Une partie Intéressante. — Louis-Napoléon arrive à Paris. — Il en repart. — Il est élu représentant. — Menace d'arrestation. — Revanche du suffrage universel. — La souveraineté nationale en lisière. — Singulière constitution. — Scrutin du 10 décembre. — Ce qu'il signifie. — Le Président isolé. — Les ministres. — Situation peu commode. — Premier avertissement à l'émeute. — Voyages et discours. — Leur succès. — L'épée de l'Assemblée. — Le Président la brise. — Les Parlementaires se vengent. — Pas une faute. — Illusion perdue. — On demande un sauveur. — La minorité souveraine. — Situation sans issue : qui fera le coup d'État ? — Mazas ou Vincennes. — Crime ou devoir civique. — Au pas du pays. — Qui retarde l'Empire ? — L'Europe et la Présidence de Louis-Napoléon. — Panique en Angleterre. — L'Europe et le rétablissement de l'Empire. — Napoléon II passe encore, Napoléon III, jamais ! — Les puissances se résignent. — Frère ou ami ? — Spirituelle riposte. — Les obstacles écartés au dehors, comme au dedans. — Napoléon III monte sur le trône. — Son programme. On lit dans le Journal des Goncourt, à la date du 16 décembre 1863 : La princesse, arrivée à cinq heures de Compiègne, parle de l'Empereur : Qu'est-ce que vous voulez ? Cet homme, il n'est ni vif, ni impressionnable. Rien ne l'émeut. L'autre jour, un domestique lui a lâché un syphon d'eau de Seltz dans le cou, il s'est contenté de passer son verre de l'autre côté, sans rien dire, sans donner aucun signe d'impatience... Un homme qui ne se met jamais en colère et dont la plus grande parole de fureur est : C'est absurde ! Il n'en dit jamais plus ! C'est souvent par ces minces détails de chronique intime qu'on apprend le mieux à juger les hommes. En déposant cette petite note sur leur calepin, MM. de Goncourt ne se doutaient sans doute pas qu'ils travaillaient pour l'histoire : ils devaient cependant, par ces quelques lignes, écrites avec indifférence, servir, plus que de longues et savantes études, à lui faire comprendre le caractère de l'Empereur et comment le prince Louis devint Napoléon III[1]. Certes il sentait vivement : — dans les pages qui précèdent, on a pu s'en convaincre ; — mais il savait contenir, refouler ses impressions ; et c'est parce qu'il se dominait lui-même qu'il parvint à dominer ses adversaires ; c'est parce que son énergie était doublée de patience .et de douceur qu'il put arriver au pouvoir, en écartant d'une "main calme et mire tous les obstacles accumulés sur sa route. Ce dut être vraiment pour ceux qui pouvaient y assister sans passion, — pour les étrangers, par exemple, — une partie intéressante à suivre. Le gagnant avait contre lui tous les plus fats joueurs de l'époque ; et ceux qui avaient préparé les cartes, avant qu'il les prit en main, s'étaient arrangés de manière à lui laisser peu d'atouts... Il est donc intéressant d'observer son jeu, dès le début. La Révolution de février à peine accomplie, Louis-Napoléon, sa valise à la main, débarque à Paris, et en informe aussitôt les membres du gouvernement provisoire. Ceux-ci, — fort embarrassés de leur victoire, et ne sachant trop ce qu'allait devenir une république improvisée, qu'ils n'avaient eux-mêmes ni prévue, ni désirée, et qu'ils savaient peu populaire, — apprennent l'arrivée du prince avec inquiétude. Ils le font courtoisement prier de ne pas augmenter leur embarras par sa présence ; et le prince, se rendant à leur désir avec une égale courtoisie, repart immédiatement pour l'Angleterre... Il y restera aussi longtemps qu'il le faudra. Il est sûr, en effet, que son heure viendra ; que, sous un titre ou sous un autre, il sera appelé à gouverner la France, à lui rendre l'ordre, à développer sa richesse, à lui faire reprendre au dehors son rang légitime, — en s'appuyant sur ce parti national dont il se croit le chef naturel et nécessaire. Il attendra donc tranquillement que cette heure soit venue. Quand un bâillon légal étouffait la voix du peuple, il a pu tenter de l'arracher violemment : le peuple aujourd'hui a le droit de parler ; c'est à lui de manifester spontanément ses préférences. Louis-Napoléon n'a même pas voulu qu'on posât sa candidature aux élections générales du mois d'avril. Le 14 mai, dans une lettre intimé et nullement destinée au public, il en donne la raison à M. Vieillard : Tant que la constitution ne sera pas fixée, je sens que ma position en France serait très difficile et même très dangereuse pour moi. J'ai donc pris la résolution de me tenir à l'écart et de résister à toutes les séductions que peut avoir pour moi le séjour dans mon pays. Si la France avait besoin de moi, si mon rôle était tout tracé, si enfin je pouvais croire être utile à mon pays, je n'hésiterais pas à passer sur toutes les considérations secondaires pour remplir mon devoir ; mais dans les circonstances actuelles, je ne puis être bon à rien ; je ne serais tout au plus qu'un embarras. La France parut commencer bientôt à sentir qu'elle avait besoin de lui ; car, dans les élections partielles du 6 juin il était élu, sans s'être présenté, par quatre départements, dont celui de la Seine. Obéissant à cet appel direct des électeurs, il quitta enfin l'Angleterre, pour venir occuper sa place à l'Assemblée nationale. Louis-Napoléon avait toujours cru que sous le régime de la souveraineté populaire, le peuple devrait être souverain ; qu'aucune volonté ne devait avoir la prétention de dominer la sienne. H le pensa sur le trône, comme en prison, puisque à Rochefort candidat, il accorda un sauf-conduit, et qu'à Rochefort élu il fit remise de sa peine. Mais ceux qui menaient la République, entendant la mener à leur guise, étaient d'un avis différent. Ils s'écrièrent que les Bonaparte avaient été condamnés à un exil perpétuel ; que l'arrêt prononcé contre eux, sous les Bourbons, n'avait pas été cassé, même par le récent verdict du suffrage universel ; qu'il fallait donc mettre la main sur le nouveau représentant, pour le reconduire à la frontière ; et Lamartine, poussé par eux, télégraphiait, le 12 juin, à tous les commissaires ou sous-commissaires de la République : Faites arrêter Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, s'il est signalé dans votre département. C'était à se croire encore en 1816 ! Le peuple français est, quoiqu'on en dise, assez facile à mener, mais il n'aime pas qu'on ait l'air de se moquer de lui. On clabaudait donc fortement contre la fantaisie de la Commission exécutive ; et le conflit semblait devenir sérieux, quand Louis-Napoléon, de lui-même, y mit fin, par une seconde retraite. Il écrivit le 18 juin à son ami Vieillard : Dans les circonstances graves où je me trouve, je crois ne devoir prendre conseil que de mon cœur et faire ce qui me parait le plus avantageux non pour moi, mais pour le pays. Je dépose donc aujourd'hui entre les mains du président ma démission. On verra par ce fait mon désintéressement, je l'espère, et mon désir de ne pas augmenter le gâchis qui existe ; je réfuterai par là les calomnies de mes ennemis ; et, si le peuple me réélit, alors j'arriverai sans tache. Le même jour, en effet, il annonça, par une lettre publique, au Président de l'Assemblée que, son élection étant une cause de désordre, il résignait, non sans de vifs regrets son quadruple mandat. Irrité de se voir faire ainsi la loi par ceux qui auraient dû lui obéir, le suffrage universel attendait l'occasion de prendre sa revanche. Aux élections partielles du 20 septembre, Louis-Napoléon était nommé par six autres départements : ses adversaires comprirent cette fois qu'ils devaient céder. Mais le peuple, si acharné à faire du prince Louis un représentant no voudra-t-il pas en faire un président... peut-être plus encore ? Sinistre éventualité, contre laquelle il faut se prémunir. Si l'on ne peut éviter la catastrophe, on .en limitera les risques. On permettra au pays affolé de se passer cette ridicule fantaisie pour quatre ans ; pas un jour de plus !... De là cette constitution étrange, baroque, telle qu'on en n'avait jamais vu et qu'on n'en verra plus sans doute ; — constitution faite non pour un peuple, mais contre un homme ; — constitution qui invoquait la souveraineté nationale, en l'escamotant, — constitution qui prétendait fonder un gouvernement de majorité et donnait le dernier mot à la minorité (puisqu'elle permettait à un quart de l'Assemblée d'annihiler les trois autres) — constitution qui provoquait les conflits, en refusant tout moyen légal d'en sortir ; — constitution enfin dont le sort était si clair qu'il ne s'agissait plus de savoir si elle serait violée, mais quand et par qui elle le serait, car tôt ou tard, d'une manière ou de l'autre, elle devait forcément en passer par là, et ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même[2]. Comme aux soldats de Strasbourg et de Boulogne, Louis-Napoléon se présenta aux électeurs français, entouré seulement de quelques fidèles, ayant devant lui le pouvoir établi, toutes les forces administratives, et comptant, pour en triompher, sur son nom, sur le système de gouvernement qu'il personnifiait. Dans cette nouvelle tentative il réussit, même au-delà de ses espérances. Interrogé pour la première fois sur ses préférences, le pays avait su résister à toutes les suggestions officielles pour les manifester nettement : le scrutin du 10 décembre était une acclamation nationale[3]. Que signifiait ce vote ? Où tendait-il ? nous ne voulons pas le dire nous-même n'ayant pas cherché à dissimuler nos sentiments pour l'homme qu'il porta au pouvoir, nous serions suspect ; et nous passons la plume à ses adversaires. Qui a dit que, par ce vote en faveur d'un Napoléon, le pays s'était prononcé contre la République et avait ouvertement exprimé le vœu de la détruire ? c'est Prévost-Paradol ; qu'il avait voulu répondre à la possibilité d'un Fructidor par la possibilité d'un Brumaire ? c'est Proudhon ; que cette demi-résurrection impériale tendait manifestement à l'Empire ? c'est Charles de Mazade ; que les masses rurales avaient entendu en finir avec le régime du 24 février ? c'est le comte de Falloux ; qu'elles avaient cru voter pour un empereur ? c'est le comte de Montalembert ; que placer un prince au-dessus des autres citoyens, c'était lui dire de mettre la couronne sur sa tête ? c'est M. Louis Teste[4]. Et nous pourrions continuer cette énumération longtemps, si nous ne craignions de fatiguer le lecteur. Le prince Louis avait donc reçu, le 10 décembre, une sorte de mandat impératif, bien que tacite, qui pouvait se traduire ainsi : Nous mettons le pouvoir dans tes mains ; tu t'appelles Napoléon : tu sauras t'en servir, tu sauras le garder. Et si dès le lendemain, — comme on le lui conseillait de divers côtés, — Louis-Napoléon eut pris la couronne, il n'eût fait qu'exécuter le vœu des six millions de Français qui l'envoyaient à l'Élysée, n'ayant pu légalement l'envoyer aux Tuileries. Il ne voulut aller aux Tuileries ni ce jour-là, ni un mois plus tard, après l'émeute du 19 janvier, malgré les instances de Changarnier pour l'y conduire. En y entrant ainsi, il eût interprété le désir de ses électeurs ; et il ne lui convenait pas de l'interpréter. Il espérait assurément que le pays, l'ayant vu à l'œuvre, lui donnerait de nouveaux et plus explicites témoignages de sa confiance ; mais il entendait les mériter, et, avant de songer à en obtenir un autre, il prenait au sérieux le mandat qu'il venait de recevoir. Il croyait pouvoir le remplir sans peine, avec l'aide de l'état-major parlementaire, convaincu que celui-ci, devant l'éclatante manifestation du suffrage universel, avait désarmé. La passion politique ne désarme jamais. Entre le prince-président et ses électeurs se dressait donc un rideau, une muraille : la majorité parlementaire, subissant le suffrage universel plutôt qu'elle ne l'acceptait, guettant une occasion de le mutiler, résolue, en attendant, à ne tenir aucun compte de ses aspirations. L'Assemblée nationale, — a écrit depuis l'un des principaux acteurs de ce drame politique[5], — avait grande envie de lutter contre l'élu du 10 décembre et de le renverser. Et, pour la mener à l'assaut de l'Elysée, elle avait des chefs éloquents, rompus à ce genre de tactique, appuyés par les salons, soutenus, par de nombreux et puissants journaux. Je suis isolé, disait
alors le Prince avec tristesse à lord Malmesbury[6], mes partisans me sont inconnus et je n'ai pas 200 voix
dans l'Assemblée. Pour se mettre en contact avec ces six millions
d'inconnus qui lui avaient confié leurs intérêts, il ne pouvait même compter
sur ses ministres et le réseau de fonctionnaires qui dépendaient d'eux : ses
ministres étaient aux ordres de la majorité parlementaire qui les avait
désignés et non aux siens. A force de courtoisie, il cherchait à entretenir
avec eux de bons rapports personnels, mais il les sentait constamment séparés
de lui par une divergence absolue d'idées et de sentiments. De leur part il
devait attendre toujours un mauvais vouloir et souvent de mauvais procédés.
Dans l'un de ses premiers cabinets il avait appelé M. Dufaure, — oubliant
avec quelle âpreté celui-ci, comme ministre du général Cavaignac, avait
combattu sa candidature à la présidence. Mais M. Dufaure avait prétendu n'y
entrer qu'avec certains de ses amis. Il en expliquait naïvement la raison à
M. de Falloux : Vous ne pouvez ignorer les préventions
du Président à mon égard ; je ne puis lutter, isolé. A quoi M. de Falloux
répondait en souriant : Mes amis sont aussi sûrs que
les vôtres pour lutter contre les exigences du Président[7]. M. de Falloux,
en effet, en entrant dans le Conseil du prince, ne lui avait pas dissimulé
son goût pour la royauté, ni sa ferme intention de travailler à la rétablir.
Entre lui, cependant, et son collègue il y avait une nuance assez sensible.
Dans sa lutte contre le Président,
dont il était le ministre, M. de Falloux apportait quelques ménagements de
forme ; et, de son aveu, M. Dufaure s'en croyait dispensé : Rien, écrit-il, ne peut
donner une idée de M. Dufaure en pareille circonstance, si ce n'est le
hérisson cachant sa tôle et ses palles polir ne présenter qu'une boule armée
de pointes aiguës[8]. Il raconte un
peu plus loin que, causant alors avec M. de Tocqueville de leur collègue
commun, il lui avait dit : Je veux vous rappeler ce
que nous avons bien des fois constaté ensemble, c'est que le Président se
contient à grand'peine vis-à-vis de M. Dufaure, qui, sans s'en douter, ne
perd jamais une occasion de lui être désagréable. Il faut avouer qu'un
chef d'État, ainsi secondé par ses ministres, avait quelque mérite à se contenir. Il faut avouer qu'au milieu de toutes ces
hostilités la situation du Prince-Président n'était ni agréable, ni commode ;
que, pour en sortir avec honneur, il dut montrer une certaine dextérité, un
assez rare mélange de sang-froid, de patience et de fermeté. Pour entrer en contact avec ses partisans, que son gouvernement affectait d'ignorer, Louis-Napoléon n'avait qu'une ressource : c'était de s'adresser, sans intermédiaire, à eux ; et de parler lui-même à la France. Tout d'abord il voulait lui faire savoir comment il comprenait le mandat, comment il entendait user des pouvoirs qu'elle lui avait directement conférés. Huit jours après son installation, sentant déjà que ses ministres prétendaient le considérer comme un soliveau, constatant surtout cette prétention chez M. de Malleville, ministre de l'intérieur, — qui, sous-secrétaire d'État du gouvernement de juillet, l'avait fait conduire à Ham, — il lui écrivait : J'ai demandé à M. le Préfet de Police s'il ne recevait pas quelquefois des rapports sur la diplomatie. Il m'a répondu affirmativement, et il a ajouté qu'il vous avait remis hier les copies d'une dépêche sur l'Italie. Ces dépêches, vous le comprendrez, doivent m'être remises directement ; et je dois vous exprimer tout mon mécontentement du retard que vous apportez à me les communiquer. Je vous prie également de m'envoyer les seize cartons que je vous ai demandés ; je veux les avoir jeudi. Je n'entends pas non plus que le ministre de l'intérieur veuille rédiger les articles qui me sont personnels : cela ne se faisait pas sous Louis-Philippe et cela ne doit pas être. Depuis quelques jours aussi je n'ai point de dépêches télégraphiques. En résumé, je m'aperçois que les ministres que j'ai nommés veulent me traiter comme si la fameuse constitution. de Sieyès était en vigueur, mais je ne le souffrirai pas. Et le lendemain la lettre était au Moniteur ! Les politiciens furent naturellement très choqués de ce ton de commandement ; le public, au contraire, y applaudit. Après avoir signifié aux parlementaires qu'il saurait défendre ses prérogatives, Louis-Napoléon voulait faire sentir aux perturbateurs qu'il saurait maintenir l'ordre. Il en eut bientôt l'occasion. La tentative insurrectionnelle du 13 juin n'était pas encore réprimée, qu'il montait à cheval, et suivi, — à distance, — par son état-major, il allait sur les boulevards, au faubourg Saint-Antoine, où cette crânerie ne déplut nullement. Le lendemain, il lançait sa fameuse proclamation : ... Le système d'agitation entretient dans le pays le malaise et la défiance. Il faut qu'il cesse... Il est temps que les méchants tremblent et que les bons se rassurent... Elu par la nation, la cause que je représente est la vôtre, celle du pauvre comme celle du riche, de la civilisation tout entière. Je ne reculerai devant rien pour la faire triompher. Paris, étonné de ce fier langage auquel il n'était plus habitué, commençait à comprendre alors que l'instinct populaire n'avait pas acclamé seulement, le 10 décembre, un nom, mais un homme. Il restait à le faire comprendre à la province. Louis-Napoléon, dans ce but, commença cette série de voyages, où il devait constamment accroître sa popularité, — en inaugurant une nouvelle manière. Jusqu'alors, dans les discours des chefs d'État ou des ministres en tournée, l'insignifiance était de rigueur. C'était une eau bénite de cour ou de cabinet, dont on aspergeait indifféremment la foule ; une phraséologie creuse et banale, où la pénurie volontaire des idées se dissimulait sous l'abondance des phrases. Ces harangues semblaient expédiées de Paris par un entrepreneur de fêtes, avec les mâts, les oriflammes et les écussons devant lesquels elles devaient être prononcées ; et quand le lendemain écussons, mâts, oriflammes avaient disparu, sans laisser de trace sur le boulevard ou la grande place qu'ils décoraient la veille, ces discours ne laissaient pas plus d'empreinte sur l'esprit de ceux qui les avaient entendus ; il suffisait de les rafraîchir légèrement pour les utiliser ailleurs. Les discours du Prince-Président avaient un autre caractère. Ils étaient tout neufs et ne pouvaient servir qu'une fois. Ils étaient courts ; ils étaient nets. Tout le monde les comprenait, personne ne les oubliait. Au lieu d'effleurer légèrement tous les sujets, ils en abordaient d'ordinaire un seul, — répondant à quelque préoccupation du moment ; ils le traitaient en un petit nombre de phrases, bien frappées, qui s'enfonçaient, comme un coin, dans la cervelle du public, — et si profondément que quelques-unes y sont encore gravées. Du caractère particulier, de l'histoire des villes où il s'arrêtait, Louis-Napoléon savait tirer fort habilement parti, pour y rattacher l'une des idées générales qu'il tenait à produire. Prouvons-le par quelques exemples. Sa première étape est Chartres. Saint Bernard y prêcha la
seconde Croisade, magnifique idée du moyen-âge, qui
éleva le culte de la foi au-dessus des intérêts matériels ; Henri IV
vint s'y faire sacrer et y marqua le terme des
dissensions civiles : le double souvenir semble naturellement amener
l'appel du Prince à la foi, à la conciliation !
(6 juillet 1849.) — A Amiens, le
souvenir du fameux traité de paix lui fournit une occasion, non moins
naturelle, de prouver à l'Angleterre, à l'Europe, qu'il n'est pas revenu de
l'exil sans rien avoir appris, rien oublié (16
juillet 1849.) — A Ham — où, à la surprise générale, il est allé tout
exprès —, il s'excuse, non sans noblesse, de ses deux tentatives contre un
gouvernement régulier : Quand on a vu combien les révolutions
les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l'audace
d'avoir voulu assumer sur soi la responsabilité d'un changement. Je ne me
plains pas d'avoir expié ici par un emprisonnement de six années ma témérité
contre les lois de la patrie. (20
juillet 1849.) A Nantes, ville commerciale, où les affaires
languissent, et chef-lieu d'une province où bleus et blancs n'ont jamais
fusionné, le Prince-Président prêche la concorde et l'union de tous les
citoyens, d'où naîtra la prospérité. Pour leur en donner l'exemple, il salue avec émotion la statue de Cambronne, après
s'être arrêté avec respect devant le tombeau de
Bonchamps. (30 juillet 1849.) A
Saumur, c'est l'apologie de l'esprit militaire, sauvegarde
de la patrie dans les temps de crise, de la discipline et de la
fidélité au drapeau (31 juillet 1849.) L'année suivante, à Saint-Quentin, ville industrielle, c'est l'apologie de l'ordre source première de toute prospérité, non seulement (le l'ordre matériel, mais de l'ordre politique, c'est-à-dire le respect de ce qui a été consenti par le peuple et la volonté nationale triomphant de toutes les factions. (9 juin 1850.) Le même jour, devant un auditoire d'artisans, c'est un élan de gratitude pour une confiance et des sympathies qui correspondent aux siennes : Mes amis les plus sincères, les plus dévoués ne sont pas dans les palais, ils sont sous le chaume ; ils ne sont pas sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, dans les campagnes. Je sens, comme disait l'Empereur, que ma fibre répond à la vôtre, que nous avons les mêmes intérêts, les mêmes instincts. Petit discours, — de quinze lignes au plus, qui devait remuer profondément le cœur des masses, et y laisser un durable souvenir !... A Lyon, enfin, la seconde ville de France, d'où presque aussi naturellement que de la capitale, il pouvait s'adresser au pays, Louis-Napoléon aborde hardiment la question brûlante du jour, — et du lendemain : La tâche que j'ai à accomplir exige votre concours ; et pour que votre concours me soit complètement acquis, je dois vous dire franchement ce que je suis et ce que je veux. Je suis non pas le représentant d'un parti, mais le représentant de deux grandes manifestations nationales, qui, en 1804, comme en 1848, ont voulu sauver, par l'ordre, les grands principes de la Révolution française. Fier de mon origine et de mon drapeau, je leur resterai fidèle. Je serai tout entier au pays, quelque chose qu'il exige de moi, abnégation ou persévérance. Devant un danger général, toute ambition doit disparaitre ; en cela le patriotisme se reconnaît comme on reconnut la maternité dans un jugement célèbre. Mais si des prétentions coupables se ranimaient et menaçaient de compromettre le repos de la France, je saurais les réduire à l'impuissance, en invoquant la souveraineté du peuple, car je no reconnais à personne le droit de se dire son représentant plus que moi. (15 août 1850.) Par ces déclarations catégoriques, le Prince-Président ' affermissait la confiance de ses partisans et en augmentait le nombre. Chacun de ses discours était plus qu'un succès : c'était une victoire. Les parlementaires, s'en rendant compte, en étaient fort irrités. Plus que jamais ils se montraient résolus à lutter contre le représentant direct de la souveraineté nationale, à lutter par tous les moyens, même les plus violents ; et pour les servir dans ce dessein ils avaient une illustre épée sous la main. Bien qu'il tint son commandement de Louis-Napoléon, le général Changarnier, après avoir voulu, dès 1849, en faire un empereur, s'était séparé de lui. Il affectait d'en parler très cavalièrement et de se déclarer prêt à exécuter les ordres de l'Assemblée, quels qu'ils fussent, — même à les prévenir. Il avait sérieusement songé, en effet, à faire enlever le Prince-Président, pendant la revue de Satory, comme l'a avoué depuis l'un des instigateurs de ce premier complot[9]. Cette épée, ouvertement dirigée contre sa poitrine, Louis-Napoléon la brisa. Le commandant Fleury alla, de sa part, annoncer au général Changarnier qu'il avait un successeur : commission désagréable et que, malgré son rare courage, il ne put remplir, — il nous l'a lui-même avoué, sans une certaine appréhension. Les parlementaires, dont ce coup droit dérangeait les secrètes combinaisons, poussèrent de violentes clameurs et résolurent de se venger, en refusant la dotation supplémentaire demandée pour le Président. Celui-ci ne s'en émut pas. L'Assemblée pouvait faire ce qu'elle voudrait, relativement à la dotation. Il s'enfermerait, au besoin, dans une seule chambre, et renverrait tous ses domestiques ; mais il ne souffrirait pas d'être dépouillé des prérogatives de sa charge[10]. Lord Malmesbury, qui, dans une nouvelle visite à l'Élysée, avait recueilli ces paroles et les enregistrait aussitôt dans son journal, y ajoutait pour son compte : J'admire sa fermeté et j'espère qu'il ne cédera pas, car il perdrait beaucoup dans l'estime publique. Maintenant le pays est avec lui et il est certain que l'hostilité de la Chambre est causée par la haine des partis. Chacun d'eux espérait que le prince jouerait son jeu, et, le trouvant résolu à agir honnêtement pour ce qu'il croit être le bien du pays, ils se sont coalisés pour le renverser. L'opinion se prononçait de plus en plus, en effet, pour le Président. La demande de dotation ayant été repoussée, une souscription s'ouvrit spontanément pour y suppléer. Louis-Napoléon, touché de ce témoignage de sympathie, n'en voulut pourtant pas profiter : il préféra vendre une partie de ses chevaux ; et, comme les précédentes, cette nouvelle taquinerie de l'Assemblée se tourna contre ses auteurs. Dans ce duel continu, où ses adversaires s'enferraient eux-mêmes en le chargeant, où il savait galamment parer les bottes les plus dangereuses, Louis-Napoléon ne commit pas une seule faute, et profita de toutes celles des autres, aux applaudissements de la galerie. L'Univers[11] indiquait fidèlement alors la situation des combattants et les impressions du public, en disant : La majorité est en miettes. Le Président, qui semblait ne devoir sa force qu'au concours de l'assemblée, marche seul, sans l'assemblée et contre elle ; on ne l'a pas affaibli, on ne l'a pas humilié ; on n'a pas même réussi à le mettre de mauvaise humeur ; il a eu du sang-froid, de la persévérance, du caractère ; il a gagné du terrain et des amis. Nous ne disons rien que l'on puisse contester : cela est évident. Comment le président eût-il été de mauvaise humeur, quand il voyait, chaque jour, augmenter sa clientèle et diminuer celle de l'Assemblée ? Sur ce point la contestation n'est plus possible ; et, même de nos jours, où l'on s'est tant évertué à travestir cette histoire, on l'a formellement reconnu. M. Gobie, par exemple, inaugurant, au mois de juin 1886, la statue de La Reveillère-Lepeaux, disait : Les divisions, les ambitions, les rivalités personnelles avaient tout fait ; la République s'était détruite de ses propres mains avant que Bonaparte lui portât le dernier coup. Et, quelques jours plus tard, M. Henry Maret écrivait dans son journal : Coups d'états et révolutions ne réussissent qu'avec la complicité ouverte ou tacite du pays. Si le pays n'avait pas été avec les Bonaparte, les Bonaparte auraient échoué. En 1851, le pays voulait donc réviser la constitution, reconquérir l'exercice de sa souveraineté, arbitrairement li mité par elle, afin de proroger les pouvoirs du Président. Il le demandait directement par 1.200.000 pétitions, recueillies malgré les ministres de la Présidence ; 80 conseils généraux le réclamaient plus tard pour lui, — trois s'étant abstenus et deux seulement ayant émis un vœu contraire. Louis-Napoléon ne pouvait croire que l'Assemblée osât résister davantage à cette pressante injonction de la volonté nationale ; et George Sand eut parfaitement raison d'écrire qu'il était de bonne foi ; qu'il n'avait voulu jouer personne ; que désintéressé de tout pour son compte, il se considérait comme l'unique moyen de salut, comme l'instrument investi d'une mission inévitable. Oui, le Prince-Président se croyait la mission, le devoir de faire triompher le principe de la souveraineté nationale, le considérant comme le droit, comme la base même du régime inauguré en 4848 et sa seule raison d'être. Mais, à cette heure encore, il espérait y réussir sans employer des moyens violents, qui lui répugnaient[12]. C'est donc avec une parfaite et tranquille assurance qu'il disait, le 15 juin 1851, au banquet de Dijon : Depuis que je suis au pouvoir, j'ai prouvé combien, en présence des grands intérêts de la société, je faisais abstraction de ce qui me touche. Les attaques les plus injustes et les plus violentes n'ont pu me faire sortir de mon calme. Quels que soient les devoirs que le pays m'impose, il me trouvera décidé à suivre sa volonté... L'illusion qu'il conservait encore s'évanouit bientôt. Dès le mois suivant le projet de révision est soumis à l'Assemblée. Beaucoup de députés, qui ont fait jusqu'alors une opposition constante au Président, se rallient à lui sur cette question. Ils n'osent regimber ouvertement contre le vœu si clair du pays. Comme le pays d'ailleurs, ils redoutent la terrible échéance de 1852, la crise politique et sociale que provoquerait infailliblement la crise présidentielle, et ne veulent pas en assumer la lourde responsabilité. L'un des plus distingués d'entre eux, M. de Broglie, venait
de traduire leurs communes angoisses, en écrivant[13] : Cette fois la Providence a jugé bon de nous prévenir. A la
veille du plus grand danger qui nous ait jamais menacés, elle nous a fait
connaître le jour, l'heure et le lieu où nous pouvions périr. Elle a jugé à
propos d'annoncer l'une des plus formidables crises qui aient jamais plané
sur une nation... Une société dans l'état où
est la nôtre, qui n'est plus sûre du lendemain, qui ne peut jamais respirer
jusqu'au fond de sa poitrine, est une société qui attend, qui appelle un
sauveur. Louis-Napoléon, qui jusqu'alors se plaignait de n'avoir que deux cents voix à l'Assemblée pour gouverner, y trouve donc 446 voix, pour réviser... Mais ce n'est pas encore assez ! Ce que veut le pays, ce que veulent quatre-vingts conseils généraux, ce que veulent même quatre cent quarante-six de leurs collègues, — deux cent soixante-dix-huit représentants ne le veulent pas. Et cette minorité l'emporte : ainsi l'ont décrété les ingénieux constituants de 1848. Sit pro ratione voluntas ! Par respect pour cette chinoiserie, — comme M. Thiers, devenu chef d'Etat, appelait, moins justement, la responsabilité ministérielle, — fallait-il laisser courir la France à la crise formidable, à la catastrophe prévue par tous pour l'année suivante ? Louis-Napoléon ne le pensa pas, — ni personne plus que lui. De part et d'autre, on comprit la nécessité d'une solution violente ; et, de part et d'autre, on s'y prépara. Un coup d'Etat s'imposait donc. Sur ce point encore la
lumière est faite et le doute interdit : Le 2
décembre, — a dit le Temps lui-même, au mois de novembre 1886,
— était la conséquence, criminelle sans doute,
mais absolument logique de la Constitution de 1848. Ou le Président devait
disperser les représentants du pays, ou l'Assemblée devait faire arrêter le
Président de la République. Et, ce devoir,
l'Assemblée entendait le remplir ! Louis-Napoléon était bien renseigné quand
il disait : J'ai essayé de concilier les partis,
mais je n'ai pu en venir à bout. Il y a, en ce moment, un complot, à la tète
duquel sont Thiers et le général Changarnier pour m'enlever et me mettre à
Vincennes[14]. C'était bien au général Changarnier, — qu'après avoir songé à Lamoricière, — on était revenu, pour lui confier l'exécution du complot. Par la proposition des questeurs, — autorisant le Président de l'Assemblée à réquisitionner les troupes, — on voulait mettre dans ses mains l'armée de Paris. Appréciant plus tard cette fameuse proposition, M. de Lamartine a dit : Il n'y a pas de mot, excepté celui de suicide, pour caractériser cette folie. C'était le coup d'État, fait par l'Assemblée contre le pouvoir exécutif de la République et contre le pouvoir universel de 10 millions de citoyens. De ce jour je vis la République perdue sans ressource. Un coup d'État en appelle un autre. En effet le Président, ainsi menacé, allait se défendre ;
au coup d'État préparé contre dix millions de
citoyens, il résolut d'en opposer un, fait pour eux. Et, selon son
habitude, il laissa assez franchement, assez crânement percer cette
intention. Il disait, le 9 novembre, aux officiers de l'armée de Paris : Que les circonstances m'obligent de faire appel à votre
dévouement, il ne me faillira pas, j'en suis sûr... parce que, si jamais le jour du danger arrivait, je ne
vous dirais pas : Marchez, je vous suis !
je vous dirais Je marche, suivez-moi !
Et, le 25 novembre, aux industriels lauréats de l'exposition de Londres : Ne redoutez pas l'avenir. La tranquillité sera maintenue,
quoi qu'il arrive. Un gouvernement qui s'appuie sur la masse de la nation,
qui n'a d'autre mobile que le bien public... saura
remplir sa mission, car il a en lui le droit qui vient du peuple, et la
force, qui vient de Dieu ! Il n'était pas nécessaire de lire, comme on
dit, entre les lignes, pour deviner ce que signifiait ce langage. Les
parlementaires espéraient toutefois prendre les devants. Ils étaient prêts à
livrer la bataille et déjà M. le prince de Joinville arrivait en Belgique pour
se tenir à leur disposition[15], lorsqu'une fois
de plus retentit à leurs oreilles, le fatal Trop
tard ! Ils en furent navrés, — du moins pour la plupart : — avaient-ils raison de l'être ? S'ils n'eussent été prévenus, qu'en serait-il résulté ? La guerre civile. Au lendemain du 2 décembre, M. de Lourdoueix, directeur de la Gazette de France, l'avouait déjà : L'Armée qui était la seule protection de la société eût été divisée ; le socialisme passait et s'emparait du pouvoir en litige. Et, dans ce même journal, — l'un des plus hostiles à l'Empire, — le comte de Pontmartin, éclairé par l'expérience des années précédentes, le reconnaissait plus expressément encore, en 1884 : Il y a cent à parier contre un que le général Changarnier n'aurait su que faire de sa victoire... Le président incarcéré à Vincennes, la guerre civile éclatait sur divers points de la France. L'Assemblée nationale était-elle de force à maintenir l'ordre, à dompter l'anarchie, à établir un gouvernement régulier ? Nous le pensions alors ; mais à présent !... Enfin, dans sa belle étude sur Lamoricière, l'honorable M. Keller, — reprochant au général Changarnier d'avoir trop parlé, au lieu d'agir à temps, en ne prenant conseil que de sa conscience, — ajoute loyalement : Du reste, il faut le dire, la majorité eût été fort embarrassée de sa victoire. D'après ces divers témoignages des adversaires les plus déterminés de l'empire, cette grande question du 2 décembre se résume donc ainsi : la Constitution de 1848, rédigée par et pour un parti, était condamnée au viol ; et, vers la fin de 1851, un coup d'Etat était devenu inévitable ; — il devait être fait, soit par le Prince-Président, qui avait le pays pour lui, soit par l'Assemblée qui avait le pays contre elle ; — le coup d'Etat du Président préserva le pays du désordre ; le coup d'Etat de l'Assemblée l'y eût précipité ; — en mettant à Mazas ceux qui, huit jours plus tard, comptaient le mettre à Vincennes, Louis-Napoléon commettait un crime ; et les autres, en le prévenant, eussent rempli un devoir civique. Telle est chez nous la logique des partis !... Ce ne sera pas, grâce à Dieu, celle de l'histoire[16] ! Mais les victimes ? Mais le canon tiré dans les rues de Paris, tuant d'inoffensifs promeneurs, des femmes et des enfants ? Louis-Napoléon n'était donc pas sincère lorsque, écrivant de Ham à son ami Paugé, il flétrissait les gouvernements absolus qui répandent le sang innocent ? Si ! Mais, — dans la rue, comme au Parlement, — attaqué, il dut se défendre, ou plutôt défendre la cause, les intérêts dont il avait la charge ; et d'avance il espérait les faire triompher sans coup férir. Il ne doutait pas que l'Assemblée fût fort impopulaire, même à Paris, peut-être à Paris plus qu'ailleurs ; et il avait raison ! M. Odilon Barrot avoue dans ses Mémoires que roulant vers Mazas, à travers les faubourgs, il eut la douleur d'entendre les ouvriers dire en riant : Ah ! ce sont les vingt-cinq francs qu'on va coffrer ? C'est bien joué ! M. Littré n'a pas fait plus de façons pour convenir que le coup d'Etat avait été bien reçu des paysans, parce qu'il assurait l'ordre, bien reçu des ouvriers parce qu'il démolissait cette république qui avait défait les socialistes en juin 1848, parce qu'enfin le populaire des villes et des campagnes aimait le Bonaparte[17]. Même aveu, plus récent, de la part de M. Jules Simon[18] : Les représentants étaient enragés, mais ils étaient seuls ou presque seuls. Le sentiment dominant chez les bourgeois était la peur ; les ouvriers étaient pour le coup d'État. Si enragés qu'ils fussent, au milieu de l'indifférence des uns et de la satisfaction des autres, le prince-président n'imaginait pas qu'après avoir voulu imposer leur opinion à coups de discours et de votes, ils tenteraient encore de l'imposer à coups de fusil, ni surtout que quelques centaines de malheureux risqueraient leur peau pour eux. Il aurait pu prévoir cette résistance à main armée, si, de
son autorité propre, et par le seul droit de la force, il se Mt attribué de
nouveaux pouvoirs. Mais il n'enlevait la parole à l'Assemblée que pour la
rendre aux citoyens, — à tous les citoyens ; car au suffrage universel,
mutilé par la loi du 31 mai, il rendait son intégrité. En 1865 à la tribune
du Corps Législatif, M. Jules Favre eut la loyauté de lui rendre à cet égard
un hommage qu'il est bon de rappeler : Le prince qui
se trouvait alors le maure des destinées de la France n'a pas imité l'exemple
d'autres monarques victorieux... Alors qu'il
était maitre de tout, il n'a voulu être maitre de rien ; il a pour ainsi dire
abdiqué en face du principe devant lequel il s'est incliné ; et, face à face
avec la nation, il a conclu avec elle ce pacte dont le premier article est la
souveraineté du peuple et la consécration ou plutôt la restauration du
suffrage universel. Ce grand fait est marqué d'un caractère tellement
lumineux que je m'étonne qu'on puisse ne pas apercevoir que la révolution
dont je parle a été dirigée non pas contre les amants exagérés de la liberté
mais contre ceux au contraire qui voulaient la ramener en arrière. En prenant un fusil, quand on leur offrait un bulletin de vote, les adversaires du coup d'État avouaient que, sûrs d'être écrasés par le scrutin, ils n'entendaient pas se soumettre au verdict national. Or, la soumission de la minorité à la majorité, c'est la loi fondamentale de tout état démocratique ; en dehors de ce principe, il n'y a que celui de la tradition, du droit divin. Pour rentrer dans le droit populaire, dont les constituants de 1848 avaient fait si bon marché, il fallait donc sortir de l'étrange légalité conçue par eux, — comme Louis-Napoléon devait bientôt le dire, en une phrase restée fameuse et dont il n'était pas en réalité l'auteur. Il l'avait empruntée en effet, — détail peu connu, — à une lettre qu'un évêque, Mgr Menjaud, lui avait écrite et sur laquelle on avait sans doute appelé son attention ; — car il aurait eu quelque peine à dépouiller avec soin son courrier. C'est par monceaux que les félicitations individuelles ou collectives arrivaient à l'Élysée. Avec les adresses seulement on a pu composer cinq volumes in-quarto, d'un millier de pages environ chacun. Qu'on parcoure la collection de ces chaleureuses adresses, qu'on note les noms, — de toute catégorie, — dont elles sont signées ; qu'on lise surtout les journaux de cette époque, — non les officieux, les autres ! — et l'on constatera ce que disait l'un d'eux : que la France sortie d'un mauvais rêve éprouvait tout entière, un immense soulagement[19]. Le 20 mars 1852, le maréchal de Castellane écrivait sur son journal : M. de Falloux passant à Lyon pour se rendre à Nice où il va chercher sa femme, est venu me voir. Il est satisfait de l'acte du 2 décembre. Il m'a dit avoir ici engagé ses amis à ne pas entraver le gouvernement, à l'aider au contraire. Combien de gens partageaient alors la satisfaction de M. de Falloux, qui depuis !... Mais le proverbe italien a raison : le péril passé on cesse d'honorer le saint ; — le saint doit même s'estimer heureux si alors on ne l'injurie pas Le plébiscite du 20 décembre adoptant la constitution proposée par lui, conférait au prince-président une sorte de principat décennal. C'était évidemment la préface de l'Empire. Mais cette transformation, que tout semblait annoncer, Louis-Napoléon ne songeait pas à la provoquer. Il ne voulait pas plus alors qu'en janvier 1849, ou en décembre 1848 ; prendre la couronne, mais la recevoir de la nation, quand il plairait à la nation de la lui offrir. Un de ses familiers, lui disant : L'Empire est fait, monseigneur ! — il répondait : Oui, si je le voulais ; mais il faut que la France le veuille avant moi[20]. Certains de ses amis s'étonnaient, se plaignaient de le voir
aussi peu pressé. M. de Persigny était du nombre. Ne pouvant convaincre son
prince par le raisonnement, il résolut de l'entraîner par un autre moyen.
Louis-Napoléon allait visiter un certain nombre de départements, pour connaître leurs dispositions, et non pour leur
suggérer les siennes, comme il le déclarait à ses ministres, en leur
interdisant d'accomplir aucun acte qui pût être interprété
comme une pression exercée sur le sentiment public[21]. Plus impérialiste que le futur empereur, M. de Persigny obéit fort mal à ses instructions. Il manda le préfet du Cher, — premier département où dût s'arrêter le prince, — et lui prescrivit de provoquer sur son passage le cri de Vive l'Empereur ! — bien convaincu que l'exemple, une fois donné, serait suivi partout : c'est du moins ce qu'il se plaisait à raconter, ce que, comme tant d'autres, nous lui avons entendu dire. Etait-ce bien la vérité ? M. de Persigny avait-il pris réellement cette initiative, et, de la sorte, hâté quelque peu le rétablissement de l'Empire ? Nous n'en doutons pas ; sa sincérité, l'exactitude de son récit nous semblant démontrés par ce fait : qu'il ne s'en vanta pas devant ses amis seulement, mais devant l'Empereur lui-même... C'était au commencement de 1871. Le duc de Persigny avait, sans mandat, engagé des négociations avec M. de Bismarck pour la conclusion de la paix. Napoléon III, de Wilhelmshöhe, en avait manifesté sa surprise et son mécontentement. L'ancien ministre s'excusant, non sans fierté, de ce qu'il avait osé faire, écrivit à son ancien souverain : Il est vrai que j'ai agi sans vos ordres, comme dans d'autres circonstances, comme par exemple, quand je faisais proclamer l'Empire par les préfets eux-mêmes, à l'insu et malgré les ordres de votre gouvernement ; — comme aussi lorsque je faisais porter à 25 millions, au lieu de 12, la liste civile de Votre Majesté, à son insu et malgré ses ordres. Que la précaution prise alors par M. de Persigny ait été d'ailleurs bien utile et qu'elle ait précipité le cours des événements, nous ne le pensons pas. Le maréchal de Castellane accompagna le Prince-Président pendant une partie de ce voyage, notant chaque soir ses impressions de la journée, selon l'habitude de toute sa vie. Quand paraitra ce fort intéressant journal, — on y verra que le même sentiment se manifestait partout, avec un entrain qui ne pouvait avoir rien de factice. A Roanne (17 septembre 1852) le maréchal écrivait : Les acclamations, les cris de Vive l'Empereur ! étaient unanimes... Toutes les femmes étaient aux fenêtres jetant des bouquets dans la calèche du Prince. A Lyon (19 septembre) : Même entraînement qu'à Saint-Etienne et sur toute la route. La joie et la sécurité sont partout. Le lendemain, après une revue passée sur la place Bellecour, au milieu des acclamations les plus enthousiastes, promenade dans la ville : Toutes les maisons sont pavoisées, et les voitures occupées par des femmes qui mêlent leur voix à celle de la multitude criant : Vive l'Empereur ! A Valence (23 septembre) : Le voyage de Lyon à Grenoble et de Grenoble à Valence a été une marche triomphale, au milieu des populations accourues de toute part et accueillant le Prince avec enthousiasme, aux cris de Vive l'Empereur ! L'entrée de Grenoble a été superbe ; celle de Valence ne lui a cédé en rien... Tous les arcs de triomphe jusqu'à Valence — et il y en avait dans tous les villages — portaient : Vive Napoléon III ! Toutes les populations faisaient retentir ce cri et celui de Vive l'Empereur ! Les acclamations en faveur de l'Empire vont toujours crescendo[22], etc. Cette consolidation du pouvoir conféré par la confiance populaire au neveu de Napoléon était tellement logique, tellement naturelle qu'au moment où elle s'accomplit, on s'étonnait qu'elle eut autant tardé[23]. On vient de voir quels obstacles Louis-Napoléon avait rencontrés, à chaque pas, sur la route qui devait le mener, par la présidence, à l'Empire, quelle modération et quelle fermeté, quelle patience et quelle énergie il avait dû montrer pour prendre et garder la place à laquelle l'appelait la volonté nationale. — Pour faire accepter son gouvernement au dehors, pour amener l'Europe à compter avec lui, cette Europe qui le traitait naguère en paria, comme il le disait amèrement lui-même, il n'avait guère eu moins de difficultés à vaincre. Voir l'un de ces Bonaparte proscrits, maltraités par elles, un prince qui avait mainte fois flétri leurs arrangements de 1815, appelé, même pour quatre ans, à la tète du peuple français, c'était pour les grandes puissances une humiliation, presque une défaite, et peut-être une menace. L'Angleterre surtout se demandait avec inquiétude s'il ne chercherait pas à venger le martyr de Sainte-Hélène. Sans doute, dans ses écrits de Ham, il s'était défendu d'une telle intention ; sans doute, dans une lettre adressée, en 1847, à M. Campbell, — qui venait de traduire la grande histoire de M. Thiers, — il avait exprimé le désir de pouvoir un jour unir indissolublement les intérêts de la France et ceux de l'Angleterre ; — mais, arrivé au pouvoir, se souviendrait-il de ces déclarations ? Aurait-il vraiment l'âme assez haute pour oublier tous les griefs de sa race ? Lord Malmesbury, le connaissant bien, s'en portait garant : les autres hommes d'État d'Angleterre refusaient de partager sa confiance et lui reprochaient même ses amicales relations avec ce prince suspect. Lord Normanby, qui les représentait à Paris, affichait très peu diplomatiquement son antipathie pour le président et lui prédisait une chute prochaine. Il partageait à cet égard les sentiments de Lord Aberdeen, dont Louis-Napoléon était la bête noire, même ceux du prince Albert, qui entretenait avec lui une correspondance privée très hostile à la personne du prince[24]. Lord Palmerston avait toujours eu moins de préventions contre lui. En suivant avec curiosité la lutte engagée entre les parlementaires et le président, il s'était pris pour celui-ci d'une sympathie croissante. Dès qu'il apprit l'acte du 2 décembre il l'approuva, sans prendre la peine de se concerter avec ses collègues, ce qui lui, coûta son portefeuille. Écrivant alors à son frère William, il lui expliquait nettement pourquoi il avait applaudi des deux mains au coup d'État : Violer une constitution digne de ce nom, consacrée par les siècles, comme celle d'Angleterre, ce serait grave assurément. Mais pouvait-on considérer comme une constitution cette agrégation de niaiseries que des tètes éventées avaient imaginées pour le tourment de la France ? Non évidemment ; et, pour lui cette constitution-là, il était plus honorable de l'enfreindre que de l'observer. Il l'avait regardée, dès le premier moment, ainsi que tout le monde, comme incapable de durer longtemps et frisant l'anarchie. Un conflit étant inévitable il valait mieux que le président l'emportât. Car le succès du président promettait le rétablissement de l'ordre tandis que le succès de ses adversaires, c'eut été la guerre civile, l'anarchie pour un temps : l'Assemblée n'avait pas autre chose à offrir[25]. Malgré ses bonnes dispositions relatives pour le prince-président, Lord Palmerston n'avait pourtant pas une confiance absolue dans ses intentions ultérieures, et regardant comme possible qu'il voulût venger son oncle, il conseillait de veiller à la défense nationale[26]. Lord Malmesbury lui succède aux Affaires Étrangères. Dès qu'il arrive au gouvernement, il croit devoir oublier qu'il était, qu'il se dit encore l'ami de Louis-Napoléon. Point de sentiment, en affaires ! Le nouveau ministre adopte donc à l'égard du Président de la République Française, sinon les sentiments, du moins l'attitude de ses collègues ; L'Angleterre, tenant plus qu'aucune autre nation à faire respecter cet édifice élevé sur ses plans, n'entend pas subir un pareil affront. Nous demander de reconnaître un Napoléon III, écrit Lord Malmesbury lui-même, est absurde ; car c'est vouloir nous forcer, nous et les grandes puissances, à donner un démenti à l'histoire et à nous déjuger nous-mêmes dans tout ce qui a été fait depuis trente-sept ans. Et les grandes puissances le sentaient toutes aussi vivement que l'Angleterre. A Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Berlin, on avait vu, avec déplaisir, le neveu de l'Empereur, passer de l'exil au pouvoir, et on lui avait fait grise mine. Peu à peu, toutefois, en constatant qu'il représentait, en France, le principe d'autorité, la cause de l'ordre, les cours d'Europe en étaient venues à faire des vœux pour son succès. Comme la France, en effet, elles ne voyaient prèle à lui succéder que l'anarchie. Le coup d'État avait eu pour tous les cabinets le mérite de les délivrer de leur appréhension principale, la crainte d'une nouvelle explosion démagogique dans l'année 1852... Instinctivement et sans concert, toutes les cours acclamèrent racle qui venait dénouer une situation pleine de périls[27]. Mais, tout en appréciant le grand service que le Prince-Président venait de rendre à la société, elles se souciaient fort peu de le voir restaurer cette dynastie napoléonienne, autrefois détrônée, répudiée, vilipendée par elles. L'avènement de Louis-Napoléon était considéré comme une atteinte au Congrès de Vienne qui avait frappé de déchéance perpétuelle la famille de Bonaparte... La Sainte-Alliance se sentait menacée... Toutes les grandes puissances, en principe, étaient d'accord sur l'urgence de se garantir, par d'inviolables garanties, contre les dangers qu'elles appréhendaient[28]. L'empereur Nicolas, séduit par le caractère de Louis-Napoléon[29] n'avait contre lui nulle hostilité personnelle. Mais, habitué à régenter l'Europe, il ne tenait point à voir s'installer en France un gouvernement fort, autoritaire et revendiquant comme lui le rôle de défenseur de l'ordre européen[30]. Que Louis-Napoléon restât dictateur, sous le titre de Président, le czar ne demandait pas mieux : mais qu'il montât sur le trône, c'était un danger pour l'Europe, et, pour lui-même, une imprudence. Nicolas lui portait un trop sincère intérêt pour lui laisser commettre une pareille faute : il l'en dissuadait avec instance. Louis-Napoléon, restant sourd à ces bienveillantes suggestions et semblant résolu à accepter la couronne, la cour de Russie se résignerait pourtant à le reconnaître sous le nom de Napoléon II ; — sous celui de Napoléon III, jamais ! Jamais ! répétaient, de leur côté, l'Autriche et la Prusse... Seulement, sous prétexte de déférence, — en réalité pour nous indisposer contre lui, — elles lui laissaient l'honneur de formuler la protestation commune, en promettant de l'appuyer avec énergie. Nicolas accepta volontiers ce mandat et répondit à la communication du gouvernement français par l'envoi d'une note sèche et hautaine[31]. L'Autriche et la Prusse, après avoir poussé la Russie à marcher, la suivaient prudemment de loin, toutes prêtes à se dégager d'une pesante solidarité, et ayant soin de le faire savoir au gouvernement français. Louis-Napoléon, prenant ainsi une première revanche de 1815, monta tranquillement sur le trône, avec le nom qu'il avait résolu d'adopter. Il se borna à dorer légèrement cette amère pilule, en disant le jour de son installation : Je prends avec la couronne le titre de Napoléon III parce que la logique du peuple me l'a donné dans ses acclamations... Est-ce à dire qu'en acceptant ce titre je tombe dans l'erreur reprochée au prince qui, revenant de l'exil, déclara nul et non avenu tout ce qui s'était fait en son absence ? Loin de moi un semblable égarement... Mais plus j'accepte tout ce que depuis. cinquante ans l'histoire nous transmet avec son inflexible autorité, moins il m'était permis de passer sous silence le règne glorieux du Chef de ma famille et le titre régulier, quoique éphémère, de son fils, que les Chambres proclamèrent dans le dernier élan du patriotisme vaincu... Mon règne ne date pas de 1815, il date de ce moment même où vous venez de me faire connaître les suffrages de la nation. L'Angleterre affecta de trouver dans ces habiles paroles une satisfaction suffisante ; et les autres puissances tirent de même, — sauf la Russie, trop engagée par sa protestation pour reculer déjà. Dans la lettre de créance que son ambassadeur, M. de Kisseleff, remit à Napoléon III, le czar le traitait donc de bon ami et non de frère, semblant refuser ainsi d'admettre le nouveau souverain dans la grande famille monarchique. Mais, tout en prenant ce parti, il se demandait avec quelque inquiétude quelles en seraient les conséquences et si Napoléon III recevrait son ambassadeur. Napoléon III le reçut ; il le reçut même fort bien ; et par sa spirituelle courtoisie, il sut se tirer, à son avantage, de la situation délicate où le czar avait cru le placer. Après avoir lu la lettre de créance, il dit, avec le plus aimable sourire, à M. de Kisseleff : Vous remercierez beaucoup l'Empereur Nicolas du nom qu'il veut bien me donner ; j'en suis particulièrement touché ; car on ne choisit pas ses frères, et l'on choisit ses amis... Une fois de plus Louis-Napoléon, ou plutôt Napoléon III, — car c'est ainsi qu'il faut l'appeler désormais, — avait su mettre les rieurs de son côté ; une fois de plus Je public, en apprenant cette petite scène, avait dit : Bien joué ! Nicolas lui-même fut assez satisfait d'en être quitte à si bon compte, Loin de renier les sentiments qu'avec une douce ironie lui avait prêtés Napoléon III, il se plut à les proclamer : Il reçut le général de Castelbajac — notre ambassadeur — dans son cabinet, alla au-devant de lui, et lui dit avec chaleur, en l'embrassant : — Je suis heureux que nos affaires soient si bien terminées. J'en remercie l'Empereur Napoléon... Ma confiance lui est acquise ; j'espère qu'il m'accordera la sienne comme à un ami, car pour moi les mots ont un sens et ne sont pas de vaines paroles. J'attends sa réponse à ma lettre, car je désire avoir avec lui des rapports intimes, qui peuvent être plus utiles entre gens faits pour s'estimer et s'aimer que des rapports officiels[32]. Porté par la volonté nationale, Napoléon III s'est donc assis sur le trône, malgré l'opposition des parlementaires, malgré le mauvais vouloir de l'Europe. Par sa fermeté calme et froide, il a su remonter, sans apparent effort, ce double courant d'hostilités, pour atteindre son but et fonder le gouvernement national dont il s'est toujours cru destiné à devenir le chef. Quel usage voudra-t-il faire de son pouvoir souverain, au
dedans, au dehors, on le sait d'avance. Quand, Président de la République, il
espérait encore recruter dans tous les groupes parlementaires un parti
nouveau, disposé à marcher d'accord avec ses six millions d'électeurs, il
avait écrit au Président de l'Assemblée que tout un
système avait triomphé au 10 décembre ; que le nom de Napoléon était tout un programme ; que de lui le pays devait
attendre : l'Autorité ; — l'Esprit de conciliation ; — le
Respect de la Religion ; — le Bien-être du Peuple ; — le
Progrès ; — la Dignité nationale. Ce programme qu'il n'a pu exécuter comme président de la République, ayant les mains liées par la majorité, même par ses ministres, il va chercher, comme empereur, à le remplir. |
[1] Un officier de sa maison qui, pendant toute la durée de son règne, resta attaché à sa personne, nous disait : En vingt ans, je ne lui ai jamais vu qu'un mouvement de colère ou plutôt de vivacité. C'était au camp de Boulogne, où la maladresse d'un colonel avait failli produire un grave accident. Il malmena quelque peu le maladroit ; mais tout le Jour il parut malheureux, presque humilié de ce moment d'oubli, et le soir Il faisait venir celui qui en avait été la victime pour lui parler avec la plus grande bienveillance.
[2] M. Buffet, qui a toujours passé pour le type achevé de la correction parlementaire, avouait lui-même, le 8 juillet 1875, étant président du Conseil, que les Constituants de 1848 avalent voulu prendre des précautions contre le pays. Sachant, en effet, que le pays avait pour leur œuvre un attachement, un dévouement douteux et voudrait sans doute la réviser ils avaient rendu la révision à peu près impossible, on pourrait même dire, en fait, impossible.
[3] Les hommes les plus sûrs du vote de leur commune, se virent abandonnés de leurs serviteurs eux-mêmes. Le duc de Luynes, qui avait toujours tenu entre ses mains tous les suffrages de son pays dont il était représentant, vint, la veille de l'élection, dans la réunion électorale. Accueilli par les témoignages de la plus complète déférence, il est interrogé sur le président qu'il faut choisir ; il parle, il s'anime pour recommander le général Cavaignac. Il dit tout ce que l'on peut dire en sa faveur et contre son concurrent. On l'écoute avec faveur, on l'applaudit quand il a fini de parler ; il se retire content de son succès, assuré que bien peu de voix manqueront à son favori. Le soir il apprend que le général n'a eu que la sienne ; toutes les autres avaient été données au futur empereur... Vicomte DE MELUN, Mémoires, t. II, p. 35.
[4] E. Teste a dit, plus catégoriquement encore : Après l'élection présidentielle du f0 décembre, on ne criait pu seulement Vive Louis-Napoléon ! on criait encore et surtout : Vive l'Empereur ! Outre qu'on acclamait un homme, on acclamait ce qu'on attendait de lui : on voulait l'Empire, de préférence à tout autre gouvernement. (Le Gaulois, 4 mai 1888.)
[5] Comte DE FALLOUX, Mémoires d'un Royaliste, t. II.
[6] Lord MALMESBURY, Journal d'un ancien Ministre, p. 425.
[7] Mémoires d'un Royaliste, t. II.
[8] Mémoires d'un Royaliste, t. II.
[9] Félix Solar, qui autorisa M. G. de Cassagnac à le dire à l'Empereur. — Souvenirs du Second Empire, t. Ier, p. 41.
[10] Mémoires d'un ancien Ministre, p. 135.
[11] Numéro du 14 mars 1851.
[12] Au comte Alfred de Gramont, officier d'ordonnance du général de Castellane, — qui lui était tout acquis, et avec qui il n'avait pas à dissimuler, — il disait, le 22 janvier 1851 : Je suis loyal dans ce que je dis et promets, et la Chambre est pour moi d'une indigne injustice. (Journal du Maréchal de Castellane.)
[13] Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1851.
[14] LORD MALMESBURY, Mémoires d'un ancien Ministre, p. 131. — Le maréchal Castellane, alors à Paris, écrivait sur son journal — encore inédit : Le général Changarnier parait tout à fait fou d'orgueil et d'importance. Il croit pouvoir renverser le président, en qualité de général de l'Assemblée... Il y a quelques jours, il disait : Je tiens l'armée dans ma main, en fermant la main. Il se trompe étrangement.
Un peu plus tard, il écrivait encore : Le général Changarnier a tort de dire un grand mal du Président et devant assez de monde pour que cela soit répété... Il a tenu des propos tels que ceux-ci devant les officiers généraux et chefs de corps, donnant pour instructions au général de division Guillabert : Votre division est chargée de la garde de la Chambre ; moi seul commande. Si le ministre de la guerre vous donne des ordres, non seulement vous ne lui obéirez pas, mais vous le f.... à la salle de police. Ces propos n'ont eu aucun succès. Personne n'a soufflé mot. Chacun a réfléchi que le ministre de la guerre était au fond le chef de l'armée...
[15] Il est maintenant bien connu ici, écrivait lord Palmerston à lord Normanby, le 3 décembre, que la duchesse d'Orléans s'attendait à être appelée à Paris, cette semaine, avec son fils... Naturellement, le Président aura eu vent de ce qui se passait. Il a agi en vertu de cette règle d'escrime qu'une bonne attaque est souvent la meilleure des parades. (LORD PALMERSON, Sa Correspondance intime, t. II, p. 300.)
[16] Le vicomte de Melun, très saint homme pourtant, — mais y a-t-il des saints en politique ? — était de ceux qui raisonnaient ainsi. Dans ses Mémoires, il raconte qu'à l'Assemblée personne, parmi les conservateurs, ne voulait plus de la République et qu'on y travaillait à rétablir la monarchie (p. 82) ; mais qu'une conspiration se tramant visiblement à l'Elysée contre la Constitution et la République (p. 83), ces conservateurs antirépublicains avaient engagé M. Dupin à faire arrêter le Président ; — que, par malheur, ils étaient divisés, hésitants, ne sachant quel avenir poursuivre ; que, par conséquent, l'Assemblée était impuissante à donner une solution aux difficultés de la situation (p. 89) ; et il n'en déclare pas moins qu'en attentant à cette Constitution, dont ils faisaient eux-mêmes si bon marché, à cette légalité qu'ils brûlaient de violer à ses dépens, Louis-Napoléon commet un crime et une infamie ! (p. 93.)
[17] Nouvelle Revue, 1er février 1888.
[18] Revue des Familles, 1er septembre 1890.
[19] C'est M. E. Forcade qui parlait ainsi dans la Revue des Deux-Mondes. — Le Journal des Débats, de son côté, remerciait l'armée dont le sang généreux avait sauvé la société (20 décembre). — L'Assemblée nationale poussait ses amis à entourer un gouvernement qui défendait le foyer domestique, la propriété, la famille et la religion (28 décembre). — La Gazette de France recommandait aux siens de ne pas entraver le pouvoir engagé dans une œuvre où la Providence entre pour beaucoup, etc.
[20] Souvenirs du Second Empire, t. Ier, pp. 41 et 265.
[21] Souvenirs du Second Empire, t. II, p. 245.
[22] Récit de la tournée faite par le Prince-Président, en octobre 1851 dans le Midi : De Bordeaux à Marseille, son voyage ne fut qu'un triomphe... Au sortir de l'église (à Narbonne), les cris de Vive l'Empereur ! éclataient de toute part... La ville de Carcassonne reçut avec la même ivresse le président d'une République enterrée d'avance sous ces démonstrations populaires. Mgr BESSON, Vie du Cardinal de Bonnechose, t. Ier, p. 309.)
[23] ... L'Empire s'asseoit, sans obstacles, sans contestation, sans résistance. Telle est la facilité avec laquelle tout se plie à ce changement qu'on pourrait presque se demander comment il se fait qu'il ait tant tardé à se réaliser. (CHARLES DE MAZADE, Revue des Deux-Mondes, 15 déc. 1852.)
[24] LORD MALMESBURY, Mémoires d'un ancien Ministre.
[25] LORD PALMERSTON, Sa correspondance intime, traduite par Mme Craven, t. II, p. 300 à 324.
[26] LORD MALMESBURY, Mémoires d'un ancien Ministre.
[27] Comte DE CARRÉ, L'Europe et le Second Empire, p. 5.
[28] G. ROTHAN, L'Europe et l'Avènement du Second Empire, p. 299.
[29] LORD MALMESBURY, Mémoires d'un ancien Ministre. (Note du 29 novembre 1852.)
[30] L'Europe et l'avènement du Second Empire, p. 308.
[31] En reconnaissant dans l'Empire, en France, le nouveau souverain qui vient de s'y installer, — disait avec humeur M. de Nesselrode, — mon auguste maitre ne saurait pourtant pas ne pas articuler une réserve à l'égard du chiffre dynastique adopté par ce souverain. Les puissances européennes n'ayant, à aucune époque, reconnu, ni de droit ni de fait, Napoléon II, elles ne sauraient aujourd'hui le faire implicitement sans se démentir elles-mêmes ; aussi voudrez-vous bien déclarer à votre gouvernement que, sans méconnaitre la souveraineté personnelle de S. M. l'Empereur des Français, il nous sera impossible de lui donner dans nos actes la dénomination de Napoléon III. Il dépend du gouvernement français de ne pas insister sur ce point plus que nous n'insistons nous-même. (G. ROTHAN, L'Europe et l'Avènement du Second Empire, p. 384.)
[32] G. ROTHAN, L'Europe et l'Avènement du Second Empire, p. 410.