes, Tirynthe ressuscitèrent[4]. Mais il croyait avoir retrouvé le trésor de Priam dans la ville brûlée ; il ne se doutait pas que la cité de Priam était Troie VI, et non pas Troie II, et que, par conséquent, la couche contemporaine de l’Iliade recouvrait plus d’un millénaire d’histoire. Il frémissait d’émotion devant les tombeaux où il se figurait voir les ossements d’Agamemnon et de Clytemnestre, quand il aurait dû répéter après Horace : Vixere fortes ante Agamemnona multi. En réalité, tant à Mycènes qu’à Vaphio et sur maints autres points[5], toute une civilisation sortait de ténèbres séculaires. Mais quelle place la civilisation mycénienne tenait-elle dans l’ensemble de l’Égéide ? Quelle en était l’origine ? Était-elle la fin d’un monde ou le commencement ? aube ou crépuscule ?

De plusieurs côtés on avait déjà prédit l’importance que prendrait la Crète dans l’histoire des sociétés préhelléniques[6]. En 1878, un marchand de Candie au nom prédestiné, Minos Kalokairinos, avait fixé l’emplacement de Cnosse en y faisant d’intéressantes observations[7]. Schliemann visita le site en 1889 et aurait bien voulu évoquer l’ombre d’Idoménée ; l’École française d’Athènes tenta en 1891 et 1892 d’organiser des fouilles. La Crète attirait de plus en plus les regards. Des explorations rapides confirmèrent les prévisions : déjà les archéologues stupéfaits passaient d’une période néolithique (Miamou)[8], à une période chalcolithique (Haghios Onouphrios)[9], des beaux vases trouvés dans la grotte de Camarès[10] aux cuves funéraires d’Anoja et de Milato[11] ; déjà même Evans classait les pictogrammes d’une écriture préhellénique. C’est alors, en 1900 exactement, que s’ouvrît la période héroïque des fouilles crétoises.

De 1900 à 1905, par une série de campagnes qui font époque dans l’archéologie préhistorique et qui ont été complétées par des fouilles partielles, Evans s’est taillé une part de roi : Cnosse[12]. Il a remis au jour un ensemble unique au monde, le Grand Palais, le Petit Palais, la Villa royale et, plus loin, la nécropole de Zafer-Papoura et les tombes princières d’Isopata. Par des hardiesses d’intuition qui sont parfois des coups de génie, il a évoqué une société dont l’existence commence du VIe la millénaire avant Jésus-Christ et qui, de progrès en progrès, atteint son apogée au IIIe. Pendant qu’il accomplissait cette œuvre grandiose, d’autres Anglais travaillaient dans la partie orientale de l’île : Hogarth explorait la grotte sacrée de Psychro[13] et le port de Zacro[14] ; Bosanquet, Dawkins et Myres exploraient Palaicastro et les environs, y compris l’établissement néolithique de Magasa et le sanctuaire de Petsofa[15]. En même temps, les Italiens, qui avaient naguère visité la grotte de Camarès, jetaient leur dévolu sur la plaine méridionale de la Messara. Vers l’embouchure du Lèthaios, Pernier, Halbherr, Savignoni et Paribeni ont déblayé le palais de Phaistos[16], qui rivalisait avec celui de Cnosse, et le palais de Haghia Triada[17], plus petit, mais où abondaient les œuvres d’art. Les Américains se réservèrent la région isthmique de l’Est : Seager a fait d’importantes découvertes à Vasiliki, à Pachyammos, à Pseira et surtout à Mochlos[18] ; Miss Boyd a exhumé toute une ville à Gournia[19] ; Miss Hall a fait connaître le cimetière de Sphoungaras[20]. Les Crétois se piquèrent d’émulation. Dans la Messara, Xanthoudidis, s’est attaché aux tombes à tholos ou à rotonde — Koumasa[21], Kalathiana[22], Platanos[23] etc. A l’Est, il a découvert, à Chamaizi, une grande maison d’un type singulier[24] et, à Mouliana, des tombes de l’époque qui clôt l’âge de bronze[25]. Hatzidakis s’est attribué la région voisine de Cnosse : à Tyllissos, il a exploré une demeure princière[26] ; à Nirou-Khani, un palais sanctuaire[27] ; à Mallia, un palais près d’un port[28] ; à Arkolakhori, une grotte sacrée[29]. Cette longue énumération n’est qu’un résumé succinct. D’après Homère, la Crète renfermait cent villes. On n’a encore fouillé que la moitié de l’île, et dé plus de cent sites prouvent que le poète n’exagérait pas. Quiconque visite le musée de Candie, où sont conservées là plupart des trouvailles crétoises, en sort émerveillé.

Pendant ce temps, une autre civilisation ressuscitait dans les Cyclades, différente de la crétoise comme de la mycénienne, mais présentant avec l’une et l’autre de notables points de ressemblance. Avant, même les grandes fouilles de Crête, les tombes d’Amorgos[30], de Paros[31], de Siphnos[32], de Syra[33] avaient fourni d’amples collections de vases, d’armes et de statuettes ; on avait déblayé à Chalandriani et à Haghios Andréas des fortifications pareilles à celles de Troie, de Mycènes, et de Tirynthe[34]. Ce fut le tour de Naxos[35]. En Eubée, la poterie de Manica permit de mieux établir les rapports des, Cyclades avec le continent[36]. Et surtout la question, des, influences crétoises et mycéniennes, question, posée. par les anciennes trouvailles de Thèra et de Rhodes, fut élucidée par les fouilles de Délos[37] et, bien plus encore, par celle de Mélos., Dans cette île, on a trouvé les carrières d’obsidienne qui approvisionnèrent des milliers d’années toute l’Égéide, et l’on a exhumé, à Phydacopi, trois villes superposées[38].

Depuis que la civilisation continentale s’éclairait par le rapprochement, avec les Cyclades et surtout avec la Crète, on était amené à y distinguer deux grandes périodes : la période mycénienne, où, les influences extérieures sont prédominantes, et une période, antérieure ou prémycénienne, où elles sont à peine perceptibles. Pour les mieux déterminer, les fouilles se poursuivirent avec ardeur dans le Péloponnèse. A Mycènes même, les découvertes de Schliemann ont été complétées par Tsountas[39] et mises au point par Wace[40]. A Tirynthe, l’École allemande a travaillé avec fruit[41]. Aux environs, Waldstein a exploré l’Hèraion[42], et Volgraff, Argos[43]. Plus récemment, l’École française a fouillé Skoinokhori[44], et le prince royal de Suède, Asiné[45]. Non loin de Vaphio et d’Amyclées, on a retrouvé sur la colline du Ménélaion la ville mycénienne qui fut remplacée par Sparte[46]. L’île de Cythère a été reconnue comme un des points qui assurèrent les communications de la Crète avec le continent[47]. La côte occidentale est apparue comme jalonnée de porta qui appartenaient à des chefs opulents : Tragana, près de Pylos en Messénie[48], et Kakovatos, prés de Pylos en Élide[49]. Enfin le golfe de Corinthe est entouré de sites préhistoriques : au Nord, c’est Delphes[50], où la légende faisait arriver les gens de Cnosse par l’escale de Pylos ; à l’Est, c’est toute la Corinthie. Par des fouilles nombreuses, entre autres, celles de Zygouries et de Korakou[51] les Américains ont montré le rôle important que joua très tôt le pays de l’isthme.

La Grèce centrale, en effet, n’est point isolée du Péloponnèse, au moins pendant la majeure partie des siècles préhistoriques : c’est la même civilisation, la civilisation dite helladique, qui domine dans les périodes mycénienne et prémycénienne du cap Malée au mont Othrys. L’Attique, bien que cachée derrière le mont Parnès, se rattache à cette aire. Elle présente un très grand nombre de sites que les Athéniens appelaient pélasgiques[52] : après Nisaia et l’îlot Minoa, on peut citer Salamine, Éleusis, l’Acropole d’Athènes, Thoricos et, à l’intérieur, Spata, Ménidi et Aphidna. Tandis que la maigre Attique était partagée entre une multitude de petits chefs, la grasse Béotie voyait déjà siéger sur les collines de Thèbes un roi puissant, et le palais découvert par Kéramopoullos[53] nous apprend ce qu’était le légendaire Cadmos. Sur un îlot rocheux du lac Copals s’élevait le palais fortifié de Gla[54]. De l’autre côté du lac, Orchomène marque l’emplacement de quatre villes superposées[55]. Toute la vallée du Céphise, en Phocide comme en Béotie, est remplie d’établissements préhistoriques. Les plus importants se pressent autour de Chéronée et d’Élatée. Là se trouvent les stations de Drachmani, de Manési, de Haghia Marina, où Sôtiriadis a relevé des faits essentiels pour l’histoire et la chronologie helladiques[56]. A la même civilisation appartient la vallée du Spercheios, avec Lianokladi[57]. Plus loin, on trouve des vestiges helladiques et mycéniens en Acarnanie et en Étolie, surtout à Thermos[58]. Plus loin encore, vient toute la rangée des Iles Ioniennes. Les fouilles de Cavvadias à Céphallénie[59] et de Dorpfeld à Leucade[60] témoignent d’une occupation ininterrompue depuis la période néolithique. Même à l’extrémité de Corcyre, les trouvailles de Képhali[61] semblent marquer déjà un rayonnement dans la direction de l’Illyrie et de l’Italie.

Au delà du mont Othrys, la Thessalie est entrée à son tour dans le domaine de l’archéologie préhistorique. Les belles fouilles de Tsountas à Dimini et à Sesclo ont donné l’exemple[62]. Après de nombreux travaux, Wace et Thompson[63] ont pu tracer un tableau général de la civilisation thessalienne. Il en résulte que la Thessalie fut pendant des siècles exclusivement en rapport avec les pays balkaniques. De là vient l’intérêt des fouilles entreprises en Macédoine pendant la dernière guerre par les Anglais et les Français[64] ; elles comblent en partie l’énorme lacune qui existait dans la préhistoire entre la Thessalie et les approches du Danube.

Si le fond sur lequel se projette la civilisation égéenne reste encore bien obscur en Europe dès qu’on s’éloigne de l’Argolide, en Asie Mineure on est presque partout devant la nuit noire. On connaît les six villes qui se sont succédées sur la colline d’Hissarlik jusqu’à la guerre de Troie[65] ; mais la civilisation qu’on y voit, malgré certaines relations de caractère commercial, est d’un type manifestement européen et témoigne que l’Hellespont n’a jamais été un obstacle aux communications. A Yortan, rien ne rappelle ni les îles ni l’Hellade. Il n’est pas impossible sans doute que les populations indigènes de l’Asie Mineure, les Cariens par exemple, aient subi l’influence des Mésopotamiens et, surtout, des Hittites ; on peut même supposer si l’on veut, d’après de vagues indices, qu’ils en ont transmis quelque chose aux Égéens. Mais les fouilles qui élucideraient le problème font cruellement défaut. Celles qu’on a exécutées jusqu’à présent à Milet[66] ou à Phocée[67], témoignent seulement que, marchands ou colons, les Crétois et les Mycéniens sont venus sur le tard dans ces parages, comme ils ont abordé à Cypre et en Syrie, en Italie et en Sicile.

III. — LA CHRONOLOGIE.

Malgré tant de lacunes, on voit qu’une masse énorme de monuments variés est sortie de terre dans les pays égéens, en Crète plus que partout ailleurs. Avant donc de pénétrer dans la vie de sociétés encore mal connues, il est indispensable de savoir comment se sont succédé dans le temps les palais et les villes, les armes, les vases, les sceaux, les1resaues, les objets d’art qui constituent le principal de notre documentation. Il faut que nous procédions à un classement chronologique des couches et de leur contenu.

Pour nous guider dans le labyrinthe crétois, un fil conducteur nous est offert par Evans[68]. Il rattache toute cette civilisation, à partir du moment où elle est sortie des limbes néolithiques, au légendaire roi de Cnosse, Minos : il l’appelle, Minoenne. Le Minoen comprend trois grandes époques : le MINOEN ANCIEN (M. A.), le MINOEN MOYEN (M. M.) et le MINOEN RÉCENT (M. R.). Chacune de ces époques se substitue en trois périodes (I, II, III).

Evans a justifié cette classification en la rendant visible sur le terrain. Il a pratiqué une tranchée-type, à Cnosse, dans la cour occidentale du palais. Le schéma de cette section verticale[69] présente au-dessus de la roche vierge les couches suivantes :

A ce système on peut faire bien des objections. D’abord, le terme même de Minoen prête à des malentendus. Il a l’avantage de ne rien préjuger de la question ethnologique ; mais il a l’inconvénient, si on l’étend de la Crête à l’ensemble des pays égéens, de laisser croire à une unité qui n’a existé qu’après la chute Ce Minos, et, si on le restreint à la Crète, de faire remonter aux plus lointaines origines un régime politique dont le souvenir n’a pu parvenir aux Grecs qu’en raison d’une date relativement récente. Tout compensé, comme l’autorité d’Evans a valu au mot une belle fortune, nous ne nous interdirons pas de l’employer, étant bien entendu que nous le restreignons à la Crète et qu’en Crète même nous l’appliquerons surtout à la période de l’hégémonie cnossienne. Afin de ne rien compliquer par des hypothèses fausses ou prématurées, nous appellerons simplement égéen ce qui est de l’Égéide et crétois ce qui concerne la Crète.

Quant aux divisions et subdivisions proposées, elles séduisent par une symétrie qui ne demande, pour ainsi dire, aucun effort à la mémoire. Evans — c’est évident — combine les données de la stratification avec les lois universelles de l’évolution et les exigences de l’esprit humain, lorsqu’il admet avec une pareille régularité une période de croissance menant à une période d’apogée que suit une période de décadence et de transition. Il en arrive même à introduire aujourd’hui le système ternaire dans le néolithique[70]. Cependant, comme sa conscience de savant a toujours tenu compte des découvertes nouvelles et des objections bien fondées, fl a tâtonné dans la délimitation précise des périodes et n’a pas craint d’apporter quelques tempéraments à la rigueur de son principe. C’est ainsi qu’il fait succéder au néolithique supérieur un subnéolithique qui se rattache au M. A. I et qu’il discerne dans les trois périodes du M. M., ainsi que dans les M. R. I et III, des phases a et b.

Mais ce n’est pas seulement entre le néolithique et le M. A. que la limite entre les grandes époques n’a pas la netteté supposée par le système et qu’il convient d’y faire des corrections. Le subnéolithique d’Evans inaugure l’époque chalcolithique, l’époque du cuivre, qui s’étend sur les M. A. I et II ; mais, à partir du M. A. III, l’apparition du bronze mérite bien de marquer le commencement d’une époque. D’autre part, l’absence du M. M. I dans la tranchée-type est d’autant plus significative, que le fait le plus caractéristique de cette période, la construction des premiers palais à Cnosse et à Phaistos, date de la seconde phase ; la phase a, par conséquent, figurerait au moins aussi bien a la fin du M. A. qu’au début du M. M. De même, le M. M. III b, qui a élevé les seconds palais et vu tous les arts s’engager dans une voie nouvelle, se détache difficilement de la période suivante où les palais ont brillé de tout leur éclat et ou les arts tiennent leurs promesses. Et alors le M. R. II, qui fait totalement défaut dans nombre de sites et des plus importants, comme Phaistos et Tyllissos, et qui n’a pas duré plus d’un demi-siècle, ne peut guère passer que comme la phase suprême du M. R. I. Enfin, entre le M. R. II et le M. R. III, la destruction de Cnosse et les ruines dont se couvre l’île enture indiquent un ordre de choses nouveau : la Crète a perdu sa primauté.

Sans rompre avec les habitudes prises, sans renoncer aux avantages logiques et mnémotechniques de la classification proposée par Evans, nous sommes ainsi amenés au groupement qui suit[71] :

Il est nécessaire de mettre cette chronologie en correspondance avec celle des Cyclades et celle du continent.

Pour les Cyclades, nulle difficulté. On n’y trouve pas trace de population néolithique, bien que l’obsidienne ait été de très bonne heure exploitée à Mélos. Mais on est d’accord pour appliquer au CYCLADIQUE, époque par époque, période par période, la même classification qu’au Minoen : C. A. I, II et III ; C. M. I, II et III ; C. R. I, Il et III.

Pour le continent, les choses sont bien plus compliquées. La civilisation néolithique n’apparaît pas plus dans le Péloponnèse que dans les Cyclades. Mais elle existe très longtemps dans la Thessalie, où elle comprend deux périodes : le Thessalien I, qui dure jusque vers le dernier siècle du M. A. II ou du C. A. II, et le Thessalien II, qui se prolonge jusque vers le milieu du M. M. I ou du C. M. I. Alors seulement commence pour la Thessalie l’âge chalcolithique ou Thessalien III. Ce n’est que le Thessalien IV qui apprend l’usage du bronze et entre en relations avec l’Égée : il correspond à tout le M. R.

La Grèce centrale avait été rattachée en partie à la civilisation thessalienne pendant la première période néolithique. Mais, au temps du Thessalien II, elle se rattacha plus ou moins étroitement à la civilisation helladique.

L’HELLADIQUE commence en même temps que le Cycladique. Mais son évolution est bien plus lente. L’Helladique Ancien I (H. A. I) se prolonge jusqu’au moment où la Grèce centrale se tourne vers le Midi, si bien que l’H. A. II ne commence que vers le dernier quart du M. A. II, et l’H. A. III vers le dernier tiers du M. A. III. Peu après l’apparition du Thessalien III, vers le milieu du M. M. i, des temps nouveaux s’annoncent en Hellade. Dès lors les périodes de la civilisation helladique vont correspondre à celles du Minoen ; mais le retard est tel, que l’H. M. I finit avec le M. M. II, l’H. M. II avec le M. M. III. La correspondance n’est complète que pour les trois périodes de l’H. R. Mais, pour l’Helladique comme pour le Minoen, il y à un groupement de périodes à faire. C’est à l’H. M. II que commence la grandeur de Mycènes et que se multiplient les relations du continent avec la Crète : là se place, par conséquent, une coupure entre le Prémycénien et le Mycénien. D’autre part, il faut distinguer dans le Mycénien : 1° la période où il subit l’influence minoenne, le Mycénien Ancien (H. M. II, H. R. I et II = M. M. III, M. R. I et II) ; 2° la période où il englobe la Crète, le Mycénien Récent (H. R. III = M. R. III).

La chronologie relative à laquelle on arrive par la comparaison des objets découverts en Égée peut heureusement se transformer en une chronologie absolue, par la comparaison de ces objets avec ceux des pays dont on lit l’écriture et où il a été possible de figer des dates. Nous avons ici une archéologie muette, mais qui peut s’aider d’une archéologie parlante. L’Égypte a été presque constamment en rapports avec la Crète préhistorique. Qu’un objet égyptien de date assurée se trouve dans une couche déterminée d’un site égéen, il communique sa date à cette couche. Qu’un objet égéen se trouve en Égypte dans un monument daté ou avec le cartouche d’un pharaon, il date approximativement la catégorie dont il fait partie[72]. On obtient ainsi une série de conclusions partielles qui se confirment les unes les autres par de continuels recoupements.

On a trouvé a Cnosse, sur les confins du néolithique et du subnéolithique, un vase en syénite à col plat[73] d’un type qui ne se trouve qu’en Égypte et n’y est connu que dans la période prédynastique et sous les deux premières dynasties, donc avant 2895. D’autres vases en pierre dure de même provenance ont été découverts dans des couches postérieures ; mais ils n’ont pu arriver en Crête qu’à l’époque des premières dynasties : une potiche en porphyre doit être datée de la deuxième[74] ; des coupes en diorite avaient leurs pareilles, sous la quatrième et la cinquième, dans la tombe du roi Snofrou (2840-2829) et dans un temple du roi Sahurê (2673-2661)[75]. Or, c’est sur des modèles semblables que les tailleurs de pierre crétois façonnaient les beaux vases de Mochlos au M. A. II[76]. Comme pour mieux marquer le point de départ du M. A., certaines coupes à pied tirées d’une couche subnéolithique sont d’une argile non crétoise et d’un type qui se retrouve à Abydos sous la première dynastie, c’est-à-dire aux confins du IVe et du IIIe millénaire[77]. Quant au M. A. II, s’il nous amène par certains vases en pierre à la quatrième dynastie (2840-2680), par d’autres vases[78], par des perles en faïence[79] et par des cachets à forme de boutons[80], il nous fait descendre à la sixième (2540-2390). Cette longue durée est bien conforme à ce qu’indique la stratigraphie. Rappelons-nous que les trois couches du M. A. ont une épaisseur de 33, 56 et 44 centimètres. Puisqu’il faut, aux deux premières environ six siècles, il est juste d’en accorder deux au M. A. I (3000-2600) et quatre au M. A. II (2800-2400)[81]. Pour la même raison, il convient d’en attribuer trois au M. A. III (2400-2100). Précisément, les sceaux crétois de cette période portent souvent les mêmes dessins que les sceaux égypto-libyens de la période comprise entre la fin de la sixième dynastie et la fin de la onzième (2390-2000).

Le M. M. I a est daté, à Platanos, par un cylindre babylonien en hématite[82] ; le M. M. I b l’est, à Psychro, par un scarabée[83]. Le cylindre représente des personnages divins dont le type et le costume ne sont connus en Chaldée qu’à partir d’Hammourabi (2123-2081). Comme il se range parmi les plus anciens exemplaires de sa classe et comme la poterie qui l’accompagnait est de celle qui précède immédiatement les premiers palais, il place la fondation de ces palais vers 2000. Quant au scarabée, il est d’une sorte spéciale à l’Égypte de la douzième dynastie (2000-1788). Mais, d’une part, il ne peut être postérieur de beaucoup au M. M. I a, parce qu’il porte l’image d’un vase qui, par sa forme, est encore de ce temps ; d’autre part, il avoisine déjà le M. M. II par la beauté d’un travail exécuta sur pierre dure. Le M. M. I b ne peut donc guère avoir une plus longue durée que le M. M. I a : soit, pour la période entière, deux siècles (2100-1900). Ces dates sont confirmées par celles de la période suivante. Les temps sont venus où la Crète exporte les magnifiques vases de Camarès, ainsi que les beaux produits de ses orfèvres et de ses armuriers. Vers 1900, les tombes des trois, filles d’Amenemhet 11(1935-1903) reçoivent des bijoux et un poignard d’un style qui prévaut au M. M. II[84]. A Kahoun, les plus anciennes céramiques du M. M. II arrivent pendant qu’on travaille à la pyramide de Senousert II (1903-1887), et les plus récentes sous les premiers rois de la treizième dynastie, jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. A Abydos (fig. 34) le plus pur Camarès est associé à des cylindres de Senousert III (1887-1849) et d’Amenemhet III (1849-1801). Cnosse fournit une contre-épreuve : sous les ruines du premier palais, gisait une statuette en diorite[85] que les égyptologues assignent à la fin de la douzième dynastie ou au début de la treizième. Ainsi le M. M. commence vers 2100, et l’histoire des premiers palais est circonscrite entre 2000 et 1750.

Pour la troisième période du M. M., les synchronismes n’abondent plus, comme pour les deux premières. Brusquement, les relations avec l’Égypte cessent. Mais cela même est significatif. Cette rupture est due aux malheurs qui s’abattent sur l’Égypte dans le dernier siècle de la treizième dynastie (1788-1660) et à L’invasion des Hycsôs (1675-1580). D’ailleurs, un document de premier ordre date la fin du M. M. III a : des vases de ce temps ont été trouvés à Cnosse avec un couvercle en albâtre portant le cartouche de Khyân[86], roi dont l’avènement, se place vers 1633[87].

Avec le M. R. et la dix-huitième dynastie commence, au contraire, une époque où subitement les relations de l’Égypte, avec la Crête et bientôt avec le monde égéen sont tellement actives, que de toutes parts la chronologie se précise. Une comparaison entre les armes déposées dans la tombe d’Aahotep, la mère d’Amosis, et les fameux poignards de Mycènes[88] fait coïncider la limite du M. M. et du M. R. avec l’avènement de la nouvelle dynastie (1580). Toute une série de vases d’albâtre égyptien placés dans la tombe royale d’Isopata, a pour pendant une série trouvée dans les tombes d’Abydos avec des objets datant des confins de la dix-septième et de la dix-huitième dynastie ou avec des scarabées de Thoutmès III (1501-1447)[89]. En Égypte, des vases du M. R. I, sont placés près des morts dans la première moitié du XVe siècle[90], et les peintures représentent des Kefti apportant des vases de types semblables. Les cartouches d’Aménophis III (1415-1380) se répandent dans toute l’Égée à la fin du M. R. II et au commencement du M. R. III. Dès lors, la poterie mycénienne abonde en Égypte[91]. A Tell-el-Amarna, le palais d’Akhenaten, (1380-1362) en est plein. A Gourob, qui recevait au M. R. I, sous Thoutmès III, les vases à étrier du M. R. III se trouvent en masse avec, les cartouches des derniers rois de la dix-huitième dynastie, jusqu’à Toutankhamon (1362-1350), puis avec ceux des rois de la dix-neuvième dynaste jusqu’à Ramsès II (1300-1234), Mernephtah (1235-1224), et Séti II (1218-1214). On peut ainsi placer le M. R. I de 1580 à 1450, le M. R. II, de 1450 à 1400, et le M. R. III, de 1400 à 1200.

En résumé, voici comment se présente grosso modo la chronologie de la civilisation égéenne :

IV. — APERÇU HISTORIQUE SUR LES PEUPLES ÉGÉENS.

Avant d’introduire la civilisation égéenne dans les cadres que nous venons de tracer, il est encore nécessaire de la placer dans son milieu historique. Tentative périlleuse. L’histoire de l’Égée, jusqu’au jour où il sera possible de déchiffrer les nombreuses tablettes que nous a laissées la Crète, n’est que de la préhistoire. Elle se fonde sur des documents muets. À regarder des édifices et des tombeaux, les pièces de leur ameublement, les scènes figurées par les peintres et les sculpteurs, on apprend à connaître plus ou moins bien le type de la population et sa vie matérielle, économique et sociale, religieuse et artistique ; on peut même trouver des points de comparaison dans les sociétés de la même époque, ou des commentaires instructif dans la légende et la mythologie de la Grèce future. Mais quelle idée se faire des événements qui ont favorisé ou troublé le développement de la civilisations’ Sur une question essentielle plane un silence implacable. C’est à peine si l’on constate parfois entre deux couches, successives des traces d’incendie et de dévastation, ou bien quelques changements plus ou moins brusques qui rompent la régularité de l’évolution. C’est à peine si les documents égyptiens mentionnent de loin en loin les peuples de la mer ou les Kefti, et si la tradition a fait parvenir aux Grecs quelques vagues souvenirs de leurs précurseurs. Cependant il faut bien essayer, avec ces rares et chétifs moyens d’information, de voir ce qu’ont été, depuis l’âge de la pierre jusqu’aux temps helléniques, les peuples de l’Égéide et notamment ces Crétois qui ont fait de leur de le véritable centre de la Méditerranée préhistorique.

C"est en Crète qu’il faut nous placer d’abord. Quand les compagnons d’Énée reçoivent du dieu l’ordre de retourner au berceau de leur race....

.....Antiquam exquirite matrem

Anchise n’a pas d’hésitation :

Creta Jovis magni medio jacet insula ponto,

Mons Idœus ubi et gentis cunabula nostrœ...

Ergo agile... et Cnossia regna petamus[92].

flous aussi gagnons la Crète, la vieille mère, et allons chercher à Cnosse le berceau d’une civilisation qui a permis aux Grecs de créer celle qui est devenue la nôtre.

La grande île marque le milieu de la Méditerranée orientale : μέσω ένί οΐνοπι πόντω, disait déjà Homère[93], que Virgile a copié. Les avantages de sa position frappaient les regards d’Aristote à une époque où les conditions historiques ne lui permettaient pourtant plus guère d’en profiter[94] : Elle semble faite par la nature pour commander à la Grèce. Sa situation est remarquablement belle. Elle domine la mer autour de laquelle sont établis tous les Green. D’un côté, elle est à courte distance du Péloponnèse ; de l’autre, elle fait face à la partie de l’Asie qui avoisine le cap Triopion et Rhodes. Si l’on ajoute qu’elle est à égale distance de Troie et des bouches du Nil, du golfe Argien et de la Cyrénaïque, de Cypre et de la Sicile, de la Syrie et lie l’Italie ; et qu’elle est ainsi la terre la plus rapprochée des trois continents, on peut conclure avec Aristote : Voilà pourquoi Minos posséda l’empire de la mer et conquît ou colonisa les îles. Avec toutes ces facilités pour recevoir les productions et les influences extérieures ou pour agir elle-même sur le dehors, elle doit à sa position insulaire les bienfaits de l’indépendance, la sécurité du lendemain qui suscite les initiatives fécondes et le, hardiesses d’esprit. Ce petit monde si propre à s’ouvrir ou à se fermer selon ses besoins devait, sous peine de manquer à sa destinée, trouver en lui-même les ressources nécessaires pour nourrir une population suffisamment dense ou pour chercher ailleurs ce qui lui manquait. Sur 260 kilomètres de longueur et 57 de largeur maxima, la Crète a une superficie de 8000 kilomètres carrés. Elle est assez étendue, non seulement pour entraîner dans son orbite les petites îles, mais pour vivre sur elle-même. Trois massifs de montagnes — à l’Est, le mont Dictè avec les monts Lassithi (l’ancien mont Aigaion), au centre le mont Ida, à l’Ouest les Monts Blancs — réduisent la surface habitable, mais offrent les richesses de leurs forêts et de leurs pâturages. De nombreux valions permettent à la culture, aux vignobles et aux olivettes de gagner le voisinage des hauts sommets. La mer pénètre aimez dans les dépressions pour y découper des isthmes qui assurent des communications faciles entre le Nord et le Sud. Mais, au centre, elle a épargné deux plaines allongées d’Est en Ouest : au Nord, celle que domine le mont Iouktas et dont le milieu est arrosé par le Kairatos, la rivière de Cnosse ; au Sud, celle de la Messara, que parcourt le Lèthsios, la rivière de Phaistos. C’est encore Homère qui nous dît ce qu’était la grande île avant son époque : Belle, grasse, bien arrosée, elle a des hommes nombreux à l’infini et quatre-vingt dix villes.

PÉRIODE NÉOLITHIQUE (6000 ? - 3000).

De toutes les terres égéennes, la Crète est celle qui présente la civilisation la plus ancienne. Elle ne fut cependant pas habitée d’aussi bonne heure que maintes autres régions du globe. A l’âge où la Grèce et l’Asie mineure n’étaient pas encore séparées par la mer, la vaste Égéide était le domaine d’animaux monstrueux ; mais rien n’y révèle encore la présence de l’homme. Il n’y fit son apparition qu’après le cataclysme. Autrement, les régions égéennes auraient été peuplées toutes ensemble dès l’Age paléolithique. Or, elles le furent seulement plus tard, les unes après les autres, par des afflux de populations différentes. La Crète elle-même, qui vient en tète, n’apparaît dans la préhistoire qu’à l’âge néolithique.

En ces temps-là, les hommes habitèrent d’abord des grottes ou des abris sous roche. Puis ils se bâtirent des huttes rondes en torchis sur des pavements en pierre, témoin le fond de cabane découvert à Phaistos, ou bien ils adoptèrent le type de la maison rectangulaire en pierres brutes. La mer, par où ils étaient venus, les retenait sur ses bords. Ils ne pratiquaient guère l’agriculture : on n’a pas trouvé de broyeurs dans leurs habitations. La cueillette, l’élevage, la chasse et la pêche étaient leurs principaux moyens d’existence : les résidus d’alimentation consistent en coquilles, en os de moutons et de bœufs, de lièvres et de sangliers.

A la longue, ils remplacèrent, pour les outils et les haches, le grès et le calcaire par es pierres dures qu-ils poissaient avec soin, comme la serpentine, la jadéite et l’hématite. Leurs armes et leurs instruments étaient en os, en corne et en pierre. Pour compléter leur outillage, ils avaient l’obsidienne. Cette roche vitreuse, qui se fend facilement en lamelles minces aux arêtes effilées et qui convient ainsi à la fabrication des couteaux des rasoirs et des pointes de pèche, rendit les mêmes services en Égéide que le silex dans l’Europe septentrionale. On la faisait venir de Mélos, qui en possède de beaux gisements. La poterie, très grossière au début et mal cuite, fut ensuite ornée d’incisions, où l’on incrusta une matière blanche, et reçut une fine polissure à la main. Des pesons de fuseau et des bobines disent quelles étaient les occupations des femmes. Les idoles en argile, puis en stéatite, représentent une déesse stéatopyge qui symbolisait la fécondité. L’absence de toute tombe et de tout squelette indique que les morts étaient enfouis à peu de profondeur, peut-être sous le sol des habitations. Ainsi vécurent très longtemps les populations de la Crète, réalisant des progrès lents, mais continus. Tandis que les femmes gardaient la maison filant et tissant, tandis que les hommes paissaient les troupeaux, couraient les bois ou affrontaient la mer, les huttes désagrégées par les intempéries étaient surmontées d’autres huttes qui tombaient a leur tour, et, d’année en année, de siècle en siècle, de millénaire en millénaire, le sol se recouvrait de couches épaisses par où se mesure aujourd’hui l’écoulement du temps.

PÊRIODE CHALCOLITHIQUE OU GRÉCO-CYCLADIQUE (3000-2400).

Trois mille ans passèrent. Vers la fin du IVe millénaire, un grand changement se produit dans tout le bassin de l’Égée. Déjà, vers 3500 peut-être, la civilisation commune aux pays danubiens et à la Russie méridionale avait pénétré en Thrace, en Macédoine, en Thessalie et, par un lent cheminement, elle devait s’avancer jusqu’à Leucade, gagner la Phocide et la Béotie et pousser une pointe jusqu’au golfe de Corinthe. Malgré les variantes locales, cette civilisation certifie son unité par des poteries aux tons vifs et brillants qui se retrouvent depuis les toumbès de Macédoine et les magoulas de Thessalie jusque dans les maisons rondes d’Orchomène I. Mais les deux civilisations néolithiques, celle de Crète et celle du continent, n’avaient aucun point de contact. Entre les deux s’interposaient la masse déserte du Péloponnèse et toute la largeur d’une mer aux îles encore inhabitées. Vers l’an 3000, il n’en fut plus ainsi.

Voici qu’en Égéide et dans tout l’Orient se produit un vaste mouvement de peuples. Le Péloponnèse et les Cyclades sortent du néant : l’Égéide se peuple tout entière. De quelle race étaient ces premiers occupants ? Qu’on les appelle Pélasges, comme feront les Grecs en général, ou Cariens, comme le voudra Thucydide, ils provenaient sans doute déjà de plusieurs souches : ils avaient, selon les îles, la tête longue ou ronde, ce qui semble indiquer une prédominance tantôt méditerranéenne, tantôt asiatique. En tout cas, ce n’étaient pas des hellènes, ni même des Aryens, et ils ne venaient pas du continent européen par la Thessalie, puisque la civilisation thessalienne resta seule étrangère à tous ces bouleversements. Leur arrivée n’est certainement pas sans rapport avec les migrations qui modifient vers ce temps l’aspect de l’Asie Antérieure. Près de l’Hellespont, la colline d’Hissarlik est habitée pour la première fois. A Cypre, où l’âge de la pierre n’a point laissé de traces, abordent des populations qui d’abord vivent de la pêche sur la côte, puis s’enfoncent à l’intérieur vers les mines. En Syrie, Byblos entre en relations avec l’Égypte. Au pays de Canaan, finit la période néolithique. Dans tout ce tout ce fourmillement, la Grèce s’ébauche, avant les Grecs, avec toutes les imprécisions des débuts.

En même temps, s’annonce une autre civilisation. Le métal fait son apparition. Ce n’est pas qu’on ait renoncé d’un coup aux emplois variés de la pierre, et l’obsidienne servira longtemps encore à fabriquer les couteaux, les racloirs, surtout les pointes de flèche. Mais les principales armes et les instruments aigus ou tranchants se font en cuivre ; les bijoux, en or et en argent. L’âge de la pierre est donc fini, mais l’âge du bronze ne commence pas encore ; entre les deux se place la période du cuivre ou chalcolithique.

La civilisation nouvelle va dominer en Crète pendant les cinq ou six siècles du M. A. I et II. Il est assez probable que la transformation de l’industrie n’y fut pas le résultat simple d’une évolution interne. La grande 2le ne dut pas échapper complètement aux contrecoups des migrations qui, prés ou loin, bouleversaient le monde. C’est à ce moment que la population autochtone à tête longue put se mêler de certains éléments à tête ronde. Quelques groupes d’immigrants semblent avoir débarqué sur la côte septentrionale de l’île, surtout dans les dots parasitaires ; à Mochlos on a trouvé à la Bois le plus ancien fragment de cuivre et les plus anciennes tombes du type cycladique qui dent été découverts en Crète. Mais la masse de la population ne fut pas entamée ; elle absorba, au contraire, les allogènes. Malgré l’apparition du métal, on n’observe pas en Crète de rupture brusque au début de la période chalcolithique : l’évolution continue. Des habitations capables d’abriter un grand nombre de personnes, des tombes qui recevaient des centaines de morts indiquent un régime de collectivité familiale. Dans le M. A. I, la décoration des maisons est signe d’abondance et de sécurité. La peinture de vases, qui s’annonçait vers 3000, couvre les fonds sombres de couleurs vives, puis les fonds clairs de couleurs foncées. Des sceaux marqués de devises idéographiques indiquent des conditions d’existence qui dépassent de beaucoup les simples besoins des sociétés primitives. Au M. A. II, les progrès sont plus nets encore. Du four à potier sortent des vases flammés. Le métallurgiste donne au poignard triangulaire en cuivre une forme perfectionnée, qu’il reproduit en argent. La sculpture sur pierre et sur ivoire est pleine de promesses. Des bijoux et des vases en pierre dure, enfouis par grandes quantités dans les tombes, témoignent d’un goût sûr et d’un art avancé, en même temps que d’une opulence prodigue. On sait d’où venait la richesse par des bateaux d’argile offerts en ex-voto. Les Crétois commençaient à être des marins insignes. Des Cyclades, ils rapportaient des idoles en marbre ; en Égypte, ils allaient chercher de l’ivoire et toutes sortes d’objets qu’on imitait dans l’île, surtout des idoles d’un type particulier et de précieux vases en syénite. Grâce aux vents étésiens qui ramenaient les navires du Nord ou les poussaient au Sud, deux influences se faisaient donc sentir dans l’île. Aussi suffit-il de jeter un regard sur la carte, pour voir sur quels points de la Crète ont dû se concentrer d’abord le commerce et la prospérité : c’est sur les côtes orientale et méridionale. Là se trouvent, en effet, les stations les plus nombreuses et les plus riches de l’époque : à l’Est, les ports de Zacro et de Palaicastro, mais surtout l’îlot de Mochlos et les établissements de l’isthme, depuis Gournia et les gisements cuprifères de Chrysokamino jusqu’à Vasiliki ; au Sud, les sites de la Messara signalés par leurs tombes à rotonde, Haghia Triada, Haghios Onouphrios, Kalathiana, Platanos, Koumasa et tant d’autres.

Il n’est donc pas étonnant que les Cyclades aient, d’emblée, joué un rôle important dans la civilisation chalcolithique. Entre les deux continents qui se peuplent à l’Est et à l’Ouest, elles assurent la communication entre la grande île du Sud et cette Acropole de Troie qui domine la région du Bosphore. Elles surgissent brillamment des ténèbres qui les enveloppaient. Mélos envoie son obsidienne aux rives les plus reculées de la Méditerranée orientale. Des îles voisines sortent inépuisablement les trésors des carrières et des mines. Paros et Naxos exploitent leurs marbres et y sculptent des figurines, des vases et des pyxides ; il est à supposer que Sériphos, riche en plomb et en cuivre, que Siphnos, l’Eldorado des Cyclades, contribuent à l’approvisionnement des Égéens en métaux. Les armes d’Amorgos valent celles de la Crète contemporaine et leur sont peut-être supérieures. Si la poterie garde un aspect rustique, elle produit des formes originales et emprunte aux peuples du Nord le motif de la spirale. Mais, à l’étroit sur leurs roches, les insulaires ne se suffisent qu’à condition de courir au loin, sans cesse, en quête de fructueux échanges. Ils se font les courtiers des pays producteurs. Partout ils laissent comme traces de leur passage leurs petites idoles. Certaines poteries des Cyclades et de Crête ont des anses percées d’une manière spéciale à Troie I ; quelle que soit l’origine du procédé, ils sont pour quelque chose dans cette diffusion. Syra, l’île centrale, devient ainsi la métropole commerciale de l’archipel. Le bateau effilé aux longues rames qui est dessiné sur ses vases a la valeur d’un document : il rappelle la marine qui fut la première, avec celle des Crétois, à parcourir une mer européenne. En somme, si l’on voulait appliquer à la période chalcolithique de l’Égée une dénomination moins vague, il faudrait l’appeler la période créto-cycladique.

Pendant cette période, le Péloponnèse, qui s’était peuplé en même temps que les Cyclades, resta en relations étroites avec elles. La seule région de la grande péninsule qui compte à cette époque, c’est la presqu’île qui s’avance à leur rencontre, l’Argolide, et non pas même toute l’Argolide, mais l’isthme placé entre le golfe qui s’allonge dans la direction de Mélos et le golfe de Corinthe. Là, de Tirynthe à Corinthe, était le siège d’une civilisation qui faisait de larges emprunts aux Cyclades, non sans établir ‘te contact’ avec la Grèce centrale. Mais, par sa position excentrique, le continent était lent à réaliser les progrès qui font distinguer deux moments dans la période chalcolithique des îles : l’H. A. I dura sans changement notable l’espace d’un demi-millénaire.

PREMIÈRE ÉPOQUE DU BRONZE (2400-2000) ET PREMIÈRE HÉGÉMONIE CRÉTOISE (2000-1750). — PÉRIODE PRÉMYCÉNIENNE (2500-1600).

Vers le xxv1à siècle, on observe pour la seconde fois, en Europe et en Asïe, une fermentation intense. De la péninsule balkanique partent de nouvelles invasions. c’est environ le temps où les Hittites s’établissent sur le plateau de Cappadoce. Une population thraco-phrygienne élève une seconde ville de Troie sur les ruines de la première. Un autre flot se déverse sur la Thessalie. Il se produit ainsi une rupture brusque et complète entre les pays septentrionaux et la Grèce centrale : ï’Othrys devient pour des siècles une barrière infranchissable.

La Thessalie, à l’avant-garde des peuplades balkaniques, est désormais tournée vers le lord : ses maisons à mégaron sont du plan qui prévaut à Troie Il ; ses figurines représentent un type à nez dans le prolongement du front ; à ventre pointu et à grosses cuisses. Sa civilisation stagnante ne fait de progrès que sur un point : les villes hautes se couvrent de fortifications.

La Grèce centrale est, au contraire, rejetée vers le Sud. Depuis la vallée du Spercheios jusqu’au cap Malée, tous les pays vont être unis par une civilisation commune. Une grande route mène des sources du Céphise par l’isthme de Corinthe au golfe d’Argos ; des sentiers la prolongent jusqu’en Laconie et jusqu’en Aide. Autour d’Orchomène Il se groupe toute une escorte de villes nouvelles ; prés de la vieille Tirynthe, des établissements se postent sur l’Aspis d’Argos et sur l’Acropole de Mycènes ; la Corinthie, tirant profit de sa belle position, se couvre de sites prospères. Les fosses à cendres ou bothroi qui caractérisent les maisons d’Orchomène II se retrouvent, à Gonia et à Korakou ; la poterie vernissée de Haghia Marina ne dépasse pas au Nord Lianokladi, maintenant station frontière, mais se répand au Sud en Argolide et pénètre même plus loin, dans tout le Péloponnèse. Tandis que la Thessalie continue d’ignorer l’usage du métal, l’Hellade passe de la période chalcolithique (H. A. II) à celle du bronze (H. A. III).

Inès lors, l’importance des Cyclades diminue. Les peuples nouveaux du continent sont capables de se défendre, comme le montrent les fortifications de la Troade et de l’Argolide : ils sont même capable ; d’attaquer ; comme le montrent celles de Chalandriani à Syra et de Haghios Andréas à Siphnos. Entre l’Hellade et la Crète, la civilisation des Cyclades étouffe, faute d’espace. Les insulaires ont beau multiplier leurs efforts, ils exportent encore quelques poêles ou palettes d’argile en Phocide, quelques figurines de marbre en Carinthie et jusqu’en Carie ; ils importent encore des vases lustrés du continent et des coupes troyennes à deux anses ; ils ont pu faire connaître encore le bronze sur le continent et le motif continental de la spirale en Crète. La décadence n’en est pas moins brusque et profonde. Une seule des Cyclades y échappe : Mélos, non pas tant à cause de son obsidienne, que le métal remplace de plus en plus, que grâce à sa position intermédiaire entre l’Argolide et la Crue. Tandis que Syra rentre  dans l’obscurité, une ville nouvelle surgit à Phylacopi.

Ce qui contribuait ainsi à déplacer vers le Sud le centre de gravité du monde égéen, c’était la transformation économique qui complétait encore une fois la transformation politique. Les relations avec la vallée du Nil prenaient une importance croissante. Sous la sixième dynastie (2540-2390), elles furent vraiment actives. Du moment ou le commerce avec l’Égypte procurait les gros bénéfices, la Crète avait sur les Cyclades un avantage que rien ne pouvait compenser.

Plus remarquable encore fut l’effet produit par une révolution industrielle. L’âge du bronze commençait. Ce n’est pas que les Égéens aient totalement ignoré, dans la période du cuivre, l’alliage du cuivre et de l’étain. Partout où existent les deux sortes de minerais, l’homme a su fabriquer le bronze presque aussitôt que le cuivre, puisque le cuivre exige une température de 1200 degrés pour entrer en fusion et qu’une température de 228 degrés suffit à l’étain. Mais, dans les Cyclades et la Crète, non plus qu’à Cypre et en Asie Mineure, on n’avait d’étain, et si l’on y possédait un peu de bronze, on l’importait comme une denrée de luxe. Il n’en fut plus ainsi peu après le milieu du IIIe millénaire. Les marchands de l’Égée se portèrent au devant de l’étain, sinon jusque dans les pays de production, du moins sur les côtes voisines. Or, les précieux gisements n’étaient pas si nombreux dans les régions auxquelles donnait accès la Méditerranée. Il en existait en Étrurie, en Gaule, en Espagne, en Cornouailles. Il en existait aussi dans l’Erzgebirge, et les caravanes pouvaient transporter l’étain sur les bords de l’Adriatique, aussi bien que l’ambre, qui venait de plus loin. Par l’Ouest ou par le Nord, ce commerce se concentrait dans la mer Ionienne. C’est précisément alors que naît la première civilisation des Sicules, qui témoigne de rapports avec les Égéens, et que tout le long de la Grèce occidentale on constate un subit éveil. Ce courant commercial ne pouvait déboucher dans la mer Égée que par la Crète. A mi-chemin de Cypre, l’île du cuivre, et de la mer par où arrivait l’étain, face aux Cyclades, à égale distance de la Troade et de l’Égypte, la Crète était merveilleusement située pour attirer à elle le travail du bronze et en répartir les produits. Tracez une ligne de la côte Ouest de Cypre an point où convergent dans la mer ionienne les routes de la mer Tyrrhénienne et de la mer Adriatique ; cette ligne traverse la Crète dans le sens de la longueur et y a son milieu. Mesurez la distance de Cnosse à Troie : c’est exactement celle de Zacro aux bouches du Nil. Par l’industrie du bronze, la Crète va donc acquérir une expérience technique qu’elle reportera sur toutes les autres industries et qui lui permettra bientôt de frire éclore les chefs-d’œuvre dans tous les arts. En même temps, pour assurer l’arrivée des matières premières dont elle a besoin et l’exportation des objets manufacturés, pour maintenir sa suprématie sur mer, elle devra organiser une marine puissante. L’âge du bronze sera, pendant une dizaine de siècles, celui de la thalassocratie crétoise.

Tandis que la Crète se met ainsi hors de pair, en Crète même se prépare pendant le M. A. !’il un déplacement de la richesse et de la puissance. Peu à peu la partie centrale de l’île le dispute à la région orientale, en même temps que la décadence commence pour les sites où naguère les clans du Sud étaient si fiers d’entasser des trésors dans leurs grandes tombes à tholos. L’industrie et le commerce se généralisent, la société se transforme. Dans la plaine voisine de Cnosse, on se met à fabriquer des jarres énormes pour y loger l’huile. La céramique modifie son style et possède des couleurs nouvelles. Les poignards qui s’allongent attestent les progrès de la métallurgie. Des pyxides, des idoles, un morceau de pierre ponce rapporté de Mélos, le motif de la spirale, tout indique que la Crète est en rapports continuels avec les Cyclades ; des sceaux à boutons témoignent de relations pareilles avec l’Égypte. Déjà Cnosse présente de vastes constructions, avec un sanctuaire, des magasins, une grosse tour, tout un ensemble qui a reçu le nom de prépalais.

Au début du M. M., le déclin de la Crète orientale devient manifeste. Elle qui semblait jadis en voie de hâter l’évolution sociale et d’affaiblir le régime des clans, elle prend un aspect rustique et arriéré. Mochlos est abandonné ; Zacro perd son importance. Les paysans vivent par groupes patriarcaux dans des habitations comme celle de Chamaizi, spacieuses et faciles à défendre, mais où tout sent la pauvreté. Les potiers conservent en plein M. M. II les types de la période précédente. Même les sanctuaires vénérés du mont Dictè, comme celui de Petsofa, ont un air provincial, mesquin, vieillot. La primauté appartient définitivement à la région centrale. Là, les clans entrent dans des groupements plus larges, et les tombes à tholos se ferment pour toujours. Ce phénomène a peut-être été favorisé par l’influence d’Amphictionies ayant pour centres religieux les hauts lieux de Petsofa et du mont Iouktas et les grottes sacrées de Psychro, de Skoteino et de Camarès ; en tout cas, il est en rapport avec le développement du régime urbain. Une ville est fondée à Mallia, qui sert de lien entre les deux parties de l’île. Mais les villes importantes se trouvent à l’extrémité des vallées qui font communiquer la celte Nord et la côte Sud, dans le voisinage de la mer : Cnosse, sur la façade cycladique, face à Mélos et à l’Argolide ; Phaistos, d’où, jusqu’aux temps de l’Odyssée, les nefs à la proue sombre se font porter en Égypte par la poussée du vert et de l’onde[95].

Vers le milieu du M.M. I (vers 2000), commence la période des premiers palais. Les princes de Cnosse, de Phaistos, de Mallia se font bâtir des demeures conformes à leur opulence, systèmes grandioses d’appartements, d’ateliers, de magasinas et de sanctuaires. A Cnosse, le palais, élevé sur une légère éminence, est protégé par une puissante enceinte que domine un donjon ; à Phaistos, se dressant dans la montagne, il n’a pas besoin de fortifications ; à Mallia, au bord de la mer, il a par endroits des murs d’une épaisseur de 2m,30. Souvent remaniés pendant une existence de deux siècles et demi, ces palais s’ornent à l’envi de colonnades et de fresques. Sous la protection de ses rois, la Crète travaille avec ardeur, produit avec exubérance. De simples particuliers possèdent des maisons à plusieurs étages. Les armuriers allongent les dagues, en varient les formes, les décorent de ciselures. Les potiers, disposant du tour, donnent à la terre cuite la minceur du métal ; ils la vitrifient en barbotine et eau faïence ; ils la parent d’une brillante polychromie : le Camarès du M.M. II présente un des plus beaux types de céramique qui soient jamais sortis d’une manufacture royale. Les orfèvres collaborent à l’exécution de vases à monture d’or. Les graveurs s’attaquent aux gemmes et y taillent des portraits d’hommes et des figures d’animaux. Des idéogrammes primitifs se dégage au M.M. I une écriture hiéroglyphique qui se simplifie au M. M. II. Le commerce maritime étend ses relations. Dès le M. M. I, il ne vise plus seulement l’Égypte ; il va chercher des épices en Cyrénaïque, fait parvenir des vases de stéatite et de terre cuite en Argolide et en Phocide, met un chef de Platanos en possession d’un cylindre babylonien. Au M. M. II, les Crétois font mieux. Ils envoient du Camarès jusque dans la Haute-Égypte et reçoivent pour le roi de Cnosse une statuette d’un dignitaire égyptien. Ils exportent leur précieuse céramique à Mélos, à Délos, à Thèra et jusque dans la lointaine Cypre. Leurs vases d’argent arrivent à Byblos au moment où commence en Canaan une période d’influence égéenne. C’est une grande et belle civilisation qui s’épanouit.

Cependant le côté où elle paraîtrait devoir se répandre tout naturellement, le continent européen, est celui où elle fait les progrès les plus lents durant toute la période des premiers palais. En effet, au moment même où cette période commençait (2000), les continents étaient encore une fois bouleversés par les invasions. Les Aryens quittent les bords de la mer Caspienne et se répandent en tous sens. Ils pénètrent dans le Turkestan, l’Iran et l’Inde ; une de leurs tribus, les Mitani, fait une pointe au delà du Tigre et de l’Euphrate. Tout l’Orient ressent les contrecoups de cette poussée. L’avènement de la douzième dynastie (2000) est signalé par de pénibles luttes pour la défense de l’Égypte ; Canaan naît à une vie nouvelle ; un peu après, Troie II, la ville brûlée, est ensevelie sous deux mètres de décombres, avant d’être remplacée par un simple village ; en 1926, les hittites soumettent la Babylonie. En Europe aussi, il semble bien que dès cette époque soient arrivés des peuples d’origine aryenne. Tandis que les Proto-Latins s’acheminent vers l’Italie, une race apparentée aux Illyriens, la race hellénique, fait son apparition dans la péninsule des Balkans. Bientôt les Achéens pénètrent en Thessalie rejettent l’ancienne population des Pélasges sur le pourtour montagneux et s’implantent dans la région centrale qui gardera leur note. Ils connaissaient le métal, et la Thessalie entre dans la période chalcolithique. Mais le gros de ces bandes traversa la barrière de l’Othrys. De proche en proche, du mont Olympe à Olympie, toute l’Hellade fut conquise. L’H. A. se termine par des destructions et des incendies qui marquent le passage de l’envahisseur. Les chefs d’une minorité guerrière s’établirent au milieu des Préhellènes, et ce fut, sur le moment, pour l’Hellade une rupture complète avec le passé.

Mais les nouveaux venus étaient d’une race forte, intelligente, assimilatrice. Après avoir détruit, ils se mirent à reconstruire. Au-dessus d’Orchomène II surgit Orchomène III ; la Corinthie se repeuple ; un second établissement remplace le premier sur l’Aspis d’Argos. La position de la Cadmée ne passe pas inaperçue. L’Attique, presque complètement isolée jusg2alors derrière le Parnès, est rattachée à la grande route de Béotie. Des sites nouveaux sont occupés dans le Péloponnèse, dont un très grand nombre en Argolide, autour de Mycènes qui grandit. Bien mieux, la barrière de l’Othrys s’abaisse : la Thessalie s’entrouvre à des relations commerciales. Dans ce vaste domaine, les Achéens apportaient avec eux une civilisation qui ne manquait pas de sève, tronc vigoureux qui pouvait produire par greffe des fruits succulents. De la Thessalie à l’Élide se propage un type spécial de maison, avec abside et mégaron rectangulaire à foyer fixe, en même temps qu’un type spécial de poterie, le minyen à formes métalliques. Mais cette civilisation nordique devait se transformer assez vite sous l’influence des aborigènes et des étrangers. L’usage du bronze prend sur le continent une extension qu’il n’avait jamais eue, et, si les pointes de flèche y sont toujours en pierre, on voit, à mesure qu’on passe de la Thessalie au Péloponnèse, le silex remplacé par l’obsidienne et le type rudimentaire à tige par le type perfectionné à crocs Dès le XXe siècle, la poterie à peinture mate, originaire d’Égine, chemine sur le continent, et un peintre céramiste de Drachmani en Phocide copie une cruche cnossienne du M. M. I. Les rapports du continent avec les Cyclades sont de plus en plus intimes. Au début de la période, Mélos souffrit de la commotion générale : Phylacopi I disparut. Mais Phylacopi II reçoit presque aussitôt du minyen, qui s’y rencontre avec le Camarès. Par l’intermédiaire des Cyclades, la civilisation crétoise va pouvoir atteindre et pénétrer la civilisation continentale. Quand finira la première période qui suivît l’invasion achéenne, les cadres de 111el1adique se raccorderont chronologiquement à ceux du Cycladique et du Minoen. Il semble que l’époque créto-mycénienne va commencer. Elle ne commence pourtant qu’un demi-siècle plus tard.

C’est que le M. M. Il finit en Crète par une catastrophe. Tous ces palais qui défiaient les siècles furent abattus en un jour de malheur. A Cnosse, la poterie royale fut ensevelie sous une couche de cendres, tandis que dans un autre quartier toutes choses restaient en place sous les murs écroulés. Phaistos, Mallia, Tyllissos eurent le même sort. Qu’était-il arrivé ? Une invasion, comme sur le continent ? On a parlé d’Asiatiques qui auraient rejeté l’ancienne population dans la partie occidentale de l’île. Mais il n’est pas un peuple en Asie qui ait eu à ce moment une flotte capable de conquérir l’empire de la mer, et une invasion aurait amené des changements autrement profonds que ceux qui vont apparaître en effet. Il est plus probable qu’on est en présence d’une révolution intérieure, qui se déchaîna d’ailleurs après un tremblement de terre, signe des dieux. Était-ce une revanche de la Crète orientale P C’est bien possible. D’autre part, la Crète était encore couverte de châteaux-forts, et une mosaïque en faïence du M. M. II représente des scènes de guerre autour d’une ville crétoise. Enfin, s’il est vrai qu’un sceau figure un roi du M. M. II, ce roi n’était pas du type dolichocéphale, qui domine de plus en plus en Crète, et l’on peut concevoir une révolte contre une minorité ethnique.

Régional, féodal ou national, en tout cas le soulèvement amena au pouvoir une nouvelle dynastie. Elle affirma tout aussitôt son autorité par l’introduction d’une nouvelle écriture, d’une écriture linéaire, dont certains signes dérivent d’hiéroglyphes plus anciens que ceux du M. M. Il. La secousse avait été trop violente pour que le cours régulier des choses pût reprendre sans délai. Un dernier siècle s’écoula, période d’attente et de transition.

SECONDE HÉGÉMONIE CRÉTOISE (1700-1400). — MYCÉNIEN ANCIEN.

Vers 1700, la Crète se retrouve salua belle et plus brillante. Elle monte à l’apogée et s’y maintient trois siècles durant.

Sur l’emplacement des palais détruits, les rois de Cnosse et de Phaistos font construire des palais nouveaux. A Haghia Triada s’élève une villa princière ; à Tyllissos, des maisons seigneuriales. La Crète orientale se réveille. Dans les capitales, tout est splendeur. A Cnosse, une vaste enclave de resserres est réservée au trésor ; de nombreux bureaux s’installent, avec leurs sceaux, leurs archives et leurs inventaires ; des manufactures royales pourvoient à des besoins raffinés par des chefs-d’œuvre de céramique, de sculpture et de marqueterie. Les escaliers monumentaux, les colonnades en bois de cyprès, les fresques et les reliefs en stuc peint qui couvrent les murs des grandes salles servent de cadre à une vie de cour luxueuse, où les fêtes succèdent aux réceptions, où les grands seigneurs se mêlent aux darnes en corsage décolleté, où le roi, au sortir d’un festin, quitte la table couverte de vaisselle précieuse pour s’asseoir devant un échiquier constellé de joyaux. Sous l’égide des Minos, un pouvoir respecté, une justice sévère répandent les bienfaits de la paix et l’aisance. Les ateliers peuvent travailler : la clientèle ne manque pas. Dans l’industrie, les progrès sont merveilleux. Le céramiste, à l’aide du tour à rotation rapide, multiplie les tentatives heureuses ; le faïencier fait du relief et de la ronde bosse ; le bronzier fond des statuettes et, joignant à sa technique celle de l’orfèvre, exécute d’admirables poignards ciselés et niellés. L’existence est si douce et la nature si accueillante, que l’art, délaissant les simples jeux de la polychromie, se complaît aux images de la réalité : Sur les fresques, sur les vases, sur les sceaux, il aime à représenter des lis et des roseaux, des taureaux et des chèvres sauvages, des dauphins et des poissons volants, des femmes couvertes de riches étoffes et de bijoux. La déesse elle-même ne déchoit pas en prenant le costume à la mode avec la jupe à volants.

A cette fougue de jeunesse qui caractérise la seconde phase du M. M. III succède, vers 1580, la maturité savoureuse du M. R. I. Les palais, remaniés, ont un aspect plus majestueux encore. Dans les grandes cours qui les précèdent on bâtit des théâtres aux gradins de pierre. Le roi de Cnosse fait adjoindre un Petit Palais au Grand et construire une tombe pour sa dynastie à Isopata ; la villa de Haghia Triada se transforme sur de vastes proportions et se remplit de chefs-d’œuvre ; à Nirou-Khani, à Gournia, s’élèvent des palais nouveaux. La Crète orientale participe de plus en plus à la prospérité générale : elle fabrique ou achète des vases qui comptent parmi les plus beaux de l’époque ; la grotte sacrée de Psychro attire tant de pèlerins, qu’une ville se fonde dans le voisinage. Puissant et châtié, l’art prend un air classique, si bien que le XVIe et le XVe siècles tiennent à cet égard en Crète la même place que le VIe et le Ve siècles en Grèce. Les trouvailles heureuses abondent. A la grande fresque s’ajoute la fresque miniature. La décoration murale en stuc peint accentue le relief, et produit des œuvres d’un style magnifique. Sur des vases en stéatite sont sculptées avec la finesse de la ciselure des scènes d’une vie intense. Certaines statuettes en ivoire relevé d’or sont des merveilles. L’orfèvre ajoute le fer aux métaux précieux. Des forges sortent,  avec des têtes de lance à douille et d’énormes bassins, des épées décorées comme des bijoux, de jolies statuettes de brome et de splendides vases au repoussé. Le naturalisme, en pleine possession de ses moyens, donne à la peinture céramique une noble aisance, que ne gêne point l’imitation de la grande peinture.

Mais jusqu’alors la Crète s’était n’était parvenue à l’unité politique. Minos avait toujours à lutter contre des cités rivales ou des vassaux rebelles. A la fin du M. M. III, Cnosse avait été surprise : des pillards se jetèrent sur les caissons de pierre qui renfermaient les objets les plus précieux du trésor et, dans leur hâte, abandonnèrent les marteaux qui avaient servi à l’effraction. L’alerte dut être vive. Dans la période suivante, les palais de la Crète luttaient de splendeur avec celui de Cnosse, et un sceau de Zacro montre que les chefs possédaient encore des châteaux forts. Cependant Minos disposait de ressources croissantes : il fallait élargir les portes des magasins royaux pour y faire entrer des jarres d’huile énormes ; un haut fonctionnaire était préposé au grenier ; l’arsenal regorgeait de flèches et de chars. Vers 1450, le palais de Phaistos est détruit, celui de Haghia Triada est mis à feu, les demeures seigneuriales de Tylissos s’écroulent. Cinquante ans vont passer, sans qu’aucune de ces villes renaisse de ses cendres, et, à l’Est, Gournia tombe dans une profonde décadence.

Pendant ces cinquante ans du M. R. II (1450-1400), Cnosse domine sans partage. Minos se fait bâtir une salle du trône, où il siège comme grand prêtre, et une villa pourvue d’une basilique, où il siège comme grand juge. Son tribunal acquiert une réputation di sévérité qui restera. Ses scribes composent une écriture nouvelle à l’usage exclusif de l’administration royale. Comme il n’y a plus de fortifications dans l’île qui puissent s’opposer à sa toute-puissance, il n’a plus besoin d’entretenir celles de Cnosse ; pour la défense extérieure, il se fie à sa flotte. C’est encore une bien belle époque pour l’art, mais sans .la naïve spontanéité, la féconde audace de jadis. On travaille pour le maître, sur commande. Le style du palais ne triomphe pas seulement dans l’écriture. Les peintres officiels représentent le roi fleurdelisé d’une taille plus qu’humaine, les griffons qui veillent sur la personne sacrée, la procession des messagers qui apportent des présents au pharaon des Kefti. Le naturalisme se stylise, et les céramiques les plus belles reproduisent la pompeuse ordonnance de la décoration architecturale, pour finir par les élégances précieuses du rococo : après le Louis XIV, le Louis XV. Presque toutes les œuvres remarquables de l’époque, non pas seulement les fresques, mais les beaux vases de pierre ou de terre cuite émaillée, les rhytons incrustés de matières précieuses, les aiguières de bronze, les rapières ciselées, étaient destinées au, roi de Cnosse, à ses ministres et à ses courtisans.

Une civilisation aussi brillante n’a pas pu se développer dans une île sans des rapports incessants avec les pays d’outre-mer : elle est le produit d’une thalassocratie. Or, vers 1700, quand les Crétois furent de nouveau en état de courir les mers, le grand marché où ils s’enrichissaient auparavant leur fut fermé pour longtemps. L’Égypte devient la proie des Hycsôs. Morcelée, appauvrie, inhospitalière, elle n’avait plus d’attraits. En vain, Khyân, au dernier tiers du XVIIe siècle, semble avoir tenté de renouer les relations. Ce n’est qu’après 1589, quand la dix-huitième dynastie eut rétabli l’unité nationale et la prospérité, que les Crétois rapprirent peu à peu le chemin de l’Égypte. Ils surent se faire bien venir. Désormais on les distingue des autres Haïounibou sous le nom de Kefti. Ils offrent des présents pour obtenir le droit de commercer ; ils se construisent même dans l’île de Pharos un port d’où leurs marchandises remontent le Nil. Mais, pendant la longue interruption des rapports avec l’Égypte, les marins crétois ne s’étaient pas résignés à l’inaction. Repoussés du Sud, ils avaient porté leurs efforts dans toutes lei autres directions. Dès le M. M. III arrivent à Cnosse un cylindre babylonien, à Phaistos un disque couvert de caractères étrangers. Au début du M. R., le cheval, venu de l’Orient, débarque dans l’île. Cypre, qui recevait déjà des poteries égéennes au temps du M. M. II, est largement exploitée par les Crétois. La Syrie était depuis longtemps visitée par les bateaux des Kefti, quand les pharaons la leur ouvrirent tout au large, leur permettant d’y créer bientôt des établissements d’où les produits égéens se répandront à l’intérieur. Mais c’est surtout au bord, dans les pays occupés depuis 2000 par les Achéens, dans l’Hellade ouverte de plus en plus aux influences extérieures, qu’à partir de 1700 se déverse d’un flot puissant la civilisation crétoise.

Depuis quelque temps, on pouvait observer sur le continent des faits significatifs. Tandis que jadis le minyen gris cheminait du Nord au Sud, d’Orchomène au Péloponnèse, le minyen jaune d’Argolide, aux formes nordiques revêtues d’une couverte méridionale, suivait une marche inverse. Les poteries à peinture mate se couvraient maintenant de décors exotiques. C’étaient les Crétois qui, expulsés d’Égypte, cherchaient une compensation ; ils en trouvèrent une en Hellade, magnifique.

Tout d’un coup, vers la fin du XVIIe siècle, l’Argolide subit une transformation générale. On apprend à cultiver la vigne et l’olivier. Tout se crétise. Les femmes s’habillent à la mode de Cnosse. Dans des sanctuaires de type crétois s’installe la déesse crétoise, avec les animaux, les attributs, les objets rituels qui lui sont familiers ; toutes les cérémonies, tous les jeux célébrés en son honneur dans l’île l’accompagnent sur le continent. Les demeures princières s’ornent de fresques et se remplissent de vases précieux et de bijoux où ne se trahit plus guère l’inexpérience helladique. Est-ce l’effet d’âne invasion à main armée, d’une immigration en masse ? Non. Le fond de la population n’a pas changé. Les Achéen, continuent d’attester leur origine septentrionale par le port de la barbe, par le costume composé d’un caleçon et d’un chiton à manches, par l’habitation à mégaron isolé avec foyer fixe. Leurs chefs, si friands qu’ils soient de nouveautés exotiques et de luxe, conservent des mœurs rudes. Postés sur des hauteurs, ils surveillent les routes où fréquentent les marchands étrangers et leur accordent libre passage moyennant d’honnêtes présents. Quand ils se font construire des châteaux et des tombes, ils demandent à la corvée tous les bras dont ils ont besoin pour le transport de pierres énormes. Ils aiment la guerre est les razzias, les armes de prix et les chars. Par terre ou par mer, ils vont enlever des bœufs et des femmes ; mais il leur faut surtout de l’or, beaucoup d’or, pour décorer leurs repaires d’objets somptueux et y donner des fêtes suivies de longs festins. La brusque métamorphose de l’Argolide parait donc le résultat d’une colonisation sporadique et pacifique. Ailleurs, sur certaines côtes de l’Égée, dans les pays lointains du Levant ou de l’Occident, des Crétois purent s’établir en maîtres ou imposer leur suzeraineté ; en Argolide, ils se bornèrent sans doute à faire accepter aux indigènes les bienfaits d’une civilisation supérieure.

Un palais s’élève sur l’Acropole de Mycènes ; un autre, sur les rochers de Tirynthe. Ces édifices, du type continental, ont les murs couverts de peintures crétoises, niais représentant des combats et des chasses. Ils contiennent des richesses qui s’accroissent tous les jours, et attirent autour d’eux une population de plus en plus nombreuse. Aussi les maîtres de ces lieux ont-il la préoccupation constante d’en assurer la défense. Les enceintes s’étendent à mesure que s’agrandissent les villes bâties en contrebas des palais. A chaque période de l’H. R. correspond, à Tirynthe, une extension du périmètre fortifié : au sommet l’Oberburg avec une muraille en dents de scie et deux grosses tours, puis la Mittelburg sur la côte. A Mycènes, le système de protection organise au milieu du XVe siècle englobe les petites inférieures, y compris le cercle de la nécropole royale. Puissants et redoutés, les rois veulent que les belles choses qui faisaient leur fierté dans cette vie fassent encore leur joie dans l’autre. Les tombes à fosse de Mycènes ont conservé jusqu’à nos jours les restes des princes qui habitèrent les premiers le palais de la ville haute : quand Schliemann vint troubler leur repos, ils étaient là, le visage recouvert d’un masque d’or, avec leurs longues épées, leurs poignards incrustés, leurs lourds joyaux, leurs coupes d’or et d’argent. Leurs successeurs ne se contentèrent pas pour de pareils trésors de modestes fosses : vers la fin de l’H. R. I, ils commencent à faire construire dans la ville basse de fastueuses tombes à coupole.

Cette civilisation créto-mycénienne prévalut sur le continent pendant les deux siècles qu’on peut assigner à la période du Mycénien Ancien (1600-1400). Elle gagna progressivement tous les pays de l’Hellade. Le long de la grande voie qui menait d’Argolide en Corinthie, plus de vingt sites présentent pour le moins des poteries dont le décor témoigne d’accointances crétoises. Toutes les côtes du Péloponnèse reçurent la visite des étrangers, et sur bien des points ils installèrent des comptoirs ou des succursales. Par Cythère, où ils déposaient des vases en stéatite, ils se portèrent en Laconie. Là, les chefs de Vaphio éclipsaient ceux des bourgades voisines et jalousaient ceux de Mycènes : ils eurent leur tombe à coupole, où furent inhumés successivement avec eux d’admirables gobelets en or du M. R. I et des vases imitant le style du palais. Les deux Pylos, celle de Messénie et celle d’Élide, devinrent des cités importantes dans la seconde moitié du XVIe siècle. Elles avaient des relations étendues avec le golfe de Corinthe et avec la mer Adriatique par où leur venait l’ambre. Leur richesse attira les Crétois : ils y apportèrent leurs épées et leurs beaux vases, avant d’y recueillir les renseignements nécessaires pour naviguer à leur tour vers des parages plus lointains,

Bientôt la Grèce centrale est définitivement rattachée à la civilisation mixte qui avait conquis le Péloponnèse. Les Crétois abordent à Crissa et apportent à Delphes leurs marchandises et leur culte. Les vases style du palais arrivent à Égine ; à Chalcis en Eubée et, de là sans doute, à Thèbes et à Orchomène ; les imitations continentales du même style se répandent à Athènes et à Thoricos, à Iolcos et à Volo. Par terre, la progression mycénienne est plus lente, mais régulière, irrésistible. Au centre des communications, la Carinthie devient plus prospère que jamais, et ses potiers vont commencer à taire parier d’eux en remplaçant le minyen par l’éphyréen. Au M. R. I, l’Attique est conquise.

Plus au Nord, des bandes nouvelles étaient venues des Balkans cd, se mêlant d’éléments divers amassés en cours de route, les Éoliens s’étaient glissés en Thessalie et en Béotie. Loin de faire obstacle à l’expansion de la civilisation méridionale, ils jalonnaient la voie qu’elle devait suivre. La Béotie prend un aspect nouveau. A Thèbes, sur la Cadmée, s’élève un palais dont maints objets de prix attestent la grandeur et où la cour centrale, les fresques à personnages en costume crétois, les conduites d’eau démontrent la présence d’un architecte et d’artistes étrangers. Des travaux sont entrepris pour le dessèchement du lac Copals, et, dans une île rocheuse du lac, s’élève le palais fortifié de Gla. Orchomène cesse d’expédier ses poteries minyennes et n’en prend pas moins une ampleur inconnue, dans une quatrième ville. Enfin, par les routes de Phocide comme par les ports du golfe Pagasétique, la Thessalie subit l’influence générale : vers 1580, elle avait appris l’usage du bronze et du tour à potier ; vers 1450, elle reçoit, jusqu’aux abords du mont Olympe, des vases de style mycénien ou crétois.

HÉGÉMONIE MYCÉNIENNE (MYCÉNIEN RÉCENT) (1400-1200).

Dans cette expansion continuelle, la part des marchands et des colons crétois fut longtemps prédominante. Cependant elle tendait à diminuer, à mesure que les élèves pouvaient se passer de leurs maîtres et qu’augmentait la puissance des chefs continentaux. Restait aux Crétois l’immense supériorité que leur assurait l’empire de la mer. Mais là encore les Achéens faisaient leur apprentissage. Quand ils étaient venus en Grèce, ils ne savaient même pas ce qu’était la mer et, pour la désigner, avaient emprunté un mot préhellénique (θάλασσα). Peu à peu la salée (άλς) leur ouvrit ses chemins et devint un passage (πόντος). D’abord les guerriers firent de la piraterie : vers 1600, les rois de Mycènes et de Tirynthe demandaient à des artistes crétois de ciseler des exploits de ce genre sur un nase d’argent ou un chaton d’or. Puis, on reconnut les avantages des échanges pacifiques : vers 1500, l’ambre arrivait régulièrement par l’Adriatique à Pylos. Crétois et Achéens s’associèrent alors, mettant en commun leur science de la navigation et leurs connaissances géographiques. Mais un moment vint où les peuples se lassèrent de payer tribut à la thalassocratie crétoise. Les Mycéniens n’avaient plus autant besoin d’intermédiaires pour transporter leurs vases en Égypte et surtout dans les mers occidentales. De leur côté, les pharaons jugeaient conforme à leur intérêt politique et commercial de se passer des Kefti pour entrer en relations directes avec les peuples du pourtour. Les rois de Mycènes reçurent à maintes reprises des objets en verre et en faïence marqués aux cartouches d’Aménophis II (1447-1420), puis d’Aménophis III (1415-1380), et répondirent par des envois de beaux vases. Ces cadeaux sont de véritables documents d’histoire diplomatique. Ils annoncent un événement considérable : le soulèvement du monde mycénien contre la Crète qui l’avait converti et transformé, un choc en retour qui allait détruire la puissance de Cnosse.

Depuis que la Crète était dégarnie de fortifications, elle se trouvait à la merci d’une attaque à l’improviste. Une défaillance d’un jour, et l’île était conquise ; Elle le fut. Vers 1400, le beau palais de Cnosse est renversé. Ce fut terrible et rapide, un coup de foudre. La veille encore, une équipe d’ouvriers était au travail, devant des tas de chaux et des matériaux épars ; le sculpteur et le lapidaire du roi étaient occupés dans leur atelier à dégrossir une amphore de pierre et à combiner une précieuse marqueterie. Au moment où l’ennemi se précipitait aux portes, ou voulut en toute hâte entraîner le roi à la salle du trône, pour lui assurer la protection divine par une onction désespérée ; on n’en eut pas le temps, et les albâtres rituels restèrent là sur le parvis. Tandis que le feu dévorait le palais, les pillards enlevèrent tout ce qui ne fut pas soustrait à leurs recherches par l’effondrement des murs. La catastrophe fut générale : Gournia, Pseira, Zacro disparurent ; Palaicastro s’abîma dans les flammes.

Il ne s’agit plus cette fois d’une révolution intérieure. D’après Evans, il faudrait attribuer toutes ces ruines à une révolte de la plèbe contre le régime monarchique. Mais tout atteste l’arrivée d’une population nouvelle en Crète. Les documents égyptiens ne mentionnent plus les Kefti. Brusquement, les brachycéphales l’emportent sur les dolichocéphales, qui avaient dominé jusqu’alors. Sous le parler dorien qui s’implantera en Crète deux siècles plus tard, transparaissent quelques éléments du parler qui fut également celui du Péloponnèse avant l’invasion dorienne. Bien des noms de lieux achéens n’ont pu être apportés dans l’île qu’à cette époque. l’out ce qui singularisait les continentaux se retrouve maintenant en Crête. Les hommes ne sont plus glabres. Sur un manche de sceptre est sculptée une tête couronnée qui porte la barbe et la moustache en crocs des rois mycéniens — si ce n’est pas l’Idoménée de la légende, c’est quelqu’un de ses prédécesseurs. Pour la première fois apparaît en Crète la maison septentrionale à mégaron : les chefs qui font rebâtir Haghia Triada et Gournia n’en veulent pas d’autre. L’architecture funéraire se transforme pour adopter la tombe à coupole et la chambre rupestre. Même les croyances auxquelles la Crête avait converti les Mycéniens lui reviennent sous une forme enfantine et rude.

L’île qui avait eu la maîtrise de la Méditerranée n’est plus qu’une dépendance lointaine du continent. Le joyau de l’Égée va perdre tout éclat. Soumis à la domination étrangère, ce qui reste des anciens habitants après les massacres et l’émigration végète dans la pauvreté. Quand, au bout d’un demi-siècle, quelques groupes d’hommes reprennent possession de Cnosse, ils ne peuvent qu’installer dans les décombres du palais de chétives masures. La Villa royale avait été épargnée par le vainqueur ; ils la laissent tomber en ruines et se bornent à y aménager quelques abris. Une chapelle longue et large de 1m,50 suffit aux obligations du culte. L’ancienne tombe des rois est violée et devient fosse commune. Phaistos, Haghia Triada, Tylissos et Mallia, détruites par le roi de Cnosse au temps de sa toute-puissance, Gournia et Palaicastro, détruites par les envahisseurs, renaissent, mais pour traîner une existence médiocre. L’occupation d’un îlot comme Pseira n’avait de raison d’être qu’au temps de lot thalassocratie ; l’îlot est abandonné. LA où la population ne se sent pas en sûreté, elle se retire de la côte dans la montagne. Dans la Crète entière, la civilisation recule. Il n’y a plus trace de peinture murale après 1400. L’argile remplace la pierre et le métal pour la fabrication des ustensiles. Les idoles sont d’une rusticité lamentable ou d’une grossièreté répugnante. Dans la peinture de vases, le goût se maintient encore quelque temps, la durée d’une génération, après quoi le dessin naturaliste se dégrade en lignes schématiques. Dans cette sombre décadence, un seul point est consolant : ces insulaires ont encore des besoins intellectuels et ne renoncent pas à l’écriture.

C’est sur le continent, c’est en Argolide — les pharaons avaient vu juste — que se trouve désormais le centre de gravité du monde égéen. A Mycènes, un second palais, beaucoup plus spacieux que le premier, conserve le mégaron traditionnel, mais avec tous les embellissements de l’architecture crétoise, la grande cour éclairant les chambres et les corridors, la grande salle à colonnes, les larges escaliers montant aux appartements privés, un large emploi de gypse importé, des peintures sur les murs et sur les dalles du sol. A Tirynthe, le palais est également rebâti sur un plan nouveau et reçoit une décoration magnifique. Les fortifications prennent une ampleur imposante : qui sait quelles menaces peuvent venir du Nord ? A Mycènes les obstacles s’accumulent autour de la Porte aux lionnes ; à Tirynthe, une galerie couverte facilite la défense et une troisième enceinte, l’Unterburg, est construite au pied de l’Acropole.

Mais, tandis que les Achéens de l’Argolide prennent la direction du monde égéen, la civilisation qu’ils se sont assimilée en la transformant à leur usage s’étend plus loin qu’elle n’avait jamais été. Partout, dans cette période mycénienne par excellence, on voit les mêmes tombes à coupole ou à chambre rupestre, les mêmes types de vases à étrier, les mêmes ivoires sculptés, les mêmes bijoux en pâte de verre, les mêmes poignards et les mêmes épées. Des provinces de civilisation plus ou moins différente se fondent dans une civilisation commune. Oui, c’est bien une koinê qui commence.

Son domaine est immense. Les établissements nouveaux se multiplient dans le Péloponnèse, et la cité de Ménélas s’élève pour faire pendant à la cité d’Agamemnon. A Spata, à Ménidi, en vingt autres lieux de l’Attique, pullulent les petites principautés. Thèbes s’agrandit. Orchomène devient la ville dont les héros de l’Iliade comparent l’opulence à celle de l’Égypte et dont la splendeur est encore visible à la haute coupole et au plafond peint de la tombe royale. Par delà la Phocide, l’Étolie et l’Acarnanie se joignent aux îles ioniennes pour former la façade occidentale de l’Hellade renouvelée. Par delà la Thessalie, la Macédoine se détache de la barbarie septentrionale : sa population délaisse les toumbès de la plaine et bâtit sur les terrasses des maisons en pierre où arrivent les marchandises mycéniennes. C’est là que se trouvent désormais les avant-postes du monde égéen sur le continent. L’Hellade ainsi formée est celle de l’Iliade, et le Catalogue des vaisseaux, qui en énumère les peuples, est un véritable chapitre de géographie politique.

Mais la mer n’arrête point les Mycéniens. lis avaient conquis la grande île du Sud et la station intermédiaire de Mélos ; bien d’autres terres s’offraient à leur activité mercantile et guerrière. Pour ces opérations maritimes, la Crète leur fut d’un puissant secours. Elle avait toujours des marins ; l’appauvrissement général pi poussait à l’émigration. Grâce à ses chefs achéens, elle fut de compte à demi dans la plupart des entreprises de piraterie, de commerce et de colonisation. A Rhodes, les Créto-Achéens fondent des villes qui entrent aussitôt en relations avec l’Égypte d’Aménophis Ill et deviennent vite prospères. Cypre reçoit un afflux de colons qui parlent un dialecte semblable à celui des futurs Arcadiens et se servent d’une écriture pareille à celle des Crétois ; ils apportent à Paphos le culte de la déesse et dans toute l’île un art qui va rester fidèle à ses origines en prenant un caractère local. Des îles, le flot déferle sur le continent voisin. Dès le commencement du XIVe siècle, une peuplade de Danaouna ou Danaens est établie sur la côte de Syrie. Le dialecte de Cypre se propage en Pamphylie. Tandis que les Crétois et les Achéens du Péloponnèse se réservent l’accès du Méandre et du Caystre, les Éoliens traversent la mer en ligne droite et occupent la côte entre le mont Ida et le mont Olympe. Milet, Éphèse, Phocée reçoivent des colons. Les Égéens se mettent ainsi en rapport direct avec l’intérieur de l’Asie Mineure ; un cylindre et un sphinx hittite arrivent à Tirynthe et à Haghia Triada. Du côté de l’Occident, la diaspora mycénienne produisit des effets moins intenses, mais à des distances plus grandes encore. Par Pylos et Corcyre, les marchands et les colons gagnent le pays des Messapiens et l’ale des Sicules. Ils rapportent la liparite des îles Éoliennes, déposent des lingots de cuivre cypriote en Sardaigne et font connaître leurs marchandises et leurs idées à la lointaine Ibérie. Pour la première fois, la Méditerranée jouait pleinement le rôle civilisateur qui lui est dévolu, et les Égéens, déjà mêlés de Grecs, appelaient les barbares de toutes les côtes à une existence supérieure.

Si la civilisation mycénienne présente un spectacle admirable à n’en considérer que l’extension, elle donne l’impression d’un recul quand on la compare en qualité à celle qui l’avait précédée. Nous savons ce qu’est devenue la Crète. Ailleurs, il est vrai, on a la supériorité de la richesse : Mycènes est plus que jamais la cité pleine d’or, et le poète parie avec enthousiasme des richesses entassées dans les maisons d’Orchomène. Des classes nouvelles accèdent à une certaine aisance. De là des progrès réels. L’industrie est largement pourvue de matières premières. Telle est l’abondance des métaux, qu’on renonce complètement à l’obsidienne et que la troisième ville de Phyl9acopi ne fait que languir. L’étain même devient si commun, que le bronze de Thèbes en contient plus de 18 p. 100. Le fer seul manque toujours, ou plutôt n’est connu que comme métal précieux. D’autre part, les connaissances techniques se répandent partout et se maintiennent à un niveau assez élevé. Les potiers se servent du tour jusqu’en Macédoine. On a trouvé un atelier de céramique à Zygouries, une fonderie à Enkomi. Les chefs de Tirynthe et de Thèbes installent des fours près de leurs palais, comme jadis les rois de Cnosse et de Phaistos ; le roi de Mycènes a même son lapidaire et son faïencier. Si les peintres de fresques n’ont plus rien à faire en Crète, ils trouvent à travailler de Tirynthe à Orchomène. Malheureusement, rien ne supplée au manque d’inspiration. Les Achéens crétisés ne sont tout de même pas des Crétois. D’une civilisation à l’autre, la courbe n’a pas de solution de continuité, mais elle descend. Privés de leurs maîtres, les élèves lie sont plus que de bons ouvriers, à qui succèdent des ouvriers médiocres. L’armurerie garde le plus longtemps les qualités acquises, parce que la matière et la technique y jouent le rôle principal et qu’une société guerrière lui offre une clientèle nombreuse autant qu’exigeante. Mais, en général, l’industrie vise à la production en masse. A mesure que le commerce maritime lui ouvre des débouchés nouveaux, elle travail-le davantage pour l’exportation et se met au niveau de peuples plus grossiers. L’art se vulgarise et dégénère. Signe caractéristique de la décadence intellectuelle, l’écriture devient d’un emploi très rare, et nulle part ailleurs qu’en Crète on n’a besoin de tablettes.

Aussi bien les Achéens n’avaient-ils rien perdu de leur ardeur combative. L’extension de la civilisation mycénienne n’est pas due à des influences purement morales ou économiques, à de paisibles échanges, à une colonisation par consentement mutuel. L’immigration se fait à main armée. Selon les jours, les navires partent chargés de marchandises ou de guerriers. Quand on est établi sur une côte, on va plus loin, en quête d’aventures et de butin. Les Danaouna ne sont pas plus tôt en Syrie, qu’ils menacent Byblos. Pour les grands coups, les peuples achéens s’associent et, s’immisçant dans les querelles des indigènes, trouvent parmi eux des alliés qu’ils entraînent sur terre et sur mer. Plus d’un siècle, toutefois, les Hittites et les Égyptiens surent se faire respecter. C’était le temps où Aménophis III continuait d’envoyer à Mycènes des présents marqués de son cartouche, où Akhenaten à Tell-el-Amarna s’entourait d’étrangers, où les premiers pharaons de la dix-neuvième dynastie (après 1300) laissaient remonter les vases des Égéens jusqu’en Nubie. Mais, au XIIIe siècle, les Hittites subirent la défaite de Kadesh (1295). Parmi les guerriers qui les avaient suivis, il y en avait un grand nombre de la Troade et des régions voisines : les Iliouna (gens d’Ilion), les Dardanoui (Dardaniens), les Masa (Mysiens), les Pidasa (gens de Pédasos), les Kirkisha (gens de Gergis), sans compter les Loukki (Lyciens) et les Danaouna (Danaens). L’occasion était bonne pour tomber sur Troie : vers 1280, trois générations après la mort de Minos, les Achéens s’unirent pour une expédition dont le souvenir demeura vivant chez les Éoliens du voisinage. Un demi-siècle après (1229), l’Égypte elle-même fut attaquée. Les Akaiousha des pays de la mer, avec les Toursha (Tyrsènes) de Lemnos, des Loukki et des Shakalasha (Ciliciens), vinrent rejoindre les Libou (Libyens) pour envahir le Delta ; mais ils furent écrasés à Piriou. L’ère de l’expansion triomphale était terminée.

L’INVASION DORIENNE (1200).

A force de se disperser, les Achéens s’étaient dangereusement affaiblis. Ln se portant sur toutes les côtes de la Méditerranée orientale, ils laissaient bien des vides derrière eux. Peu a peu des bandes de même race, parlant un dialecte de la même langue, sortaient de l’Illyrie et se glissaient à travers le Pinde, poussant toujours plus loin vers le Midi. Les Doriens entraient dans l’histoire.

Vers 1200, l’infiltration lente tourna en invasion. Peut-être fut-elle repoussée un moment : les forteresses des Mycéniens durent rendre les services qu’on en attendait. Mais les Héraclides revinrent victorieusement avec leurs armées à trois tribus. Les uns suivirent les chemins de l’Ouest et occupèrent l’Épire, l’Étolie, l’Acarnanie et l’Élide ; les autres, s’avançant par l’Est, dominèrent la Phocide, la Corinthie, l’Argolide, la Laconie et la Messénie. Dans le Péloponnèse, les Achéens durent se soumettre ou se réfugier sur les plateaux d’Arcadie. Après le continent, ce fut le tour des îles méridionales : Mélos et Thèra, la Crète, puis Carpathos, Cos et Rhodes devinrent la proie des conquérants.

La sauvagerie de cette irruption fit fuir de toutes parts les nations épouvantées. Ce fut une bousculade éperdue. Les vaincus se cherchaient de nouvelles patries coûte que coûte et devenaient terribles à leur tour. La commotion fut générale. Les îles étaient sans repos, dit un document de Ramsès III ; les continents aussi. Beaucoup d’Achéens demandèrent asile à leurs frères d’Attique. Un fort courant d’émigration se porta sur toute l’Asie Mineure et y transforma la civilisation. L’Ionie reçut des Achéens de toute provenance, y compris sans doute des gens de Pylos. Délos devint le centre religieux de cette Achaïe attico-ionienne. Vers le même moment, les Mouschki, des Phrygiens, se jetèrent sur les Hittites et enlevèrent leur capitale, Ptéria : c’en était fait d’une puissance qui avait contrebalancé celle des pharaons et contenu celle des Assyriens. Une dynastie d’Héraclides devint maîtresse de la Lydie. Et voilà qu’une masse d’Égéens, entre autres des Pélésati ou Kherétim (Crétois) et des Zakkara (Teucriens ou gens de Zacro), se présente aux frontières de l’Égypte. Ils étaient venus par terre et par mer, les femmes et les enfants entassés dans des chariots à bœufs. Aucun peuple n’avait tenu devant eux. Ramsès III réussit à les arrêter à Magadil, mais ne put pas les empêcher de s’établir dans le pays qui reçut des Pélésati le nom de Palestine (1193).

Ce qu’il advint du monde mycénien après l’invasion de 1200 n’est nullement comparable à ce qu’il était advenu de la Crète deux cents ans auparavant. Les Achéens, façonnés à la civilisation crétoise, en avaient conservé l’héritage, tout en le laissant s’amoindrir. Les Doriens, sortis brusquement de la rude Albanie, démolirent tout ce qui en subsistait. Leur passage, de Corinthe à Sparte, est marqué par une traînée de ruines. En Crète, les ports sont abandonnés pour les hauteurs de l’intérieur ; les misérables restes de Cnosse sont livrés aux flammes. Cette fois, tout est bien fini pour la ville qui était jadis la maîtresse de la Méditerranée : sur les décombres noircis que recouvrent les siècles, trois mille ans vont passer dans un silence de mort. Toute cette dévastation n’est pas l’indice d’une tourmente locale et momentanée, mais le symbole d’un cataclysme universel et définitif. La belle civilisation du bronze succombe quand apparaît le fer. La soumission de la Crète aux Achéens, C’était a conquête de la .race par Rome, capta ferum victorem cepit ; l’arrivée des Doriens, c’est l’invasion des barbares, c’est le moyen âge, en attendant la Renaissance.

 

 

 



[1] RA, 1900, I, 128 ss.

[2] FURTWÆNGLER, XXX, 1 ss., 80 ss. ; PERROT, LXVII, 463 ss.

[3] XXVI, 91 ss. ; cf. RENAUDIN, BCH, 1922, 113 ss.

[4] LXXII-LXXIX ; cf. X.

[5] TSOUNTAS, Έφ., 1888, 197 ss. ; 1899, 129 ss. ; à Épidaure (STAÏS, Δελτίον, 1886, 155 ss.), à Égine (Έφ., 1895, 234 ss. ; cf. 1910, 177 ss. ; FURT-WÆNGLER, Ægina, 370 ss., 435 ss.) ; à Amyclées (TSOUNTAS, Έφ., 1892, 1 ss.).

[6] MILCHHŒFER, Anfänge der Kunst in Griechenland (1883), 122-37 ; cf. 46 ss., 174 ss., 201 ss., 216 ss. ; PERROT, LXVII (1890) 458 ss.

[7] STILLMAN, Arch. Inst. of America, 1881, 47 ss.

[8] TARAMELLI, AJA, 1897, 287 ss.

[9] EVANS, XII, 112 ss.

[10] MARIANI, MA, VI (1895), 331 ss. ; TARAMELLI, l. c., 1901, 431 ss. ; cf. DAWKINS-LAISTNER, BSA, XIX, 5 ss.

[11] ORSI, MA, I (1890), 203 ss., 208 ss.

[12] BSA, VI-XI ; XVI ; XVIII ; XX ; cf. XIV, XIX.

[13] BSA, VI, 94 ss. Voir, pour la ville voisine, DAWKINS, ibid., XX, 1 ss.

[14] Ibid., VII, 121 ss. ; JHS, XXII, 76 ss., 333 ss.

[15] BSA, VIII, 286 ss. ; IX, 274 ss., 356 ss. ; X, 192 ss, ; XI, 258 ss. ; Suppl. Paper, I (1923).

[16] PERNIER, MA, XII (1902), 8 ss. ; XIV (1904), 318 ss. ; SAVIGNONI, ibid., 501 ss. ; HALBHERR, MIL, XXI, v (1905), 2118 ss. ; RL, 1905, 365 ss. ; 1907, 267 ss. ; PERNIER, RL, 1908, 642 ss. ; ASI, 1914, 356 ss.

[17] HALBHERR, MA, XIII (1903), 5 ss. ; MIL, l. c. ; cf. PARIBENI, MA, XIV (1906), 677 ss. ; XIX (1908), 141 ss. ; SAVIGNONI, ibid., XIII, 77 ss.

[18] LXXX-LXXXIII.

[19] XL.

[20] XXXIV.

[21] Παναθήναια, janv. 19M, oct. 1906 ; cf. MA, XIX, 207.

[22] JS, 1910, 127.

[23] ΑΔ, I, II (1915), 60 ss. ; II, II (1916), 26 ss. ; cf. IV, II (1919), 16 ss.

[24] Έφ., 1906, 117 ss.

[25] Ibid., 1904, 21 ss.

[26] Ibid., 1912, 197 ss., cf. XXVIII.

[27] BCH, 1920, 400 ; XX, 446.

[28] ΑΔ, II, 167. Fouilles continuées par RENAUDIN (BCH, l. c.).

[29] BSA, XIX, 36 ss.

[30] DÜMMLER, AM, 1886, 15 ss., 209 ss. ; TSOUNTAS, Έφ., 1898, 137 ss.

[31] TSOUNTAS, l. c. ; Cf. AM, 1917, 1 ss.

[32] Id., ibid., 1899, 73 ss., 130 ss.

[33] Id., ibid., 77 ss. ; BLINKENBERG, MAN, 1896, 1 ss.

[34] Έφ., 1899, 118 130 ss., pl. VII, 1, fig. 17-8.

[35] STÉPHANOS, LXXXV ; Πρ., 1906, 86 ss. ; 1908, 114 ss. ; 1909, 209 ss. ; 1910, 270 ss.

[36] PAPAVASILEIOU, LXV.

[37] COURBY, Expl. de Délos, V (1912), 63 ss. ; CRAI, 15 déc. 1922.

[38] XXI. Cf. BSA, III, 35 ss., 71 ss. ; XVII, 1 ss.

[39] LXXXIX.

[40] Times, Library Suppl., 24 juin, 19 août, 13 oct. 1920, 26 oct. 1922 ; BCH, 1921, 506 ss. ; cf. RODENWALDT, JAI, 1919, 87 ss. ; LXXI.

[41] AM, 1905, 151 ss. ; 1907, 1 ss. ; 1911, 198 ss. ; 1913, 78 ss. ; 329 ss. ; cf. ΑΔ, II, II (1916), 15 ss. ; LXXX.

[42] XCII, I, 41 ss., 79 ss. ; II, 74 ss., 91 ss.

[43] BCH, 1904, 364 ss. ; 1906, 1 ss. ; 1907, 139 ss.

[44] Ibid., 1920, 386 ss. ; 1921, 100 ss.

[45] CRAI, l. c. ; BCH, 1921, 295 ss.

[46] Έφ., 1889, 180 ss. ; BSA, XV, 109 ss. ; XVI, 4 ss.

[47] STAÏS, ΑΔ, I, 191 ss.

[48] SKIAS, Πρ., 1909, 274 as. ; COUROUNIÔTIS, Έφ., 1914. 98 ss.

[49] K. MÜLLER, AM, 1908, 295 ss. ; cf. 1909, 269 ss. ; 1915, 97 ss.

[50] PERDRIZET, Fouilles de Delphes, V, 1 ss.

[51] AJA, 1922, 298 ss. ; BLEGEN, III ; Cf. BLEGEN-WACE, BSA, XXII, 174 ss.

[52] Voir XXXII ; cf. XXV, 6-9 ; XXXI ; L.

[53] XLI.

[54] DE RIDDER, BCH, 1894, 271 ss. ; cf. NOACK, LXII, 18 as.

[55] SCHLIEMANN, LXXXIII ; BULLE, V ; ΑΔ, I (1914), 51 ss.

[56] REG, 1912, 253 ss.

[57] XCI, 171 ss.

[58] RHÔMAIOS, Πρ., 1908, 95 se. ; ΑΔ, I, 125 ss. ; II, 179 ss.

[59] CRAI, 1909, 382 ss. ; 1911, 6 ss. ; Πρ., 1912, 115 ss., 247 ss. ; cf. VII, 356 ss.

[60] Briefe liber Leukas-Ihaka, I-VI ; VELDE, ZE, 1912, 852 ss. ; 1918, 1156 ss.

[61] JAI, 1913, II, 106 ss.

[62] LXXXVIII ; cf. ARVANITOPOULLOS, Πρ., 1907, 196 ss. ; 1908, 163, ss., 180 ss., 212 ss. ; 1909, 153, ss. ; BCH, 1920, 395.

[63] XCI.

[64] GARDNER-CASSON, BSA, XXIII, 10 ss. ; L. REY, BCH, 1917-9

[65] LXXIV-LXXVI, X.

[66] WIEGAND, Abh. der Barl. Akad., 1908, 7 ss.

[67] SARTIAUX, CRAI, 1921, 122.

[68] XIV, XIX.

[69] BSA, X, 19, fig. 7.

[70] XX, 35 ss.

[71] Le groupement auquel nous arrivons est presque identique à celui qu’a proposé Franchet, XXVII, 12.

[72] Nous pourrions donc renvoyer le lecteur au chapitre sur les dotations internationales du monde égéen (l. II, ch. V) ; mais nous croyons devoir lui présenter d’ensemble les données chronologiques qui en résultent, en les complétant et en les précisant. Nous adoptons la chronologie qui prévaut aujourd’hui pour l’Égypte et dont les concordances égéennes renforcent l’autorité, la chronologie réduite.

[73] XX, fig. 28, 31.

[74] Id., fig. 32.

[75] Id., fig. 54-5.

[76] XXV, 168-9.

[77] XX, fig. 17.

[78] Id., fig. 60-1.

[79] Id., fig. 53.

[80] Cf. XXV, 155.

[81] Cf. XX, 70, 102.

[82] Id., fig. 146.

[83] Id., fig. 147.

[84] IV, 221-2, 268.

[85] XX, fig. 220.

[86] Id., fig. 304 b.

[87] R. WEILL, Rec. des Mém., VI (1915), 47.

[88] Cf. XX, fig. 537-8.

[89] XVI, pl. XCIX ; cf. XXV, 173-4.

[90] XXV, 160-1.

[91] Id., 161 ss.

[92] VIRGILE, Énéide, III, 94 ss.

[93] Odyssée, XII, 172.

[94] Politique, II, 7, 2.

[95] Odyssée, III, 296 ss.