Un humanitaire pratiquant. — La liste civile doublée à l'insu de Napoléon III. — Où allait l'argent de la cassette. — Mains tendues de partout. — Les condisciples d'Augsburg. — Bienfaisance éclectique et discrète. — Les petits loyers. — Les pensionnaires indépendants de la cassette. — Napoléon III et les inondés. — Napoléon III et les cholériques. — Une omission du Dictionnaire Larousse. Accroître le bien-être de tous, surtout celui des petits, en fondant de nombreuses œuvres de prévoyance et d'assistance, en étudiant ou en faisant étudier des réformes, en corrigeant ou en complétant nos codes, c'était faire preuve d'intelligence et de bonne volonté, — rien de plus. Réaliser ainsi le bien en traçant quelques mots sur le papier est chose facile, n'imposant aucun sacrifice, n'exigeant aucun effort personnel ; un service de ce genre ne mérite donc, après tout, qu'une reconnaissance relative... Soit ! Mais le socialiste couronné, le souverain dont on raillait volontiers les théories humanitaires ne se bornait pas seulement à concevoir des lois ou des décrets, pour les appliquer : c'était un humanitaire pratiquant. Il ne cherchait pas seulement à soulager la misère et les souffrances de toute sorte avec la peine ou l'argent des autres : il savait payer largement et de sa bourse et de sa personne. Sa bourse assurément était bien garnie. On y avait veillé pour lui ; — car, durant toute sa vie, il se montra peu soucieux de ses intérêts personnels ; et, dès le début de son règne, il devait renoncer, pour lui et les siens, à toute revendication envers le Trésor[1]. — Au rétablissement de l'Empire, il devait avoir une Liste Civile de 12 millions : si le chiffre a été doublé, il n'y fut pour rien. Nous avons cité plus haut quelques lignes d'une lettre où le duc de Persigny faisait allusion à cette affaire. Pour préciser le rôle qu'il y avait joué, l'ancien ministre de l'Intérieur tint à rédiger la note suivante : Après le Conseil — celui où, malgré mes observations, on fixa la liste civile à 12 millions — je sortis avec M. Troplong ; et, lui répétant mes arguments avec plus de chaleur et peut- être plus de clarté qu'au Conseil, je l'engageai vivement à prendre sur lui de proposer à la commission du Sénat, le chiffre de 25 millions. Quoique de mon avis, M. Troplong s'y refusa. Il répondit qu'il ne pouvait assumer une pareille responsabilité et m'engagea à revoir l'empereur. Je retournai en conséquence auprès de Sa Majesté. Mais l'Empereur, qui allait sortir, m'écouta à peine. Visiblement sous l'empire du sentiment du désintéressement personnel qui avait si vivement frappé le Conseil, il refusa de revenir sur ce sujet et me renvoya comme j'étais venu. Alors, convaincu qu'on allait faire une faute grave pour l'établissement de la dynastie, je pris tout sur moi et, recourant à un de ces pieux mensonges qui s'excusent par l'intention, je retournai auprès de M. Troplong et lui dis : Eh ! bien, l'Empereur trouve nos raisons justes ; il accepte les 25 millions ; seulement il ne veut pas avoir l'air de les demander. — Oh ! alors, cela me suffit, dit M. Troplong, je vais les proposer à la Commission. Ainsi fut décidée cette grosse affaire. Quelques heures après le Sénat avait voté les 25 millions, au lieu des 12 du projet. Mais au compte de la Liste Civile ainsi dotée incombaient de fortes dépenses, qui jusqu'alors avaient incombé à l'État, — comme l'entretien des manufactures, musées et palais nationaux, qui, pour chaque année de la période impériale, représenta une charge moyenne de 12.028.097 francs[2]. Elle devait en outre indemniser les princes de la famille impériale des reprises auxquelles ils auraient eu le droit de prétendre ; elle subventionnait l'Opéra ; répartissait 600.000 fr. par an en pensions, 1.200.000 francs en dons et secours, 750.000 francs en allocations aux soldats amputés par suite de leurs blessures ; elle supportait enfin les frais exceptionnels d'une hospitalité somptueuse offerte à tous les princes de l'Europe. Lu Cassette impériale, dont le trésorier relevait directement du souverain, ce qu'on pourrait nommer l'argent de poche de l'Empereur, ne figurait au budget de la Liste Civile que pour le chiffre de 5,400.000 francs. C'est encore une fort jolie somme, qui, pour les dix-sept ans et demi du règne, forme un total de 94 millions 500.000 francs. S'il avait plu à l'Empereur de les garder, il en aurait eu
fort bien le droit. Le baron d'Haussez, dans ses intéressants mémoires
récemment publiés, raconte qu'au printemps de 1830, les ministres de Charles
X, voyant venir la tempête, espéraient la conjurer en achetant quelques
consciences ; qu'il leur eût été difficile de demander aux Chambres un crédit
supplémentaire pour une telle dépense ; qu'ils comptaient donc sur la Liste
civile pour fournir la provision nécessaire. Mais dès la première insinuation
qui lui avait été faite à ce sujet, le duc d'Angoulême s'était fâché tout
rouge, en disant : Brisons là ! jamais le roi ni moi
ne souffrirons qu'un denier de la Liste Civile soit à la disposition d'aucun
de vous. Le baron d'Haussez ajoute : La Liste
Civile fut respectée ; et après cette session, le roi était sur la route de
Cherbourg ![3]
Charles X avait donc fait une mauvaise économie, mais c'était une économie
légitime. Les fonds de la Cassette étant sa chose, le souverain pouvant les
dépenser à sa guise ou les mettre de côté, sans qu'on ait rien à dire, il eût
été parfaitement permis à l'Empereur de faire quelques épargnes. Napoléon III
n'avait jamais eu ce genre d'aptitude ; et il ne devait pas l'acquérir. Le
Ministre de sa Maison, se disant tout bas sans doute qu'en France les destins
sont changeants, qu'un souverain y doit prévoir le cas où il cesserait de
l'être, — le conjurait en vain de garder, chaque année, quelques centaines de
mille francs, qui constitueraient une réserve, pour besoins
imprévus : il ne put l'obtenir. La Cassette impériale fit quelquefois
des dettes[4]
; mais des économies jamais ! Où allait donc tout cet argent ? Il est facile de le montrer, car, après la chute de l'Empire, l'homme entre les mains duquel tout cet argent avait passé, le Trésorier de la Cassette, en a relevé l'emploi sur ses livres. Ayant pu prendre alors connaissance du tableau qu'il venait de dresser, et où la somme totale des 94 millions et demi se trouvait presque !entièrement reconstituée en détail, — il s'en fallait de 513.000 francs ; — nous y notâmes ce qui suit : 3,500.000 de bijoux achetés pour l'Impératrice ; 300.000 francs, chaque année, pour les dépenses personnelles de l'Empereur, de l'Impératrice et (lu prince Impérial ; — les dépenses de ce dernier étant surtout les frais de son éducation. Le reste, tout le reste, avait été distribué, ou consacré à des dépenses d'intérêt public. Nous avons ainsi compté : POUR : Subvention aux sociétés coopératives de Paris et de Lyon, et construction de maisons ouvrières. — Un total de 1.710.000 fr. POUR : Pensions à d'anciens militaires ou anciens fonctionnaires ; — Subvention provisoire aux personnes attendant un débit de tabac ; — Cautionnements à d'anciens militaires ; don à la société de secours mutuels des anciens militaires. — Un total de 8.315.000 fr. POUR : Allocation à l'Etablissement du Mont-Saint-Michel, à l'Hospice de Versailles, à la Société de Charité Maternelle ; — Secours aux enfants pauvres nés le 16 mars 1856 ; — Don d'une maison de convalescence à Orléans ; — Création de 12 lits aux Incurables ; —Gratifications diverses du 1er janvier ; — Secours aux Arabes ; — Subvention aux fourneaux économiques ; — Frais d'éducation d'orphelins ; — Dons à des familles malheureuses et dots à des jeunes filles ; —Allocations aux œuvres patronnées par l'Impératrice, à la société du Prince Impérial, aux sociétés de secours mutuels et aux bureaux de bienfaisance. — Un total de 23.565.000 fr. POUR : Dons diplomatiques ; — Encouragements aux inventeurs, aux savants, entretien de l'atelier de Meudon ; — Encouragements aux artistes ; — Subventions pour œuvres littéraires et publications diverses ; — Allocation à la société pour la diffusion des bons livres ; — Achats aux expositions ; Médailles et prix pour concours ; — Construction de canots de sauvetage. — Un total de 16.228.000 fr. POUR : Secours aux inondés du Rhône et de la Loire ; — Secours à de nombreuses communes incendiées ou grêlées[5] ; — Secours à des industriels, commerçants ou sociétés dans l'embarras. — Un total de 14.437.000 fr. POUR : Dessèchement des Marais d'Ors ; — Dessèchement des Dombes ; — Allocation aux Trappistes de la Dordogne et de l'Allier ; — Ensemencement des dunes d'Anglet ; — La ferme du camp de Châlons ; — La ferme-école de Boukaudara et les dessèchements d'Algérie ; — La fertilisation des Landes de Bretagne ; — La reconstitution du domaine de la Chataigneraie ; — Le don de charrues à vapeur. — Un total de 7.440.000 fr. POUR : Subvention à la construction des églises de Saint-Cloud, Plombières, Biarritz, Rueil, Saint-Leu, Suippes, Rambouillet ; — Subvention aux chemins vicinaux des Basses-Pyrénées ; — Constructions du camp de Châlons et subvention annuelle ; — Payement des dettes des communes de blourmelon et de Saint-Cloud ; — Construction de maisons d'école ; — Travaux aux Hôtels de Ville de Compiègne et de Pierrefonds ; — Don d'un bateau à vapeur à la ville d'Annecy ; — Don au château de Pau ; Construction d'un quai de pierre à Biarritz ; Travaux de Plombières et de Vichy. — Un total de 7.770.000 fr. POUR : Restauration du Château de Pierrefonds ; Achat du Palais des Césars ; — Création du musée de Saint-Germain ; — Fouilles d'Alise, de Bibrach et de Rome ; — Achat des médailles de Tarse ; — Armes et armures du cabinet de Pierrefonds. — Un total de 4.700.000 fr. POUR : Dégagement de l'Elysée et création de la rue qui le longe ; — Don de deux hôtels aux ministres sans portefeuille ; — Pierres ajoutées aux diamants de la Couronne. — Un total de 3.300.000 fr. La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne a dit je ne sais plus qui. L'Empereur avait une exquise façon de donner. Quand il faisait un cadeau, il avait l'air d'acquitter une dette. Un 31 janvier — nous ne modifions pas les dates pour corser l'anecdote : elles sont rigoureusement exactes —, il demande à un jeune savant de faire des recherches pour ses études personnelles, lui parle, pendant quelques instants, du travail dont il devra se charger, et pour lequel il recevra 25 louis par mois, payés d'avance. Le lendemain, février, il lui remet un billet de banque. Mais Votre Majesté se trompe, s'écrie le jeune savant. Elle a cru me donner un billet de 500 francs, Elle m'en donne un de 4.000. — Sans doute, répond très sérieusement l'Empereur ; vous avez commencé votre service, en janvier : je vous dois donc deux mois... Combien de traits de ce genre ne pourrait-on citer ! Les largesses impériales ne s'égarèrent-elles jamais ? Nous ne voudrions pas l'affirmer. Napoléon III avait tant de peine à refuser, il avait la pitié si facile qu'on dut souvent en abuser. Et, de tous les points de la France, de tous les points de l'Europe, on cherchait à l'attendrir sur des infortunes plus ou moins réelles, plus ou moins intéressantes. Pour l'Allemagne seulement, on a publié une nomenclature, — très incomplète, assurait-on, — d'environ deux mille demandes[6].... D'Augsburg surtout elles avaient afflué. Quiconque était fils d'un professeur, ou frère d'un condisciple du prince pensait avoir des titres à sa munificence : quant aux condisciples, ils s'y croyaient positivement des droits. Il devait avoir bien des élèves, ce petit collège Sainte-Anne d'Augsburg, à en juger par le nombre de ceux qui se rappelaient y avoir connu l'Empereur ! Beaucoup sans doute aimaient à se le figurer, comme ces émigrés de 1815, qui revenaient de Gand, sans y avoir jamais été[7]... Un barbier d'Augsburg ne se recommandait-il lui-même à la générosité de la cassette, pour avoir repassé un rasoir de l'Empereur Napoléon ? Si, même en France, ces largesses tombèrent parfois sur des gens qui le méritaient peu et devaient le prouver par leur ingratitude, Napoléon III ne se faisait pas trop d'illusions à ce sujet ; car, pas plus que ses faveurs officielles, il ne réservait ses faveurs personnelles et secrètes aux amis du premier ou du second degré. Suivant encore sur ce point l'exemple de Napoléon Ier, qui venait spontanément en aide au républicain Carnot, au républicain Chénier, — voulant toujours et en tout se montrer le chef de la nation, non le chef d'un parti, Napoléon III se croyait tenu de reconnaître d'autres services que ceux rendus à sa personne, de témoigner son intérêt même à des gens dont l'hostilité lui était connue. Comme sa main gauche ignorait ce que la droite avait puisé dans sa cassette, on ne l'aurait jamais su, si les indiscrétions officieuses ou officielles de ses successeurs ne l'avaient révélé. Par elles seulement nous avons appris que si la cassette était libérale pour les officiers de l'armée, pour les anciens amis de l'Empereur, pour ceux qui avaient entouré sa mère et surtout pour ceux qui avaient servi son oncle, elle l'était aussi pour bien d'autres ; — qu'elle servait, par exemple, une pension de 6.000 francs au frère du président Marrast, une pension de 2.400 francs à sa mère, — dont, en outre, elle paya largement les obsèques. Sans ces indiscrétions, nous n'aurions pas su davantage qu'à Ponsard, médiocrement impérialiste, la cassette avait accordé d'assez gros subsides, et qu'à Leconte de Lisle elle donnait. trois cents francs par mois, pour lui permettre d'aller, dans les jeunes cénacles, déblatérer contre la dynastie et afficher des haines d'irréconciliable. C'est M. Drumont qui parlait ainsi ; et bien qu'il ait quelque penchant à l'exagération, nous devons croire qu'il n'y avait pas cédé, cette fois ; car, dans une notice apologétique, écrite au lendemain de sa mort, un ami de Leconte de Lisle le louait d'avoir su recevoir les bienfaits de César, sans en témoigner le moindre gré[8]. Quand Napoléon III obligeait les gens en cachette, on ne pouvait le suspecter de les avoir obligés par politique et pour accroître sa popularité... Était-ce du moins pour se faire, de ces obligés, des amis, des séides ? Pas toujours assurément ; car à beaucoup il laissait ignorer quelle était la main qui les tirait d'embarras. Parmi les nombreuses œuvres, créées, sous son inspiration, pour soulager la misère, nous avons cité l'Œuvre des Loyers. Alimentée par la cassette, et par la cassette seule, elle avait pour but de secourir les pauvres ménages hors d'état de payer leur terme et menacés d'expulsion. Un ancien commissaire de police de Paris écrivait, le 3 mars 1878, au Petit Caporal : A chaque terme des petits loyers, mes collègues et moi, dont l'assistance était légalement requise pour expulser les locataires en retard, nous étions chargés par le préfet de garantir aux propriétaires la somme qui leur était due. Dans le seul trimestre de janvier 1868, l'Empereur consacra à cette destination une somme de 50.000 mille francs. Le public ne se doutait guère de cette intervention du souverain ; et ceux qui en bénéficiaient, pas beaucoup plus. Ils se croyaient assistés par le gouvernement, qui, en les aidant, ne faisait que son devoir. Ils recevaient ce secours, comme ils auraient reçu celui d'un bureau de bienfaisance, sans même savoir qu'il sortait de la bourse du Despote. Dans un autre chapitre, on verra que Napoléon III eut, jusqu'à la fin de sa vie, cette pudeur du bienfait : et que, même détrôné, même réduit à une situation précaire, il consacrait une bonne partie de ses maigres ressources à des aumônes anonymes. Nous ne voulons ici ajouter qu'un seul trait, montrant, mieux que tout le reste peut-être, avec quelle élévation les hôtes des Tuileries comprenaient, avec quel désintéressement ils pratiquaient ce grand devoir de la bienfaisance. Certain soir le général de M... étant de service au
château, parlait incidemment d'un jeune officier de mérite, qui, faute de
10.000 francs, allait être dans une situation fort difficile, et sans doute
obligé de quitter l'armée. L'Impératrice alla dans son cabinet et en revint
avec une enveloppe contenant dix billets de 1.000 francs, qu'elle remit au
général. Celui-ci, tout joyeux, s'écria : Oh !
Madame, quelle reconnaissance vous aura ce pauvre... Mais
l'Impératrice l'interrompit vivement par ce mot : Ne
dites pas son nom. Nous ne voulons pas le savoir ! il en serait sans doute
humilié !... Et, ce soir-là, l'Empereur dût être jaloux de
l'Impératrice ! Pas plus que son argent Napoléon III ne ménageait sa peine. Partout où sa présence pouvait être utile, on était sûr de le voir accourir. Pendant la première année de sa présidence, le choléra sévit violemment à Paris : il se rend dans les divers hôpitaux où sont traités les victimes de l'épidémie, s'arrêtant devant chaque lit, serrant la main des moribonds, remerciant les médecins et les sœurs de leur dévouement. Le comte de Falloux, l'un de ses ministres, qui avait voulu l'accompagner, dit à ce sujet dans ses Mémoires : Je dois ajouter qu'en visitant les malades, le Président se montra très sincèrement compatissant... Il leur consacra plus de deux heures, épuisa l'argent qu'il avait apporté, m'emprunta quelques centaines de francs et joignit à ses libéralités des paroles qui partaient vraiment du cœur. A Angers, l'année suivante, le pont de la Basse-Chaîne se rompt, au moment où y passait le 11e de ligne. Presque tout le régiment est précipité dans la Maine, où plus de 200 hommes sont noyés. A peine informé de cette catastrophe, le Président part pour Angers, afin de rendre à ceux qui y ont péri les derniers devoirs et d'assister les survivants. En 1856 des départements entiers sont submergés par le Rhône et par la Loire. L'Empereur parcourt tous les pays inondés, remonte les courages, organise les secours, stimule le zèle des fonctionnaires, et, en attendant que la Chambre ait voté les subsides nécessaires, distribue lui-même plus d'un demi-million pour parer aux premiers besoins. Combien ce voyage était difficile et rude, un écrivain loyal, n'aimant pas l'Empire, mais aimant la vérité, M. Henri des Houx, le rappelait en 1884, à propos des nouvelles inondations qui se produisirent alors. N'espérant pas mieux, ni même aussi bien dire, nous croyons devoir reproduire son éloquent récit : La nouvelle des premiers ravages
du Rhône était à peine parvenue à Paris, que Napoléon III partait pour Lyon.
Il arrivait presque seul, à l'improviste, au milieu d'une ville à demi
submergée, où les maisons minées par le fleuve s'écroulaient à chaque minute
avec un fracas sinistre. Au milieu de ces ruines lamentables on vit soudain
apparaître l'Empereur. Aucune police, nulle escorte. Il était accompagné du
seul général Niel et de deux serviteurs. Il alla partout, à cheval quand le
chemin était praticable, en barque lorsque le niveau des eaux était trop
élevé. Voici, au surplus, quelques lignes empruntées au Courrier de Lyon,
qui représentait alors à Lyon l'opinion orléaniste : Au retour des Charpennes, faubourg aux trois quarts écroulé et encore à demi noyé, l'Empereur, très pèle et les larmes aux yeux, s'approchait des groupes de victimes qui se pressaient sur son passage. A chacune il distribuait libéralement, comme secours provisoire, l'or qu'il puisait à pleine main dans une sacoche pendue à la selle de son cheval. On comprend les sentiments qu'éprouvaient ces pauvres gens, en recevant ainsi à l'improviste ces secours donnés par une main souveraine, avec de bonnes paroles encore plus consolantes que le bienfait lui-même. A Tarascon, à Arles, l'Empereur
visita, dans un frêle canot, la ville et la vaste plaine submergée[9], naviguant à travers tous les genres de périls, au milieu
des tourbillons du Rhône, par dessus les cimes des arbres et les toits des
maisons. On publia alors dans plusieurs journaux, une lettre dont nous ne
voulons publier qu'une seule phrase. L'auteur est un républicain, qui
écrivait à un de ses amis politiques : Tu connais mes principes, et tu sais que je n'en changerai jamais ; mais je t'avoue que j'admire cet homme-là ! je l'ai vu à Tarascon dans une coquille de noix où je ne me serais pas exposé pour aller sauver ma maison. De telles pages d'un règne, qui forcent l'admiration de tous les gens de cœur, même dans les rangs des adversaires politiques, sont destinées à ne jamais périr... Demandez un peu à notre République, nous ne dirons pas le pendant de ce tableau, — ce serait une prétention outrée et d'ailleurs constitutionnellement impossible, — mais quelque chose de vaguement analogue et qui rappelle de loin, de très loin, ces scènes émouvantes ![10] En 1865, le choléra reparaît à Paris. La cour est alors à Biarritz, Napoléon III s'y repose des fatigues de son voyage en Algérie, où, déjà malade, mais voulant se rendre compte de tout, il a parcouru 3.084 kilomètres — dont 48 seulement en chemin de fer — ; il compte y prolonger quelque temps sa villégiature. Le 8 octobre, on signale les premiers signes de l'épidémie, quelques cas isolés : dès le 12, l'Empereur et l'Impératrice sont rentrés à Saint-Cloud. L'Empereur va visiter les cholériques de l'Hôtel-Dieu, du Val-de-Grâce et de l'Hôpital militaire du Gros-Caillou ; l'Impératrice, bien qu'assez souffrante, va voir de son côté ceux de l'hôpital Beaujon, de l'hôpital La Riboisière, de l'hôpital Saint-Antoine, parlant à tous, et par l'intérêt qu'elle leur témoigne, méritant que l'un d'eux, dont la vue s'obscurcit déjà, la prenne pour une sœur de charité. Un journal ultramontain, qui avait souvent attaqué
l'Empereur, l'Unitta Cattolica, lui rendit, en cette circonstance, une
éclatante justice : Napoléon III, disait-il, a su faire ces visites de manière à exclure tout soupçon
qu'il y était poussé par la politique et non par la charité, car il est
toujours arrivé dans les hôpitaux sans y être attendu et presque incognito.
Donc, gloire à lui et que le Bon Dieu le récompense de cette œuvre sainte...
La charité chrétienne est la meilleure constitution
et la garantie la plus solide que puissent désirer les peuples. De concert
avec les Parisiens nous crions de grand cœur : Vive l'Empereur ! Oui, vive
l'Empereur, qui comprend les devoirs de son rang et fait respecter la
monarchie. Villemessant, cet aimable sceptique qui se moquait
volontiers du pouvoir et ne l'encensait guère, écrivait, de son côté : Cette visite au chevet des malades me prouve ce que je me
disais déjà quand l'Empereur allait à cheval, dans l'eau jusqu'au poitrail,
porter des consolations et des secours aux inondés de Lyon ; c'est qu'il
comprend admirablement les devoirs d'un grand souverain. Et le Journal
des Débats, lui-même, — encore moins prodigue de compliments pour
l'Empire et l'Empereur, tenait un langage analogue : La
générosité du cœur, la sympathie qui partage les angoisses de la souffrance,
le courage qui veut, pour ainsi dire, avoir sa part de fléau, l'exemple donné
par les souverains à ceux que leur devoir oblige à braver le danger, voilà ce
qui est à la fois un grand acte de charité et un acte excellent de politique...
Dans d'autres circonstances les opinions peuvent
différer et diffèrent ; ici, elles seront unanimes ; et, comme il n'y aura
qu'un sentiment dans les cœurs, il n'y aura aussi qu'une voix dans toutes les
bouches pour remercier l'Impératrice et pour la bénir. L'année suivante, l'épidémie ayant gagné plusieurs départements, surtout celui de la Somme, et l'Empereur, quoique indisposé, voulant s'y rendre, l'Impératrice demandait encore à le suppléer. Comment elle remplit cette mission, tout le monde le sait sans doute. Nous nous bornerons donc à citer ce qu'on lit sur ce sujet dans un recueil plus malveillant pour le régime impérial que tous les journaux dont nous venons de rappeler l'hommage exceptionnel, — dans le Dictionnaire Larousse : A l'hôpital d'Amiens, au milieu des cholériques, comme à l'Opéra, après les bombes d'Orsini, l'Impératrice a montré qu'elle avait le plus grand sang-froid et le sentiment du devoir que l'on aime à constater chez les souverains. En 1884, il n'y eut pas seulement, comme nous le disions plus haut, des inondations, mais encore une épidémie cholérique dans plusieurs départements. Nous devons penser que le successeur indirect de Napoléon III comprit, remplit alors, aussi bien que lui, son devoir de chef d'Etat... Le supplément du Dictionnaire Larousse pourtant n'en dit rien. Il ne parle même pas du témoignage d'intérêt, des secours que ce chef d'Etat, sans avoir besoin de se déplacer, dut s'empresser de porter aux victimes des grandes catastrophes parisiennes, telles que l'incendie du Printemps, l'incendie de l'Opéra-Comique, etc.[11] |
[1] Sans tenir compte des reprises qu'avaient droit de faire tous les membres de la famille impériale, — dit M. Cunéo d'Ornano, dans son remarquable livre La République de Napoléon, p. 610, — la reprise du seul domaine privé de l'empereur Napoléon montait à 117 millions. Tout fut abandonne à l'État par Napoléon III.
[2] Progrès de la France sous le gouvernement impérial, document officiel publié en 1869. La reconstruction presque complète du palais de l'Élysée coûta, à la liste civile, 4.278.400 francs ; la réparation et le dégagement du Palais-Royal 3.425.880 francs ; la réfection de la machine de Marly, 1200.000 francs, etc.
[3] Revue de Paris, 1er mars 1894.
[4] ... Il accorda aux sociétés coopératives lyonnaises une subvention de 300.000 francs, et, pourquoi ne le dirais-je pas ? une maison appartenant à l'Impératrice est encore aujourd'hui hypothéquée, à raison de l'emprunt de cette somme, que l'Empereur n'avait pas personnellement disponible, au moment où elle lui fut demandée. (J. AMIGUES, L'Empire et les ouvriers.)
[5] Dans les six derniers mois de l'Empire, du 1er Janvier au 1er Juillet 1870, 21 communes reçurent aussi des secourt, allant de 1.000 à 5.000 francs.
[6] H. BORDIER, L'Allemagne aux Tuileries.
[7] Ce titre devait être cependant une bonne recommandation, car nous voyons que, pour l'avoir invoqué, un nomme Johan Muller, devenu garde-malades recevait un secours en 1865 et huit autres dans les années suivantes.
[8] Dans cette notice publiée par l'Évènement du 20 juillet 1894, on lisait : Bientôt, l'Empire lui attribua 300 francs par mois, comme poète. Dès lors, c'était l'aisance, la richesse, et, dans cette aisance relative comme naguère dans la pauvreté, le poète garda fièrement son indépendance. Il songeait probablement déjà écrire son Catéchisme républicain. Si, du moins, il l'avait dédie à l'Empereur !...
[9] Pour arriver d'Avignon à Tarascon, l'Empereur avait dû faire, en canot, le trajet de cinq kilomètres qui séparait les coupures du chemin de fer entre ces deux villes.
[10] A peine de retour du Midi, l'Empereur repartait pour Blois, Tours, Angers, Nantes, etc.
[11] En pareil cas, même pour des catastrophes moindres, — comme l'explosion de la Villette, en 1868, — Napoléon III arrivait toujours l'un des premiers sur le lieu du sinistre, de l'argent aux mains et de bonnes paroles aux lèvres.