NAPOLÉON III INTIME

 

1848-1870

IX. — LA RELIGION.

 

 

Ce que Napoléon III dit de la Religion. — Ce qu'il fait pour elle. — Lourdes. — Le Concile. — Égards du gouvernement impérial pour les membres du clergé, même hostiles. — Le Père de Ravignan, Mgr de Lavigerie, M. Louis Veuillot, dom Marie-Augustin, Mgr Pie, Mgr Dupanloup aux Tuileries. — Sentiments personnels de Napoléon III. — La guerre d'Italie. — Orsini y fut-il pour quelque chose ? — Preuves du contraire. — Par qui le Pape avait été ramené à Rome, en 1849. — Qui à cette époque lui demandait des réformes. — Double but poursuivi par Napoléon III. — Diverses combinaisons. — Pourquoi, de Paris, on engage le Vatican à les repousser. — Fermes résolutions de Napoléon III. — Les deux missions du général Fleury. — Ce que demandent Pie IX et Léon XIII après 1810. — Prétendue connivence avec le prince Napoléon. — Une lettre de Liszt. — Napoléon III et ses amis. — Napoléon III et ses parents.

 

Dans le programme, représenté par son nom, Napoléon III prétendait que le pays avait lu non seulement : AUTORITÉ, CONCILIATION ; — mais encore : RELIGION, BIEN-ÊTRE DU PEUPLE, PROGRÈS et DIGNITÉ NATIONALE... Nous avons vu ce qu'il avait fait pour réaliser les premiers articles de ce programme : que fit-il pour réaliser les autres ?

La religion, d'abord. Sur ce point, il s'était expliqué nettement. Il faut, avait-il dit, affermir le principe religieux, sans rien abandonner des conquêtes de la Révolution.

En ceci, comme en tout, on le sentait inspiré par le souvenir de son oncle, conciliant le culte restauré avec les exigences d'une société nouvelle, honorant la religion, protégeant le clergé, sans compromettre ni le pouvoir spirituel, ni le pouvoir politique par une trop intime union. Pour tous, le nom dont il avait hérité, semblait, à ce point de vue, une suffisante garantie. Un Napoléon peut soutenir ouvertement l'Église, on ne le soupçonnera pas de se laisser mener par elle ; on ne craindra point qu'entre ses mains les droits de la société civile soient jamais compromis : à l'égard de princes ayant, semblant avoir une attache avec l'ancien régime, l'esprit moderne se montrerait plus ombrageux, plus défiant[1].

Si l'un de ces princes avait dit : La religion est la base de toute société et de tout gouvernement ayant le sentiment de sa mission ; — s'il avait déclaré qu'il entendait protéger hautement les intérêts catholiques, tout en respectant la liberté des cultes, affirmer les grands principes du christianisme qui nous enseignent la vertu pour bien vivre et l'immortalité pour bien mourir ; — si, dans son testament, il avait écrit : Je mourrai dans la religion catholique, apostolique et romaine, que mon fils honorera toujours par sa piété ; si, conformant ses actes à ses paroles, il avait restitué le Panthéon au culte, introduit les cardinaux au Sénat ; — facilité le développement des congrégations religieuses ; — rétabli les aumôniers de la flotte et de l'armée ; — créé les aumôniers des dernières prières ; — fait célébrer la messe dans les camps ; — recommandé le repos dominical par une circulaire ministérielle ; — fait prêcher le carême aux Tuileries par des moines étrangers comme le père Ventura, par des jésuites, comme le père de Ravignan ; — s'il s'était solennellement rendu au pèlerinage de Notre-Dame d'Auray ; — s'il avait convoqué tous les évêques de France au baptême de son fils, filleul du Pape ; — permis à ces prélats de communiquer librement avec le Saint-Siège et entre eux, de rétablir les conciles provinciaux depuis longtemps supprimés, d'interdire l'enseignement de la doctrine de 1682 et d'adopter la liturgie romaine ; s'il ne se fut jamais arrêté dans une ville sans que sa première visite fût pour la cathédrale et sa première parole pour Dieu,... le public frondeur n'eût-il pas dénoncé bientôt ses tendances cléricales, et cherché à produire une réaction en sens contraire ? Venant d'un Bonaparte, de tels actes, un tel langage ne provoquaient ni grimace, ni railleries ; ils obtenaient au contraire l'approbation générale. C'est ce qui faisait dire à un éminent prélat, d'origine royaliste, Mgr. de Salinis, que l'Empire donnait à l'église la plus grande liberté dont elle ait joui depuis saint Louis ; c'est ce qui faisait dire à l'Univers : Ce que Napoléon a fait pour la religion ; partant pour l'ordre social, aucun homme connu n'aurait pu le faire. L'Eglise jouit sous son règne d'une liberté qu'elle n'avait pas possédée depuis longtemps, depuis des siècles.

M. Louis Veuillot, nous le savons, parlait de la sorte avant la guerre d'Italie, avant les difficultés qu'elle fit naître entre le Vatican et les Tuileries, — autre question, que nous examinerons plus loin ; — mais, en 1868, deux ans avant la chute de l'Empire, rappelant les services essentiels rendus par les Bonaparte à la cause catholique, il écrivait encore : C'est beaucoup, c'est immense. En fait d'états de service, nulle dynastie n'en a de pareils depuis que la Révolution ébranle l'assiette du genre humain.

A ces services Napoléon III devait, dès l'année suivante, en ajouter un autre, en assurant l'absolue liberté du Concile, en refusant de s'y faire représenter, en n'accompagnant même pas l'expression de sa confiance des réserves qu'on avait faites ailleurs, — c'est-à-dire dans presque tous les autres pays catholiques, — comme le constatait Pie IX, en l'en faisant remercier avec effusion. Des catholiques-libéraux, des prélats hostiles à la proclamation de l'infaillibilité avaient en vain prié l'Empereur d'appuyer leur opposition, en menaçant le Saint-Siège, au besoin, d'évacuer Rome.

Napoléon III avait pour principe que l'autorité spirituelle, — tant qu'elle restait dans son domaine, — devait être indépendante[2]. Il l'avait bien prouvé, dans l'affaire de Lourdes, quand, de Biarritz, livré à lui-même, sans suggestion ni conseils, il avait nettement désavoué ministre et préfet[3]. Comme la question de Lourdes, la question de l'Infaillibilité était pour lui un acte de la vie intérieure de l'Eglise dans lequel le pouvoir civil n'avait pas à s'immiscer[4]. Après sa chute, à Chislehurst, causant de ce grand débat avec un jeune député, très impérialiste et très catholique, — qui nous l'a raconté, — M. de Valon, il affirmait encore les mêmes idées ; et, avec un demi-sourire, il ajoutait : Qu'est-ce, d'ailleurs, que l'infaillibilité ? C'est une concentration d'autorité ; — ce qui ne saurait déplaire à un Napoléon.

Ce n'est pas seulement par des déclarations ou des actes officiels que l'Empereur témoignait son bon vouloir aux catholiques et au clergé ; c'est encore par les procédés journaliers de son administration : Jamais, jamais ils n'auront un gouvernement aussi facile, aussi bienveillant pour eux, — nous disait avec énergie M. Ramille, ancien directeur des Cultes, — qui, nous parlant ensuite de Napoléon III, ajoutait : L'Empereur avait, au plus haut degré, le respect des choses religieuses. Et, nous confirmant ce témoignage, un ancien aumônier des Tuileries, l'abbé L..., ajoutait qu'il avait vu ce respect se manifester de toute façon : par la ponctualité avec laquelle Napoléon III assistait aux moindres cérémonies que prescrit l'Église[5] ; par l'attitude grave, recueillie avec laquelle il entendait la messe, avec laquelle il écoutait les sermons, avec laquelle surtout il recevait le serment des évêques ; enfin, par les égards particuliers qu'il montrait pour les ecclésiastiques de tout rang, — s'adressant d'abord à eux quand il en apercevait, même dans une réunion nombreuse, et leur parlant plus longuement qu'aux plus hauts personnages[6].

Quant à ceux qui allaient le trouver dans son cabinet, ils y étaient reçus... encore mieux que des académiciens hostiles ! Avant de prêcher le carême aux Tuileries et de recevoir à cette occasion les plus délicats témoignages de sa bienveillance, le père de Ravignan avait eu à entretenir l'Empereur d'une affaire intéressant son ordre ; et de la façon dont il avait été écouté, traité par le souverain, il se déclarait très satisfait, très reconnaissant[7]. Mgr Lavigerie, allant présenter ses hommages à Napoléon III, visait, par une simple et discrète allusion, les démêlés qu'il avait alors avec le maréchal de Mac-Mahon, gouverneur de l'Algérie, pour ses œuvres de propagande catholique. L'Empereur le pria de lui exposer cette affaire en détail. — Oh ! sire ! en détail ? Ce serait impossible. — Pourquoi donc ?Il me faudrait quatre heures !Eh bien ! je vous les donne. Et l'Empereur lui en donna cinq, sans que sa bienveillante attention parût faiblir un instant. De cette bienveillante attention qui leur était assurée, les prélats pouvaient user sans trop de ménagements. Quand l'archevêque de Paris, disait-il en souriant, me parle en public, il me dit toujours des choses fort agréables ; quand nous sommes en tête-à-tête, c'est un peu différent. Mais n'importe, j'accepte tout de lui, parce que cela vient d'un homme qui ne m'a jamais flatté[8].

Parmi les visiteurs de cet ordre, il nous sera permis de faire figurer Louis Veuillot, qui était pour les affaires de l'Église une sorte de prélat laïque. De l'entretien qu'il eut, en 1858, avec Napoléon III, — le premier, et peut-être lé seul, il avait rédigé, sur l'heure, une sorte de procès-verbal, qu'il publia, plusieurs années après la chute de l'Empire, tel qu'il l'avait retrouvé dans ses papiers : L'Empereur, disait-il, s'avança vers moi et me tendit la main. Je m'attendais à la figure morne, au sphinx sans yeux dont j'avais si souvent entendu parler. Je ne trouvai point cela, mais un air ouvert et accueillant, et une bonne voix. Il me dit qu'il était content de me voir et autres choses obligeantes. Puis la conversation s'engagea sérieusement, longuement, Napoléon III n'interrompant le visiteur que pour le prier, quand il le voyait hésiter, de dire tout ce qu'il pensait, comme il le pensait ; — il prouva ensuite, par ses réponses, combien il avait réfléchi aux questions dont celui-ci l'entretenait, et quelle importance il y. attachait. Le récit de Louis Veuillot se terminait ainsi : Telle fut cette entrevue. J'en suis content, quoique je n'aie pas dit tout ce que j'aurais voulu... L'Empereur sait sans doute faire le visage qu'il veut et il n'ignore pas l'art de contenter les gens. Mais vouloir contenter est quelque chose, Il est certain que je me trouve un peu sous le charme, et j'ai besoin de me rappeler l'enchantement de Mme de Sévigné, qui avait bien autant de monde que moi, pour ne pas dire que j'ai causé avec le plus grand prince d'ici-bas.

Louis Veuillot n'avait pourtant emporté des Tuileries que des protestations de la bienveillance impériale pour la cause qu'il servait avec tant d'ardeur et de talent. Celle bienveillance se manifestait souvent, — avec la même bonne grâce, — par des témoignages plus positifs. Parmi les faits nombreux qui le prouveraient, nous pouvons en rappeler un avec quelques détails : le donateur se serait bien gardé de les donner, mais le donataire a cru devoir se montrer moins discret, il a tenu à les raconter lui-même et c'est par un ouvrage publié en 1887 sur lui que nous les avons appris[9].

En 1858, l'évêque de Belley avait fondé un couvent de trappistes chargé de défricher, d'assainir la contrée marécageuse des Dombes. Les religieux étaient, depuis quelque temps, à l'œuvre, quand leur abbé, dom Marie-Augustin — dans le monde, le marquis de Ladouze — s'aperçut que, faute de 80.000 francs, il allait être obligé de suspendre les travaux. Il confie sa détresse à dom Gabriel, abbé du couvent d'Aiguebelle, qui lui conseille de s'adresser à l'Empereur, comme il va le tenter lui-même, pour une autre affaire. Les deux abbés partent donc pour Paris, demandent une audience et l'obtiennent aussitôt. Le père Gabriel est reçu le premier et expose sa requête personnelle. Son couvent a acquis une propriété ; le fisc lui réclame 11.000 francs de droits, dont il voudrait obtenir la remise : Je ne puis vous faire remise de ces droits, répond l'Empereur, c'est la loi qui les règle et la loi doit être obéie ; mais voici la somme nécessaire pour les payer.

Après lui Dom Augustin entra dans le cabinet impérial, tenant une longue note à la main : Il fut vite à l'aise, dit l'auteur de sa biographie ; — cet homme qui lui parut tout bonté et tout simplicité lui inspira subite et pleine confiance et lui fit oublier son papier. Il parla d'abondance, et parla, parait-il, avec une clarté et une conviction singulières. L'Empereur écoutait avec attention et sympathie. Il demanda de quelle somme le monastère avait besoin : Sire, je pense qu'avec 80.000 francs nous ferions déjà beaucoup. — 80.000 ? Et durant combien d'années ?Sire, une fois pour toutes. — Mon Révérend Père, c'est bien peu ; mais, si vous avez encore besoin de moi, vous pourrez encore compter sur ma bienveillance. L'abbé n'oublia pas cette parole. D'autres travaux qu'il avait entrepris, des constructions nécessitées par le développement du monastère, lui causèrent, en 1867, de nouveaux embarras ; il repartit, sans hésiter, pour Paris.

Le jour de son arrivée, il va, avec deux autres religieux, à l'Exposition Universelle, pour voir des machines et des produits qu'y a envoyés son couvent. Napoléon III, presque aussitôt vient lui-même, au Champ-de-Mars : Les modestes religieux veulent s'effacer, mais l'Empereur les a vus ; il va droit à dom Augustin, qu'il a reconnu, lui exprime sa satisfaction de le rencontrer et lui parle avec un respect mêlé de la plus cordiale bienveillance. Mais, ajoute-t-il, nous serions plus à l'aise aux Tuileries pour causer. Venez demain à onze heures.

Le lendemain, exact au rendez-vous, l'abbé explique à l'Empereur qu'il lui faudrait 400.000 francs ; qu'il cherche à les emprunter ; que le Crédit Foncier lui fait des conditions bien dures, et que peut-être il se montrerait moins exigeant si l'Empereur daignait le lui demander. Puis il remet à Napoléon III un long rapport, où il a exposé les conditions de son entreprise ; et un nouveau rendez-vous est pris entre le souverain et le religieux. — A ce nouveau rendez-vous l'Empereur ayant sous les yeux le rapport de dom Augustin lui dit : Mon Révérend Père, j'ai examiné votre affaire. Vous êtes trop modeste dans vos calculs. Pour arriver à votre but, 500.000 francs ne sont pas de trop. Je vais vous en donner sur ma cassette près des deux tiers, soit 350.000 francs, en regrettant de ne pas pouvoir vous offrir le tout ; mais le reste, soit 150.000 francs, sera facile à emprunter au Crédit Foncier. En même temps il lui mit dans la main un tout petit papier sur lequel étaient écrits ces mots : Je m'engage à payer au R. P. Augustin, abbé de N. D. des Dombes, la somme de 350.000 francs. Après quoi il lui promit d'aller voir l'exposition des trappistes et de s'y intéresser : Et toutes ces paroles furent échangées, sur le ton le plus simple, le plus franc, le plus courtois. Napoléon III avait réellement une grande générosité et des qualités privées séduisantes[10].

Ce bon accueil n'était pas réservé à quelques ecclésiastiques favoris : il était assuré à tous, — pour leur robe et leur fonction, — même aux plus... indépendants. Napoléon III, s'adressant, en 1861, à Mgr de La Tour d'Auvergne, avait dit : Malgré les injustices des uns, les excitations des autres, je resterai inébranlable dans la ligne que je me suis tracée ; et, tout on maintenant intacts mes droits de souverain, je saisirai toujours les occasions de témoigner de mon respect pour la religion et de ma déférence pour le clergé. Ce n'était pas une vaine parole.

Comment Mgr Pie avait qualifié publiquement l'Empereur, nous avons déjà eu l'occasion de le rappeler : fut-il à cette occasion mis à l'amende, -c'est-à-dire privé de son traitement ? Non : on appliquait, en ce temps-là, aux ecclésiastiques délinquants des peines moins rigoureuses : Que fit alors l'Empereur, — ce n'est pas nous qui parlons, c'est l'Univers, — l'Empereur traité de despote, d'autocrate par tous les républicains de la Chambre et du pays ? Il se contenta de déférer le mandement de l'évêque de Poitiers au Conseil d'État, et, l'abus prononcé ne fut suivi d'aucune mesure pénale ni disciplinaire. Mgr Pie ne fut l'objet d'aucune tracasserie directe ni indirecte. L'empereur mit une sorte de coquetterie à lui témoigner, en toutes circonstances, une déférence qui honore le souverain autant que le prélat... Et l'Univers, comme on va le voir, était bien renseigné.

Deux ans, pas davantage, après son fameux discours, l'évêque de Poitiers faisait appel à l'obligeante intervention du Garde des Sceaux pour une affaire délicate et qui le préoccupait fort. M. Baroche ne dut rien négliger pour le satisfaire, car, au mois d'octobre, Mgr Pie lui écrivait : Il ne me reste qu'à vous exprimer mes profonds remerciements pour la bienveillance avec laquelle vous avez conduit cette pénible affaire et pour la confiance que vous m'avez témoignée. Je n'oublierai jamais ce bon procédé et je me félicite des dispositions conciliantes dont il est le gage. En 1867, l'évêque de Poitiers venait, au ministère de l'Intérieur, causer avec M. Pinard des futures élections : après plusieurs entrevues très cordiales et de mutuelles concessions, ministre et prélat se mettaient d'accord sur les candidats à soutenir. Quelques semaines plus tard, à la suite d'un discours de M. Rouher sur la question romaine, Mgr Pie écrivait de nouveau au ministre de la justice : J'obéis avec empressement au mouvement de mon âme et je me fais un devoir de féliciter et de remercier le gouvernement de l'Empereur des assurances si éloquemment, si explicitement données au pays par M. le Ministre d'État... Si je ne craignais de paraître m'attribuer une importance qui ne m'appartient pas, je prierais Votre Excellence d'offrir mes humbles félicitations à M. le ministre d'État, et de déposer au pied du trône l'hommage de mon respect reconnaissant. Il eut bientôt l'occasion de déposer directement cet hommage ; ayant, en effet, besoin d'argent pour la construction d'une église, il n'hésita pas à en aller chercher aux Tuileries : il était bien convaincu que Napoléon III ne lui tiendrait pas rigueur de ses propos un peu vifs : il ne se trompait pas ; et, en sortant du palais, il disait à M. Hamille : L'Empereur a manifestement l'horreur de l'impiété.

En 1863, pendant que Mgr Pie se félicitait des dispositions conciliantes du gouvernement à son égard, Mgr Plan-lier faisait activement campagne en faveur des candidats de l'opposition. L'un d'eux, le baron de Lamy, dans un article nécrologique sur son ancien patron électoral, le racontait à sa louange[11], — en rappelant que le Corps Législatif n'y avait trouvé rien à redire ; il aurait pu ajouter : — mais on ne pense pas à tout — ni le gouvernement impérial non plus. Si bien que, peu après, l'évêque de Mmes imita l'évêque de Poitiers : il demanda, comme lui, un petit service au Garde des Sceaux ; et comme lui, ayant reçu prompte satisfaction, il remerciait le ministre de sa bienveillance et lui en exprimait une gratitude toute particulière. A ces mêmes élections de juin 1863, Mgr de Bonnechose fit également combattre, au havre, le candidat du gouvernement. Deux mois après (le 20 août) il était nommé officier de la Légion d'Honneur, puis, à la mort de Mgr Merlot, cardinal. Quelques années plus tard, presque aussitôt après avoir prononcé, au Sénat, un discours assez vif sur la question romaine, il devenait commandeur[12].

En 1868 enfin, Mer Dupanloup, dont les virulentes brochures avaient fait tant de tapage, dînait à la Chancellerie, et le lendemain il allait aux Tuileries pour inviter l'Empereur à l'inauguration d'une statue de Jeanne d'Arc ; il en sortait, enchanté du souverain, et le disant tout haut.

Quand la montagne n'allait pas à Mahomet, c'est Mahomet qui allait spontanément vers elle. Le père Lacordaire, on le sait, avait prononcé, le 10 février 1853, dans la chaire, nous pourrions dire : la tribune de Saint-Roch,-un sermon politique d'une rare violence. Depuis sans doute, éclairé par le temps, la réflexion, il avait perdu beaucoup d'illusions sur la doctrine de ses amis, sur la vertu des assemblées. Notre maître, — disait à ce propos Un Sorrézien, — l'auteur responsable et conscient du discours de Saint-Roch, nous enseignait l'obéissance à César. César d'ailleurs, le César débonnaire, était renseigné sur ce point. Plusieurs fois l'offre des situations les plus élevées de la hiérarchie catholique vint trouver Lacordaire dans sa retraite. Il eut en perspective et, à portée, l'archevêché de Paris, et, plus tard, le cardinalat. Rien né le troubla ; il refusa tout pour rester avec nous[13].

 

Si Napoléon III témoignait de tels égards aux membres du clergé, était-ce pour stimuler le dévouement des uns, pour atténuer l'hostilité des autres ? S'il protégeait les intérêts religieux, était-ce pour servir des intérêts dynastiques ? En posant, au mois de septembre 1852, la première pierre de la cathédrale de Marseille, il avait hautement affirmé le contraire : Mon gouvernement, je le dis avec orgueil, est un des seuls qui aient soutenu la religion pour elle-même. Il la soutient, non comme un instrument politique et pour plaire à un parti, mais uniquement par conviction, par amour du bien qu'elle inspire et des vérités qu'elle enseigne. Il était parfaitement sincère en parlant de la sorte. En ceci, comme en tout, il était guidé, — il avait raison de le dire, — par une conviction profonde, par une double conviction : celle du souverain et celle de l'homme.

Le souverain, tenant toujours à s'inspirer de l'opinion du pays, à satisfaire ses besoins, avait fort bien compris que le sentiment religieux pouvait seul contenir efficacement les passions anti-sociales ; que ce sentiment restait vivace ;même là où il semblait sommeiller ; que l'autorité spirituelle reprendrait aisément son influence sur les masses, en n'intervenant pas dans leurs affaires temporelles, et que le paysan respecte son curé à la condition que le curé ne devienne pas le maire, comme l'a depuis et fort justement écrit M. de Grandlieu.

Mais ces principes du souverain, c'étaient aussi ceux de l'homme. La foi politique était doublée chez lui de la foi religieuse. L'un des recueils de Papiers secrets publiés après le 4 septembre, nous a appris qu'une notabilité catholique étant venue l'interroger sur ce point, avant son élection à la Présidence, il avait répondu : Je ne connais pas d'autre base à la morale publique que le sentiment religieux. J'ai été élevé par ma mère dans ces convictions, fondées sur les vérités de la religion catholique romaine : j'y serai constamment fidèle.

En cela sa mère et son père s'étaient trouvés d'accord. Avant la catastrophe de 1814, le roi Louis désirait confier sa première éducation à M. de Bonald ; la reine Hortense exilée la confia à l'abbé Bertrand, sous la direction duquel il s'habitua à remplir, — sans ostentation, simplement, comme il faisait tout, mais exactement, — ses devoirs religieux. Même devant, surtout devant ceux de ses amis qui ne partageaient pas ses convictions, comme M. Vieillard ou Mme Cornu, — raillant ce qu'elle nommait son mysticisme, — il les affirmait nettement.

Son âme, par un instinctif élan, se tournait vers Dieu dans les jours d'épreuve pour lui demander la force et la patience, — en citant certaines pages écrites à Ham, nous l'avons montré, — dans les jours de bonheur et de gloire, pour le remercier de sa protection, — nous allons le prouver également.

Un jour du mois de janvier 1857, vers trois heures de l'après-midi, l'Empereur, sortant de l'Ecole Polytechnique dans un phaéton qu'il conduisait lui-même, traversait la place du Panthéon, où nous nous trouvions par hasard. En passant devant le temple des Grands Hommes qu'il avait rendu au culte, il s'arrêta, monta lentement le perron, entra dans l'église, alors déserte. L'ayant suivi de loin, nous le vîmes s'agenouiller devant lu chapelle de Sainte-Geneviève, et y rester quelques minutes dans l'attitude d'un profond recueillement. Six mois après, il part pour Plombières, d'où, — le 10 juillet, — il écrit à l'Impératrice : Ma chère Eugénie, je ne t'ai pas écrit hier, mais j'ai pensé à toi, je suis monté à la montagne de la Vierge et j'y ai fait mettre des cierges pour toi et pour notre cher enfant ; — comme, de Vichy, dix ans plus tard, le 29 juillet, il lui écrira encore : La messe a été très belle, célébrée dans sa nouvelle église, avec beaucoup de pompe, par l'évêque de Moulins. J'ai prié, comme toujours, pour notre fils, pour toi et pour la France.

Que ce fils, pour lequel il priait toujours, partageât ses convictions religieuses comme ses convictions politiques, Napoléon III le désirait ardemment — on sait si ce désir fut réalisé ! — A cette partie de l'éducation du prince il n'attachait pas moins d'importance que l'Impératrice ; il s'en mêlait lui-même à l'occasion, comme le prouve ce détail emprunté à la correspondance d'Octave Feuillet : Dis à Jacques que le petit César lisait attentivement sa messe dans un beau livre plein d'images et que l'Empereur, son père, se penchait, de temps en temps, pour lui dire où l'on en était[14].

Après avoir lu ce qui précède, on reconnaîtra sans doute, avec nous, que, pour reprocher à Napoléon III d'avoir fait une guerre acharnée aux catholiques et à l'épiscopat, de s'être montré depuis son entrée dans la vie politique jusqu'à ses derniers moments leur implacable ennemi, il faut avoir l'esprit bien troublé par la passion ; — on reconnaîtra que l'important journal royaliste de Paris où nous lisions, il y a peu d'années, ces lignes, était aussi juste, aussi véridique que les journaux républicains reprochant à Napoléon III d'avoir désarmé la France, en dépit de leurs efforts et de leurs avertissements.

On reconnaîtra enfin que, quand ces accusations commencèrent à se produire sous son règne, Napoléon III avait le droit de s'en plaindre ; et l'on comprendra qu'avec un accent d'amertume, — prouvant, à lui seul, sa sincérité, il ait dit dans son message de 1860 : Je ne puis passer sous silence l'émotion d'une partie du monde catholique. Elle a cédé subitement à des impressions si irréfléchies ; elle s'est jetée dans les alarmes si passionnées ; le passé, qui devait être une garantie de l'avenir, a été tellement méconnu, les services rendus, tellement oubliés qu'il m'a fallu une conviction bien profonde, une confiance bien absolue dans la raison publique pour conserver, au milieu des agitations qu'on cherchait à exciter, le calme qui seul nous maintient dans le vrai.

Pourquoi donc, dès cette époque, une partie du monde catholique méconnaissait-elle ainsi les services rendus par Napoléon III à sa cause ? Parce que, — disait-elle, — Napoléon III, en avait lui-même détruit l'effet, effacé le souvenir, en faisant la guerre d'Italie, en soulevant la question romaine, en laissant dépouiller le Pape d'une partie de ses États ; — et dans quel intérêt ? Pour sauver sa vie ; pour tenir son ancien serment de carbonaro, trop longtemps oublié, que le testament d'Orsini venait de lui rappeler d'un ton impérieux et comminatoire.

Regardons de près ce grief — assez grave aux yeux de certains catholiques, pour leur faire oublier tout le passé... Le mobile de la guerre, — d'abord, — la peur des bombes et des poignards italiens ? Comment une pareille invraisemblance a-t-elle pu s'accréditer, quand le n'oindre raisonnement, le plus simple examen des faits la devaient réfuter ? Puisque le public, — qui tient à ses légendes, — n'a voulu ni examiner, ni raisonner, nous devons le faire pour lui.

Si Napoléon III, qui, en 1831, avait suivi son frère dans les rangs des carbonari, s'était alors affilié à leur secte, est-ce qu'il ne se fût jamais trouvé un d'entre eux pour le déclarer bien haut, pour le prouver ? Pas un seul n'a osé l'affirmer ; et Napoléon lit a toujours affirmé le contraire, même à ses plus intimes amis, à ses confidents les plus sûrs... Si Napoléon III s'était laissé émouvoir par le testament d'Orsini, au point de se résoudre à y subordonner sa politique, si Napoléon III avait seulement pensé qu'on pût le soupçonner d'une telle faiblesse, est-ce qu'il n'aurait pas tenu ce testament secret ? S'il en autorisa la publication[15], c'est qu'il croyait que toute sa vie le mettait à l'abri d'un tel soupçon ; qu'il avait donné assez de preuves de courage et de fermeté ; assez souvent montré que le danger, loin de le faire reculer, l'attirait ; qu'il ne se laissait troubler, intimider par rien, pour qu'on ne l'accusât jamais de céder à la peur.

Si Napoléon III avait assez redouté la vengeance des carbonari pour entreprendre la guerre d'Italie, à seule fin de saper le pouvoir temporel, comment l'aurait-il affrontée, dix ans plus tôt, en relevant le trône pontifical ; — en le relevant lui-même, quand rien ne l'y obligeait, quand, de bien des côtés, on cherchait à l'en empêcher, — comme l'attestait Louis Veuillot, dans une lettre du 2 août 1849 à Mgr Rendu : Ce n'est pas M. de Falloux, comme on le pense, qui a rétabli le Pape, c'est le Président, qui a mis dans toute cette affaire une volonté inflexible et beaucoup de cœur : je le tiens du Pape lui-même...[16] ? Si Napoléon III enfin avait juré haine au Saint-Siège, est-ce qu'il aurait choisi le Saint-Père pour être le parrain de son fils ? Est- ce qu'il lui aurait fourni lui-même des auxiliaires en France, en consultant son nonce à Paris, — comme ne l'avait fait aucun des gouvernements antérieurs, — sur le choix des nouveaux évêques ?[17]

A toutes ces questions, qu'on peut aujourd'hui envisager sans passion, le bon sens de nos lecteurs répondra : Non ! Evidemment non !

Mais nous devons ajouter qu'en ramenant Pie IX à Rome, le Prince-Président avait écrit la fameuse Lettre à Edgard Ney, où il indiquait à quelles conditions le trône restauré par nos armes, — et que nos armes ne pouvaient indéfiniment garder, — se maintiendrait de lui-même, quelles concessions le Souverain-Pontife devait faire aux exigences du siècle, pour régner indépendant, sans le secours ni la tutelle d'une puissance étrangère. En conjurant le Pape de faire ces concessions, de régler ainsi cette question romaine, qui était depuis si longtemps, qui ne pouvait toujours rester ouverte, Louis- Napoléon s'était fait l'interprète du vœu général. Les réformes qu'il conseille respectueusement au Saint-Siège, tout le monde en reconnaît avec lui ou en a reconnu, avant lui, l'urgence : le duc Victor de Broglie a dit, dès 1839, à la Chambre des Pairs, qu'entre le gouvernement arbitraire, absolu, suranné des cardinaux et le gouvernement militaire des généraux autrichiens, les habitants de la Romagne n'hésitent pas : ils préfèrent le gouvernement des généraux autrichiens. — Mgr de Salinis a rapporté, dès 1810, de ses entretiens avec des membres éminents de la haute prélature la conviction que des réformes sérieuses, profondes étaient indispensables[18] ; — le père de Ravignan disait avec tristesse, en 1847 : Les réformes ne se font pas, les vrais, les grands abus ne se corrigent pas[19] ; — sous la présidence le comte de Montalembert écrit à un ami : Le gouvernement de Rome est intolérable ; les peuples mécontents, opprimés, aigris, sont désespérés ; — M. de Tocqueville, ministre des Affaires étrangères, trouve dans la correspondance de M. de Corcelles force faits, opinions ou affirmations relatives à la haine universelle des populations romaines contre les abus du gouvernement pontifical[20] ; le comte de Falloux comprenant la nécessité de modifier cet état de choses, dit au nonce : Il y a une puissance que vous négligez trop, c'est l'opinion publique. Lamoricière enfin arrivant d'Italie bondissait en parlant des abus de l'administration romaine qu'il avait vus de près et, hors de lui, s'écriait : On ne fera rien de bon tant qu'on n'aura pas pendu quatre monsignori aux quatre coins de Rome[21].

Comme la question romaine, la question italienne était depuis longtemps pendante et, elle aussi, devait être réglée tôt ou tard[22]. La domination de l'Autriche sur des populations qui la subissaient impatiemment, sans pouvoir la secouer, c'était une anomalie condamnée par l'esprit du siècle à disparaître. Y mettre fin, ce n'était pas seulement déchirer une des plus tristes pages des traités de 1815 ; c'était se conformer à la politique traditionnelle de la France[23] ; c'était accomplir l'œuvre poursuivie par tous nos rois, depuis que Henri IV eut substitué en Italie sa politique d'influence à la politique de conquête[24] ; c'était enfin faire acte de justice et d'humanité[25].

Qu'une telle entreprise dût tenter Napoléon III, tout ce que nous savons de lui, de ses sentiments, de son passé, suffirait à nous en convaincre, — si nous n'en avions des preuves plus positives. Les faits d'abord : la Sardaigne associée à la guerre de Crimée, pour pouvoir paraître au Congrès de Paris, et sommer l'Europe de s'intéresser à l'Italie. Puis, le témoignage, plus direct ; de divers confidents de Napoléon III. C'est le général de la Marmora, disant en 1864 : Peu de personnes ont eu plus que moi l'occasion d'approcher l'Empereur et de connaître ses sentiments. En 1852, je le vis trois fois ; il me montra de grandes sympathies pour l'Italie, et me fit prévoir qu'un jour il s'occuperait d'elle. C'est lord Malmesbury, déposant cette note sur son journal, le 19 mars 1853, après avoir vu Napoléon III : Il a déploré les agissements de l'Autriche en Italie, disant que cela ne pouvait durer. C'est le prince Albert, écrivant l'année suivante à la reine d'Angleterre que l'Empereur, dans leurs longues causeries du camp de Boulogne, lui a manifesté le désir de voir l'Italie débarrassée de la mauvaise administration de l'Autriche, et a ajouté qu'il serait satisfait si le Milanais seulement pouvait être affranchi[26].

En 1859, Napoléon III espérait résoudre à la fois et la question italienne et la question romaine ; — asseoir le trône pontifical, au milieu de l'Italie libre, assez solidement pour qu'il pût se passer désormais de toute assistance étrangère. Il espérait — comme le dit alors cette brochure officieuse qui souleva tant de protestations — réconcilier le Pape, comme souverain temporel, avec son peuple et avec son temps. Il espérait enfin jouer au delà, comme en deçà des Alpes, cette fonction de conciliateur, d'arbitre entre des intérêts et des passions contraires, qu'il croyait tenir de son nom... C'était une belle et grande œuvre ! Jouissant d'un immense prestige en Europe, venant de rendre à l'Italie un grand service, Napoléon III, et lui seul, aurait pu l'accomplir, — à une condition : c'est qu'on s'y prêtât ; c'est qu'à Rome comme à Paris on comprit la nécessité de profiter de circonstances exceptionnelles et dont rien sans doute ne ramènerait le retour... Il n'en fut pis ainsi malheureusement.

Si les conventions de Villafranca restèrent lettre morte, ce ne fut certes pas du gré de l'Empereur, qui, ne pouvait en assurer l'exécution par une nouvelle campagne, mais qui espéra longtemps les voir consacrées par un Congrès. Or, en lui attribuant, à Villafranca, la présidence de la confédération italienne, Napoléon III ne semblait pas montrer de trop mauvaises dispositions pour le Pape, ni un grand désir de plaire aux amis d'Orsini !

Mais, en même temps qu'il voulait placer le saint Père sur ce piédestal, l'Empereur lui conseillait de séculariser son administration, c'est-à-dire d'accomplir la réforme depuis si longtemps souhaitée par les meilleurs catholiques. Et ce conseil, il le présentait avec tous les ménagements, toute la déférence possibles : Que Votre Sainteté consente, écrivait-il le 15 juillet, — ou que plutôt, de proprio motu, elle veuille bien accorder aux Légations et aux Marches une administration séparée, un gouvernement laïque, nommé par Elle, mais entouré d'un conseil formé par l'élection !... Je supplie votre Sainteté d'écouter la voix d'un fils dévoué de l'Eglise, mais qui comprend les nécessités de son époque et qui sait que la force brutale ne suffit pas pour résoudre les questions.

Cette combinaison était la seule pratique. Avant la guerre le Pape n'était déjà plus en réalité que le suzerain de la Romagne. Le pouvoir y était exercé, en son nom, par les autorités autrichiennes[27]. Au mois de juin celles-ci s'étaient inopinément retirées. Substituer une garnison française à la garnison autrichienne, c'eût été un expédient temporaire et non une solution. Mais il eût fallu que cette première combinaison fût acceptée sans délai, quand les Italiens étaient encore prêts à s'incliner devant un désir de leur libérateur. Cette période de docilité devait être courte. Napoléon III ne pouvait imposer sa volonté, par la force, à ceux qu'il venait d'affranchir ; on le sentait bien et l'on ne tarda pas à en abuser. M. de Cavour, oubliant les engagements de Plombières, se laissait complaisamment forcer la main par les révolutionnaires. Il ne pouvait plus bientôt être question pour la Romagne d'un gouverneur laïque. On proposa d'y remplacer le vicariat autrichien par un vicariat italien, comme en 1847 Rossi, le futur ministre de Pie IX, — alors notre ambassadeur à Rome, — l'avait déjà conseillé, ne voyant pas d'autre solution de la question romaine. Cette nouvelle combinaison permettait au Pape de réserver solennellement tous ses droits, que le congrès eût pu reconnaître ; car c'est toujours d'un congrès que l'Empereur attendait une solution définitive.

Ni celle transaction, ni aucune de celles qu'avec son inaltérable patience Napoléon III étudia et proposa successivement ne fut agréée. Le gouvernement pontifical repoussa tout accommodement, — il n'admettait même pas qu'on lui garantit la possession du reste de ses états, ce qui semblerait établir une différence entre eux et la Romagne ; à toute négociation, n'ayant pas pour base la restitution pure et simple de cette province, il se refusa nettement.

Si ses conseillers le poussaient à la résistance, ils y étaient eux-mêmes encouragés par les plus éminents catholiques français. Ceux-ci étaient inspirés par deux mobiles différents. Les uns cédaient à un sentiment généreux. Entre le vieux et saint pontife dépouillé d'une partie de son domaine et les spoliateurs garibaldiens ou piémontais, employant tour à tour la ruse et la violence, leurs sympathies ne pouvaient hésiter ; — mais ils n'écoutaient qu'elles ; et, par intérêt pour le Pape-Roi, le poussaient inconsciemment à sa perte. Les autres, il faut bien le dire, se souciaient moins, au fond, de sauver le trône du Pape que d'ébranler celui de l'Empereur. Le différend qui s'élevait entre les Tuileries et le Vatican était pour eux une bonne fortune imprévue : loin de s'employer à l'arranger, ils se faisaient un plaisir et presque un devoir de l'envenimer. Les hommes qui avaient le plus sévèrement dénoncé les vices de la vieille administration pontificale semblaient trouver scandaleux que Napoléon III osât y faire allusion. Le général Lamoricière retournait à Rome, non pour mettre un terme aux abus des monsignori, en pendant quatre d'entre eux, mais pour maintenir entre leurs mains les provinces restées fidèles au Saint-Siège. Il menaçait toujours d'en pendre un, cependant : il parait que c'était une idée fixe chez lui ; mais lequel ? le cardinal Antonelli, — parce qu'il le soupçonnait de résister trop mollement à nos exigences ![28]

Plus les mois, les années s'écoulaient, plus la tâche de l'Empereur devenait ingrate, plus il lui était difficile de réaliser ses premiers desseins. Il restait un point, toutefois, sur lequel il était résolu à ne pas transiger, quoi qu'il advint et dût-il employer la force : il entendait que le Pape conservât Rome et les Etats que ne lui avaient pas enlevés les premiers soulèvements populaires. Pour le contester encore, il faut se refuser à l'évidence, car cette évidence aujourd'hui résulte de tous les documents intimes, qui n'étaient pas destinés au public et qui lui ont été, plus ou moins discrètement, livrés. Sur ce point important, la correspondance privée de M. Thouvenel a pleinement confirmé ce que nous avaient déjà appris les divers recueils de Papiers secrets, en publiant les lettres adressées par M. Rouher à l'Empereur, le 19 et le 24 septembre 1867, et ces instructions données, la même année, par Napoléon III au général Fleury : L'Empereur par conviction, autant que par intérêt politique, ne peut abandonner le Saint-Père et il fera tous ses efforts pour l'empêcher de quitter Rome... Si, après le départ des troupes françaises, le Pape était obligé de se retirer devant une émeute, l'Empereur n'hésiterait pas à le ramener avec ses troupes. Les instructions si catégoriques de 1867, confirmaient simplement celles qu'avait déjà reçues le général, lorsqu'il était allé, six ans plus tôt, notifier à Victor-Emmanuel la reconnaissance du royaume d'Italie[29].

Cette ferme résolution de Napoléon Ill, Mentana en fut la preuve ; — et non la dernière, ni la plus méritoire : il est démontré en effet, même pour les plus incrédules, que s'il n'y avait, au moment de la déclaration de guerre, qu'une alliance morale entre l'Italie, l'Autriche et nous, si ces deux puissances ne s'étaient pas liées, dès l'année précédente avec nous, par un traité formel, c'est que l'Empereur n'avait voulu faire aucune concession sur la question romaine, ni à l'Italie, ni à l'Autriche, appuyant les prétentions italiennes[30].

Mais, tout en voulant maintenir, quand même, au Saint Père un domaine suffisant pour assurer sa pleine indépendance, l'Empereur n'attachait à la plus ou moins grande étendue de ce domaine qu'une importance secondaire. Que le Pape perdit les provinces révoltées, que nous n'aurions pu reconquérir définitivement par la force, Napoléon III en avait pris son parti. La seule chose essentielle à ses yeux, c'était que le Pape possédât un territoire, même réduit, où il pût régner libre.

Était-ce un grand crime ? Était-ce une grande erreur ? Il parait que non, puisque, le 26 avril 1871, recevant le comte d'Harcourt, ambassadeur de la République Française, Pie IX lui disait : La souveraineté n'est pas à rechercher dans des temps comme ceux-ci ; je le sais mieux que personne. Tout ce que je désire c'est un petit coin de terre où je serai le maitre. Si l'on m'offrait de me rendre mes États, je refuserais ; mais tant que je n'aurai pas ce petit coin de terre je ne pourrai exercer dans leur plénitude mes fonctions spirituelles[31].

Son successeur, le vénérable Léon XIII, se contenterait, nous assure-t-on, de moins encore et ne revendiquerait plus sur l'ancien domaine du Saint-Siège qu'une sorte de suzeraineté idéale[32]. Que le sort de la Papauté, que le sort de la France eussent été différents si l'on avait parlé avant 1870, comme on devait parler plus tard !

Pour justifier leurs doutes sur la sincérité de l'Empereur, les catholiques hostiles à son gouvernement alléguaient volontiers l'attitude du prince Napoléon : ce Prince devait être l'interprète intempérant de la vraie pensée du souverain ; ce qu'on disait tout haut au Palais-Royal était assurément l'écho de ce qui se disait tout bas aux Tuileries. L'Empereur eût-il souffert que son cousin eût une politique personnelle et contrariât la sienne par ses démarches secrètes ou son langage public ? Si de tels écarts lui avait causé un réel déplaisir, ne les aurait-il pas réprimés autrement que par quelque désaveu officiel, bientôt suivi d'une réconciliation ?

Raisonner ainsi, c'était simplement prouver qu'on connaissait peu l'Empereur. Cette accusation nous fournit l'occasion de montrer un nouveau côté de son caractère, et non le moins intéressant ; nous devons donc y consacrer quelques pages : le lecteur excusera cette digression nécessaire.

En apprenant, à Pesth, la mort de Napoléon III, Liszt, — l'abbé Liszt, car le célèbre artiste était entré dans les ordres — voulut témoigner hautement son admiration très désintéressée pour lui. Dans une lettre, du 10 janvier 1873, que publièrent plusieurs journaux, il rendait un éloquent hommage à ce cœur magnanime, à cette intelligence universellement compréhensive, à cette vie remplie par le constant exercice de toutes les vertus souveraines : bienfaisance, générosité, munificence, etc. Il prédisait que l'heure de la justice étant venue, la France ramènerait son cercueil pour le placer glorieusement auprès de celui de Napoléon Ier ; et, après avoir rappelé les actes les plus louables de son règne, tels que les amnisties complètes, le patronage de l'Église à Rome et en tout pays, la reconstruction de Paris, les guerres de Crimée et d'Italie, le soin actif du sort des populations des campagnes et de la classe ouvrière etc., — il notait enfin, comme un de ses plus beaux titres, sa reconnaissance délicate, ingénieuse pour toutes les personnes qui lui avaient rendu quelque service.

Peu d'hommes, en effet, peu de souverains surtout, surent acquitter, comme Napoléon III, ce genre de dettes. Se rappelant un entretien qu'il avait eu, en 1817, avec le duc d'Angoulême, se rappelant avec quelle ironique désinvolture le neveu du roi traitait les royalistes qui avaient le mieux affirmé leur fidélité, pendant les jours d'épreuves, le baron de Barante dit dans ses Souvenirs : Ce fut dans cette conversation que je vis le mieux en lui la crainte et la déplaisance qu'ont souvent les princes de devoir quoi que ce soit et leur antipathie pour la reconnaissance[33]. Napoléon III n'éprouva jamais cette crainte, ni cette antipathie ; bien an contraire I De sa prison de Ham, il avait écrit, le 1er janvier 1845, à M. Peauger : ... Espérons que cette année sera meilleure pour nous tous. Je vous associe à mes désirs, parce que, si j'avais du bonheur, ma plus grande joie serait de le partager avec ceux que j'aime[34]. Était-ce là de l'eau bénite de prétendant ? Non : c'était l'expression d'un sentiment sincère, un engagement éventuel, — et qui fut bien tenu !

Dès qu'il arriva au pouvoir, il se souvint aussitôt de tous ceux qui lui avaient donné quelques preuves de dévouement ou de simple sympathie : faisant du colonel Vaudrey, son aide de camp ; de MM. Vieillard et Laity, des sénateurs ; de M. de Persigny, un ministre ; du fidèle Thélin, un trésorier de la cassette, etc. Pour lui être venu souvent dire la messe dans sa prison, pour lui avoir fait dans son cachot quelques visites, l'ancien curé-doyen de Ham, l'abbé Tirmarche, devenait, — avec le titre d'évêque, — aumônier de la chapelle impériale ; pour lui avoir fourni les moyens de faire des expériences de chimie, le pharmacien de Ham, M. Acar, était nommé premier pharmacien des Tuileries, — et nous croyons bien que la place avait été créée pour lui. Napoléon III se souvint également du maitre de poste de Saint-Quentin, M. Jules Abric, qui avait facilité sa fuite, en mettant des chevaux à sa disposition et en l'accompagnant lui-même à Valenciennes : dès qu'il fut au pouvoir il lui offrit une situation, que M. Abric, fervent républicain, refusa. Il envoya un cadeau de noces à sa fille, et la fit nommer directrice de la poste à Ham. Apprenant, en 1869, par M. le conseiller Desmaze — originaire de Saint-Quentin — que Chopineau, le postillon de M. Abric, qui l'avait conduit, à cette époque, vivait encore, il lui fit envoyer une gratification supplémentaire de 25 louis. Il accordait enfin une pension de 1.200 francs à un peintre de Dresde, qui lui avait donné des leçons de dessin à Arenenberg et une pension du même chiffre à Mme Bertrand, nièce de son ancien précepteur.

L'Empereur ne manifestait pas sa gratitude par ses bienfaits seulement, mais par l'indulgence avec laquelle il tolérait qu'on parût les oublier.

Mme Cornu professait, en toute matière, des opinions fort avancées ; ses amis les plus intimes étaient des ennemis de l'Empire ; après le coup d'Etat, elle avait affecté d'en parler comme eux ; à la souscription ouverte par Orsini, peu de temps avant l'attentat du 14 janvier, elle avait assez largement participé. Quand il lui plut de reparaître aux Tuileries, elle y retrouva, comme si rien ne s'était passé, faveur et crédit pour ses protégés, fort indépendants, plus qu'indépendants en général.

Lorsque le Sénat décida de soumettre le rétablissement de la dignité impériale à un plébiscite, un seul sénateur émit un vote contraire : c'était M. Vieillard, un de ces républicains bonapartistes comme il y en eut beaucoup, de 1845 à 1848. Fidèle à ses principes, il avait cru devoir protester contre cette restauration du trône, même au profit du prince qu'il aimait de toute son âme. Mais l'accomplissement de ce devoir de conscience lui avait été douloureux, et il lui semblait naturel que l'Empereur en témoignât quelque mécontentement. Le billet suivant le rassura bien vite :

Saint-Cloud, 9 novembre 1852.

Mon cher monsieur Vieillard,

Comment pouvez-vous croire que votre vote puisse nuire, en quoi que ce soit, à la vieille amitié que je vous porte ? Venez déjeuner, jeudi, à onze heures, comme à l'ordinaire, et le nouveau titre que je recevrai de la nation ne changera pas plus mes habitudes que mes sentiments pour vous. Recevez-en l'assurance.

Votre ami,

LOUIS-NAPOLÉON.

 

De cette fidèle amitié, il devait lui donner bien des preuves, dont nous citerons deux seulement, en ayant été le témoin. Au mois de janvier 1853, M. Vieillard étant indisposé, l'Empereur montait à son modeste appartement de la rue du Sentier, pour lui annoncer son mariage, avant qu'il l'apprit par le bruit public. Au mois d'avril 1857, M. Vieillard étant mourant, l'Empereur alors à Fontainebleau, fut informé de son état, quand il se préparait à partir pour une chasse à courre. H prit le premier train partant pour Paris, et, à Paris où il n'était pas attendu, un fiacre quelconque le conduisit auprès de son vieil ami. Jamais nous n'oublierons avec quelle ingénieuse délicatesse il cherchait à lui prouver que cette visite n'était pas un adieu ; ni quel profond chagrin il témoigna aux siens, après l'avoir embrassé pour la dernière fois.

Même pour ses anciens obligés qui lui avaient gravement manqué, l'Empereur ne pouvait rester longtemps sévère. Dans une lettre du 15 décembre 1853 — dont il nous parait inutile d'indiquer le signataire, mais dont nous garantissons l'authenticité —, l'un d'eux, le remerciant d'un don assez important, lui disait : J'ai cruellement expié, Sire, par cinq années de chagrins et de souffrances morales, les torts que j'ai eus à l'égard de Votre Majesté et pour lesquels j'implore son pardon ; torts qu'un moment de délire fiévreux m'a fait commettre, qu'on a grossis peut-être aux yeux de Votre Majesté. Elle se venge aujourd'hui en daignant répandre sur moi de nouveaux bienfaits.

Si Napoléon III ne put associer à sa fortune tous ceux qui s'étaient intéressés à ses malheurs, c'est que plusieurs s'y refusèrent, — comme l'abbé Lender, ancien professeur du collège de Constance, qu'il voulait attirer à Paris, mais ne put arracher de sa modeste cure[35] ; — comme M. Calixte Souplet, directeur du journal où le prisonnier de Barn avait fait ses débuts de publiciste. Dans un livre, que nous avons déjà cité, le petit-fils de M. Souplet, — assez malveillant pour Napoléon III, dont il semble avoir bien peu compris les sentiments et les doctrines, — nous donne, à cet égard, les détails suivants :

Mon grand-père combattit ouvertement la candidature du Bonaparte à la présidence, n'ayant aucune illusion sur ses sentiments... Malgré cette attitude hostile, Louis-Napoléon garda une vive affection pour mon grand-père ; il lui en donna une preuve éclatante quand, président de la République, il vint à Saint-Quentin inaugurer le nouveau chemin de fer. Au moment de remonter en wagon, il aperçut Souplet ; aussitôt il alla droit à lui et prononça ces paroles textuelles, alors entendues par une foule de Saint-Quentinois et rapportées par M. Gustave Demoulin dans sa biographie de Calixte Souplet : Quoique je vous rencontre dans un camp opposé, j'éprouve une grande joie à vous serrer la main et à voua témoigner la haute estime dans laquelle j'ai toujours tenu votre talent et votre caractère. Je n'oublierai jamais nos excellentes relations d'autrefois ni les services que vous m'avez rendus... A plusieurs reprises, des postes importants furent offerts à Calixte Souplet ; mais il refusa très nettement de les occuper[36].

Dévoué à ses amis, Napoléon III l'était encore plus à ses parents. Dès son enfance, nous l'avons vu, il avait pris à leurs nombreux deuils, comme à leurs rares joies, le plus profond intérêt. Jamais il n'avait pu se consoler de la mort de son frère ni de celle de sa mère. En entrant aux Tuileries, il pensait tout de suite à la reine Hortense, au bonheur qu'elle aurait eu de l'y voir[37]. De la sévérité, des reproches peu justifiés du roi Louis, il avait beaucoup souffert, sans jamais témoigner à celui-ci moins de déférence et moins de tendresse. Aux blâmes, à la froideur de ses oncles, après les entreprises où il avait joué sa vie pour leur cause commune, il avait répondu de même. Pour le prince Napoléon, qui seul avait pris sa défense, il avait toujours montré l'amitié protectrice d'un grand frère.

Ces parents avec lesquels il avait traversé les mauvais jours, Napoléon III voulut, quand la fortune lui sourit enfin, leur en faire partager, comme à ses amis, plus qu'à ses amis, les faveurs. Parmi les anecdotes que la chronique des salons invente, propage et finit par accréditer, il y en a une bien connue. En 1851, le roi Jérôme, ne se trouvant pas assez bien traité par son neveu, s'en serait plaint avec amertume, en lui disant : Vous n'avez rien de votre oncle Napoléon ; — à quoi son neveu aurait ironiquement répondu : Oh ! si ; j'en ai la famille ! Le mot pouvait être piquant, mais il était peu vraisemblable ; car loin de répudier cette famille et de la trouver encombrante, il avait tenu à s'en entourer, à la relever avec lui, à faire pour elle tout ce que permettaient les circonstances ; et à son oncle Jérôme, contre lequel il avait pourtant quelques anciens griefs, il avait témoigné une sollicitude particulière.

Président de la République, et ne pouvant encore davantage, il confie au frère du grand Empereur la garde de ses cendres, en le nommant gouverneur des Invalides. Du prince Napoléon, — auquel l'attache non seulement un lien de famille, mais le souvenir de leur ancienne camaraderie d'Arenenberg, le souvenir du service que lui avait alors rendu son jeune cousin, en prenant sa défense, — il fait un ambassadeur à Madrid. Après le coup d'Etal, le roi Jérôme devient président du Sénat. Après le rétablissement de l'Empire, il est installé, comme premier prince du sang, au Palais-Royal, avec son fils, — auquel l'Empereur cherchera désormais à procurer toutes les occasions de mettre en lumière sa remarquable intelligence et de reconquérir ainsi la faveur, assez rebelle, du public.

Les chroniqueurs ont encore prétendu que le roi Jérôme, même alors, eût souhaité davantage, qu'il reprochait aigrement à Napoléon III de ne pas lui faire une assez large place dans son gouvernement, de ne pas se faire suppléer par lui, quand il quittait le territoire ; que, pendant la guerre d'Italie, il avait vu avec un vif mécontentement confier la régence à l'Impératrice, et ne l'avait guère dissimulé ; que ce mécontentement s'était accru, quand il avait constaté que ses avis n'étaient nullement écoutés, surtout quand il avait appris que son neveu avait recommandé à sa femme et à ses ministres de ne tenir aucun compte de ce que dirait son oncle[38]. Nouvelle légende, qu'il nous est encore permis de réfuter, mieux que par une affirmation contraire : par le témoignage de celui-là même dont on prétendait connaître et traduire les ressentiments.

Le 16 mai 1859, le roi Jérôme écrivait à son neveu :

Sire,

Ce n'est pas pour vous parler d'affaires que je vous écris aujourd'hui, mais pour vous parler de l'Impératrice-Régente, qui montre dans tous les instants et sur toutes les questions un jugement éclairé, solide et noblement français : je pense que cette vérité, portée à votre connaissance par votre vieil oncle, ne peut que vous être agréable. Je puis vous donner l'assurance que je suis heureux de saisir toutes les occasions d'être utile à l'Impératrice, qui, de son côté, parait satisfaite de mes soins. Votre cher enfant se porte à merveille, mais ne cesse d'appeler son père. Soyez donc sans inquiétude pour ce qui regarde l'Impératrice et le prince Impérial. Pensez seulement à la France et à nous, en ne vous exposant pas au delà de ce qui est nécessaire. Je ne vous parlerai pas de ma tendresse paternelle. Vous savez qu'elle vous confond avec mon bien-aimé Napoléon et que vous pouvez, dans toutes les circonstances, compter sur moi, qui ne faillirai dans quelque moment critique que ce soit.

Je suis,

Sire,

De Votre Majesté

Le très affectueux et dévoué oncle,

JÉRÔME-NAPOLÉON.

 

Le roi Jérôme avait déjà prouvé, en effet, que, même dans les moments critiques, son neveu pouvait compter sur lui, en accourant, dans la matinée du 2 décembre, à l'Élysée pour se montrer à côté de Louis-Napoléon dans les rues de Paris ; et, depuis, il n'avait cessé de lui témoigner, de toute manière, sa reconnaissante affection.

Ces sentiments étaient partagés par sa fille, Mme la Princesse Mathilde, en qui l'Empereur trouvait un discret mais utile auxiliaire ; car les clients, les amis dévoués que la princesse se faisait aisément, par son incomparable aménité, par son brillant esprit, par son goût passionné pour les arts, après n'avoir d'abord été que des Mathildistes, comme disait l'un d'eux, ne tardaient pas à devenir, pour la plupart, des impérialistes.

Du prince Napoléon, — tenant à être toujours sincère, nous ne pouvons en dire autant. La fortune de son cousin avait toujours paru lui porter ombrage. Un de ses amis, ayant cru devoir le féliciter du scrutin du 10 décembre 1848, dont il allait profiter indirectement, il lui avait répondu : Pourquoi des félicitations ? Mieux vaut être tête de souris que queue de lion ? A ce rôle de queue de lion, malgré tous ses avantages, il ne sembla jamais se résigner complètement. Dans les situations qu'il devait à la bienveillance du Prince-Président ou de l'Empereur, il songeait moins à servir la politique du gouvernement qu'il représentait qu'à suivre ses propres inclinations, à faire prévaloir ses vues personnelles ; au devoir de ses fonctions officielles il ne subordonna jamais ses idées, ses goûts, ni même ses convenances. En passant à Bordeaux, pour aller prendre possession de son ambassade à Madrid, il avait ouvertement conseillé une politique exclusive, opposée à celle dont Louis-Napoléon venait de faire son programme, et forcé déjà celui-ci à lui infliger un blâme public[39]. Après avoir occupé quelque temps son poste, il l'abandonnait tout à coup pour revenir à Paris, sans la permission du gouvernement, qu'il mettait ainsi dans la nécessité de le révoquer. Le 2 décembre, au lieu d'aller, comme son père, à l'Élysée, il se mêlait aux conciliabules où l'on cherchait à organiser la résistance[40]. Envoyé, comme général, à l'armée de Crimée, il en revenait, comme autrefois d'Espagne, sans autorisation, non certes, comme on l'a dit, par peur du feu, — car il y avait fait très bonne contenance, — mais par peur de l'ennui. Au moment de partir pour l'Algérie, l'Empereur l'avait chargé de présider à l'inauguration du monument d'Ajaccio et d'y porter la parole en son nom ; mais craignant qu'il en abusât pour le compromettre, il avait demandé au prince de lui communiquer son discours ; le prince, qui avait lu ce discours, la veille, à Mme Cornu, lui répondit qu'il n'était pas fait.

L'Empereur oublia pourtant ce nouveau grief, — comme il en avait oublié tant d'autres, et de plus directs, de plus blessants pour lui-même, — non, comme on se plaisait à le dire, parce que ce grief n'était qu'apparent, parce qu'en le désavouant, sans conviction, il avait cédé aux exigences de l'opinion, — mais parce que le pardon était un besoin de sa nature ; parce qu'il ne pouvait garder longtemps rancune à ceux qui l'avaient mécontenté ou blessé ; parce qu'indulgent à l'excès pour les compagnons de sa jeunesse, il l'était surtout pour celui qui était, de plus, un parent. A ceux qui s'en étonnaient, il répondait, en souriant : Que voulez-vous ? Nous avons grandi et souffert ensemble... Quand il faisait ses études, c'est moi qui lui ai appris les mathématiques : ces choses-là ne peuvent s'oublier !

Quelques-uns, nous devons le dire, trouvaient la réponse insuffisante ; et peut-être avaient-ils raison. Qu'on reproche à Napoléon III d'avoir alors, comme d'autres fois, poussé la bonté jusqu'à la faiblesse, nous le comprenons. Mais prononcer, à cette occasion, les mots de connivence et de duplicité, c'est commettre une nouvelle erreur, une nouvelle injustice.

Non, l'Empereur ne partagea jamais, non, l'Empereur n'encouragea jamais, directement ni indirectement, les vues du prince Napoléon sur la question romaine. Non, il n'eut jamais l'arrière-pensée de miner peu à peu ce trône pontifical, qu'il avait relevé lui-même, qu'il avait gardé pendant vingt ans, quand nulle autre puissance ne s'en souciait, et qui serait encore debout, si le sien n'avait été renversé le premier. Telle est la vérité que démontrera, — à tous ceux qui ne la fuient pas, — le moindre examen des documents intimes mis, depuis 1870, sous les yeux du public.

 

 

 



[1] Le comte de Falloux l'avoue dans ses Mémoires (T. 2, p. 196), et le marquis de Ségur, dans l'ouvrage qu'il a publié sur son vénérable frère.

[2] Faisant une campagne contre les prétentions surannées de l'église gallicane, un journal officieux, le Pays, disait, en 1865 : Le gallicanisme fut une des forces vives de la France féodale et monarchique ; il serait un anachronisme pour la France impériale.

[3] HENRI LASSERRE, Notre-Dame de Lourdes, pp. 345-354.

[4] ÉMILE OLLIVIER, L'Église et l'État au Concile du Vatican, t. II, p. 33.

[5] Dès son élection à la Présidence, et sans que le public en fût informé, Louis-Napoléon avait fait installer à l'Élysée une chapelle, où, le dimanche, il entendait la messe avec toute sa maison. Engagé à dinar alors, à la Présidence, avec l'archevêque de Paris, un mercredi de carême, le vicomte de Melun y constatait le maigre le plus somptueux mais le plus absolu, sans la plus petite apparence d'aliments gras. (Mémoires du vicomte DE MELUN, t. II, p. 122.)

[6] Mgr de Bonnechose se trouva à Strasbourg le jour même ou l'Empereur faisait son entrée solennelle ; il alla avec l'évêque le saluer à la Préfecture, fut retenu à dîner par l'Empereur et comblé de prévenances. Les fonctionnaires publics, un peu moins favorisés que lui, disaient que Napoléon n'avait d'yeux et d'oreilles que pour Mgr de Bonnechose. Mgr BESSON, Vie du cardinal de Bonnechose, t. Ier, p. 372.

[7] Vie du R. P. de Ravignan, par le P. de Pontlevoy.

[8] Mgr FOULON, Vie de Mgr Darboy, p. 355.

[9] J. M. VILLEFRANCHE, Dom Marie-Augustin, marquis de Ladouze.

[10] Dom Marie-Augustin, marquis de Ladouze.

[11] L'évêque, écrivait-il, ne se borna pas à ces intimes encouragements ; Il écrivit aux principaux curés de la circonscription ; il leur recommandait de ne pas parler en chaire de cette candidature, mais, en dehors de là, il les autorisait, il les exhortait à user de toute leur influence pour la faire triompher : Plus vous agirez avec énergie, leur disait-il, plus vous entrerez dans mes vues... Le Corps Législatif n'y trouva cependant rien à redire ; mais aujourd'hui, en pleine République, de la part d'un évêque, ils ne seraient pas tolérés ; ce qui prouve les progrès que nous avons faits dans les voies de la liberté.

[12] Mgr Besson, Vie du cardinal de Bonnechose, t. II, pp. 4-30.

[13] Le Gaulois, 30 novembre 1880.

[14] Lettre adressée de Compiègne en 1862. (Quelques années de ma vie, par Mme OCTAVE FEUILLET.)

[15] Tenez ! il a laissé son testament, sa prière dans un écrit adressé à l'Empereur, écrit que je vais vous lire, après en avoir obtenu la permission de celui à qui elle e été adressée. (Plaidoyer de J. Favre pour Orsini.)

[16] Témoin du rôle joué dans cette circonstance par Louis-Napoléon, l'Univers avait déjà dit : Le Président a été plus ferme que ses ministres, plus habile que les ambitieux du tiers-parti, plus hardi que les tribuns de la Montagne. Il a méprisé les clameurs et les intrigues des couloirs. Il a montré, une fois de plus, à la France qu'il y avait un bras et un cœur au gouvernail.

[17] Pendant la présidence et les dix premières années de l'Empire, la nonciature dicta presque le choix des évêques. ÉMILE OLLIVIER, L'Eglise et l'Etat au Concile du Vatican.

[18] L'abbé DE LADOUZE, Mgr de Salinis.

[19] Le P. DE PONLEVOY, Vie du R. P. de Ravignan.

[20] Comte DE FALLOUX, Mémoires d'un Royaliste.

[21] Comte DE FALLOUX, Mémoires d'un Royaliste.

[22] Deux questions étaient comme en permanence en Europe, la question d'Italie et la question d'Orient. (Comte DE CARNÉ, L'Europe et le Second Empire.)

[23] Comte DE CARNÉ, L'Europe et le Second Empire, p. 58.

[24] Comte DE CARNÉ, L'Europe et le Second Empire, p. 58.

[25] A la veille du départ de nos troupes pour l'Italie, le 23 septembre 1859, le Père Lacordaire écrivait à l'abbé Perreyve : L'Autriche ne pèse pas seulement sur l'Italie d'un poids injuste et oppressif, elle pèse sur l'Église, en empêchant la Papauté de conserver en Italie le caractère qu'elle y avait toujours eu et qui la rendait très chère aux habitants... Je crois que l'état actuel est intolérable et qu'il faut en souhaiter la fin... Sans doute, l'élément révolutionnaire et anti-chrétien est fort à craindre ; tuais il se nourrit généralement des généreuses passions du patriotisme et c'est cette place d'armes qu'il faut lui enlever. Que si la Providence permet aux passions déchaînées de prévaloir, un moment, ce sera, sans doute, une calamité ; guais ce sera la faute de ceux qui, en 1815, ont tellement abuse de la force contre les nationalités dignes de respect. Nous aurons eu, du moins en France, l'honneur de briser avec ce parti injuste et de verser notre sang pour une cause juste et libérale... La guerre de Crimée était déjà une belle guerre, mais sans grand péril, à cause de l'alliance de la France et de l'Angleterre ; celle-ci, au contraire, est périlleuse, plus juste encore ; à ces deux points de vue, elle mérite un assentiment plus marqué.

[26] SIR THEOD. MARTIN, Le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha.

[27] La souveraineté du pape n'existait plus que de nom ; les chefs militaires inscrivaient en tête de leurs publications cette phrase significative : L'imperiale et reale governo civile e militare, résidente a Bologna, ordina etc. (EUGÈNE RENDU, Correspondance de Massimo d'Azeglio, p. 98, note.)

[28] Mgr de Mérode avait applaudi à ce propos soldatesque du général Lamoricière qu'à l'exemple du cardinal Cossa il faudrait l'enfermer au fort Saint-Ange et le pendre haut et ferme par les pieds. (ÉMILE OLLIVIER, L'Eglise et l'État du Vatican, t. Ier, p. 504).

[29] J'avais pour mission de paraphraser la lettre de l'Empereur, d'entrer dans le vif de la question, au sujet du Saint-Père et de déclarer que les troupes françaises continueraient à occuper Rome tant que les intérêts qui les y avaient amenées ne seraient pas couverts par des garanties suffisantes.

La lettre autographe dont j'étais porteur était pleine de réserves ; elle contenait, entre autres, cette phrase significative : Je dois déclarer franchement à Votre Majesté que, tout en reconnaissant le nouveau royaume d'Italie, je laisserai mes troupes à Rouie tant qu'elle ne sera pas réconciliée avec le Pape ou que le Saint-Père sera menacé de voir les États qui lui restent envahis par une force régulière ou irrégulière.

Quand je pris congé de l'Empereur, dans son cabinet, il me dit, en m'embrassant : Dites bien au Roi que je ne resterai son ami qu'à la condition qu'il ne sue créera pas de nouvelles difficultés et qu'il fera respecter le Saint-Père.

Napoléon, tout en acceptant, à son grand regret, les faits accomplis en dehors de son programme, n'a jamais transigé sur le terrain de la Papauté. (Mémoires inédits du Général Fleury.)

[30] C'est cette clause qui fit échouer, en 1869, la mission du général de Menabrea. Le Gouvernement italien demandait, comme condition aies qua non d'une alliance offensive et défensive, la faculté de s'incorporer tout le territoire pontifical, sauf Rome et ses enviions immédiats. L'Empereur s'y refusa et le comte Menabrea lui dit en partant : Puisse Sa Majesté ne pas regretter un jour les 400.000 baïonnettes que j'étais venu mettre à sa disposition. G. Rothan, La Politique française en 1866, p. 170.

[31] Dépêche adressée à M. Jules Favre, ministre des Affaires Étrangères, et publiée par lui dans son ouvrage Rome et la République Française, p. 109.

[32] Quelles conditions le Saint-Siège mettrait-il aujourd'hui à sa réconciliation avec la maison de Savoie ? Le Vatican, depuis l'avènement de Léon XIII, les a plus d'une fois laissé entrevoir d'une lumière au moins officieuse... Avec lui le Non possumus a singulièrement perdu de son inflexibilité. S'il prétend toujours faire reconnaître la souveraineté du Saint-Siège, il semble prêt à se contenter d'une sorte de haute souveraineté ou de suzeraineté idéale, qui, sans lui rendre une autorité temporelle directe, assurerait davantage sa souveraineté temporelle. Le point sur lequel les organes attitrés du Vatican refusent de transiger, c'est l'abandon de Rome par le roi, c'est le transfert de la capitale italienne en dehors des murs de la ville éternelle. Le Saint-Siège se résigne à l'Italie une, il ne peut se faire à Rome capitale ; s'il n'exige pas absolument d'en redevenir le roi, le pape veut être seul à y habiter. Qu'elle s'administre librement, comme une sorte de ville libre, qu'elle reste même italienne et garde même, si l'on veut, le titre de capitale morale de l'Italie, Rome doit être rendue tout entière à son titre de métropole catholique... Par malheur, ces combinaisons que l'Italie aurait accueillies avec joie lorsqu'elle était encore campée à Turin ou à Florence, elle se refuse à les discuter, après être montée au Capitole. Ce que Pie IX a décliné vers 1867, Léon XIII le proposerait en vain aujourd'hui. Le grand art de la politique c'est de saisir le moment. Paul LEROY-BEAULIEU, Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1884.

[33] Souvenirs du baron de Barante, t. II, p. 316.

[34] Nouvelle Revue, 1er Septembre 1894.

[35] Le chanoine Guers, Les prisonniers français en Allemagne.

[36] P. Hachet-Souplet, Louis-Napoléon Bonaparte, prisonnier au fort de Ham.

[37] Il m'a ensuite entretenu très affectueusement du temps passé, de sa mère, disant que la chose qu'il regrettait le plus était qu'elle n'eût pu pas assez vécu pour le voir où il est. — Lord Malmesbury. — Mémoires d'un ancien ministre, 19 mai 1853.

[38] Histoire anecdotique du Second Empire, par un ancien fonctionnaire.

[39] Voir dans les Œuvres de Napoléon III, la lettre du 10 avril 1849.

[40] Souvenirs du Second Empire, t. II, p. 40.