LA CITÉ GRECQUE

TROISIÈME PARTIE. — LA CITÉ AU DÉCLIN.

CHAPITRE PREMIER. — MŒURS ET IDÉES NOUVELLES.

 

 

I. — VIE PRIVÉE.

L’heureux équilibre que la Grèce de la belle époque avait su établir entre la puissance publique et les droits de l’individu ne pouvait pas se maintenir indéfiniment. Après avoir aidé la cité à prédominer sur la famille patriarcale, l’individualisme s’était quelque temps laissé contenir, d’un coté, par l’organisation toujours solide de la petite famille, et surtout, de l’autre, par la loi en apparence inébranlable de l’État. Mais le droit de l’individu devait dégénérer en égoïsme. Par de continuels envahissements, pair des appétits de jour en jour plus exigeants, il allait miner la famille et ruiner la cité.

 

A partir du IVe siècle, on assiste dans les grandes villes à ce que l’on a justement appelé la crise du mariage et le règne des courtisanes[1]. Ce n’est pas à dire qu’à une époque où l’an cherchait le bonheur dans la vie privée, on n’ait pas senti le charme des unions bien assorties. Les œuvres d’Aristote — qui eut lui-même à se féliciter d’avoir épousé la nièce de son ami Hermias — sont pleines de passages où le mariage apparaît, non pas comme une simple affaire ni même comme une alliance ayant pour but la propagation de la race, niais comme une communion d’âmes destinée à satisfaire tous les besoins moraux de l’existence, à procurer aux époux les avantages et la douceur d’une mutuelle tendresse[2]. Ce qui est nouveau et dénote dans les mœurs un changement grave, c’est que le mariage n’est plus considéré comme une obligation stricte de l’individu, tenu de transmettre à son tour la vie qu’il a reçue en dépôt des ancêtres ; il passe souvent pour une institution artificielle, une simple convention. Pour les faiseurs de systèmes, il peut être remplacé par la communauté des femmes ; pour les gens du vulgaire, il n’est plus qu’une des alternatives qui se posent à chacun dans la recherche du bien-être et du plaisir personnels. Un plaideur peut dire en plein tribunal : Nous avons des épouses pour perpétuer notre nom, des concubines pour nous soigner, des courtisanes pour nous divertir[3].

Sans doute les pallakes et les hétaïres ont de tout temps en Grèce joué un grand rôle ; les maris ne s’y sont jamais piqués de fidélité conjugale. Les lois de Dracon mentionnent sans réprobation certaines concubines[4], et la liaison de Périclès avec Aspasie était de notoriété publique. Mais le concubinage auquel l’antique législation reconnaissait une sorte de légitimité avait du moins pour objet la procréation d’enfants libres en cas de mariage stérile, et l’on sait assez que le grand homme d’État ne réussit pas, malgré tout son prestige, à imposer la belle et savante Milésienne à la société d’Athènes. Maintenant, on peut tout se permettre sans invoquer d’excuse ni causer de scandale. Le mariage libre ne choque pas. Le célibataire endurci et la courtisane deviennent les personnages ordinaires et souvent sympathiques de la comédie. Dams une comparaison entre l’amour illégitime et l’état de mariage, un personnage du poète Amphis ne cache pas ses préférences : Une hétaïre n’est-elle pas plus aimable qu’une femme mariée ?... L’une a pour elle la loi qui vous oblige à la garder, si déplaisante qu’elle soit ; l’autre sait qu’elle doit s’attacher un homme à force de bons procédés ou en chercher un autre[5]. Ce n’est pas là une pure tirade, faisant bien sur la scène ; c’est une maxime courante. Les gens de lettres et les artistes s’y conforment pour la plupart ; Praxitèle a pour maîtresse avouée son modèle, Phryné ; Ménandre vit avec Glycère, Diphile avec Gnaibaina. Aussi le demi-monde brille-t-il aux premiers rangs, il donne le ton. Ce n’est plus seulement la jeunesse dorée qui invite les hétaïres à ses symposia. Socrate, fervent admirateur de la beauté, va marivauder avec Théodoté[6]. Phryné ne fait pas plus scandale, lorsqu’elle dédie sa statue en or à Delphes ou qu’elle fait placer son image à côté d’Aphroditè dans le temple d’Éros à Thespies, que son amant et défenseur Hypéride, quand il la présente toute nue en plein tribunal[7].

Un Platon trouve tout de même à redire à ces mœurs : lui qui ne s’est pas marié, il interdirait volontiers tout commerce avec une femme autre qu’une épouse légitime ; mais il faut bien vivre avec son temps, se résigner aux concessions nécessaires, et le politique tolère les unions qui déplaisent au moraliste, à condition qu’elles se cachent[8]. Quant aux philosophes qui propagent la doctrine du plaisir, ils ne font pas tant de façons et ne rendent ce genre d’hommage à la vertu ni par leurs préceptes ni par leur exemple ; ils répugnent ouvertement au mariage ; Aristippe préfère être l’amant de Laïs, comme Épicure sera celui de Léontion.

Avec de pareilles idées sur le mariage, que pouvait devenir la natalité ? Dans la Grèce au sol peu fertile et naturellement morcelé, la règle du partage successoral ne fut pas plus tôt établie, qu’elle inspira aux pères de famille des craintes sur l’avenir de leurs enfants et les inclina au malthusianisme. Déjà le poète Hésiode, petit propriétaire de Béotie, souhaitait de n’avoir qu’un fils (μουνογενής)[9]. D’autre part, les vieilles législations poussaient sauvent les classes supérieures à limiter le nombre des enfants, celle des Crétois en prescrivant la réclusion des femmes et les rapports homosexuels, celles de Lycurgue à Sparte et de Philolaos à Thèbes en constituant un nombre fixe de majorats inaliénables et indivisibles[10]. A partir du IVe siècle, on se refuse le plus qu’on peut aux devoirs de la paternité. Rien d’aussi malheureux qu’un père, sinon un père qui a plus d’enfants ; il ne faut pas avoir d’enfants[11] : telles sont désormais les maximes de la sagesse courante. De filles, on n’en veut pas du tout ; plus d’un fils, c’est trop. Le fils unique, voilà l’idéal, quand on veut laisser une postérité. Pour se justifier, on recourt au sophisme de la sollicitude paternelle : l’homme de fortune médiocre se refuse à faire souche de pauvres, le riche croit de son devoir d’empêcher après lui le partage dit patrimoine ; ils ne désirent pas plus d’enfants, disent-ils, parce qu’ils aiment trop les enfants. En réalité, les parents obéissent le plus souvent à des motifs égoïstes ; ils sont rebutés par les ennuis et les soucis quotidiens que suscite une famille nombreuse, par la charge qu’imposent les enfants jusqu’au jour où leur éducation est achevée[12].

Tous les moyens sont bons pour restreindre la natalité ou se débarrassez des nouveau-nés. L’avortement n’est punissable que s’il a pour auteur la femme qui s’est fait délivrer avant terme contre le gré de son mari ou un tiers qui a causé la perte du fœtus ; du moment que c’est le chef de famille qui l’a ordonné, la justice n’a pas à s’en inquiéter[13]. Au cas où l’on n’a pas pu empêcher l’enfant de venir au monde, il reste une ressource qui ne passe pas davantage pour criminelle : on le tue ou on l’expose[14]. L’exposition est d’un usage très fréquent : l’enfant abandonné par ses parents et recueilli par une bonne âme devient un personnage favori de la nouvelle comédie. On pourrait croire que les pratiques imaginées par les particuliers et tolérées par l’État ont du moins soulevé les protestations des philosophes. Bien au contraire : pour des raisons de doctrine, parce qu’ils voulaient préserver la cité d’une prolification néfaste, ils préconisaient toutes les restrictions de la natalité (έπισχέσεις γενέσες)[15]. Platon, pour maintenir la pureté de la race et empêcher la lubricité de porter le nombre des citoyens au delà de 5.040, demande la mort de tous les enfants infirmes ou nés de parents trop vils ou trop âgés. Aristote, pour prévenir la formation d’une classe indigente, ne conçoit rien de mieux que ale faire édicter les avortements et les expositions par les autorités publiques[16]. On voit dans quel sens aurait agi l’État s’il avait été tenté d’intervenir dans la question. Le malthusianisme avait beau jeu.

Dans certaines parties de la Grèce, l’égoïsme des individus fit de tels ravages qu’il en résulta une véritable désorganisation de la famille. Rien de plus caractéristique à cet égard que le spectacle de la Béotie vers la fin du IIIe siècle, d’après la description qu’en fait Polybe :

Les gens qui n’avaient pas d’enfants, au lieu de laisser leurs biens à leurs collatéraux, comme c’était jusqu’alors l’usage, en disposaient aux fins de banques et de beuveries et les cédaient à leurs amis en propriété commune ; bon nombre même de ceux qui avaient des enfants réservaient la majeure partie de leur bien à des sociétés de commensaux : si bien que beaucoup de Béotiens avaient plus de soupers par mois que le mois n’a de jours[17].

Le même Polybe examine la question d’une façon plus générale ; il nous montre toute la gravité d’un mal qui arrivait au paroxysme de son temps, mais qui sévissait depuis deux siècles, Il écrit à ce propos des lignes bien instructives :

On observe de nos jours dans toute la Grèce une telle décroissance de la natalité et, en un mot, une telle dépopulation, que les villes sont désertes et que les terres restent en friche, sans même qu’il y ait ni guerres continuelles ni épidémies.... La cause du mal est manifeste... Par vanité, par avarice ou par lâcheté, les hommes ne veulent ni se marier ni élever d’enfants hors mariage ; c’est à peine s’ils en gardent un ou deux, afin de leur laisser de la fortune et de leur assurer une existence luxueuse : ainsi le fléau a pris un développement rapide et insidieux. Que dans ces familles d’un ou de deux enfants la guerre ou la maladie vienne s prélever son tribut, l’on voit fatalement les maisons s’éteindre, et, de même que les essaims d’abeilles, les cités, se dépeuplant, perdent en peu de temps leur puissance[18].

Tandis que les philosophes croyaient au danger d’une natalité trop forte, de fait l’excédent des décès sur les naissances prouvait la lamentable efficacité des pratiques malthusiennes. La population diminuait aussi bien dans les cités démocratiques que dans les aristocraties. Athènes, qui comptait 30.000 citoyens à l’époque des guerres médiques, en avait plus de 40.000 au temps de sa plus grande prospérité[19]. Si la guerre du Péloponnèse lui fit reperdre ce qu’elle avait gagné[20], les restrictions volontaires lui coûtèrent autant au IVe siècle que la peste et les combats réunis au siècle précédent : le recensement ordonné par Démétrios de Phalère ramenait le nombre des citoyens à 21.000[21]. A Sparte, la situation était encore bien pire. En faisant du klèros patrimonial un majorat indivisible et en interdisant aux citoyens d’exercer un métier, la loi poussait la famille à restreindre autant que possible la natalité. Le mieux était de n’avoir qu’un fils ; si, par malheur, on en laissait plusieurs, les puînés s’établissaient en communauté sur les biens autres que le klèros et ne prenaient qu’une femme pour eux tous[22]. De là une dépopulation effrayante[23]. L’État essayait bien de réagir en infligeant une flétrissure morale aux célibataires et en accordant certains avantages aux pires de trais ou quatre enfants[24]. Mais quel résultat pouvait-il obtenir par des palliatifs aussi anodins ? Il en contrecarrait lui-même les effets par les conditions qu’il mettait à l’entrée dans la classe supérieure. Bien mieux, il faisait encore passer devant un conseil de révision les nouveau-nés que leur père voulait élever, avant de leur reconnaître le droit de succession au klèros, et, s’ils n’étaient pas jugés bons pour le service, les envoyait aux Apothètes, à la mort[25]. La disette d’hommes, l’όλιγανθρωπία, était donc à Sparte un mal qui n’aurait pu trouver de remède que dans un changement, non pas seulement de mœurs, mais encore de constitution. On n’y pouvait songer. Aussi les Spartiates en état de parer les armes voient-ils leurs rangs s’éclaircir avec une rapidité désastreuse. En 480, ils étaient plus de 8.000 ; en 371, ils ne sont plus que 2.000 ; une quarantaine d’années après, Aristote évaluait le nombre des Égaux à 700. Sans doute le déficit de la classe supérieure n’est pas pure perte pour la population ; car ban nombre d’Égaux sont relégués, faute de revenus suffisants, dans la classe des Inférieurs ; mais, dans l’ensemble, la diminution est constante et reste bien forte.

C’était surtout la campagne qui se dépeuplait. La ville exerçant une puissante attraction. — Il n’en avait pas toujours été ainsi. Jusqu’à la guerre du Péloponnèse, les propriétaires de l’Attique, riches ou pauvres, avaient pour la plupart conservé l’habitude de vivre aux champs. En ces temps-là, un Strepsiade menait une existence de paysan charmante, couverte de moisissure et de poussière, vouée à l’abandon, foisonnant d’abeilles, de brebis, de marc d’olives ; il sentait à plein nez le vin nouveau, la claie à fromage, la laine, l’abondance ; il ne fallait rien moins qu’une épouse de haute lignée, une nièce de Mégaclès, pour l’entraîner à la ville et le faire renoncer à l’espoir de voir son fils ramener les chèvres en dégringolant les roches à son exemple, vêtu d’une peau de bique[26]. Quand Périclès concentra toute la population dans la ville afin de faire le vide devant l’ennemi, ce fut un crève-cœur pour les campagnards d’abandonner les maisons et les temples auxquels les attachaient tous les souvenirs de famille : ils allaient renoncer à leur manière de vivre et semblaient chacun dire adieu à la patrie[27]. — Maintenant, au contraire, la ville est devenue tentaculaire. Les cultivateurs aisés s’y laissent pousser par le besoin de confort, le goût des relations mondaines ou de la politique, Ischomachos, le type du grand propriétaire qui a besoin d’un régisseur pour diriger ses travailleurs, demeure en ville et s’astreint à se rendre sur son domaine tous les jours de bon matin, à pied ou à cheval[28]. Quant aux petits paysans, ils résistent de plus en plus difficilement. Qu’ils soient évincés par des créanciers impitoyables ou qu’ils écoutent les ores tentatrices des marchands de biens dans une année de mévente, ils abandonnent leur terre. Mans les pays qui ont pour toute ressource la culture ou l’élevage, comme l’Arcadie et l’Achaïe, il rie leur reste qu’à émigrer et à s’engager dans quelque bande de mercenaires ; ailleurs, ils vont en ville faire du commerce[29]. Ainsi, en même temps que la population diminue, l’exode rural en modifie la répartition.

II. — LES ARTS ET LES LETTRES.

Dans des sociétés où un individualisme sans frein détruit l’esprit civique, il est inévitable que les arts et les lettres marquent fortement une pareille transformation. A quelque point de vue qu’on se place, on observe en Grèce, du Ve au IVe siècle, de grandes différences dans ces deux domaines.

Comment une crise qui bouleversait la Grèce jusque dans ses fondements n’aurait-elle pas modifié les conditions matérielles et morales de l’art ? Il n’est plus question de travail collectif en vue d’embellir la cité : le relâchement du patriotisme, plus encore peut-être que l’appauvrissement du trésor publie, y fait obstacle. Les commandes viennent des particuliers à qui leur fortune permet de satisfaire leur goût des belles choses, leur amour du luxe ou leur vanité ; elles viennent plus souvent encore des princes grecs ou orientaux qui, à Cypre, à Halicarnasse, à Sidon, à Pella, à Syracuse, veulent orner leur capitale de monuments destinés à perpétuer leur mémoire. Dans ce monde nouveau, les maîtres, pour se pousser, font litière des traditions et revendiquent la liberté de développer leurs qualités propres selon leur inspiration et le goût régnant.

Jusqu’au IVe siècle, l’architecture ne se préoccupait que d’élever des temples qui, d’une ville à l’autre, rivalisaient de splendeur. Les habitations étaient d’apparence rustique, petites, mal bâties, incommodes, semées au hasard le long de ruelles étroites et tortueuses.

Alors, dit Démosthène, par les ordres du peuple, furent érigés tant de si beaux monuments, tant de sanctuaires ornés de chefs-d’œuvre, qu’ils n’ont laissé à aucune génération suivante la possibilité de les surpasser. Dans la vie privée, les mœurs étaient si modestes, si conformes au caractère même de la république, qu’aujourd’hui celui qui sait où est la maison d’Aristide, de Miltiade ou de leurs contemporains illustres s’aperçoit qu’elle n’a pas plus grand air que la maison du voisin.

A cette simplicité patriarcale du bon vieux temps l’orateur oppose des maisons particulières dont la magnificence dépasse celle de certains édifices publics[30]. Sans doute il exagère le contraste, en avocat qu’il est. Au Ve siècle, les riches Athéniens demeuraient dans leur domaine et, s’ils négligeaient généralement le pied-à-terre qu’ils possédaient en ville, la maison qu’ils habitaient à la campagne était quelquefois jolie et bien meublée[31]. Il y avait même en ville, dès cette époque, quelques hôtels qui se distinguaient par une loge de portier, un vestibule colorié, un péristyle intérieur, une salle de bains, et dont les chambres, au plafond couvert d’arabesques, aux lambris sculptés, aux murs décorés de peintures, étaient garnies de brillantes tapisseries, de lits milésiens, de vases en terre cuite, en brome ou en métal précieux[32]. Mais ce luxe était exceptionnel, réservé à quelques grandes familles. Plus tard, il se répand. Timothée se fait bâtir une demeure qui atteste sa richesse et qu’on appelle sa tour ; la maison de Midias à Éleusis ôte le jour à tout le voisinage ; l’habitation de Phocion passe pour modique et n’en a pas moins des parois revêtues de bronze[33]. Quiconque est à son aise veut avoir des appartements à offrir à ses hôtes, prolonger le rez-de-chaussée par un jardin, entourer le péristyle de galeries à l’étage supérieur, faire peindre les murs par des artistes en renom. Pendant ce temps, les monuments de l’Acropole restent inachevés ; le peuple ne trouve de ressources que pour les travaux militaires, des fortifications, un arsenal, ou pour les constructions qui conviennent à ses plaisirs et à ses commodités, un théâtre en pierre et un promenoir à colonnade, le portique de Philon. Où sont les belles années où Périclès, Ictinos et Phidias concertaient leurs efforts pour élever à la gloire d’Athéna un sanctuaire digne d’elle ?

La sculpture monumentale n’a plus désormais qu’à se faire toute petite, excepté dans la lointaine Carie, où un opulent dynaste veut qu’elle concoure à faire du Mausolée une des merveilles du mande. La statuaire la remplace et prend uni caractère éminemment individuel, En art comme en littérature, ce qui domine, c’est le portrait : quel sujet plairait mieux aux Mécènes qui veulent en avoir pour leur argent, ou au public qu’intéressent seulement les hommes illustres du présent et du passé ? Au lieu des bas-reliefs qui représentaient sur Ies frontons et les frises des sanctuaires les mythes religieux, les exploits des héros et les cérémonies des fêtes nationales, on voit maintenant, sur les places publiques, dans les palestres et les gymnases, dans les parcs consacrés aux Muses, dans les hôtels et les palais, les têtes et les bustes des négociants enrichis et des hétaires, des stratèges et des hipparques, des poètes et des philosophes, des cosmètes et des bienfaiteurs, enfin des rois[34]. Léocharès accepte même de tailler dans le marbre les traits de Lykiskos, un marchand d’esclaves. Depuis la fin du IVe siècle, presque tous les sculpteurs, et les plus illustres, Scopas, Praxitèle, Lysippe, sont des faiseurs d’hommes[35]. Même des divinités on fait des êtres humains ; on tempère leur majesté dans des scènes de genre qui montrent Hermès portant le divin enfantelet ou Apollon tuant des lézards ; on donne la préférence à celles qui symbolisent la joie, l’ivresse et la volupté,à Dionysos et à Aphroditê. Individualistes par les sujets qu’ils traitent, les sculpteurs le sont bien plus encore par leur manière de les traiter. Ils essaient, chacun à son tour, .d’exprimer des états d’âme et mêlent le leur à celui qui émane de leur modèle. Pathétiques ou voluptueuses, leurs images s’inspirent d’une sentimentalité ou d’une sensualité tontes personnelles. L’histoire de l’art en vient à un point où, ne se rattachant plus à une idée collective, elle se dissout en histoire des artistes.

Plus propre à l’expression réaliste, la peinture prend le pas sur la plastique. Elle trouve encore l’occasion d’exécuter de grandes compositions décoratives, comme celles qui furent peintes par Euphranor dans le temple de Zeus Libérateur à Athènes et par Zeuxis dans le palais d’Archélaos à Pella ; mais, en général, la fresque est supplantée par le tableau de chevalet, qui convient aussi bien aux particuliers riches qu’aux souverains. A quelque école qu’ils appartiennent, les peintres donnent à la mythologie l’aspect humain qu’elle revêt au théâtre, transforment les idées courantes en allégories, représentent les batailles de l’époque, cherchent dans la vie familière des scènes pour tableaux de genre et, de plus en plus enclins à l’observation précise, affectionnent par-dessus tout le portrait. Ils sont bien de leur temps encore par le prix qu’ils demandent de leurs œuvres ; on nous raconte que Zeuxis reçut d’Archélaos 400 mines (40.000 francs argent), qu’Aristide se fit payer 10 mines par figure pour une scène militaire qui en groupait cent (100.000 fr.) et qu’Apelle obtint des Éphésiens pour un portrait d’Alexandre 20 talents d’or (1.400.000 fr.)[36].

Même évolution dans les genres littéraires.

Le drame, né en Attique, se répand dans la Grèce entière, qui se couvre de théâtres ; niais, s’il continue de donner lieu à une forte production, il s’en faut de beaucoup qu’il reste fidèle à son passé. L’organisation même des concours et des représentations révèle un nouvel état d’esprit. Au Ve siècle, le théâtre faisait communier la cité entière devant l’autel de Dionysos, Les concours dithyrambiques et dramatiques avaient lien entre les tribus ou entre les chorèges choisis par l’archonte : sur les listes de vainqueurs et sur les ex-voto dédiés en commémoration des victoires, le nom de la tribu figurait à la première place, avant celui du chorège, pour le prix de dithyrambe ; le nom du chorège précédait celui du poète pour les prix de comédie et de tragédie. Au IVe siècle, quoique l’organisation du théâtre ait conservé son caractère public, le nom du chorège, délégué de l’État, disparaît, remplacé par ceux du poète et de l’acteur principal ; bientôt même, dans les concours dithyrambiques, le nom de l’exécutant, de l’aulète, prime celui de l’auteur[37]. Il s’agit bien désormais de collectivité anonyme ! Chacun des individus qu’elle dissimulait jadis essaie maintenant de se pousser au premier plan tant et si bien que le jeu des acteurs finit par intéresser plus que la valeur des pièces, et que la virtuosité des musiciens passe avant le mérite des compositeurs.

Aussi bien les spectateurs ne viennent plus chercher au théâtre le même genre de plaisir que jadis. La tragédie est un genre démodé : on se contente de reprises qui élèvent au rang de classiques les trois grands poètes du Ve siècle. Mais, si l’on a une estime admirative pour Eschyle et Sophocle, fidèles à la conception religieuse et patriotique des vieilles légendes, on se passionne pour Euripide. Quel signe des temps ! Voici un poète qui, par sa répugnance pour la vie publique, sa nature mobile et inquiète, son goût pour le raisonnement et la psychologie raffinée, sa propension à exalter la passion et à faire parler ses personnages en conformité avec son caractère, se plaçait en dehors de son siècle : il remporta sa première victoire à quarante ans, après quinze ans de luttes, et ne triompha dans toute sa vie que cinq fois, tant il est vrai qu’il dut jusqu’au bout forcer la résistance du public ! Après sa mort, il jouit d’une vogue extraordinaire : ses pièces correspondent si bien à l’esprit nouveau qu’elles sont reprises de préférence à toutes autres. Elles provoquent des imitations qu’Aristote juge sévèrement : Autrefois, dit-il, les poètes faisaient parler leurs personnages en citoyens ; aujourd’hui, on les fait parler en rhéteurs[38].

La comédie se transforme d’une façon plus remarquable encore. Avec Aristophane, elle cherchait des sujets dans la vie publique et, par la parabase, faisait entendre aux spectateurs une harangue politique sur les événements du jour. Réservée aux Athéniens de race, l’ancienne comédie ne pouvait avoir pour auteurs des métèques. Ce sont des métèques, au contraire, qui composent les pièces de la moyenne comédie, et ils prennent pour personnages des types populaires, des gens de métier[39]. Bientôt même, dans la nouvelle comédie, on renoncera complètement à représenter un milieu social, pour nouer toutes les péripéties autour d’un incident de la vie privée et se borner à la peinture des caractères.

Ces changements sont des manifestations d’un fait capital ce n’est plus à la poésie que les générations nouvelles demandent d’exprimer leurs idées et de satisfaire leurs besoins intellectuels, c’est à la prose. Réalistes et individualistes, il leur faut un langage libre de toute contrainte, celui de la vie journalière. Dans les écoles, où l’on ne récitait jadis que des chants d’Homère, on s’exerce à la parole sous la direction des rhéteurs ; dans les banquets, ois l’on chantait des élégies et des scolies, on se livre à des discussions politiques et philosophiques ; dans les grandes panégyries, où les rhapsodes déclamaient les épopées, on voit pour la première fois un Gorgias prononcer, d’un ton encore pompeux, un discours sur des questions d’intérêt national. Platon, le plus grand prosateur du siècle et peut-être de tous les temps, bannit de sa république le plus grand des poètes.

C’est dans les salles où les sophistes enseignent l’art de soutenir le pour et le contre que se forment désormais les esprits. Chacun y vient apprendre le moyen de soutenir une cause à l’Assemblée ou au tribunal. L’éloquence s’érige en genre littéraire et en métier. Périclès passait en son temps pour l’orateur le plus parfait qu’on eût jamais entendu ; il ne reste cependant de tous ses discours que quelques-unes des pensées grandioses, des images éclatantes qui lui valurent le surnom d’Olympien, quelques rares spécimens de ces traits aratoires qui restaient fixés dans les esprits comme des aiguillons[40]. Désormais les discours sont rédigés par écrit avant d’être prononcés ou après. L’éloquence se propose de procurer des émotions esthétiques aux lecteurs et des jouissances d’amour-propre à l’écrivain, Elle a, de plus, une utilité pratique ; les logographes et les orateurs vivent des plaidoyers qu’ils vendent et des harangues qu’ils viennent de débiter.

Comme il prédominait dans la vie publique, l’individualisme devait forcément influer sur la conception de l’histoire. Isocrate revendique pour les prosateurs le droit, jusque-là réservé aux poètes, de faire l’éloge des grands hommes[41]. Les biographies à caractère nécrologique se multiplient, non seulement pour glorifier des personnages qui ont vraiment joué un rôle important, comme Agésilas ou Evagoras, mais même pour rendre de pieux hommages à de bons jeunes gens qui donnaient de brillantes espérances, comme Gryllos fils de Xénophon[42]. Sous le stylet de Philistos, l’histoire de la Sicile se transformait à un certain moment en une histoire de Denys le Tyran. Xénophon ne se borne pas à tresser une couronne en l’honneur de son héros Agésilas ; il concentre les événements de l’Anabase autour de Cyrus le Jeune, de Cléarque et de lui-même ; même dans un récit suivi comme celui des Helléniques il introduit à foison des éléments personnels. Les portraits, qui n’étaient chez Thucydide que de rares et discrètes esquisses, prennent une grande place dans l’œuvre de ses successeurs[43].

La philosophie même cesse d’être impersonnelle dans la forme et, pour le fond, va soutenir les droits de la personnalité. Par sa méthode de discussion avec les sophistes et par la maïeutique appliquée aux gens du peuple, Socrate entraîna ses disciples à exposer ses idées et les leurs dans des dialogues où apparaissaient, comme en des drames, les caractères des personnages. Xénophon est, aussi bien comme philosophe que comme historien, un faiseur de portraits. Platon l’est à la perfection. Quand la doctrine socratique remplaçait les spéculations abstraites et les cosmogonies ambitieuses par l’étude pratique de l’âme humaine, elle entendait bien subordonner les désirs de l’individu au bien de la cité ; elle n’en facilitait pas moins l’expansion de théories toutes contraires. Les écoles de sophistes préparaient les voies à l’individualisme. Grâce à elles, il allait pouvoir s’afficher en acte et se justifier en théorie. C’était accomplir une révolution grave dans les esprits, que d’opposer l’ordre immuable et nécessaire de la nature à l’ordre variable et contingent de la loi, de réduire la loi de la cité à l’état de pure convention et d’autoriser le philosophe à l’ignorer[44]. L’utile, tel qu’il est fixé par les lais, est une chaîne pour la nature ; l’utile selon la nature est libre[45] : voilà le principe. Calliclès, dans le Gorgias, en tira les conséquences. Dans la nature, le fort s’élève au-dessus des autres : ce que la loi considère comme urge injustice est un droit absolu pour toute personnalité capable de dépasser le niveau commun. La loi est faite pour les faibles et dans leur intérêt ; mais un seul homme raisonnable l’emporte sur des millions d’hommes déraisonnables, et c’est à lui de commander, à eux d’obéir. Puisqu’il y a des âmes de maîtres et des âmes d’esclaves, la seule règle qui vaille est celle qui reconnaît la supériorité des uns sur les autres ; la vraie morale est la morale des maîtres[46]. Justifier la domination des puissants, c’était, en bonne logique, affranchir tous les individus, les détacher de l’État, leur assigner pour seul but dans l’existence la recherche du bonheur : Aristippe de Cyrène et Diogène le cynique ne font que donner une portée générale aux idées d’un Calliclès. L’individualisme envahisseur ne laissera rien debout des conceptions qui faisaient la force de la cité ; il va déjà jusqu’à légitimer la souveraineté d’un homme, tyran ou monarque, et faire entrevoir le triomphe du cosmopolitisme.

 

 

 



[1] O. NAVARRE, art. Meretrices, DA, t. III, p. 1824.

[2] ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VIII, 14, 7-8 ; Éthique à Eudème, VI, 10, 7 ; VII, 9, 4 ; cf. Ps. ARISTOTE, Économiques, I, 4, 1-3. Voir G. GUIZOT, Ménandre, p. 399 ss. ; LXVIII, t. II, p. 16 ss.

[3] Ps. DÉMOSTHÈNE, C. Néaira, 122.

[4] DÉMOSTHÈNE, C. Aristocrate, 53.

[5] AMPHIS, ap. ATHÉNÉE, XIII, 7, p. 559 a-b.

[6] XÉNOPHON, Mémorables, III, 11.

[7] PAUSANIAS, IX, 27, 5 ; X, 15, 1 ; ATHÉNÉE, l. c., 59, p. 591.

[8] PLATON, Lois, VIII, p. 841.

[9] HÉSIODE, Travaux et Jours, 978.

[10] ARISTOTE, Politique, II, 7, 5 ; 9, 7 ; cf. PLATON, l. c., p. 836 b ; HÉRACLIDE DE PONT, fr. 3, 5 (FHG, t. II, p. 211).

[11] Voir STOBÉE, Florilèges, t. XXVI, 1 et 15 ; cf. LXXXIII, 20 ; LXXXIV, 21.

[12] Voir art. Expositio, DA, t. II, p. 931 s.

[13] XXXIII, p. 351-353.

[14] Voir DA, art. Infanticidium et Expositio.

[15] PLATON, Lois, V, p. 741 d.

[16] Id., République, V, p. 459 d-e, 460 c, 461 b-c ; ARISTOTE, Politique, IV (VII), 14, 10 ; cf. 6 et 11 ; II, 3, 6, 4, 3.

[17] POLYBE, XX, 6, 5-6.

[18] Id., XXXVI, 17.

[19] HÉRODOTE, V, 97 ; VIII, 65 ; THUCYDIDE, II, 13.

[20] ARISTOPHANE, Assemblée des femmes, 1132 ss. ; Ps. PLATON, Axioch., p. 369 a.

[21] CTÉSICLÈS, fr. 1 (FHG, t. IV, p. 375) ; cf. Ps. DÉMOSTHÈNE, C. Aristog., I, 51.

[22] TIMÉE, dans POLYBE, XII, 6, 8.

[23] Voir XXIX ; CAVAIGNAC, La population du Péloponnèse aux Ve et VIe siècles (Klio, t. XII, 1912, p. 270 ss.) ; XXXVI, t. I, p. 357-369.

[24] PLUTARQUE, Lycurgue, 15, 1 ; ARISTOTE, Politique, II, 6, 13.

[25] Voir art. Expositio, DA, p. 937.

[26] ARISTOPHANE, Nuées, 43-72.

[27] THUCYDIDE, II, 16.

[28] XÉNOPHON, Économiques, XI, 15 ; cf. DÉMOSTHÈNE, C. Calliclès, 3.

[29] XÉNOPHON, Revenus, IV, 6.

[30] DÉMOSTHÈNE, Olynthiennes, III, 25 s. ; S. l’org. fin., 29 s. ; C. Aristocrate, 206 s.

[31] THUCYDIDE, II, 65 ; ISOCRATE, Aréopagitique, 52 ; XÉNOPHON, Économiques, III, 1.

[32] P. MONCEAUX, art. Domus, DA, t. II, p. 343 ss.

[33] ARISTOPHANE, Ploutos, 180 ; DÉMOSTHÈNE, C. Midias, 158 ; PLUTARQUE, Phocion, 18.

[34] On n’avait pas érigé de statue à Miltiade après Marathon, ni à Thémistocle après Salamine (DÉMOSTHÈNE, S. l’org. fin., 21).

[35] Voir Ch. PICARD, La sculpture antique, t. II, p. 60 ss.

[36] ÉLIEN, Hist. var., XIV, 17 ; PLINE, Hist. nat., XXXV, 99, 92.

[37] Cf. RIG, n° 829, 881, 915. Voir CAPPS, The introd. of comedy onto the city-Dionysia at Athens, 1904 ; Epigr. problem in the hist. of attic comedy (AJP, t. VIII, 1907, p. 179-199 ; Ad. WILHELM, Urkunden dramatischer Aufführungen in Athen (Sonderschrisften d. östter. arch. Inst., t. IV, 1906) ; P. FOUCARD, Documents pour l’histoire du théâtre athénien (JS, 1907, p. 468 ss., 555 ss., 590 ss.).

[38] ARISTOTE, Poétique, VI, 8.

[39] Cf. XXXV, p. 228.

[40] PLATON, Phèdre, p. 270 ; EUPOLIS ap. Schol. ARISTOPHANE, Acharniens, 529.

[41] ISOCRATE, Evagoras, 9 ss.

[42] DIOGÈNE LAËRCE, II, 54.

[43] Voir LVII, t. V, p. 361 ss.

[44] ANTIPHON, S. la vérité, 4, éd. Gernet ; PLATON, Protagoras, p. 337 c ; Gorgias, p. 484 d. Voir LXXVII, p. 25 ss.

[45] ANTIPHON, l. c.

[46] PLATON, Gorgias, p. 483 b-d, 490 a.