La tentative avortée. — Pouvait-elle réussir ? — Nuit d'angoisse aux Tuileries. — Louis-Napoléon demande des juges. — De Lorient à New-York... par le Brésil. — La reine Hortense console son fils, en s'intéressant à ses amis. — Le roi Louis intercède pour lui. — Ses oncles le répudient. — Mariage rompu. — Sur l'Andromède. — Amiral ou déporté ? — Débarquement. — Lettres d'Europe et réponses. — La maladie de la Reine s'aggrave. — Louis-Napoléon se décide à la rejoindre. — Arrêt forcé à Londres. — Arrivée à Arenenberg. — Derniers jours de la Reine ; sa mort, ses funérailles. — Impression produite sur le roi Louis. — Ce qu'il conseille à son fils. — La France exige l'expulsion du prince ; la Suisse la refuse. — Prise d'armes. — Le prince se retire en Angleterre. — Comment il y est reçu ; comment il y vit. — Un toast délicat. — Nouvelles de France. — Une seconde tentative est résolue ; elle échoue. — Procès ; plaidoiries, condamnation. — Départ pour Ham. Sa résolution prise, Louis-Napoléon devait la dissimuler à sa mère. Le 24 octobre, il lui annonça qu'il partirait, le lendemain, pour aller chasser pendant quelques jours dans la principauté d'Hechingen. En prenant congé d'elle, en se disant que peut-être il l'embrassait pour la dernière fois, il éprouvait une violente émotion, qu'il sut contenir. Son empire sur lui-même, — sa faculté maîtresse et le véritable instrument de sa fortune future, — était déjà tel que la clairvoyance maternelle ne soupçonna rien. Quatre jours après, dans la soirée du 29, il arrive à Strasbourg, où l'attendent ses amis. Pendant la nuit il prend avec eux les dernières dispositions ; et, le 30, il se met à leur tête pour soulever la garnison, dont il connaît les secrets sentiments... Mais, — nous en avons déjà prévenu le lecteur, — nous ne racontons pas la vie de Napoléon III ; nous en parcourons seulement les diverses phases, en y cherchant les traits où se révèle son caractère, et, surtout les moins connus : il nous parait donc inutile de refaire, après tant d'autres, après lui-même[1], le récit détaillé de cette journée. L'entreprise ayant avorté, on en conclut naturellement qu'elle était absurde. Les journaux dévoués au gouvernement affectèrent surtout d'en parler avec une ironique pitié. Mener une poignée d'hommes à l'assaut d'un trône aussi solidement assis, aussi cher au pays, aussi cher à l'armée que' le trône de Juillet, c'était l'acte d'un fou ; l'échec du prince l'avait couvert de ridicule : l'en punir autrement, ce serait avoir l'air de le prendre au sérieux, c'est-à-dire lui faire un honneur qu'il ne méritait vraiment pas, etc. Cette aventure qu'on traitait si dédaigneusement le lendemain, la veille, avant d'en connaître le résultat, on s'en était montré plus ému. Avec le télégraphe aérien la transmission des nouvelles les plus intéressantes était toujours interrompue par le brouillard. Suivant cette tradition, le ministre de l'Intérieur recevait, dans la soirée du 31 octobre, une communication du préfet de Strasbourg, en date de la veille et débutant ainsi : Ce matin, vers six heures, Louis-Napoléon, fils de la duchesse de Saint-Leu, qui avait dans sa confidence le colonel d'artillerie Vaudrey, a parcouru les rues de Strasbourg, avec une partie de... Le reste s'était perdu dans le brouillard ! Comment s'était terminée cette audacieuse entreprise ? Cruelle énigme pour le ministre de l'Intérieur, et pour ses collègues et pour le roi lui-même ! M. Guizot, dans ses mémoires, n'a guère dissimulé leurs communes angoissés : Nous causions, nous conjecturions, nous pesions les chances... M. le duc d'Orléans se disposait à partir. Nous passâmes là, auprès du roi, presque toute la nuit, attendant des nouvelles qui n'arrivaient pas. On s'endormait de lassitude, on se réveillait d'impatience. Je fus frappé de la tristesse du roi... Et, peu de temps après, un champion fidèle, mais indépendant, du régime de Juillet, un enfant terrible de la presse dévouée, Fonfrède, avouait que la partie finalement perdue par le prince Louis, avait d'abord paru douteuse : Par cela seul qu'il était héritier d'une sorte de magnétisme indirect de la dynastie improvisée et déjà morte de Napoléon, officiers et régiments se sont pressés, un instant, à ses côtés, et le retentissement populaire, sans raison, sans intérêt spécial, uniquement poussé par l'instinct du nom, semblait déjà répéter l'écho de l'ovation impériale de Strasbourg[2]. A peine arrêté, le prince a subi un premier interrogatoire : D. Vous vouliez établir un gouvernement militaire ? — R. Je voulais établir un gouvernement fondé sur l'élection populaire. — D. Qu'eussiez-vous fait, vainqueur ? — R. J'aurais assemblé un congrès national. Il déclare ensuite qu'il a seul tout organisé ; que ses amis ont été entraînés par lui ; qu'il est le plus coupable et le seul à craindre ; qu'on doit donc réserver pour lui toute la rigueur des lois. Dès qu'il lui est permis d'écrire, c'est-à-dire le 1er novembre, il demande pardon à la reine Hortense du grand chagrin qu'il a dû lui causer, puis il lui dit : Je suis en prison avec d'autres officiers. C'est pour eux seuls que je suis en peine ; car moi, en commençant une telle entreprise, j'étais préparé à tout. Ne pleurez, pas, ma mère : je suis victime d'une belle cause ; plus tard on me rendra justice...[3] Et, le lendemain : Je ne suis triste qu'en pensant à vous et à mes compagnons d'infortune. Du reste, je suis tranquille. On m'a conduit, hier soir, à la citadelle où je suis beaucoup mieux et où l'on a tous les égards possibles pour moi. Mais que m'importent ces soins ? ma réputation seule m'intéresse. On dénature mes intentions, on me calomnie ; il faut que je supporte tout cela avec patience. Ce qui me serait encore plus douloureux, ce serait un reproche de vous et de mon père ; c'est pour cela que je n'ose lui écrire. Le 10, on l'extrait de la citadelle ; on lui annonce qu'il va partir pour Paris ; que, de là, il sera conduit aussitôt à Lorient, puis transporté aux Etats-Unis, sans passer en jugement, comme les autres conjurés. Il proteste avec véhémence contre cette décision. Comment jugerait-on les soldats et non le chef ? Comment l'empêcherait-on de dire hautement quels mobiles l'ont fait agir, de revendiquer, selon son devoir, l'entière responsabilité d'une aventure où ils l'ont docilement suivi, par amitié pour sa personne, enfin d'indiquer à la justice divers faits qui plaideraient en leur faveur ? On le laisse dire et, sous bonne escorte, on le fait
partir pour Paris, où il est directement conduit à la préfecture de police.
M. Delessert le reçoit avec courtoisie et lui apprend que, quelques jours
auparavant, sa mère est venue implorer la clémence du roi. A peine installé
dans le cachot, où il passera seulement quelques heures, il adresse à la reine
un respectueux reproche : Je reconnais à votre
démarche toute votre tendresse pour moi ; vous avez pensé au danger que je
courais, mais vous n'avez pas pensé à mon honneur, qui m'obligeait à partager
le sort de mes compagnons d'infortunes... Je
vous prie, chère mère, de veiller à ce qu'il ne manque rien aux prisonniers
de Strasbourg ; prenez soin des deux fils du colonel Vaudrey, qui sont à
Paris avec leur mère[4]. Puis, il écrit deux autres lettres : — l'une, à Odilon Barrot, pour le prier de défendre Vaudrey ; — l'autre, à Louis-Philippe, pour le prier d'étendre à ses amis la clémence dont il subit l'humiliant privilège : La vie est pour moi peu de chose, j'y avais renoncé en commençant mon entreprise. Puisque la générosité du souverain l'a privé, lui le seul coupable, de la plus douce consolation, celle de partager le sort de ses compagnons, elle aura pitié d'anciens soldats, qui se sont laissé séduire par de glorieux souvenirs. Que le roi leur pardonne et le prince lui en aura une reconnaissance éternelle. Le roi, d'humeur bienveillante, eût peut-être été touché par cet appel ; mais il n'était pas le maître, et son gouvernement décida que les prisonniers de Strasbourg passeraient devant la cour d'assises. Celle-ci sera-t-elle pour eux indulgente ou sévère ? Telle va être la principale, on pourrait dire l'unique préoccupation du prince. Et ce dénouement, qu'il est si impatient de connaître, il ne l'apprendra pas de longtemps ; car, sans en prévenir sa famille, privée de ses nouvelles et fort inquiète de son silence, on a trouvé un ingénieux moyen pour l'isoler, pendant cinq mois, du monde. Le prince Louis Bonaparte, nous disent les mémoires de M. Guizot fut embarqué, le 15 novembre, à bord de la frégate l'Andromède, qui devait se rendre au Brésil, en touchant il New-York. Peut-être était-ce en effet l'itinéraire que devait suivre l'Andromède : l'itinéraire qu'elle suivit, par ordre supérieur, en différa sensiblement. Elle ne se rendit pas au Brésil par New-York, — mais à New-York par le Brésil, et promenai si bien le prince qu'au lieu de le débarquer vers le 20 décembre aux Etats-Unis, elle ne l'y déposa qu'au milieu d'avril. De Lorient, Louis-Napoléon avait pu écrire deux fois à la reine. Le 18 novembre il faisait un nouvel appel à sa sollicitude pour les prisonniers de Strasbourg : Pardonnez-moi si, au moment de quitter l'Europe, quand je vous dois tant de reconnaissance, mes dernières prières sont encore pour mes compagnons... Comme le colonel Vaudrey n'est pas riche, ayez la bonté de faire remettre, après le procès, à l'avocat le montant de ses frais, en le prenant sur l'argent qui me reste chez le banquier ; je n'aurai besoin que de peu de chose en Amérique ; je me ferai cultivateur. Le 19, ayant appris que la reine avait l'intention de le suivre aux Etats-Unis, il la supplie de n'en rien faire. Il savait que sa mère n'était pas en état de supporter les fatigues d'un tel voyage ; mais il savait aussi que cette considération ne l'aurait pas retenue ; il en invoquait donc une autre et qu'il devinait plus efficace ; — son intérêt, à lui-même : Je vous conjure, ma chère maman, de ne pas penser à me rejoindre. Vous comprenez que, n'ayant pas réussi, et mes intentions ayant été dénaturées, l'opinion publique me charge assez, sans qu'elle vienne encore me reprocher d'avoir entraîné ma mère dans mon nouvel exil. A bord de l'Andromède, il écrira constamment à sa mère de nouvelles lettres, que sa mère recevra toutes ensemble après une bien longue attente. Le prince y traduisait, de mille façons, les deux idées qui l'obsédaient : — d'abord la conviction profonde d'avoir fait son devoir en essayant de forcer les portes de sa patrie, qu'on ne voulait pas lui ouvrir, et en tirant l'épée pour cette cause napoléonienne, qu'il estimait la seule nationale en France, la seule civilisatrice en Europe ; — ensuite, le regret d'avoir associé tant de braves gens à sa défaite. C'est à ces braves gens qu'il songe sans cesse : Ils sont plus malheureux que moi, dit-il, et cette pensée me rend plus malheureux qu'eux. Mais cette intéressante correspondance n été déjà citée dans plusieurs ouvrages ; elle figure tout entière dans les Œuvres complètes de Napoléon III : nous croyons donc inutile d'en rien reproduire ici. D'Arenenberg partaient, pendant ce temps, d'autres lettres, qui allaient s'accumuler à la posté de New-York, pendant que le destinataire voguait vers le Brésil. La reine, pour diminuer les remords de son fils à son égard, à l'égard de ses amis, s'attachait à le rassurer sur sa santé physique et morale, comme sur la situation des prisonniers. Elle lui promettait de veiller sur ces malheureux, de ne reculer devant aucun sacrifice pour adoucir leur sort : Arese, lui disait-elle, le 18 décembre, — est à chercher ses passeports, pour aller te rejoindre. Il te dira la désolation du pays. La pauvre princesse de Hohenzollern est venue me voir, Joséphine aussi. C'est une douleur maternelle que celle de la pauvre princesse, en pensant qu'elle ne te verra peut-être plus. Jamais je n'ai reçu autant de preuves d'intérêt ; et pourtant, j'ai été plus malheureuse ! Car tu vis, et je n'en demande pas davantage. Je n'ose me croire à plaindre, puisque nous pouvons nous revoir. Comme Arese, le meilleur ami du prince, Charles Thélin,
son fidèle serviteur, a voulu partir pour New-York. La reine espère que, par
lui, le prince aura des nouvelles fraîches d'Arenenberg, — aussi fraîches du
moins qu'on pouvait en donner, quand on ne connaissait ni les bateaux à
vapeur ni le télégraphe sous-marin. Le 26 décembre, elle lui écrit donc : Charles te dira que tous les prisonniers sont bien, et
remplis d'espérances. J'ai encore envoyé cent louis dernièrement pour aider à
leur dépense. Si on les acquitte, le colonel viendra chez moi et je le
garderai jusqu'à ce que tu trouves une place pour lui en Amérique et je
donnerai une pension de 1.000 francs pour chacun de ses enfants. Elle
reviendra souvent sur ce sujet, sachant combien il intéresse son fils : M. Parquin veut se retirer près de sa fille et vendre sa
terre ici, pour arranger ses affaires. Je vois qu'il faudra lui faire une
pension, car il tirera peu de chose de sa vente. Parlant de divers
autres compagnons du prince, elle ajoute : Ces bons
jeunes gens ont eu tous du caractère et du dévouement pour toi. C'est
pourquoi je m'occupe d'eux avec intérêt. Ils te sont plus dévoués que jamais.
(Lettre du 25 janvier.) Je me suis chargée, d'après tes désirs, de payer le
défenseur du colonel Vaudrey. Je viens d'envoyer 6.000 francs, que le bon
Desportes a réglés. (Lettre du 27
février.) Je viens encore d'envoyer 50 louis
à M. P... car je sens qu'il faut le soutenir. J'ai aussi envoyé pour les
officiers qui sont en prison, pour qu'ils ne manquent de rien. (Lettre du 12 mars.) La catastrophe de Strasbourg étant consommée, le prince expiant sa témérité, la reine Hortense n'a pas voulu aviver son chagrin par le moindre reproche et le plus léger blâme. Le roi Louis, en recevant la triste nouvelle, a bondi ; mais plus sévère et grommelant plus volontiers pour les petites choses que pour les grandes, il s'est vite radouci. Ne pensant plus qu'au danger couru par son fils, il a chargé le duc de Padoue d'aller voir, en son nom, M. Molé, M. Decazes et d'autres qu'il a connus autrefois, pour les prier d'intercéder en faveur du prince, — à qui finalement il envoie sa bénédiction. Moins généreux, les autres membres de sa famille sont fort
irrités de son coup de tête et ne le ménagent guère, lui reprochant tout haut
d'avoir follement compromis leur cause, tout bas d'avoir compromis leur
tranquillité relative et réveillé contre eux les défiances, à peine
assoupies, de l'Europe. La pauvre reine s'en indignait, mais ne voulait pas
le cacher à son fils : Par la conversation de M. R.,
j'ai vu toutes les colères de la famille contre toi... M. Cottreau qui, comme tu le sais, prend vivement le parti
des opprimés, a fait une sortie si violente au pauvre B. qu'il n'osera la
répéter : — Ils sont trop heureux d'avoir un
neveu qui les rehausse, et ce qu'il vient de faire le classe encore mieux. Il
n'y a que des lâches qui peuvent abandonner un tel homme, etc. Une chose qui m'a fait plaisir, c'est que Napoléon a été
bien, et j'ai deviné qu'il avait tenu tête à tes oncles dans le mal qu'ils
disaient de toi. Au reste, Jérôme était encore le plus bienveillant, quoi
qu'il t'accuse d'avoir osé faire une telle démarche sans le lui dire, à lui
qui allait devenir ton père... Cette vilaine
année va finir. Il me tarde d'être en 1837 ! (Lettre du 28 décembre.) En commençant cette nouvelle année, — où il lui tardait tant d'entrer et dont elle ne verra pas la fin, — la reine se plaint encore plus amèrement de sa famille, qui la boude, au lieu de lui témoigner de l'intérêt, qui l'accuse injustement d'avoir suggéré à son fils ses velléités ambitieuses : J'ai écrit à ton oncle Joseph... que j'espérais le voir bientôt ; et je ne suis pas censée me douter de sa grande colère. Ta chère famille imite en cela le monde de me croire toujours des idées d'ambition. Comme on me connaît bien ! j'ai un tel dégoût des hommes et des choses de ce monde que tu ne croirais pas que je me félicite que ton entreprise ait tourné si mal. Tu vas vivre tranquille, sans danger ; et, si tu avais réussi, tu vivrais au milieu des passions les plus misérables. Tout ce qui entoure la grandeur est autant de vautours qui vous regardent comme leur proie... Dans le malheur, au moins, ils vous abandonnent et vous tournent le dos ; on vit seul, on est plus heureux. (Lettre du 3 janvier 1837.) Du projet de mariage entre Louis-Napoléon et la princesse
Mathilde, il ne doit plus être question : Je reçois
une lettre de ton oncle Jérôme... En voici
plusieurs phrases : — J'ai dû éviter dé vous
parler de l'entreprise de Louis. Lorsqu'on n'a rien à dire de bon sur un
sujet, il vaut mieux garder le silence. C'est ce que j'ai fait, malgré que
tous les projets que j'avais formés pour notre avenir se soient trouvés
brisés... Nous devons savoir envisager notre
position, qui, depuis l'entreprise de Louis, n'est plus analogue, puisque
nous avons des idées — du moins en ce qui me
concerne — entièrement opposées. La réussite
même n'eût pas, à mes yeux, justifié l'entreprise, que j'eusse toujours
blâmée. Aussi ai-je éprouvé un coup bien terrible lorsque tout ce qui s'est
passé a brisé les projets que j'avais nourris depuis deux années ! Tu vois,
mon cher enfant, que c'est une chose finie, et il y aurait trop à dire
là-dessus ! (Lettre du 15 février.) Et le roi Jérôme, en écrivant à sa belle-sœur, a cru
devoir la ménager ! Quand il cause avec ses amis personnels, il traite encore
plus durement son neveu. A l'un d'eux il a dit : Je
préférerais donner ma fille à un paysan qu'à un homme assez ambitieux et égoïste
pour aller jouer la destinée d'une pauvre enfant qu'on allait lui confier
; — à un autre : que Louis-Napoléon dût-il être empereur, il ne lui donnerait jamais sa fille.
La reine l'apprend. De son cœur ulcéré s'échappe alors, pour la première
fois, pour la dernière, une parole violente, et comme un cri de colère : Plus je pense â la conduite de ta famille et plus elle me
confond. J'ai entendu souvent l'Empereur s'écrier : Je voudrais être bâtard
! C'était dans les moments d'impatience que lui donnaient des hommes qui
le comprenaient si peu et qui, au lieu de l'aider, le contrecarraient si
souvent. (Lettre du 27 février.) Cependant l'Andromède allait terminer sa longue promenade. Ce qui avait permis à Louis-Napoléon d'en attendre patiemment la fin, c'est que, parmi ces Français, et, comme il l'écrivait, sur cette patrie flottante, il se sentait entouré de respectueuses sympathies. Officiers, matelots, tous avaient été séduits par la simplicité de ses manières et subjugués par leur noblesse. En voyant le prince au milieu de nous, — disait, depuis, l'un d'eux, — on l'eût plutôt pris pour un amiral à son bord que pour un déporté. L'Andromède arrive enfin à New-York, où Louis-Napoléon, resté si longtemps sans nouvelles, en trouve de toute sorte, de bonnes et de mauvaises : sa mère se portait bien et l'aimait plus tendrement que jamais ; ses compagnons de Strasbourg étaient sauvés et lui restaient fidèles ; mais ses oncles le désavouaient sévèrement ; et la presse officieuse avait profité de son éloignement, de l'impossibilité où il se trouvait de répondre, pour affirmer qu'il avait pris l'engagement de rester au moins dix ans aux Etats-Unis. Dès le lendemain de son arrivée, le prince prend la plume. Il veut tout d'abord féliciter le colonel Vaudrey de l'heureux résultat du procès, le remercier encore une fois de son dévouement, et le prier de protester, comme il ne cessera de le faire lui-même, contre la mensongère affirmation des journaux ministériels : On ne pouvait me faire souscrire aucun engagement, puisque je demandais à rester en prison. D'ailleurs on n'a pas même tenté de le faire. La seconde lettre seulement fut pour sa mère : Me voici donc enfin arrivé sur la terre ferme !... J'ai appris, en débarquant, la nouvelle de l'acquittement de mes amis. Vous comprenez quelle joie j'en ai ressentie, car, pendant quatre mois et demi que je suis resté sans nouvelles, la crainte d'apprendre leur condamnation était pour moi un cauchemar de tous les instants. En quittant la frégate où flottait le drapeau tricolore, où l'on m'avait montré tant d'intérêt, j'ai répandu des larmes comme si je quittais une seconde fois ma patrie. Le plaisir de recouvrer ma liberté ne compensait pas pour moi le chagrin de ne plus me trouver avec des compatriotes sous un pavillon français. (Lettre du 20 avril 1837.) Le lendemain, il écrit au roi Joseph pour se plaindre de
l'injustice de sa famille à son égard : Quoi ! je
tente une de ces entreprises hardies qui seules pouvaient rétablir ce que
vingt et un ans de paix ont fait oublier ; je m'y jette en faisant le
sacrifice de ma vie, persuadé que ma mort même serait utile à notre cause ;
j'échappe, contre ma volonté, aux baïonnettes et à l'échafaud, et, arrivé au
port, je ne trouve de la part de ma famille que mépris et dédain ! Mon
entreprise a avorté, c'est vrai ; mais elle a annoncé à la France que la
famille de l'Empereur n'était pas encore morte, qu'elle comptait encore des
amis dévoués ; enfin, que ses prétentions ne se bornaient pas à réclamer du
gouvernement quelques deniers, mais à rétablir en faveur du peuple ce que les
étrangers et les Bourbons avaient détruit. Voilà ce que j'ai fait : est-ce à
vous de m'en vouloir ? Puis il adresse à M. Vieillard une sorte de mémoire, où il lui explique sa conduite et les considérations qui l'avaient guidée. Il était convaincu que le régime censitaire ne pouvait durer ; que, tôt ou tard, il serait violemment renversé. Si son coup de main avait réussi — et, selon lui, il s'en était fallu de peu, — il eût épargné à son pays les longs désordres d'une crise révolutionnaire. Son échec d'ailleurs n'avait pas ébranlé sa foi ; ce qu'il pensait auparavant, il le pense toujours : Le système impérial est la formule gouvernementale de la révolution : c'est la démocratie hiérarchisée ; c'est un pouvoir fort et prenant devant l'Europe une attitude imposante. Tous ceux qui ont cette conception du gouvernement, qu'ils se qualifient eux-mêmes de royalistes ou de républicains, sont donc des napoléoniens sans le savoir ; aussi peut-on dire que le parti est nulle part et la cause partout. Avant de choisir le lieu de sa résidence temporaire aux Etats-Unis, Louis-Napoléon se disposait à en visiter, avec le comte Arèse, les villes principales, quand une douloureuse nouvelle lui fit abandonner ce projet. La reine Hortense l'a trompé à dessein sur l'état de sa santé. Sa maladie s'est brusquement aggravée ; M. Lisfranc, le célèbre chirurgien, doit venir de Paris pour lui faire une opération. Craignant de ne pouvoir la supporter, de mourir sans avoir la joie de revoir son fils, elle lui a écrit, le 3 avril : Mon cher fils, On doit me faire une opération nécessaire. Si elle ne réussissait pas, je t'envoie, par cette lettre, ma bénédiction. Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, dans un meilleur monde, où tu ne viendras me rejoindre que le plus tard possible ; et tu penseras qu'en quittant celui-ci je ne regrette que toi, que ta bonne tendresse qui seule m'y a fait trouver quelque charme. Cela sera une consolation pour toi, mon cher ami, de penser que, par tes soins, tu as rendu ta mère heureuse autant qu'elle pouvait l'être. Pense qu'on a toujours un œil clairvoyant et bienveillant sur ce qu'on laisse ici-bas ; mais bien sûr on se retrouve. Crois à cette douce idée : elle est trop nécessaire pour ne pas être vraie. Ce bon Arèse, je lui donne aussi ma bénédiction, comme à un fils. Je te presse sur mon cœur, mon cher ami. Je suis bien calme, bien résignée, et j'espère encore que nous nous reverrons dans ce monde-ci. Que la volonté de Dieu soit faite. Ta tendre mère, HORTENSE[5]. Cette lettre si touchante n'est pas partie. Désespérant de sauver la pauvre malade, M. Lisfranc a voulu lui épargner d'inutiles souffrances ; et, — croyant, ou feignant de croire, comme il le lui a dit, non pas que l'opération serait inefficace, mais qu'on s'était trompé en la jugeant nécessaire, la reine s'empresse de l'apprendre au prince Louis : Mon cher enfant, je veux te donner de mes nouvelles moi-même. Je suis contente qu'on ait renoncé à me faire une opération ; car c'était courir bien des risques. (Lettre du 11 avril.) Devinant par cette lettre, apprenant par ce qu'on lui
écrit d'autre part, combien l'état de sa pauvre mère est devenu grave,
Louis-Napoléon se décide immédiatement à retourner auprès d'elle. Avant de
s'éloigner du pays où il est venu malgré lui, mais où il a reçu un si bon
accueil, il tient à prendre congé de son chef : Monsieur
le président, je ne veux pas quitter los Etats-Unis sans exprimer à Votre
Excellence les regrets que j'éprouve de partir sans avoir été û Washington
pour y faire votre connaissance... Ma mère
étant dangereusement malade et aucune considération politique ne me
retenant ici, je vais en Angleterre ; de là, je Licherai de nie rendre en
Suisse. C'est avec plaisir que j'entre dans ces détails avec vous ; car vous
auriez pu ajouter foi à quelques suppositions calomnieuses qui tendaient à
faire croire que j'avais contracté des engagements envers le gouvernement
français. Comme je tiens à l'estime du représentant d'un peuple libre, je
suis bien aise qu'il sache qu'avec le nom que je porte, il m'est impossible
de m'écarter un instant du sentier que me tracent ma conscience, mon honneur
et mon devoir. (Lettre du 6 juin.) En arrivant à New-York, Louis-Napoléon avait déposé chez un banquier de cette ville les fonds, — peu considérables d'ailleurs, — qu'il y apportait ; la veille de son départ, il veut les reprendre. Le banquier était menacé de faire faillite ; il expose sa situation au prince, en se déclarant prêt néanmoins à le rembourser. Le prince refuse, en lui disant : Je ne veux pas encore augmenter vos embarras[6]. Un mois après, — n'ayant pas été obligé, cette fois, de passer par le Brésil, — Louis-Napoléon était à Londres ; et, le 9 juillet, il en informait sa mère : Les nouvelles que j'ai reçues de votre santé m'ont engagé à retourner le plus tôt possible en Europe, je viens d'arriver. J'espère qu'on ne me refusera pas de passeports... Je n'ose croire encore au bonheur de vous revoir dans si peu de temps. Oh ! comme l'idée de monter la côte d'Arenenberg me fait déjà battre le cœur ! Les premières tentatives qu'il fait pour obtenir des passeports échouent. Il perd à les renouveler un temps précieux et s'en désole. Le 12, il écrit au roi Louis : Si vous saviez, mon cher papa, combien je suis triste, seul au milieu de ce tumulte de Londres, seul au milieu de parents qui me fuient ou d'ennemis qui me redoutent. Ma mère est mourante et je ne puis aller lui porter les consolations d'un fils ; mon père est malade et je ne puis espérer d'aller le trouver. Qu'ai-je donc fait pour être ainsi le paria de l'Europe et de ma famille ? J'ai promené, un moment, dans une ville, le drapeau d'Austerlitz et je me suis offert en holocauste au souvenir du captif de Sainte-Hélène ! Sa famille en effet n'a pas désarmé ; il en donne la preuve à la reine : Mes oncles, Joseph et Lucien, en apprenant mon arrivée, ont pris la fuite. Le premier m'a répondu une lettre ridicule, à laquelle j'ai répondu avec raison et respect. (Lettre du 16 juillet.) Dans cette réponse, beaucoup trop longue pour être publiée ici, le prince Louis protestait plus vivement, plus énergiquement encore qu'il ne l'avait fait de New-York, contre l'attitude de sa famille envers lui : Je ne me reproche rien de ce que j'ai fait, disait-il, parce que j'ai agi par conviction. Aussi, quels que soient vos procédés à mon égard, j'agirai toujours de même, parce que j'ai une religion qui me guide, et que je n'obéis pas à des ressentiments personnels. Et cependant, si vous n'étiez pas le frère de l'Empereur et de mon père, ne me serait-il pas permis de vous en vouloir, à vous, mon oncle, qui, lorsque votre neveu, champion de votre cause, allait vraisemblablement être fusillé par un Bourbon, vous vous rangiez du côté de ses bourreaux, en voulant le couvrir du poids de votre blâme et de vos reproches ! (Lettre du 12 juillet.) En recevant le mot où son fils lui apprenait son arrivée en Angleterre, la reine lui a aussitôt exprimé sa joie et donné un précieux conseil, par cette lettre du VI juillet, — la dernière qu'elle dût écrire : Mon cher enfant, Je suis bien heureuse de te savoir enfin de retour en Europe. C'est une consolation, car cette Amérique est au bout du monde ! Ici chacun se réjouit de te revoir et le canton dit que tu es citoyen et qu'une fois arrivé personne n'a le droit de te renvoyer. Il faut donc y venir ; mais personne ne le donnera de passeport en ton nom. Cela va être une affaire, et pourtant la France veut être bienveillante. M. Desportes m'a écrit de la part du général Gérard que le gouvernement trouvait tout simple que tu viennes soigner ta mère et que l'on te laisserait tranquille tant que tu ne ferais rien qui pût inquiéter. Je crois que tu peux arriver avec un passeport anglais, sous le nom de Dudley, ou tout autre. Je te l'avais écrit à Liverpool sous l'adresse d'Arèse ; on te laissera tranquille, mais on ne te donnera aucune autorisation, parce qu'on voudra, en tout cas, conserver le moyen de te faire partir si tu effrayes. L'Autriche serait la plus bienveillante ; mais pour la Prusse, un visa est tout ce que tu dois demander. Je suis, au total, mieux, mais bien faible encore, et si je retrouve du sommeil, je ne retrouve pas d'appétit. Je ne marche pas encore. On me porte pour prendre l'air. Enfin ton retour va me faire du bien, je l'espère. Je t'embrasse bien tendrement. Je ne veux pas écrire plus longtemps. HORTENSE. Louis-Napoléon suit le conseil de sa mère, et, aux premiers jours d'août, il a la joie de monter la côte d'Arenenberg... Joie fugitive, hélas ! car le spectacle qui l'attendait, au haut de la côte, allait lui briser le cœur. Parmi les personnes venues en toute hâte à Arenenberg pour assister à l'inévitable agonie, se trouvaient M. et Mme Vieillard. Celle-ci venait d'écrire à sa sœur quelle pénible impression lui avait causée sa première entrevue avec la reine : Tu ne peux te figurer ma douleur en apercevant les traces de cette cruelle maladie. Retrouver ce même accueil, cette même bonté, et constater les signes d'une fin prochaine était un contraste déchirant. Déchirant pour elle, plus encore pour le prince ! Depuis quelques jours il pleuvait, et la pauvre malade
avait dû renoncer à ces courtes promenades qu'elle aimait à faire, portée sur
une sorte de chaise longue. Au commencement de septembre, pourtant, le beau temps est revenu, on peut la descendre deux heures
par jour dehors. La reine parait renaître un peu. Autour d'elle, on
retrouve sinon du bonheur, au moins du calme[7]. Le prince se
reprend même à espérer ; il annonce à plusieurs amis les meilleures
nouvelles. Après avoir remercié sa tante, la grande-duchesse Stéphanie, des
nouveaux témoignages d'affection qu'elle vient de donner à la reine, il la
prie de réfuter, à l'occasion, les sottises débitées sur son compte et de
démentir les ridicules idées qu'on lui attribue. Sa lettre se termine ainsi :
Ma conviction est que l'Europe ne sera tranquille
que lorsqu'il y aura en France un gouvernement fort : or, ce n'est que sur la
démocratie qu'on peut, en Franco, consolider un trône. Si l'on n'asseoit pas
une dynastie nouvelle sur des bases bien larges, on n'aura jamais au pouvoir
qu'un chef de parti ; il y aura alors des vainqueurs et des vaincus,
mais non un peuple de frères unis par l'amour, la confiance et le patriotisme...
Et telle est la fermeté, la fixité de la doctrine napoléonienne qu'en
l'exposant, quarante ans plus tard, à l'époque de sa majorité, le Prince
Impérial se servira exactement des mêmes termes ! Cette éclaircie dans le ciel et dans le cœur des habitants d'Arenenberg a peu duré. Bientôt le temps s'est assombri de nouveau, les vents d'équinoxe ont commencé à se faire sentir. On le déplore pour la reine, à qui ses petites promenades faisaient autant de plaisir que de bien, mais qui, seule, ne veut pas s'en plaindre : Rien ne peut donner l'idée d'une patience, d'une douceur aussi angéliques... Elle ne prend absolument que quelques grains de raisin et un peu d'eau rougie. Eh ! bien, lorsqu'on lui demande comment elle va, elle répond : Pas mal ! Cela ira mieux ! Et souvent elle a à peine la force de le dire ![8] La mort s'avance pas à pas ; autour de la reine on la sent s'approcher ; le 2 octobre on la croit déjà sur le seuil : La Reine est au plus mal et demain probablement celle digne femme n'existera plus... Elle ne dit que des paroles douces et bienveillantes et ne se plaint jamais... Son pauvre fils ne quitte pas le chevet de son lit. Sa douleur est profonde, mais calme et simple, comme tout chez lui, car il ne connaît pas l'affectation. Aux amis de la reine il reste du moins une consolation, c'est que sa mort sera douce et qu'elle s'éteindra sans souffrances[9]. L'agonie est douce, en effet, mais longue. La reine ne s'éteint que le 5, au milieu de tous ses hôtes. Dans les derniers mots qu'elle leur adresse, une heure avant de mourir, se trahit encore ce besoin d'un entourage affectueux, dont sa prétendue misanthropie n'a pu triompher. Êtes-vous tous là ? leur dit-elle ; et chacun ayant répondu oui ! elle reprend : Adieu ! adieu, mes amis ! ne m'abandonnez pas ! La Reine avait manifesté le vœu d'être inhumée dans l'église de Rueil, auprès de sa mère. Son corps est déposé dans la chapelle d'Arenenberg. Le 11, pour la cérémonie funèbre, qui doit avoir lieu à la petite église d'Ermatingen, le clergé de cette paroisse vient le chercher, suivi dos ministres protestants, qui ont voulu mêler leurs prières aux siennes, d'une députation de la Diète fédérale et de tous les habitants du pays : La cérémonie a été plus touchante que si elle s'était passée à Notre-Dame... Le pauvre prince faisait peine à voir, quoiqu'il ait conservé sa dignité et assez de calme pour ne pas faire de scène. Après la cérémonie le cortège funèbre a repris le chemin d'Arenenberg. Et maintenant la reine repose dans la chapelle, en attendant la réponse de France, où, selon ses vœux, on a demandé à la transporter[10]. Le prince, alors seulement, se laisse aller à sa douleur : Il sent qu'en perdant sa mère il perd tout. Que sera l'affection revêche et, pour ainsi dire, intermittente de son père, auprès de celle qui l'a si tendrement soutenu dans ses épreuves et lui manquera désormais ? Il cherche pourtant à s'y retremper. Dès le 5 octobre, il a écrit au roi Louis ce simple mot : Aujourd'hui, à cinq heures, ma mère est morte dans mes bras ! Et le Roi s'est associé à son chagrin ; il a paru le partager. Par son testament, ouvert quelques jours plus tard, la
Reine a légué un souvenir à tous ses amis, ainsi qu'à certaines personnes de
sa famille, — mais seulement à celles qui s'étaient montrées bienveillantes
pour son fils : le prince Napoléon, la princesse Mathilde, la grande-duchesse
de Rade, la duchesse de Leuchtemberg, la princesse de Hohenzollern, etc.
Parlant de son mari, elle y disait : Qu'il sache que
mon plus grand regret a été de ne pouvoir le rendre heureux. Louis-Napoléon,
après avoir transmis au roi Louis ce passage du testament de la reine, lui
écrivait : Votre lettre a été pour moi une douce et
véritable consolation. Après le malheur que j'avais éprouvé, il n'y avait que
vous qui pussiez adoucir ma douleur, en me rappelant que je n'avais pas tout
perdu, puisqu'il me restait encore un père... Il
a fallu que ce nouveau malheur vint me frapper pour que ma famille me donne
quelques marques de tendresse. Mes oncles Joseph et Lucien m'ont écrit ; mon
oncle Jérôme est le seul qui n'ait pas daigné le faire[11]. Le roi répondit : Pourquoi faut-il que je sois obligé de retenir les élans de mon cœur et contenir les sentiments d'amitié que je te porte ! J'ai du courage pour supporter les maux dont je ne suis pas moi-même l'auteur ; mais je t'avoue que j'en ai peu ou point contre ceux qui sont notre propre ouvrage. Je te conjure désormais de mettre ton esprit en repos et de tirer parti des facultés distinguées que le ciel t'a départies, non pour poursuivre des chimères, mais pour ne chercher dans la vie que ce qu'elle a de positif. J'ai lu avec attendrissement les mots que ta mère m'a adressés en mourant. Ce qui me console c'est qu'il y a peu de temps j'ai pris l'initiative, sachant qu'elle était si dangereusement malade, et taché de la consoler, autant que cela m'était possible, dans l'état où nous étions depuis si longtemps, l'un vis-à-vis de l'autre. Peut-être l'avait-elle parlé de ma lettre. Le roi engageait de nouveau son fils à ne pas attendre de
cette vie plus qu'elle ne pouvait lui donner, et à chercher des consolations
plus haut : Pour moi, ajoutait-il, sans être bigot, j'ai été bien malheureux, et presque au
désespoir quand je me suis vu abandonné de tous el de toutes, jusqu'au moment
où je réfléchis que, malgré ce dénuement absolu, il me restait un recours qui
pouvait me tenir lieu de tout ; et ce recours, c'est Dieu. En effet, que peut-on
craindre quand on s'unit à un aussi puissant appui ? Je t'engage donc à faire
comme moi, si tes malheurs et l'expérience hâtive que tu as t'ont assez
dessillé les yeux. Abandonnons de grand cœur la politique et ce qu'on appelle
les grandes affaires du monde à ceux qui sont obliges de s'en charger ou qui
sont assez aveugles pour les rechercher, et tâchons de tirer de cette courte
existence quelque jouissance réelle. Mais sois sûr que le plus grand nombre,
je dirai même presque toutes les jouissances que l'on recherche généralement
sont fausses et trompeuses. Les yeux du prince ne sont nullement dessillés par sa hâtive expérience. Il ne peut se résoudre à cloîtrer sa jeunesse dans la retraite contemplative où le roi Louis termine une carrière bien remplie. Et celui-ci, le voyant toujours féru de ses chimères, s'en montrera de plus en plus irrité. Le gouvernement français avait toléré que Louis-Napoléon revint en Suisse, pour fermer les yeux de sa mère, mais n'entendait pas qu'après avoir accompli ce devoir filial, il y restât. Le prince ne semblant pas disposé à repartir, les autorités fédérales devaient l'engager, au besoin l'obliger à le faire : elles en avaient reçu de Paris le conseil, la prière ; mais à ces communications officieuses elles faisaient sourde oreille. L'émotion produite en Suisse par la mort de la reine
Hortense, les sympathiques manifestations qui y avaient eu lieu à cette
occasion, venaient de montrer combien la douce et généreuse châtelaine
d'Arenenberg y était populaire. Son fils ne l'était pas moins, surtout dans
le pays où il, était le mieux connu. Les habitants du canton de Thurgovie
l'avaient vu avec chagrin s'éloigner, et, avec joie revenir. Avant que son
retour fût décidé, le 12 mars 1837, la reine avait pu lui écrire : Déjà, dans le pays, on espère te revoir. Ils ont un verre
que les tireurs t'offriront et qu'ils te gardent. Je crois qu'il n'y a pas un
paysan qui n'ait ton portrait. C'est bien doux d'être aimé ainsi et c'est
alors qu'on doit se croire dans une patrie. Et, en effet, les
citoyens, les représentants de ce pays, où, en 1815, la reine et son fils
s'étaient vu refuser un asile, les considéraient, les traitaient depuis, tous
deux, comme des compatriotes d'adoption. Les négociations officieuses n'ayant pas abouti, le gouvernement français engagea des négociations officielles ; de la prière, il passa aux sommations, aux menaces. Le duc de Montebello, son ambassadeur à Berne, eut l'ordre de déclarer qu'il demanderait ses passeports, si Louis Bonaparte n'était pas expulsé sans délai. Cette communication ne parut pas trop violemment troubler la Diète. Elle la reçut le 11 août, la discuta le 3 septembre et ajourna sa réponse au mois suivant. Le gouvernement français, très froissé de ces atermoiements, dirigea vingt mille hommes sur la frontière ; et aussitôt, avec un admirable élan, tous les cantons suisses se levèrent spontanément pour résister à cette agression, sans espoir de la repousser. Louis-Napoléon laissa s'organiser la résistance, heureux de faire voir à sa véritable patrie, où on le traitait en paria, que sa patrie adoptive était prèle à le soutenir comme un de ses enfants. Mais ne voulant pas que celle-ci payât sa générosité trop cher, il écrivit, le 22 septembre, au président du petit conseil de Thurgovie : Monsieur le Landamann, Lorsque la note du duc de Montebello fut adressée à la Diète, je ne voulus pas subir les exigences du gouvernement français, car il m'importait de prouver, par mon refus de m'éloigner, que j'étais revenu en Suisse sans manquer à aucun engagement, que j'avais droit d'y résider et que j'y trouverais aide et protection. La Suisse a montré qu'elle était prèle à faire les plus grands sacrifices pour maintenir sa dignité et son droit. Elle a su faire son devoir comme nation indépendante. On peut me persécuter, mais jamais m'avilir. Le gouvernement français a déclaré que le refus de la Diète d'obtempérer à sa demande serait le signal d'une conflagration dont la Suisse pourrait être victime : il ne me reste plus qu'à quitter un pays où ma présence est le sujet d'aussi injustes préventions, où elle serait le sujet d'aussi grands malheurs[12]. Dès qu'on avait pu prévoir ce dénouement du conflit dont il était l'objet, le roi Louis avait écrit, — plus froidement que jamais, — à son fils, pour lui conseiller de se retirer en Bavière. Peu après, le 9 août, il lui avait suggéré une autre idée : Mon
fils, voici l'article que je lis dans le journal Galignani's Messenger,
du 1er août : The maritime prefect of Cherbourg has
receved orders to hasten the armement of the fregate The Reine Blanche
wich et is belived at Cherbourg is distined to proced to Sainte-Hélène to
receive on board the remaille of Napoleon. Je n'ai pas besoin de vous dire la satisfaction que cette nouvelle m'a causée. Si ma santé, ou, pour mieux dire, l'accumulation de mes infirmités m'en donnaient la possibilité, j'aurais saisi avec ardeur cette occasion pour prouver que mes sentiments envers l'Empereur n'ont pas changé. J'aurais rempli un devoir sacré en allant à Sainte-Hélène recueillir ses cendres et les accompagner en France ; mais le triste état dans lequel je suis me force à renoncer à toute espèce de projets semblables. Cependant, lorsque je songe qu'il me reste un fils, plein de santé et de vigueur ; que l'ardeur de se signaler a pu l'égarer, mais l'anime depuis longtemps, j'ai pensé à vous faire une proposition, et c'est celle de remplir à la fois votre devoir et le mien, c'est-à-dire de solliciter l'autorisation d'aller à Sainte-Hélène sur le vaisseau chargé de cette mission, afin d'accompagner les restes de votre oncle jusqu'en Europe, sans prétendre de les suivre en France, ce que sans doute le gouvernement actuel ne permettrait pas, et ce qui, d'ailleurs, doit nous être indifférent, puisque c'est un devoir que nous remplissons et qu'il doit nous suffire que quelqu'un de notre famille accompagne les restes de l'Empereur, si la chose est possible. Si on ne le permet pas, ce ne sera pas de notre faute et, du moins, nous aurons fait tout ce que nous devons et tout ce qui nous était possible. Je finis, mon fils, en vous observant que ce n'est pas un conseil que je prétends vous donner, et beaucoup moins une prescription ; mais j'ai voulu uniquement vous faire part d'un sentiment et d'une opinion que je crois devoir appartenir à tous deux. Adieu, LOUIS. A celle ouverture, plus séduisante que pratique, Louis-Napoléon avait répondu : J'ai reçu vos deux lettres, et quoique la première contienne des expressions qui sont bien pénibles pour moi, je me félicite du moins d'avoir directe. ment de vos nouvelles. J'ai écrit à ma tante Auguste, pour lui demander si je pourrais aller en Bavière, dans le cas où je serais obligé de quitter la Suisse. Quant à la seconde proposition que vous me faites et qui doit naturellement exciter tout mon enthousiasme, je l'accepte de tout mon cœur ; mais je crois que l'on ne me permettra jamais de faire le glorieux pèlerinage dont vous me parlez. J'ai d'abord écrit pour savoir si le gouvernement, avait réellement l'intention de faire revenir les cendres de l'Empereur, ce dont je doute fort... (Lettre du 25 août.) Ayant acquis la certitude que le pieux voyage auquel avait songé son père était impossible et que son séjour en Bavière soulèverait des difficultés, Louis-Napoléon résolut de s'établir à Londres ; et, le 20 octobre, ayant gagné Rotterdam, il s'y embarqua pour l'Angleterre. Il y attendit vainement des nouvelles de son père, à qui il n'osait même plus en demander. Vers la fin de décembre il crut pourtant devoir lui adresser ce mot : Mon cher père, quoique l'absence ne puisse, en aucune manière, affaiblir mes sentiments pour vous, je redoute toujours de vous écrire, car, depuis longtemps, tout ce qui vient de moi n'a pas le don de vous plaire. Cependant, j'espère que vous voudrez bien, au moins, à l'époque du renouvellement de l'année, me permettre de joindre aux vœux des indifférents les vœux sincères d'un fils qui ne réclame de son père que la permission de lui exprimer tout son amour et tout son respect. Louis-Napoléon, dans ses précédents voyages à Londres, s'était fait d'assez nombreux amis ; pendant ce nouveau et plus long séjour, il allait constamment en acquérir de nouveaux. Les relations qu'il se créa alors, dans la société, dans le monde politique, devaient l'aider singulièrement, plus tard, à cimenter l'union entre la France et l'Angleterre, à dissiper les défiances qui, plusieurs fois, faillirent la rompre. En faisant une part convenable aux obligations du monde, il en réservait une plus grande pour l'étude. A quelque heure qu'il rentrât chez lui le soir, il se mettait au travail ; et, le lendemain, il arrivait le premier à la Bibliothèque de Westminster, où il passait toutes ses matinées. En 1839, il exposait longuement la doctrine dont il s'était fait le champion convaincu, dans un livre intitulé : Idées Napoléoniennes ; et, l'année suivante, il la résumait, il la condensait en quelques pages, précédées de cette épigraphe : Ce ne sont pas seulement les cendres, ce sont les idées de l'Empereur qu'il faut ramener. Ces publications accrurent la bienveillante attention dont il avait été l'objet dès son arrivée en Angleterre. On lui offrit de divers côtés des banquets, où, selon l'usage, il dut payer son écot par un toast. Ce devoir dont il s'acquittait toujours avec aisance et bonne grâce, lui parut, certain soir, plus difficile à remplir. Invité par le Club de la marine, il était obligé de répondre à cette politesse par quelques compliments : il ne pouvait oublier pourtant ni quel nom il portait, ni à qui il allait s'adresser. Le temps était loin, sans doute, où, en apprenant la mort de son glorieux oncle, il jurait une haine éternelle aux Anglais. L'accueil qu'il avait reçu parmi eux, l'estime qu'en les voyant de près il avait conçue pour certaines de leurs vertus civiques, avaient bien modifié les sentiments de son enfance à leur égard. Mais lui était-il permis de l'avouer devant les représentants de cette flotte qui avait infligé de si cruels revers à la France impériale ? Le neveu de Napoléon pouvait-il féliciter les camarades de Nelson ? Ce que sa courtoisie semblait lui commander ne lui était-il pas interdit par sa dignité ?... De cette situation délicate, il sut se tirer avec ce tact particulier dont, par la suite, il devait donner tant d'autres preuves. Après quelques vagues compliments sur la bravoure de la marine anglaise, il dit, d'un ton plus grave : Je ne parle pas ici, Messieurs, de vos triomphes guerriers ; car tous vos souvenirs de gloire sont pour moi des sujets de larmes ; mais je parle avec plaisir de la gloire plus belle et plus durable que vous avez acquise en portant la civilisation à mille peuples barbares et dans les régions les plus lointaines. Ses auditeurs avaient bien compris au milieu de quels écueils le prince-orateur devait naviguer et ne s'attendaient pas à l'y voir manœuvrer si sûrement. Ces habiles paroles, et surtout l'accent ému avec lequel Louis-Napoléon les avait prononcées, produisirent sur eux une profonde impression, que le lendemain constataient les journaux de Londres. Tous ces témoignages de sympathie prouvaient clairement
que, malgré ses efforts, la presse officieuse de Paris n'était pas parvenue à
discréditer, à ridiculiser l'auteur de la 'malheureuse entreprise de
Strasbourg. Chez nous, même, elle n'y avait pas réussi comme elle l'espérait
: La France est un peu femme, — dit, à ce sujet,
un historien ; — elle a ses coquetteries et il lui
plaît de voir un prince risquer parfois sa vie pour elle[13]. Parmi les
adversaires du gouvernement de juillet, beaucoup, — qui jusqu'alors avaient
paru l'ignorer, — commençaient à tourner les yeux vers celui qui avait eu ce
courage. Le sage et prudent Vieillard le reconnaissait lui-même, en écrivant,
le 8 janvier 1839 : Vous savez sans doute, prince,
que j'ai assisté, il y a quelque temps, à une entrevue avec quelques-uns des
chefs du parti républicain. Vous savez ou vous devinez quel en était l'objet.
Il s'agissait de leur faire accepter votre intervention et de leur démontrer
que, dans l'intérêt de tous, dans l'intérêt de la patrie, de la liberté, de
l'égalité, il était utile, nécessaire même d'avoir un nom indiscutable, qui
forçant, pour ainsi dire, le suffrage universel, écartât par cela même
immédiatement la concurrence funeste des ambitions subalternes et prévint
ainsi les dangers de l'anarchie. Je crois qu'ils sont convenus de ce point.
Ils vous ont adopté, mais à une condition, c'est que vous reconnaîtrez que quelle
que soit la forme du gouvernement qui s'établisse, le chef en doit être
responsable. Le principe que les républicains considéraient, — en ce temps-là ! — comme essentiel, Louis-Napoléon n'avait point de peine à y souscrire, car il l'avait présenté lui-même comme la base de la doctrine napoléonienne, et il le faisait constamment soutenir par les deux journaux parisiens qu'il inspirait : le Capitole, et le Commerce. L'une de ces feuilles avait été récemment fondée, l'autre achetée par le prince, toujours prêt à épuiser ses maigres ressources, comme à risquer sa vie, pour défendre sa cause. Elle faisait d'incontestables progrès, cette cause ! Le gouvernement la servait sans le vouloir. Comptant en recueillir quelque popularité pour lui-même, il poussait imprudemment l'imagination populaire vers la grande épopée impériale. Il sentait dans les masses un appétit de gloire qu'il ne pouvait satisfaire, et espérait, du moins, l'apaiser en réveillant les souvenirs de la gloire passée. Après avoir solennellement replacé la statue de Napoléon sur la Colonne, il se décidait à exaucer son vœu suprême, en ramenant ses cendres exilées sur les bords de la Seine. M. de Rémusat, ministre de l'intérieur, l'annonçait à la Chambre des députés, en disant : Il a été empereur et roi ; il fut le souverain légitime du pays. Cette légitimité, le triomphe de l'Europe coalisée l'avait-il détruite ? Ce que la volonté nationale avait légitimement fait, seule elle aurait pu le défaire. Proclamer le droit qu'avait eu Napoléon Ier de régner sur la France, c'était reconnaître indirectement le droit de ses héritiers, ou plutôt le droit des citoyens qui avaient conféré le pouvoir à sa race et ne le lui avaient pas repris. Le bon sens populaire devait le comprendre. Louis-Napoléon du moins l'espérait. Ses amis de France, ses anciens compagnons de Strasbourg, dont un premier échec semblait avoir exalté plutôt qu'attiédi la foi, le lui répétaient chaque jour, avec une sincère exagération. A Paris, dans les grandes villes, à la campagne, partout, même autour du trône, ils voyaient des Napoléoniens, les uns déclarés, les autres inconscients. Ils pressaient donc le prince de se rendre à ces vœux avoués ou secrets, en faisant, à leur tête, une nouvelle tentative, dont le succès leur semblait assuré. Louis-Napoléon ne partageait pas leur absolue confiance. Mais il était convaincu, que, cette fois, s'il échappait à la mort, on le traduirait en justice ; et que, de la sellette des accusés, comme d'une tribune, il pourrait enfin parler à la nation : il n'en fallait pas plus pour le décider. Reprochant à la majorité conservatrice et religieuse de notre pays, de subir, inerte et passive, le joug d'une minorité sectaire, M. Drumont disait dans la Fin d'un monde : Les chefs du parti conservateur ne se doutent pas de l'effort qu'il faut accomplir pour agir, de la grandeur qu'il y a dans un homme comme Napoléon, arrivant deux fois, en pleine tranquillité, abordant les troupes, s'exposant aux balles et disant, à Strasbourg et à Boulogne : Je suis le neveu du grand empereur et je viens occuper le trône de France. Pas plus à Boulogne qu'à Strasbourg, nous le verrons plus loin, le prince Louis ne venait pour occuper le trône de France : il voulait seulement le remettre au pays, sachant que si le pays le rendait à sa famille, un autre aurait le droit de s'y asseoir avant lui... Mais, pas plus à Boulogne qu'à Strasbourg, il n'y put réussir. Celte seconde tentative échoua, plus promptement encore que la première. Louis-Napoléon fut arrêté, ainsi que tous ses compagnons, sauf trois — deux avaient été tués ; le troisième, M. de Persigny, avait réussi à s'échapper —. Deux jours après, le prince était conduit à Ham par un officier de gendarmerie, auquel M. de Rémusat, ministre de l'Intérieur, avait adressé des instructions énergiques : ses hommes, à la moindre velléité d'évasion du prisonnier, devaient employer leurs armes contre lui, plutôt que de le laisser sortir vivant de leurs mains[14]. Le gouvernement affecta de féliciter, avec chaleur, le 42e régiment de l'inébranlable fidélité avec laquelle il avait repoussé les factieux. On doit croire cependant qu'il en pensait un peu moins qu'il n'en disait ; car, quatre mois après, — le 3 décembre 1840, — le ministre de l'Intérieur signalait à son collègue de la Guerre le mauvais esprit dont semblaient animés beaucoup d'officiers du 42e, et concluait en disant : Je pense, comme M. Delessert — le préfet de police —, qu'il serait peut-être prudent d'éloigner ce régiment du département du Pas-de-Calais[15]. De Ham où, cette première fois, il reste à peine, Louis-Napoléon est emmené à la Conciergerie, dans le cachot que venait d'y occuper Fieschi ; il y reçoit plusieurs visites, notamment celle de Mme Récamier[16] ; — et toujours laborieux, mais n'ayant pas sous la main les éléments d'un travail plus utile, il s'occupe à traduire des poésies de Schiller. Comme, depuis l'acquittement de Cherbourg, il a peu de
confiance dans le jury, le gouvernement réunit la Cour des Pairs pour juger
les conspirateurs de Boulogne. Le procès commence le 28 septembre. Dès
l'ouverture des débats, le prince prend la parole, non pour se justifier,
mais pour définir sa situation vis-à-vis de ses juges. Sans orgueil, comme sans faiblesse, — dit-il d'une
voix ferme et grave, — si je rappelle les droits
déposés par la nation dans les mains de ma famille, c'est uniquement pour
expliquer les devoirs que ces droits nous ont imposés à tous. La
nation n'a pas repris ce qu'elle avait donné. Tout
ce qui a été fait sans elle est illégitime. Ce qu'il voulait, c'était
de la convoquer dans ses comices pour l'interroger : J'aurais
eu le droit d'y réveiller les souvenirs éclatants de l'Empire, d'y parler du
frère allié de l'Empereur, de cet homme vertueux, qui, avant moi, en est le
digne héritier... La nation eût répondu : République
ou Monarchie, Empire ou Royauté. De sa libre décision dépend la fin de
nos maux, le terme de nos dissensions. Il termine par ces fières
paroles : Représentant d'une cause politique, je ne
puis accepter comme juge de mes volontés et de mes actes une juridiction
politique. Si vous êtes les hommes du vainqueur, je n'ai pas de justice à
attendre de vous, et je ne veux pas de générosité ! Berryer, son avocat, — se conformant à son désir, — songe moins à le défendre qu'à accuser le gouvernement qui le fait poursuivre. Sous les Bourbons, le principe de la légitimité gouvernait la nation. Le régime sorti des barricades ne saurait l'invoquer ; il ne peut reposer que sur celui de la souveraineté populaire. Eh bien ! ce principe, dont on se réclame indûment, le prince en est venu demander la loyale application : telle est la thèse que le grand orateur développe avec sa vibrante éloquence. M. Franck-Carré, le procureur général, emploie naturellement la sienne à accabler les conspirateurs. Mais il se garde bien d'alléguer le prétendu engagement que le prince aurait pris de rester aux Etats-Unis. Il reconnaît, au contraire, qu'en 1836, il avait été mis en liberté, un peu loin de son pays, mais sans condition, donnant ainsi un démenti catégorique à l'ingénieuse calomnie des journaux ministériels. Le roi Louis se comporte en 1840 comme il s'était comporté en 1836. Au lieu de tancer sévèrement le prince, ainsi qu'il le faisait si volontiers pour des vétilles, il prend un vif intérêt à son sort. Il lui écrit plus affectueusement qu'il n'en avait, depuis plusieurs années, l'habitude. Puis, dans une longue lettre adressée aux journaux, il déclare que son fils, victime d'une odieuse intrigue, est tombé dans un piège épouvantable et proteste avec indignation contre l'injure qu'on a faite au neveu de l'Empereur en l'enfermant dans la chambre d'un infâme assassin. Aussi, dès que son sort est fixé, le 5 octobre,
Louis-Napoléon s'empresse-t-il de l'en informer : Mon
cher père, je viens de recevoir la nouvelle de l'arrêt qui me condamne à une
prison perpétuelle sur le territoire français. Je supporte cette condamnation
avec d'autant plus de calme et d'indifférence que j'ai reçu, il y a quelques
jours, la lettre où vous me donniez votre bénédiction. Cela compense à mes
yeux, et bien au-delà, la peine que j'aurais ressentie de l'avenir qui se
présente pour moi. Le même jour, il tient à remercier encore une fois, avant de quitter Paris, M. Berryer d'avoir bien voulu présenter sa défense, sans partager ses opinions ; — nouvelle occasion pour lui de prouver que les situations embarrassantes ne l'embarrassent pas, qu'il sait toujours s'en tirer galamment : J'ignore, dit-il au grand orateur légitimiste, si jamais je serai dans le cas de vous témoigner ma reconnaissance ; j'ignore si jamais vous voudrez en accepter des preuves ; mais quelles que soient nos positions réciproques, en dehors de la politique et de ses désolantes obligations, nous pourrons toujours avoir de l'estime et de l'amitié l'un pour l'autre[17]. Il écrit enfin à Mme Salvage, dame d'honneur de la Reine Hortense à laquelle il avait confié une certaine somme d'argent : Je vous renvoie la liste du payement pour les avocats... Mais maintenant, je désire que les prix ne soient pas modifiés[18] : M. Berryer, 15.000 fr. — M. Ferdinand Barrot 4.000 fr. — M. Marie, 4.000 fr. — M. Lignière, 1,500 fr. — M. Delacour, 1.000 fr. — M. J. Favre, 1,500 fr. — M. Ducluseau, 1.000 fr. — M. Nogent, 1,500 fr. — M. Barillon, 1,500 fr. — Total : 31.000 fr. Pour témoigner sa reconnaissance à ceux qui l'avaient vaillamment suivi dans sa nouvelle entreprise, Louis-Napoléon s'était déjà imposé d'autres sacrifices. Entre les accusés les moins riches, il avait réparti une vingtaine de mille francs ; il avait en outre donné : aux créanciers de l'un d'eux : 30.000 francs ; — à Mme Parquin, 25.000 francs ; — à Mme Faure, dont le mari, sous-intendant militaire, avait été tué dans la bagarre, 6.000 francs, etc. Et nous verrons que, malgré la modicité de ses ressources, il ne devait pas s'en tenir là... Les affaires les plus urgentes ainsi réglées, il repartit le 6 octobre pour le fort de Ham ; il y entra le 7, c'est-à-dire le jour où la Belle-Poule arrivait en vue de Sainte-Hélène. |
[1] Œuvres complètes de Napoléon III, t. II, p. 65.
[2] Du Gouvernement du Roi. Œuvres complètes de Fonfrède, t. VI, p. 186. Dans le récit de l'affaire de Strasbourg, dont on a lu plus haut le début, Louis Blanc, appréciant les chances de succès du prince, disait encore : Il était généreux, entreprenant, prompt aux exercices militaires, élégant et fier sous l'uniforme. Pas d'officier plus brave, de plus hardi cavalier. Quoique sa physionomie fût douce plutôt qu'énergique et dominatrice, quoiqu'il y eût une sorte de langueur habituelle dans son regard où passait la rêverie, nul doute que les soldats ne l'eussent aimé pour ses allures franches, pour la loyauté de son langage, pour sa taille, petite comme celle de son oncle, et pour l'éclair impérial que la passion du moment allumait dans son œil bleu. Quel nom, d'ailleurs, que le sien ! (Histoire de Dix Ans, t. V, p. 116).
[3] Lettre déjà publiée par Blanchard
Jerrold, Life of Napoleon the third.
[4] Lettre déjà publiée par le comte de Barins, Histoire de Louis-Napoléon, p. 6.
[5] Cette lettre a été souvent publiée.
[6] MANSFELD, Napoléon III, t. Ier, p.
100.
[7] Lettre de Mme Vieillard, 10 septembre.
[8] Lettre de Mme Vieillard, 15 septembre.
[9] Lettre de Mme Vieillard, 2 octobre.
[10] Lettre de Mme Vieillard, 2 octobre.
[11] Lettre publiée per Blanchard
Jerrold : Life of Napoleon third.
[12] Cette lettre, dont nous ne citons ici qu'une partie, fut alors publiée par un grand nombre de journaux.
[13] Capefigue, Histoire de Louis-Philippe, t. II, p. 288.
[14] Archives du Dépôt de la Guerre.
[15] Archives du Dépôt de la Guerre.
[16] Souvenirs de Mme Récamier, t. II, p. 500.
[17] Lettre publiée intégralement par le vicomte de La Guéronnière, Napoléon III, p. 69.
[18] Il avait envoyé une première liste d'honoraires, dont le total montait à 31.500 francs. On l'avait vivement engagé à la réduire.