L'installation du prisonnier. — Mal logé, mais bien gardé. — M. Guizot consolant Louis-Napoléon sans le savoir. — Le plus clairvoyant des deux. — L'Université de Ham. — Politique, histoire, littérature, balistique et chimie. — Plutôt la prison que l'exil. — Heures de tristesse. — Correspondants et visiteurs. — Le Parti National. — Où va l'argent du prince ? — Confiance inébranlable. — Le prince demande à aller revoir son père mourant. — Est-ce un prétexte ? — Délibération des députés amis du prince. — L'évasion : récit de l'évadé. — Une prière sur la grande route. — Reliques compromettantes. — Arrivée à Londres. — Mort du roi Louis. — Nouvelles études. — La révolution à Paris. Les oncles de Louis-Napoléon, lui reprochant d'avoir troublé leur vie par ses folles équipées, devaient convenir qu'il avait encore plus troublé la sienne. En Angleterre, où son nom lui ouvrait tous les salons, où son caractère lui avait fait de nombreux amis, où sa modeste fortune suffisait à satisfaire ses goûts fort simples, il aurait pu continuer à jouir d'une existence assez douce : à cet exil confortable il avait préféré une prison française. Il y entrait, à trente-deux ans, pour y demeurer perpétuellement. En France sans doute, la perpétuité des peines politiques est une fiction ; et il le savait bien. Mais cette perpétuité relative pouvait cependant et, selon toute apparence, devait avoir une certaine durée. De fait, elle dura six ans ; et, si Louis-Napoléon n'avait su l'abréger lui-même, elle eût duré jusqu'à la révolution de février, c'est-à-dire deux ans de plus. Le nouveau gîte où devait s'écouler lentement ses dernières années de jeunesse, le prince Louis semblait le trouver fort convenable : Je suis maintenant installé, — écrivait-il à Mme Salvage dès le 16 octobre ; — j'ai un bon lit, des rideaux blancs aux fenêtres, une table ronde, une commode et six chaises. Vous voyez que j'ai tout ce qu'il me faut. Encore parmi ces objets que l'administration lui avait accordés, ou qu'elle lui avait permis de se procurer à ses frais, oubliait-il une petite glace de 0,06 centimètres sur 10[1]. Il lui aurait fallu pourtant un peu plus, — surtout des portes et des fenêtres interceptant mieux l'air humide de ce pays marécageux. Mais le maigre crédit de 600 francs, ouvert par le ministre Rémusat et le sous-secrétaire d'État Malleville, pour réparer, aménager ce logis délabré, n'avait pu suffire à tout[2]. Espérant se garantir de ces perfides courants d'air, le prince s'était fait faire un grand paravent, qui existe encore, et qu'il s'amusait à décorer des meilleures caricatures du Charivari, soigneusement découpées : jamais cependant il ne put s'en bien défendre ; et, toute sa vie, comme nous le verrons plus loin, — il devait conserver ce douloureux souvenir de sa captivité[3]. S'il était mal logé, le prince Louis était bien gardé : quatre cents hommes dans le fort, et soixante sentinelles répandues de tous côtés avec une consigne sévère ; pour surveiller, stimuler leur vigilance, le chef de bataillon Girardet, commandant du fort et de la ville, — un homme sûr, bientôt remplacé par un autre, choisi avec soin et plus sûr encore. Parmi les autorités civiles et militaires de Boulogne dont l'énergique concours avait maintenu dans le devoir les soldats hésitants, quatre personnes surtout s'étaient fait remarquer : le sous-préfet, M. Leprovost de Launay ; le maire, M. Adam ; et deux officiers, M. Demarle, commandant de la place de Boulogne, et M. Col-Puygellier, capitaine de la compagnie détachée dans cette ville. Dès le 7 août, le ministre de la guerre, en raison de leur belle conduite, du dévouement, de la fermeté par lesquelles ces deux officiers s'étaient particulièrement distingués la veille, priait le roi de les élever au grade de chef de bataillon[4]. Pour garder le prince à Ham, on choisit l'un des deux officiers qui avaient mis tant de zèle à le désarmer, à l'arrêter : M. Demarle. Le nouveau commandant remplit si consciencieusement son office, il surveilla si bien son prisonnier, rendit un compte si minutieux de ses faits et gestes au ministre de l'Intérieur, que celui-ci, par deux fois, voulut l'en récompenser : non content. de lui avoir fait donner la rosette de la Légion d'honneur, il réclamait pour lui le grade de lieutenant-colonel[5]. Mais Louis-Napoléon était un charmeur. Sans s'y efforcer, par sa seule façon d'être, il savait se faire aimer de quiconque l'approchait. Les soldats chargés de le garder, et qui ne devaient ni lui parler, ni le saluer, ni se lever devant lui, s'ingéniaient, à lui témoigner secrètement leur sympathie plusieurs lui firent même offrir de favoriser son évasion. Chaque semaine, on devait laver les guérites pour effacer les Vive Napoléon ! les Vive l'Empereur ! qu'un crayon séditieux, mais anonyme, y écrivait pendant la nuit... Il fallait donc renouveler souvent la petite garnison du fort pour la soustraire à cette pernicieuse influence. Le commandant de Ham, le rigide et consciencieux De-marte, devait finir par y céder lui-même ! Sans cesser jamais d'exécuter les sévères instructions qu'il avait reçues, il en tempéra peu à peu la rigueur, par quelques tolérances et surtout plus d'égards personnels. Il invitait parfois le prisonnier à sa table, ou seul, ou avec quelque ami venu de Paris, pour le voir. Certain jour même, il faillit s'oublier jusqu'à l'emmener avec lui dîner dans un château voisin ; mais, au dernier moment, de mauvaises nouvelles étant arrivées de Paris, il recula devant une aussi grande incorrection. Grâce à sces meilleures dispositions du commandant, grâce aux démarches spontanées de personnes qui s'intéressaient à lui, le prince obtint quelques légères faveurs. Sur les remparts — où les premiers jours il lui avait été permis de se promener à certaines heures, mais toujours accompagné, — on lui abandonnait, peu de temps après, quelques mètres de terrain pour y cultiver des fleurs. En lui demandant un gros paquet de graines de réséda, il disait, en mars 1841, à Mme Salvage : Je serai très fier de vous montrer mon jardin, quand vous viendrez me voir. Plus tard, sur la demande de son médecin, on lui accordait une autorisation plus précieuse. Sa santé s'était en effet sensiblement altérée. En avouant à son père qu'il souffrait de fortes douleurs rhumatismales il les attribuait à l'humidité du pays et au manque d'exercice. Ce que les courants d'air de sa chambre avaient commencé, l'inaction physique l'achevait. Louis-Napoléon, en entrant à Ham, n'y était guère accoutumé. Il s'était adonné dès son enfance à tous les genres de sport. Il y avait peu de cavaliers plus brillants, de tireurs plus adroits, ni de patineurs plus élégants, ni surtout de plus hardis nageurs : à quinze ans, il se jetait tout habillé dans le Neckar, du haut d'un pont où il se promenait avec les jeunes princesses de Bade, pour le seul plaisir d'effrayer ses cousines, bien vite rassurées d'ailleurs en le voyant gagner tranquillement la rive. Les exercices physiques, dont il avait une longue habitude, étaient devenus pour lui un besoin. Il souffrait réellement d'en être privé. Dans l'intérêt de sa santé compromise, on lui permit donc d'avoir un cheval et de le monter sur la petite promenade des remparts. Malgré de tels adoucissements, cette existence était assez dure pour un homme jeune, avide d'action, dont l'âme ardente avait caressé tant de généreux projets. Louis-Napoléon s'y résignait néanmoins sans effort, en lisant cet aphorisme extrait d'un ouvrage de M. Guizot, et qu'il avait écrit, en gros caractères, sur le mur de sa chambre : Pour les peuples comme pour les individus, la souffrance n'est pas toujours perdue. Elle ne devait pas l'être pour lui ! En cherchant dans cet aphorisme une consolation, une espérance, il était donc plus clairvoyant que l'illustre homme d'Etat auquel il l'avait emprunté, et qui, à cette heure, même dans sa correspondance officielle, affectait de traiter le conspirateur de Boulogne avec un injurieux dédain. Avant de lui valoir un trône, la souffrance fournit à Louis-Napoléon les moyens de s'en rendre digne. S'il étonna, plus tard, les Français, les étrangers qui l'approchaient par l'étendue et la variété de ses connaissances ; — s'il put parler de leurs travaux, avec compétence, avec tous ceux qu'il recevait, — qu'ils fussent économistes ou historiens, artilleurs ou chimistes, archéologues ou ingénieurs ; — si son style, d'abord trop hésitant et trop fleuri, prit peu à peu cette mâle simplicité, cette énergique concision qui devait donner tant de relief à ses moindres discours, — c'est qu'il avait eu le temps, comme il le disait lui-même en souriant, de bien compléter ses études à l'Université de Ham. En lisant les journaux qu'on l'avait autorisé à recevoir, le Moniteur, le Journal des Débats, le Constitutionnel et le Messager, — il pouvait suivre les questions à l'ordre du jour. Il les traitait lui-même, à son point de vue, dans des feuilles importantes du Nord qui avaient accepté sa collaboration, le Guetteur de Saint-Quentin et le Progrès du Pas-de-Calais : collaboration si active, à certains moments, qu'en moins de dix jours, — du 29 avril au 7 mai 1843, — ce dernier journal publiait quatre articles du prince[6]. Ces quatre articles, consacrés à l'une des questions qui le préoccupaient le plus, l'organisation de l'armée, n'ont rien perdu de leur intérêt. Ce n'est pas assez dire : leur intérêt a doublé, depuis que la catastrophe de 1870 a fait comprendre à tous, — même à ceux qui voulaient supprimer les armées permanentes, — que cette question militaire était pour nous une question vitale. Quand on se rappelle, en effet qu'après avoir, comme candidats, cherché à se faire une popularité trop facile en demandant la réduction du budget de la guerre et le désarmement ; comme députés, à faire échouer le projet de 1866, à restreindre singulièrement celui de 1867, les membres modérés ou avancés de l'Union libérale, osèrent, en 1871, reprocher unanimement à Napoléon III de n'avoir pas songé à armer suffisamment la France, — parce qu'il n'avait pas pris la peine de se renseigner sur la situation militaire de la. Prusse, ni daigné lire les rapports du baron Stoffel, qui la lui auraient apprise, — il est intéressant, trop intéressant, de relire les études où, dès 1843, Louis-Napoléon exposait en détail l'organisation prussienne et en réclamait instamment l'adoption. Dans l'une de ces études, il écrivait : Comme la Prusse avant Iéna, nous vivons sur notre gloire passée ; le terrible exemple de Waterloo ne nous a pas profité... L'organisation prussienne est la seule qui convienne à notre nature démocratique, à nos mœurs égalitaires, à notre situation politique... Aujourd'hui la France n'aurait pas 200.000 hommes à opposer aux frontières, lorsque, sur la ligne du Rhin seulement, 500.000 hommes pourraient être réunis en quinze jours contre nous. Une autre commençait par ces lignes prophétiques : Un des généraux qui contribuèrent le plus à l'organisation militaire de la Prusse exprima un jour cette pensée que dans un État bien organisé on ne devait pas savoir où commence le soldat, où finit le citoyen. Ces paroles dépeignent la philosophie d'un système qui sera infailliblement adopté par toutes les puissances du continent, parce qu'il répond aux nouvelles exigences des peuples de l'Europe. Si ce système ne put être adopté sous son règne, si la France n'eut jamais les 1.200.000 hommes exercés qu'il déclarait nécessaires à sa défense, — nous verrons plus loin pourquoi. Ces articles, écrits au jour le jour, n'empêchaient pas Louis-Napoléon de faire des travaux plus importants sur toute sorte de sujets. Tantôt, sous le titre de Fragments historiques, il étudiait le passé de l'Angleterre, y cherchant des leçons pour nous-mêmes. Tantôt, dans une brochure trop connue pour que nous ayons besoin d'y insister, l'Extinction du Paupérisme, il abordait un des problèmes de la question sociale. Tantôt, — quarante ans avant qu'on entreprit à Panama le canal interocéanique, — il concevait le projet de l'exécuter par le lac de Nicaragua, et en cherchait longuement les moyens pratiques. Connaissant les études approfondies que dès 1842 il avait faites pour ce projet, le gouvernement de Nicaragua devait le prier, quatre ans plus tard, de constituer une grande compagnie pour creuser le canal Napoléone, — car on voulait donner au futur canal le nom de celui qui en avait eu l'initiative. Une autre année, le prince Louis traitait une question plus spéciale encore, à laquelle ses études antérieures semblaient l'avoir peu préparé : la question des sucres. Il y consacrait une brochure si pleine d'observations et de calculs saisissants que la Société des Fabricants de sucre indigène s'empressait de l'adresser, à ses frais, comme la meilleure défense de leur cause, à tous les membres des conseils généraux. Passant de l'économie industrielle à la chimie, le prince adressait à l'Académie des Sciences un court mémoire intitulé Examen de la théorie physique et de la théorie purement chimique de la pile voltaïque. Il le terminait modestement par ces mots : Je vous transmets, messieurs, ces observations avec une extrême réserve, car je n'ai pas fait de la chimie et de la physique mon étude spéciale... Cette communication n'en parut pas moins intéressante à l'Académie, qui la fit insérer dans son compte-rendu avec la note suivante : Quoique le prince Napoléon ait été précédé par M. Becquerel dans la construction d'une pile un seul métal, nous croyons devoir publier sa lettre : la netteté des raisonnements et des résultats justifiera notre détermination aux yeux de tout le monde[7]. Le roi Joseph meurt. Louis-Napoléon oublie d'anciens démêlés, auxquels d'ailleurs, pendant son dernier séjour à Londres, une franche réconciliation avait mis fin. Il oublie que son oncle, à cette époque, lui avait spontanément promis de l'inscrire sur son testament, pour l'indemniser des sacrifices faits par lui seul à la cause des Bonaparte et que cette promesse n'a pas été tenue : dans une longue notice, il rend un éclatant hommage à sa mémoire. Parmi tous les ouvrages dont le prince Louis s'occupa
pendant sa captivité, celui qui devait s'intituler Du passé et de l'avenir
de l'artillerie et dont il ne put terminer qu'un volume, était, de
beaucoup, le plus important, celui qui lui prit le plus de temps, lui coûta
le plus d'efforts. L'ingratitude était son moindre défaut. Il sut toujours se souvenir des plus petits services qu'il avait reçus. Dans la préface de ce livre inachevé, il remerciait donc vivement, sans oser les nommer par crainte de les compromettre, tous ceux qui l'avaient aidé en lui procurant quelque utile indication ; puis il ajoutait : Une personne surtout, amie d'enfance, a bien voulu faire pour moi les recherches nécessaires dans les manuscrits de la Bibliothèque Royale. Si mon ouvrage n quelque valeur, c'est à elle que je le devrai, car c'est par elle que me sont venus les documents les plus intéressants et les plus précieux. Je dois aussi remercier M. de Salvandy de m'avoir laissé consulter, à Ham, les manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal dont j'avais besoin. Cette amie d'enfance était Mme Cornu, élevée près de la reine Hortense, dont sa mère, Mme Lacroix, était la femme de chambre. Ses dons naturels, très brillants, avaient été développés par l'excellente éducation que lui avait fait donner la reine. Elle était apte à tout comprendre ; et, pour l'aider dans ses recherches, Louis-Napoléon ne pouvait souhaiter un meilleur secrétaire. C'était, entre elle et le prince, une correspondance incessante, ayant toujours le même objet : annonce des ouvrages désirés, accusés de réception, remerciements et demande de nouveaux ouvrages. Nous en citerons, à titre d'exemple, un seul extrait : Voici la liste des manuscrits que vous m'avez envoyés : n° 7,076, Christine de Pisan ; — n° 7,112, St-Luc ; — n° 7,450, Jehan Bythaene ; — n° 1,666, Pascuali Bombardiere ; n° 6,994, Dessins d'artillerie du XVIe siècle ; — Inventaire de 1,611, sans numéro ; — Dessin d'artillerie du XVe siècle, sans numéro. Voici la liste nouvelle de mes demandes, et vous n'êtes pas au bout : 1° Manuscrit de la Bibliothèque royale, noté au n° 287 du Supplément Français ; — 2° Huguenin, Histoire du siège de Nancy en 1474 ; — 3° Pierre Desrey, Chronique du roi Charles VIII ; 4° Histoire de Charles VIII, par Georges Flori ; — 5° Voyage de Charles VIII, par André de la Vigne ; — 6° Voyage des deux religieux de Charles VIII. Vous ne m'avez envoyé que trois volumes de Duclerq, je voudrais bien le quatrième. Je garde encore Paul Giove[8]. A tout moment, Mme Cornu recevait quelque nouvelle commission de ce genre, et elle s'en acquittait avec autant d'intelligence que de dévouement. Quelquefois, au lieu d'envoyer, par la diligence, au prisonnier l'un des innombrables paquets de manuscrits qu'elle avait à lui faire parvenir, Mme Cornu les apportait elle-même. Un jour, Louis-Napoléon la pria d'aller, à quelques lieues de Ham, au château de Coucy, examiner un canon octogone et long d'un mètre à peine, le premier qui ait été fabriqué, — si la date qu'il portait était bien sincère. Les chiffres formant cette date étaient-ils marqués en creux sur le bronze ? En ce cas, on avait pu les graver après coup et le canon était peut-être antidaté ; s'ils étaient, au contraire, en relief, la sincérité de la date était indiscutable. Relief ou creux ? Telle était la grave question que Mme Cornu devait résoudre ; et le prince, épris de son travail, y apportant le plus grand souci d'exactitude, attendait impatiemment le résultat de cette petite enquête. Parfois, pour se délasser de ces sévères travaux, le prisonnier laissait courir son imagination, et, nul ami n'étant alors auprès de lui pour les recueillir, il confiait au papier ses rêveries. Quoiqu'elles ne fussent pas destinées au public, certaines de ces pages intimes, L'Exil, — Aux mânes de l'Empereur, etc., ont paru plus tard, dans le recueil de ses œuvres. D'autres sont restées inédites. Dans l'une d'elles, intitulée le Credo, longue et fervente paraphrase du symbole des chrétiens, Louis-Napoléon disait : Je crois en Dieu... Rien n'est fait de soi-même. Lorsque je vois un temple, je pense à l'ouvrier qui l'a bâti ; lorsque j'admire les surprenants phénomènes de l'univers, je baisse le front devant la volonté souveraine qui a fait la nature et ordonné le monde. Père tout-puissant, il doit avoir pour nous l'amour qu'a le créateur pour les choses qu'il a créées. Je crois en Jésus-Christ, fils de Dieu fait homme, qui a revêtu notre enveloppe mortelle, afin de nous faire comprendre, en s'abaissant jusqu'à nous, la morale divine, et d'un coup éleva notre espèce de cent coudées, en faisant passer dans notre Ante la foi, la charité, l'espérance, ces dons du ciel... Pour nous apparaître sous forme humaine, sans rien emprunter de nos péchés, il est né de la Vierge Marie, prenant ainsi pour origine la seule vertu qui fait restée au genre humain, l'innocence et l'innocence du pauvre. Persécuté dès sa naissance, et fuyant le courroux des grands, lui qui les aurait pulvérisés d'un regard, il se contenta des hommages du peuple et souffrit sous l'once-Pilate, vil instrument de la force brutale... Il a été crucifié ! Il fallait qu'il fût crucifié pour nous apprendre à pardonner à nos ennemis, comme il pardonnait lui-même à ses bourreaux. Il mourut, il fut enseveli. Mais le troisième jour, il est ressuscité d'entre les morts. Sa mission était accomplie ; il avait repoussé son enveloppe mortelle ; et, s'élevant aussi haut qu'il s'était abaissé pour nous, il s'assit à la droite de Dieu, le l'ère tout-puissant. Avec lui tout n'avait pas disparu. Sur la terre restait une image vénérée, un principe divin. Sa religion nous a portés depuis 1.800 ans ; il transforma le monde ; et l'on vit le droit remplacer la force, l'amour remplacer la haine, l'égalité remplacer l'oppression !... Dans une autre page, intitulée La Captivité, le prince écrivait : De cet empire immense qui embrassait le monde, voilà donc tout ce qui reste, un tombeau et une prison ; LM tombeau pour prouver la mort du grand homme, une prison pour faire mourir sa cause. Que sont-ils devenus ces quatre millions de Français qui ont élevé le trône impérial et ces millions de soldats qui l'ont défendu jusqu'à Waterloo, et ces hommes que l'Empereur avait faits si puissants pour qu'ils transmissent, après sa mort, à ses héritiers, son sceptre plébéien, son épée nationale, son code civilisateur ? Ils sont tous morts sans doute, car aucun, dans le malheur, n'est venu me tendre la main. Un homme historique cependant m'apparut dans ma prison ; mais celui-là n'avait rien reçu de l'Empereur... Chateaubriand, lui qui avait résisté au pouvoir irrésistible de l'Empereur sur le trône, vint saluer dans un cachot l'infortune du neveu de l'Empereur... Si j'obéissais à cet instinct de la nature qui fait qu'on aime ceux qui vous nourrissent et qu'on hait ceux qui vous fustigent, je n'aimerais que les élu amers qui m'ont nourri et je unirais mes compatriotes qui, enfant, m'ont banni, homme, m'ont persécuté et calomnié... Mais heureusement l'amour de la patrie chasse de mon cœur ces faiblesses humaines ; et, de même que j'ai regretté ceux qui me bannissaient, excusé ceux qui me calomniaient, je remercie ceux qui m'ont frappé de cette condamnation qui rompt l'exil... Oh ! certes parfois, lorsqu'au bout du cinquantième pas fait en ligne droite un homme me barre le passage, ou lorsque le papier qui renferme l'expression de sympathie d'un ami m'arrive tout ouvert, je me surprends à regretter et le lac et les montagnes où j'ai passé mon enfance, et les bords de l'Arno, où languit mon vieux père, et les bords de la Tamise où pour la première fois j'ai été libre... Mais de ces souvenirs, de ces rêves une idée me réveille : cette idée c'est d'être en France ! Elle change tout à mes yeux. Je ne vois plus ni barreaux, ni murs, ni police ; je ne vois plus que le sol, que les habitants de ma patrie. Je plains les hommes qui ne comprennent pas ce sentiment... Ils sont de leur époque ; les jouissances matérielles sont tout pour eux ; ils ne comprennent pas qu'une idée, un reflet de l'esprit divin puisse rendre l'obscurité moins obscure, le malheur plus cuisant, l'esclavage plus doux. Hélas ! ils n'ont jamais, eux, subi les peines de l'exil ! Puisque Louis-Napoléon parlait ainsi, dans ces lignes écrites, pour lui seul, au courant de la plume, il était évidemment sincère, et ne songeait pas à se donner une attitude intéressante lorsqu'il terminait la préface de sa brochure sur la question des sucres, en disant : Quelque imparfait que soit cet écrit, s'il contribue à éclaircir la discussion, et à gagner quelques voix à la cause d'une industrie que je regarde comme une source féconde de prospérité pour la France, je remercierai le ciel de m'avoir permis, même dans la captivité, d'être utile à mon pays, comme je le remercie lotis les jours de me laisser sur ce sol français, objet de mon amour, que je ne veux quitter à aucun prix, pas même pour la liberté. Il était sincère, quand, à tous ses amis, il tenait Je même langage, — écrivant, le 26 septembre 1842, à Mme Salvage : ... Je n'ai pas changé de sentiment ; je ne veux pas quitter le sol français et je ne considérerais nullement comme un service les démarches que l'on pourrait faire dans le sens d'une amnistie ; — écrivant, l'année suivante, à M. Vieillard : Si l'on m'offrait l'exil en échange de la situation qui m'est faite actuellement, je repousserais une semblable proposition, parce que ce serait, à mes yeux, une aggravation de peine. Plutôt être prisonnier en France que libre à l'étranger ! On ne saurait donc contester que l'amour de son pays, même quand son pays semblait le répudier, dominât en lui tous les autres sentiments ! Il était sincère aussi, en convenant que ce sacrifice, bien que volontairement accompli, lui semblait cruel ; qu'il le subirait résolument, sans défaillance, mais non sans tristesse. Parfois, en effet, l'atmosphère de la prison, de cette prison qu'il préfère encore à l'exil, lui parait bien lourde, — comme il l'écrit à une Française, fixée à Florence et amie de sa famille, en se hâtant d'ajouter : Ne croyez pas cependant que je sois découragé ; non ! mais il y a en moi deux êtres : l'homme politique et l'homme privé. L'homme politique est inébranlable ; il le sera toujours. La haine, la calomnie, la captivité ne lui arracheront pas une plainte ; l'homme privé n'en souffre pas moins[9]. Cette souffrance, il ne l'avoue toutefois qu'à ses amis, et seulement aux plus intimes. Il se raidit contre elle, il la domine, voulant rester homme, en dépit du sort[10]. Et, si vive qu'elle soit à certaines heures, elle ne le rend pas insensible à la souffrance d'autrui, — comme l'attestent ces lignes qu'il adresse, le 13 juillet 1842, à son ami M. Desportes : ... Aujourd'hui toute préoccupation cesse devant le tragique événement qui vient d'enlever le duc d'Orléans. Malgré les intérêts de parti et l'opposition de ma situation, j'ai été profondément ému, comme homme, en voyant un fils enlevé d'une façon si imprévue à la tendresse de sa mère et je n'ai pensé qu'au deuil et au malheur d'une famille française. Outre le travail qui remplit la meilleure part de son temps, ce qui console et soutient Louis-Napoléon, c'est d'abord le voisinage des deux amis incarcérés en même temps que lui au fort de Ham, et qu'il lui est permis de voir, à certaines heures : le général Montholon, qui après avoir partagé la captivité de l'Empereur, partage aujourd'hui celle de son neveu ; et le Dr Conneau, qui a promis à la reine Hortense mourante de ne jamais quitter son fils, qui ne le quittera pas, même quand, ayant payé sa propre dette à la justice, il pourrait être libre. A ces deux noms il faut en ajouter un autre celui du fidèle Thelin, — qui avait voulu rejoindre son maure à New-York, — qui a tenu à l'accompagner dans la, bagarre de Boulogne ; — qui, bien qu'acquitté par la Cour des Pairs, a sollicité, obtenu la faveur d'être enfermé, à Ham, avec le Prince ; — qui enfin, par son dévouement à toute épreuve, est devenu pour celui-ci plus qu'un serviteur. Ce qui console et soutient encore Louis-Napoléon, ce sont les témoignages de sympathie qui lui arrivent constamment, les lettres que lui adressent des amis, français ou étrangers, connus ou inconnus, et surtout les visites que beaucoup viennent lui faire. Ces visiteurs, dont nous ne pouvons indiquer qu'un petit nombre, étaient de plusieurs sortes. Les uns étaient des amis personnels du prince Louis, comme la baronne de Forget, née Lavalette, par conséquent alliée à sa famille, — qui, entre deux voyages à Ham, se rappelait au souvenir du prisonnier en lui envoyant des livres, des fruits ou des bonbons ; comme Vieillard, Laity, le baron Larrey, Lord Malmesbury, ou M. Fouquier d'Hérouel, le plus assidu de tous, car, habitant un château voisin de Ham, il était autorisé à venir voir le prince le premier vendredi de chaque mois et à rester avec lui l'après-midi tout entière. D'autres, sans connaître Louis-Napoléon, sans s'intéresser à sa cause, s'intéressaient simplement à sa personne, parce qu'il avait crânement joué sa tête et qu'il expiait durement sa témérité. Telle était Déjazet, la célèbre artiste. Se trouvant dans le pays elle était venue à Ham pour y voir le prisonnier, pour l'apercevoir, du moins, car elle savait bien qu'il ne lui serait pas permis d'arriver jusqu'à lui. Informé de son ardent désir par Thelin, Louis-Napoléon s'y prêta de bonne grâce. Prévenue de l'heure où le prince devait se promener le jour suivant sur les remparts, Déjazet alla se poster à un endroit d'où elle put lui envoyer un salut et recevoir le sien. Avec ses remerciements, elle lui adressa, toujours par l'entreprise de Thelin, une petite médaille qui, disait-elle, lui porterait bonheur. Quelques jours plus tard, elle apprenait l'évasion du prince et s'écriait avec une joyeuse fierté : Je l'avais bien dit ! C'est ma médaille ! D'autres visiteurs enfin, comme Chateaubriand ou Berryer, sans être des amis de Louis-Napoléon, avaient eu avec lui des relations qui semblaient leur conseiller cette démarche de sympathique courtoisie. Mais le plus grand nombre étaient des hommes politiques, dont une intention politique avait déterminé le voyage : des députés comme MM. Beaumont — de la Somme — ou Joly ; des publicistes de province, comme Degeorge, Soufflet et Paugé ; des publicistes de Paris, comme Louis Blanc et Capo de Feuillide. Ce dernier, ayant traversé presque tous les camps, mais non celui du Prince, est attiré à Ham par une sorte de dilettantisme éclectique. Il est entré dans son cachot fort indifférent ; il en sort presque fanatique. Dans un livre écrit peu de temps après, il déclarait avoir cédé, malgré lui, à la fascination qu'exercent un regard bienveillant, doux et pourtant plein de feu, un maintien à la fois simple et digne, etc., et s'être expliqué, par sa propre expérience, cette fièvre de sympathies que le prince Napoléon communique, depuis sa première jeunesse, à tous ceux qui l'approchent[11]. Ce n'est pas une simple curiosité, c'est un sentiment plus sérieux qui a conduit les autres auprès de Louis-Napoléon. Ayant lu ce qu'il écrivait, constatant que ses idées, sur plus d'un point, se rapprochaient des leurs, ils se demandaient si le pays, toujours à la veille de nouvelles secousses, ne trouverait pas dans ce prince démocrate une utile réserve et voulaient s'en assurer, en l'étudiant. Telle avait été sans doute la pensée de George Sand, entretenant avec Louis-Napoléon une correspondance, où elle lui prédisait une prochaine revanche[12]. Telle était certainement celle des publicistes républicains Degeorge, Souplet, Paugé, qui, ayant commencé par écrire au prince, pour lui poser des questions, avaient fini par venir chercher eux-mêmes la réponse. Les républicains ne se bornaient pas alors à invoquer vaguement le principe de la souveraineté nationale, ils voulaient l'appliquer sans réserve. En réclamant le suffrage universel, en promettant de se soumettre ses décisions, on devenait, sinon l'un des leurs, au moins leur intime allié. Répétant ce qu'il avait toujours dit depuis qu'il avait une plume entre les doigts, Louis-Napoléon écrit au Journal du Loiret : Je n'aurai jamais d'autre désir que celui de voir le peuple entier choisir en toute liberté le gouvernement qui lui convient ; issu d'une famille qui doit son élévation à la volonté nationale, je mentirais à mon origine, à ma nature, au bon sens si je ne reconnaissais la souveraineté nationale du peuple comme la base de toute organisation politique. Enregistrant cette déclaration du prince Louis, — conforme à l'invariable doctrine de toute sa vie, — le Journal du Loiret déclare y voir un solennel hommage au principe de la souveraineté du peuple et applaudit aux généreux sentiments qui l'ont dictée : Sur ce terrain, tous les démocrates peuvent s'entendre avec lui et marcher à ses côtés, — ou même à sa suite, — estimant, comme Paugé, qu'au milieu du désarroi des esprits, du morcellement de l'opinion, le prince pourrait seul rallier autour de son grand nom les masses flottantes du pays et fonder le parti national sur les débris de tous les autres. Avec cet écrivain, dont il apprécie l'honnêteté, la droiture et le talent, Louis-Napoléon rêve de créer à Paris un nouveau journal, mieux fait et plus viable que le Capitole et le Commerce. Mais, pour une telle entreprise, il faut de l'argent, et beaucoup. Il a réuni 100.000 francs ; il reste à en trouver 150.000. Il prie M. Fouquier d'Hérouel de les chercher pour lui. Mais il l'en prie sans doute assez gauchement, et s'en rend compte ; car, M. Fouquier d'Henie] devant se rendre à Paris, il écrit à Paugé : Tâchez de l'entraîner ; moi, je suis très bête dès qu'il s'agit de demander de l'argent[13]. Il savait mieux, beaucoup mieux en donner ! Et c'est pourquoi il ne lui en restait plus assez pour supporter, à lui seul, les frais de son nouveau journal. Les deux précédents avaient fait à son patrimoine une forte brèche, élargie par l'expédition de Boulogne, par le procès qui en était résulté, par la dette de reconnaissance qu'à cette occasion il avait contractée et qu'il voulait acquitter, même aux dépens de sa distraction la plus précieuse, la plus nécessaire. Il écrivait, en effet, le 10 avril 1842, à M. Vieillard : J'ai un devoir sacré à remplir, c'est de soutenir tous ceux qui se sont dévoués pour moi ; et malheureusement les pensions que je paye sont au-dessus de l'étal de ma fortune. Je soulage aussi, autant que je peux, les malheureux qui m'entourent ; el, pour faire face à tout cela, je retranche même sur mes plaisirs, car j'ai vendu mon cheval et je crois que je n'en rachèterai pas. Il se privait donc lui-même, non seulement pour secourir ceux qui s'étaient compromis pour lui à Boulogne ou à Strasbourg et dont il s'estimait par conséquent le débiteur, mais pour soulager les malheureux qui l'entouraient, qu'il ne pouvait connaître, envers lesquels il remplissait spontanément un devoir de pure charité. Il n'attendait pas que la misère vint provoquer sa bienfaisance ; il allait, de lui-même au devant d'elle : il se dispensait de l'écrire à M. Vieillard, — faisant toujours, en pareille matière, plus qu'il ne disait ; mais un autre a pu nous l'apprendre. M. Flajollot, garde municipal du génie, attaché au fort de Ham, avait noté les principaux incidents, dont, pendant la captivité du prince, il avait été le témoin ; et de ce petit mémorial, — qui ne fut jamais imprimé, — nous avons extrait les lignes suivantes : Avant l'arrivée de M. Thelin au château, ce fut Ribet — employé du bureau du génie, attaché à la personne du prisonnier — auquel le prince demanda les premiers renseignements sur les infortunes et les malheureux du pays, et Ribet que le prince chargea de leur porter des secours. Celle belle mission fut plus tard (après le 25 mai 1841) confiée à M. Ch. Thelin qui a lui-même un excellent cœur et qui avait obtenu de sortir à volonté. La bienveillante sollicitude du prince s'étendait également sur les enfants des pauvres, qu'il faisait habiller à l'époque de leur première communion... Le prince faisait remettre également à chaque chef d'institutions et écoles de garçons et de filles une notable quantité de bijoux et autres objets pour être distribués aux plus méritants des élèves de ces établissements. N'ayant plus dans sa caisse, ainsi mise à sec, et ne trouvant pas à emprunter assez d'argent pour fonder son nouveau journal, Louis-Napoléon y renonça, non sans regret. Mais cette déception ne le découragea guère. L'indifférence des capitalistes à son égard ne pouvait ni l'affliger ni le surprendre beaucoup. Il comprenait que ses vrais amis étaient les humbles, les petits ; que ceux-là savaient bien ce qu'ils voulaient, sans avoir besoin que des journaux le leur apprissent ; qu'ils aimaient les Napoléon parce qu'ils se sentaient aimés d'eux, et que, quand on les aurait débaillonnés, ils le crieraient bien haut. Sur la sympathie de ces amis obscurs, inconnus, il comptait avec une foi ardente, une foi inébranlable, une foi..... [manque quatre pages : 107 à 110] Deux jours après, il a perdu l'espoir de réussir : Tout est rompu. On m'a indignement trompé. En quoi l'a-t-on trompé ? demande Mme Cornu. Et le 3 février le prince répond qu'après avoir reçu le refus si brutal du ministère il a écrit à quelques députés, mais que ceux-ci ont mal compris ce qu'il attendait d'eux. M. Odilon Barrot... sans que je l'en priasse, formula avec M. Duchâtel un nouveau projet de Lettre au roi et il me l'envoya, en m'écrivant une lettre très aimable pour m'engager à la signer... J'ai répondu hier à M. Odilon Barrot par un refus catégorique. Je lui dis que je ne veux pas demander grâce et que je resterai plutôt toute ma vie en prison que de m'abaisser[14]. Si le prince renonce, par souci de sa dignité, à faire de
nouvelles démarches, ses amis ne jettent pas, comme lui, le manche après la
cognée. M. Vieillard lui répond, le 9 février, que, deux jours auparavant, il
a réuni une trentaine de députés dans l'un des
bureaux de la Chambre. Quand il leur eut fait connaître la résolution
du prince de ne pas signer le projet de lettre au roi, les uns trouvèrent ses
susceptibilités excessives, tout en louant la
noblesse de sentiments, la dignité de langage de sa réponse ; les
autres l'approuvèrent complètement. Il n'y a pas,
leur dit M. Vieillard en terminant, à s'occuper
d'obtenir de lui de nouvelles concessions. Il s'agit de voir ce qu'on peut
faire pour lui, sans lui : Sur quoi, la discussion s'ouvrit. MM.
Odilon Barrot, Berryer, Garnier-Pagès, Marie, Ferdinand Barrot, y prirent
part tour à tour, — sans compter les simples interrupteurs : une petite
séance parlementaire, qui se termina comme tant de grandes ; on n'était pas
plus avancé à la fin qu'au commencement, et l'on se sépara sans rien décider.
A défaut d'un résultat pratique, la réunion avait eu un effet moral que M.
Vieillard indiquait au prince, pour le consoler : Vous
y avez été l'objet d'un intérêt unanime. La séance levée, Dupont — de l'Eure — avait eu pourtant une idée, et l'avait soumise à ceux de ses collègues encore présents : Qu'Odilon Barrot aille trouver le roi, non comme chef de l'opposition, mais comme homme ; qu'il invoque la situation du père, âgé, infirme, isolé et la compare à celle du Roi, père aussi, mais environné d'une nombreuse famille. Odilon Barrot consent très volontiers à faire cette démarche officieuse ; et dès le lendemain il est reçu aux Tuileries. Il s'y montre pressant, adroit, plein de cœur et d'habileté ; mais n'obtient pas grand'chose. Louis-Philippe déclare que son gouvernement ne peut accepter comme une chose sérieuse l'engagement de se reconstituer prisonnier ; qu'il serait personnellement fort disposé à rendre au prince sa liberté complète, à la condition que le prince reconnût explicitement que cette grâce il la devait à la générosité du roi ; qu'au surplus cette affaire était devenue une affaire d'État, qu'elle ne pouvait se décider sans la délibération du conseil des ministres... Et, comme Odilon Barrot s'écriait : Ah ! sire, vous me renvoyez aux ministres ; il n'y a plus d'espoir ! — Pardon ! pardon ! a dit le roi ; et la conversation s'est terminée par des compliments réciproques, c'est-à-dire à peu près comme la réunion des députés ![15] Louis-Napoléon attendit quelque temps l'effet de cette démarche ; et, voyant qu'elle n'en produisait aucun, il résolut d'agir. Puisqu'on ne voulait pas lui rendre, même pour peu de temps, la liberté, — il ne lui restait qu'à la prendre. Comment ce projet, longuement préparé, fut exécuté le 25 mai, personne ne l'ignore, et nous ne voudrions donc pas faire un nouveau récit de l'évasion ; mais on lira sans doute avec intérêt ce récit fait par le prince lui-même, et qui, — croyons-nous —, ne fut jamais publié : Mon cher Degeorge, Le désir de revoir encore mon père sur cette terre m'a fait tenter l'entreprise la plus audacieuse que j'aie jamais tentée et pour laquelle il m'a fallu plus de résolution et de courage qu'à Strasbourg et Boulogne, car j'étais résolu à ne pas supporter le ridicule qui s'attache à celui qu'on arrête sous un déguisement et un échec n'eût plus été supportable. Nais enfin voici les détails de mon évasion. Vous savez que le fort était gardé par 400 hommes, qui fournissaient une garde journalière de 60 soldats, qui étaient en sentinelle en dedans et en dehors du fort ; de plus la porte de la prison était gardée par trois geôliers, dont deux étaient toujours en faction. Il fallait donc passer devant eux d'abord, puis traverser toute la cour intérieure, devant les fenêtres du commandant ; arrivé là, il fallait passer le guichet où se trouvait un soldat de planton et un sergent, un portier-consigne, une sentinelle et enfin un poste de trente hommes. N'ayant voulu établir aucune intelligence, il fallait naturellement avoir recours à un déguisement. Or, comme on faisait réparer plusieurs chambres du bâtiment que j'habitais, il était facile de prendre un costume d'ouvrier. Mon bon et fidèle Charles Thélin se procura une blouse et des sabots. Je coupai mes moustaches et je pris une planche sur mon épaule. Lundi matin, je vis les ouvriers entrer à 8 heures et demie. Lorsqu'ils furent à l'ouvrage, Charles leur porta à boire dans une chambre, afin de les détourner de mon passage. Il devait aussi appeler un gardien en haut, tandis que le Dr Conneau causerait avec les autres. Cependant, à peine sorti de ma chambre, je fus accosté par un ouvrier qui me suivit me prenant pour un de ses camarades ; au bas de l'escalier, je me trouvai nez à nez avec un gardien. Heureusement je lui mis la planche que je portais devant la figure et j'allai dans la cour, tenant toujours la planche devant les sentinelles et ceux que je rencontrais. En passant devant la première sentinelle, je laissai tomber ma pipe ; je m'arrêtai pour en ramasser les morceaux. Alors je rencontrai l'officier de garde, mais il lisait une lettre et ne me remarqua pas. Les soldats, au poste du guichet, semblèrent étonnés de ma mise ; le tambour surtout se retourna plusieurs fois. Cependant les plantons de garde ouvrirent la porte et je me trouvai en dehors de la forteresse. Mais là je rencontrai deux ouvriers qui venaient à ma rencontre et qui me regardaient avec attention. Je mis alors ma planche de leur côté, mais ils paraissaient si curieux que je pensais ne pouvoir leur échapper, lorsque je les entendis s'écrier : Oh ! c'est Berthaud ! Une fois dehors, je marchai avec promptitude vers la route de Saint-Quentin. Peu de temps après, Charles, qui avait retenu une voiture pour lui, nous rejoignit et nous arrivâmes à Saint-Quentin. Je traversai la ville à pied, après avoir défait ma blouse. Charles s'étant procuré une voiture de poste sous le prétexte d'une course à Cambrai, nous arrivâmes sans encombre à Valenciennes, où je pris le chemin de fer. Je m'étais procuré un passeport belge, mais on ne me l'a redemandé nulle part Pendent ce temps-là, Conneau, toujours si dévoué, restait en prison et faisait croire vue j'étais malade, afin de me donner le temps de gagner la frontière. J'espère qu'il n'aura pas été maltraité. Ce serait pour moi une bien grande douleur. Mais, mon cher Degeorge, si j'ai éprouvé un vif sentiment de joie lorsque je me suis senti hors de la forteresse, j'éprouvai une bien triste impression en passant la frontière. Il fallait, pour me décider à quitter la France, la certitude que jamais le gouvernement ne me mettrait en liberté si je ne consentais à me déshonorer. Il fallait enfin que j'y fusse poussé par le désir de tenter tous les moyens pour consoler mon père dans sa vieillesse. Adieu, mon cher monsieur Degeorge, quoique libre, je me sens bien malheureux. Recevez l'assurance de ma vive amitié et, si vous le pouvez, [...] d’être utile à mon bon Conneau. LOUIS-NAPOLÉON. [...paragraphe illisible...] [.....] quelque intérêt aux prisonniers politiques et jamais ne se plaint de voir jouer une bonne niche au pouvoir. Cette ingénieuse et hardie évasion causa donc un plaisir à peu près général, et de tous côtés on en accueillit la nouvelle avec le même cri : C'est bien joué ! Les membres du gouvernement, ou ceux qui lui touchaient de près ne pouvaient partager cette satisfaction. Le maréchal Soult, ayant soigneusement organisé en 1840 la surveillance du prisonnier, s'en montrait particulièrement désolé ; il espérait bien qu'on ne négligerait rien pour rattraper le fugitif, et se demandait comment il avait pu échapper à tant de police, à tant de soldats, si le commandant du fort n'avait pas favorisé sa fuite[16] ? Il était pourtant bien innocent, le pauvre commandant Demarle, et bien penaud de l'aventure ! A chaque tentative qu'il avait faite, pendant cette journée fatale, pour voir son prisonnier, le docteur Conneau l'avait arrêté, en lui disant : Le prince est malade ! le prince dort ! Je vous en prie, ne le dérangez pas ! Vers le soir pourtant il perdait patience et entrait, d'autorité, dans la chambre du prince, s'asseyait au pied du lit où le mannequin fabriqué par le docteur, et coiffé d'un madras, reposait tranquillement... si tranquillement qu'on ne l'entendait pas respirer ! Après en avoir fait l'observation, le commandant avançait la main vers le lit, la glissait doucement sur le drap, comme pour tâter les jambes du malade... Et M. Conneau, s'attendant à une explosion, se préparait à la subir. Mais le pauvre commandant se bornait à murmurer d'une voix éteinte : Eh ! bien, je m'en doutais, depuis ce matin ! n Le désespoir l'avait maté, anéanti. On ne le mit pas moins en non-activité par retrait d'emploi. Quant au docteur Conneau, on le condamna à trois mois de prison. Il en eût subi volontiers dix fois plus pour sauver son prince, et jamais on ne vit condamné plus allègre. Le vœu ardent du maréchal Soult ne s'est pas réalisé : le fugitif a pu gagner la Belgique, puis l'Angleterre. A peine y est-il arrivé qu'il en informe le roi Louis : Mon cher père, le désir de vous revoir m'a fait tenter ce que je n'aurais pas fait sans cela. J'ai trompé la surveillance de 400 hommes, et je suis arrivé sain et sauf à Londres. Ici j'ai des amis puissants et je vais tâcher de pouvoir aller près de vous. (Lettre du 27 mai 1846.) Sa seconde pensée est pour son vieux compagnon de Ham. Le général de Montholon, n'ayant plus de fortune, a dû accepter de lui une pension de 4.000 francs. Louis-Napoléon s'empresse de lui dire, que, malgré leur séparation, cette pension lui sera toujours exactement servie ; que le docteur Conneau doit lui en verser un semestre d'avance. Puis il s'excuse de ne l'avoir pas initié à son projet d'évasion, dont la réussite exigeait un absolu secret. Si, au moment de son départ, il n'avait pas été lui serrer la main, c'est que son émotion l'eût trahi[17]. Elle avait failli le trahir, en effet, la veille, lorsqu'il avait fait sa dernière visite au général et à Mme de Montholon — car celle-ci passait une partie de la journée auprès de son mari — : l'effusion inusitée avec laquelle il les avait embrassés tous deux avait suffi pour leur inspirer déjà un vague soupçon. Après l'acte audacieux qu'il vient d'accomplir, Louis-Napoléon devait, plus que jamais, inquiéter le gouvernement français ; et les gouvernements étrangers croyaient nécessaires de le garder à vue. Malgré ses actives démarches et l'intervention de ses amis puissants, le prince ne pouvait donc obtenir la permission de gagner l'Italie. Le droit de circuler librement, dont nous avons pris l'habitude et qui nous parait un droit naturel, n'était pas alors. accordé à tout le monde ; et ceux qui se mettaient en route sans avoir des papiers en règle ne pouvaient aller loin. Si nous nous promenons partout, ou presque partout maintenant, sans passeports en poche, c'est parce qu'à cette époque, ayant cruellement souffert d'une telle entrave Louis-Napoléon avait résolu de la supprimer dès qu'il arriverait au pouvoir, qu'il exécuta cette résolution et que la plupart des antres gouvernements furent amenés à faire comme le sien. Pendant ces longues négociations, poursuivies sans relâche et sans découragement malgré leur insuccès, le roi Louis s'éteignait à Florence. Jusqu'à sa dernière heure il avait espéré revoir son Ms et s'était occupé de lui. Car, s'il avait souvent morigéné le prince avec cette inconsciente rudesse dont il usait envers tous, il n'avait jamais cessé de l'aimer ; depuis longtemps il n'aimait plus que lui ; et le voir heureux, comme le disait sa dernière lettre, était, le seul soulagement que pût espérer sa douloureuse vieillesse. Depuis son enfance, el surtout pendant son séjour à l'Université de Ham, Louis-Napoléon avait pris l'habitude du travail. ll ne pouvait rester longtemps oisif. Se voyant obligé de s'établir à Londres, il se remit à l'étude. Après avoir soigneusement revu et fait publier le premier volume de son ouvrage sur l'artillerie, il écrivit, en anglais, une longue brochure intitulée : Projet touchant le canal de Nicaragua dans le but de relier l'Océan atlantique et la Mer pacifique. Dans cette brochure, éditée chez Mills, le prince utilisant ses travaux de 1842, les avait complétés par les observations techniques, que, depuis et à sa demande, un officier de marine avait bien voulu faire sur les lieux. Cette grande entreprise, dont l'exécution devait Aire un bienfait pour tous les pays, l'intéressait fort ; il songeait sérieusement à en aller prendre la direction : le mouvement réformiste et l'agitation qui commençait à se produire en France le décidèrent à ajourner ce projet. Mlle Déjazet vint, vers cette époque, donner quelques représentations à Londres. Louis-Napoléon chargea Thélin de lui porter, avec un souvenir, et ses plus vifs remerciements, la petite médaille qu'elle lui avait fait passer à Ham. Déjazet accepta les remerciements, le souvenir, mais refusa la médaille : Priez le prince de la garder, dit-elle à Thélin : il a encore du bonheur à espérer. Quelques semaines plus tard, la révolution éclatait à Paris. Louis-Napoléon voyait ses deux vœux les plus chers se réaliser : le territoire français lui était ouvert ; la souveraineté nationale était proclamée. Il se préparait aussitôt à rentrer en France... Et Déjazet s'écriait sans doute, encore une fois : C'est ma médaille ! |
[1] Archives du Dépôt de la Guerre.
[2] Archives du Dépôt de la Guerre.
[3] M. de Peyronnet, l'un des ministres de Charles X, écrivait le 28 août 1831, et la Quotidienne reproduisait, les lignes suivantes : La prison de Ham est fort mal établie et d'ailleurs malsaine. Elle est entourée de terres basses et marécageuses. Les brouillards l'enveloppent la moitié du jour. La promenade consiste en un bout de rempart d'une trentaine de toises, où deux personnes, sans plus, peuvent marcher de front, et du pied duquel s'élèvent continuellement des exhalaisons infectes.
[4] Archives du Dépôt de la Guerre.
[5] Archives du Dépôt de la Guerre.
[6] Un certain nombre des articles adressés à ces journaux figurent dans les Œuvres complètes de Napoléon III. Il suffit de citer le titre de ceux qui parurent dans la seule année 1849 pour montrer combien de sujets différents y étalent traités : Réponse à M. de Lamartine (sur la politique de l'Empereur). — La traite des nègres. — L'opposition. — Opinion de l'Empereur sur les rapports de la France avec les puissances de l'Europe. — La paix ou la guerre. — Les conservateurs et Espartero. — Améliorations à introduire dans nos habitudes parlementaires. — Les spécialités. — Le clergé et — Des gouvernements et de leurs soutiens. — A quoi tiennent les destinées des Empires. — Projet de loi sur le recrutement de l'armée. — De la liberté individuelle en Angleterre. — De l'organisation militaire en France, etc.
[7] Comptes rendus de l'Académie des sciences, t. XVI, pp. 1098 et 1180.
[8] Toutes ces lettres du Prince à Mme Cornu ont été citées par Blanchard-Jerrold.
[9] Lettre à la comtesse X., publiée par la Revue de Paris, n° du 15 avril 1894.
[10] Lettre la baronne de Forget, publiée par la Revue de la France moderne, juillet 1894.
[11] Le château de Ham, 1842.
[12] Dans une lettre, adressée le 2 janvier 1852 au prince-président, George Sand lui disait : Ah ! prince ! mon cher prince d'autrefois, écoutez l'homme qui est en vous, qui est vous !... Puis, lui indiquant quelle grande mission il pouvait seul remplir, elle ajoutait : Il y a longtemps que je l'ai prévu, que j'en ai la certitude, que je vous l'ai dit à vous-même, lorsque peu de gens y croyaient en France (Correspondance de George Sand).
[13] Lettres de Louis-Napoléon. Nouvelle Revue, 1er septembre 1894.
[14] Ces diverses lettres à Mme Cornu ont été déjà publiées par Blanchard-Jerrold, Life of Napoleon the Third.
[15] M. Odilon Barrot semblait avoir conservé un souvenir très incomplet de ces divers incidents ; car en rappelant la visite qu'il fit alors au roi, il dit avoir fait cette démarche à la prière d'un ami personnel du prince, M. Vatout.
[16] Lettre au général Rullière. Archives du Dépôt de la Guerre.
[17] Cette lettre a été publiée par M. HACHET-SOUPLET, Louis-Napoléon prisonnier au fort de Ham.