NAPOLÉON III INTIME

 

1815-1848

I. — LES BONAPARTE APRÈS 1815.

 

 

L'Europe se venge. — Un contrat violé. — Pourquoi les Bonaparte sont pauvres. — Princes et princesses internés.

 

Quand il distribuait des royaumes, comme des préfectures, Napoléon avait vu les princes des plus vieilles maisons de l'Europe à ses pieds. L'Empereur d'Autriche, craignant que le Tzar ne lui donnât la main de sa sœur, lui avait fait offrir celle de sa fille. Le roi de Wurtemberg, le roi de Bavière s'étaient montrés fort heureux d'avoir pour gendres le prince Jérôme et le prince Eugène ; le prince héréditaire de Bade, d'épouser une nièce de Joséphine. Les vingt-trois princes souverains, les cinq grands ducs, les quatre rois allemands, soumis à la suzeraineté de Napoléon, lui prodiguaient des hommages dont la franche bassesse écœurait Talleyrand[1].

En avril 1866, le prince de Wittgenstein prie l'Empereur d'accorder sa protection au fils dont la princesse son épouse vient d'accoucher. Six mois après, le prince Ferdinand de Prusse, frère du grand Frédéric, écrit, de Berlin, au maréchal Lannes : Comme les troupes de Sa Majesté l'Empereur et roi d'Italie approchent de la capitale, je m'adresse à M. le Général pour savoir si je peux rester tranquillement ici. Quatre ans plus tard, le prince Frédéric-Guillaume. — futur roi de Prusse — sollicite, sans l'obtenir, la faveur de figurer parmi les aides de camp de Napoléon. Le prince des Asturies — futur roi d'Espagne supplie, sans plus de succès l'Empereur, son glorieux souverain, de l'adopter et de lui donner pour femme une princesse de sa famille. Charles-Albert de Carignan — futur roi de Sardaigne — est sous-lieutenant dans un de ses régiments de dragons ; et, comme témoignage de la munificence impériale, il reçoit, par lettres patentes du 22 février 1810, un majorat, avec le titre de comte et un revenu annuel de 100.000 livres de rente. Honoré IV, futur prince de Monaco — fait baron de Monaco, par décret impérial, figure, comme écuyer, dans la maison de l'Impératrice.

Quand Jérôme — qui pendant la campagne de 1806, avait eu pour aide de camp un prince de Hohenzollern— va s'installer dans son royaume de Westphalie, il reçoit les félicitations et les vœux du duc de Brunswick pour la conservation de sa personne sacrée. A la tête de sa maison, il aura, comme grand-chambellan, S. A. le prince de Hesse-Philippstahl. Jusque dans la maison royale de France, l'Empereur a trouvé des clients. Le prince de Conti, la duchesse d'Orléans mère, et la duchesse de Bourbon, tante du futur Roi des Français, vivent de ses largesses, et lui en témoignent la plus respectueuse gratitude, — comme le prouve cette fin d'une lettre adressée à la reine Hortense : J'aurais craint de fatiguer Sa Majesté l'Empereur, en lui retraçant les motifs propres à émouvoir sa magnanimité ; j'aime à me persuader que les bons offices de Votre Majesté produiront cet effet et qu'elle voudra bien rendre justice à la reconnaissance, — Madame, — de votre servante, — Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, douairière d'Orléans.

De ces souvenirs, cuisants pour leur orgueil, les cours alliées, victorieuses enfin, prirent sans merci leur revanche. Des courbettes auxquelles le glorieux parvenu les avait contraints, elles se vengèrent durement et sur lui et sur les siens.

Pour obtenir l'abdication de celui qu'elles avaient vaincu, mais dont elles redoutaient vivement un dernier effort, elles avaient été fort heureuses de signer le traité de Fontainebleau. Par ce traité, Napoléon, — abandonnant un domaine privé qu'il estimait 200 millions, et voulant épargner à sa famille, grandie avec lui, une trop humiliante déchéance, avait fait les stipulations suivantes :

ART. 5. — Les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla seront donnés en toute propriété et souveraineté à S. M. l'impératrice Marie-Louise ; ils passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe. Le prince son fils prendra, dès ce moment, le titre de prince de Parme, Plaisance et Guastalla.

ART. 6. — Il sera réservé dans les pays auxquels l'empereur Napoléon renonce pour lui et sa famille des domaines ou des rentes sur le Grand-Livre de France, produisant un revenu annuel net de 2,600.000 francs.

Ces 2.500.000 francs devaient être répartis de la manière suivante :

A Madame-Mère, 300.000 francs ; au roi Joseph et à la reine, 500.000 francs ; au roi Louis, 200.000 francs ; à la reine Hortense et à ses enfants, 400.000 francs ; au roi Jérôme et à la reine, 500.000 francs ; à la princesse Elisa, 300.000 francs ; à la princesse Pauline, 300.000 francs.

Les princes et princesses de la famille Napoléon conserveront, en outre, tous les biens meubles et immeubles qu'ils possèdent à titre de particuliers.

ART. 8. — Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement convenable hors de France.

Au nom des souverains alliés, Metternich, Nesselrode, Hardemberg, Castelreagh acceptèrent toutes ces stipulations du traité, en y apposant leur signature ; au nom du roi Louis XVIII, M. de Talleyrand y souscrivit par sa déclaration du 20 mai[2].

Comment fut tenu ce solennel engagement ? Marie-Louise allait recevoir, — mais à titre viager, — les États qui lui avaient été garantis. Son fils n'était pas appelé à lui succéder, ni même autorisé à la suivre. Au lieu de s'appeler le Prince de Parme, de Plaisance et de Guastalla, il allait s'appeler Duc de Reichstadt. De l'établissement convenable, promis au prince Eugène, il ne fut jamais question. Des deux millions et demi qu'ils devaient se partager annuellement les princes et princesses de la famille impériale ne reçurent pas une obole. Quant à leurs biens personnels, dès le 8 décembre 1814, une ordonnance royale les mettait sous séquestre !

Pendant le congrès de Vienne, les souverains alliés, bien que les respectant eux-mêmes assez peu, reprochèrent à la cour de France de ne pas remplir, pour son compte, les engagements de Fontainebleau : Le traité n'est pas exécuté, — dit le Tzar à M. de Talleyrand ; — nous devons en réclamer l'exécution. C'est pour nous une affaire d'honneur. M. de Talleyrand n'invoqua, pour justifier son gouvernement, qu'une considération d'intérêt politique : Dans l'état de mouvement où se trouvent, — répondit-il, — les pays qui avoisinent la France et particulièrement l'Italie, il pourrait y avoir du danger à fournir des moyens d'intrigues à ceux que l'on croit disposés à en former[3]. Quant aux considérations de justice ou de légalité, M. de Talleyrand devait y être peu sensible, car il avait pris, même avant que l'abdication fut consommée par le traité de Fontainebleau, l'initiative d'une mesure bien plus inique et plus arbitraire encore à l'égard de son ancien maitre.

Muni d'un ordre de sa main, un de ses agents avait été saisir à Orléans ce qui restait de la cassette privée, — où, depuis six mois, Napoléon puisait à pleines mains pour les besoins dé l'armée, — soit une dizaine de millions. Avec les pièces d'or il avait pris les bijoux, même un collier que Marie-Louise portait à son cou et qu'elle dut en détacher ; puis les vêtements et le linge de l'empereur, puis l'argenterie emportée pour le service de l'Impératrice, — poussant les choses au point qu'on fut obligé d'emprunter les couverts et même la faïence de l'évêque chez qui elle était logée pour la servir pendant les deux jours qu'elle passa encore dans cette ville[4].

Après les Cent-Jours et les nouveaux sacrifices que leur avait imposés le retour de Napoléon, les souverains étrangers se résignèrent de bonne grâce à l'inexécution du contrat signé par leurs représentants. La spoliation définitive de la famille impériale s'accomplit sans résistance, — et sans politesse. Ceux que l'Europe et certains membres de la maison royale avaient si longtemps traités de Majesté, dont la duchesse douairière d'Orléans s'était dite la servante — une ordonnance de 1816, attribuant leurs biens aux vétérans des armées de l'ouest et du midi, les nommait simplement les individus de la famille Buonaparte.

1830 ne devait pas réparer pour eux l'iniquité de 1814. Même après avoir replacé la statue de l'Empereur sur la colonne de la Grande-Armée et ramené triomphalement ses cendres à Paris, le roi Louis-Philippe ne crut pas devoir restituer aux siens ce qui leur était dû, — ni acquitter la dette de reconnaissance contractée par sa tante et sa mère envers la reine Hortense.

Les individus de la famille Buonaparte avaient donc été condamnés par la chute de l'empire à vivre d'une vie fort précaire. L'existence modeste à laquelle ils se trouvaient brusquement réduits, était d'ailleurs la moindre rançon de leur ancienne grandeur, celle qu'ils supportaient le plus facilement. L'exil devait avoir pour eux d'exceptionnelles rigueurs, qu'ils acceptèrent moins aisément, dont ils souffrirent toujours. Traités comme le sont des criminels ayant purgé leur peine, ils ne pouvaient choisir leur résidence. Ils étaient internés dans telle ou telle ville ; et, pour se rapprocher, même temporairement, les uns des autres, ils devaient obtenir l'autorisation formelle des cinq gouvernements, qui souvent leur était refusée.

Aujourd'hui qu'on circule presque partout sans passeports, une pareille obligation serait facile à éluder ; à cette époque, il fallait bien s'y soumettre : Des conventions diplomatiques, des traités formels, prononçant l'exil des Bonaparte, leur prescrivent jusqu'aux lieux qu'ils devaient habiter, ne permettent pas à un ambassadeur des cinq puissances de délivrer seul un passeport aux parents de Napoléon. Le visa des quatre autres ministres ou ambassadeurs des quatre autres puissances contractantes est exigé. Tant ce sang de Napoléon épouvantait les Alliés, même lorsqu'il ne coulait pas dans ses propres veines ![5] Chateaubriand, — car c'est lui qui parlait de la sorte, — outré de ces excessives rigueurs, n'avait pas voulu s'y associer pour son compte. Il se vante d'avoir, en dépit des traités, comme ministre des affaires étrangères, envoyé un passeport revêtu de sa seule signature, à la reine Julie, désirant aller soigner une de ses parentes malades ; et d'avoir donné, plus tard, comme ambassadeur à Rome, une nouvelle preuve de son indépendance, en invitant à sa table, avec tous les autres cardinaux, l'oncle de Napoléon, le vénérable cardinal Fesch, — tandis que son prédécesseur, M. de Blacas, avait ordonné à ses gens de le jeter du haut en bas des escaliers, s'il se présentait à l'ambassade.

Mais ces actes de courageuse courtoisie, dont Chateaubriand se faisait justement honneur, étaient exceptionnels. Aucun ministre, aucun ambassadeur des cinq puissances ne se souciait de l'imiter ; aucun ne l'aurait osé. Pour faire le moindre déplacement, les membres de la famille Bonaparte éprouvaient donc des difficultés, dont on jugera par la lettre que, le 20 novembre 1825, le prince Louis-Napoléon, alors âgé de dix-sept ans, — écrivait, d'Augsbourg, au roi Louis : Mon cher papa, malheureusement ce n'est pas pour vous annoncer notre départ que je vous écris, mais pour vous dire que nous sommes obligés d'attendre encore quinze jours pour avoir nos passeports. Tout était emballé, nous étions prêts à partir, la Bavière avait donné des passeports et la permission de l'Autriche était venue lorsqu'il s'est élevé de nouveaux obstacles... Bientôt il faudra un congrès pour que nous puissions changer de place ![6]

Même d'un Congrès les membres de la famille Bonaparte n'auraient pu obtenir la faculté de se réunir ; car on les a disséminés à dessein.

Madame-Mère habite Rome, où Pie VII, oubliant Savone et Fontainebleau, pour ne se souvenir que du Concordat, lui a fait le meilleur accueil. La plupart de ses enfants pourront, à diverses reprises, passer quelque temps auprès d'elle. De Trieste, où ils avaient été relégués, le roi Jérôme et la reine Catherine seront même autorisés à vivre pendant plusieurs années à Rome ; mais ils en seront éloignés de nouveau, et, en 1834, la reine Catherine n'obtiendra pas d'y faire une simple visite.

Quand Madame-Mère sent la mort venir, elle voudrait embrasser, une dernière fois, les quatre enfants qui lui restent. Un seul pourra se rendre à son appel et lui fermer les yeux. Louis est retenu par la maladie à Florence. Ni Joseph, ni Caroline, malgré leurs démarches réitérées, leurs instances, leurs prières ; n'obtiendront l'autorisation de revoir leur mère agonisante.

Pendant que sa femme et ses filles habitaient Bruxelles, sans pouvoir se rendre en Suisse, dans leur propriété de Prangins, Joseph a dû se réfugier aux États-Unis, — où il a été interdit à Lucien de le rejoindre. En 1832 seulement, il a été autorisé à se rendre en Angleterre, mais pas ailleurs. Seul on a tenu jusqu'alors à l'éloigner d'Italie, sa grande ressemblance avec Napoléon rendant sa présence trop dangereuse dans ce pays, où la maladresse des princes restaurés avait bien vite fait regretter la domination française.

Quant à Caroline, elle a été, comme Elisa, internée près de Trieste, sans pouvoir s'en éloigner, même pour aller dans les Pays-Bas ou en Suisse.

Ce n'est pas seulement pour le choix de leur résidence ou pour leurs déplacements temporaires que les Napoléonides étaient ainsi placés sous la surveillance de la haute police européenne. Leurs moindres actes étaient soumis à ce contrôle humiliant. La princesse Elisa désirant prendre pour son fils un nouveau précepteur, les cinq puissances avaient dû en délibérer et cette grave affaire occupa longuement leurs chancelleries. Plus tard, déjà titulaire d'une loge au Théâtre de Trieste, elle avait voulu en avoir une seconde ; cette faveur lui avait été refusée. Deux loges ! Elle croyait encore être princesse : il fallait lui rappeler qu'elle se trompait !

Quand le roi Louis ayant perdu son fils aîné, — dans des circonstances que nous rappellerons plus loin, — voulut lui faire une sépulture, il rencontra les mêmes oppositions : J'ai été indigné, — lui écrivait à ce sujet Louis-Napoléon, — en pensant que vous aviez eu des difficultés à faire mettre une inscription lapidaire sur la tombe de mon frère. (15 juillet 1831.)

Quand mourut Madame-Mère, — MATER REGUM, comme dit l'admirable épitaphe trouvée par Champollion, — la Cour de Rome exigea que la cérémonie mortuaire eût une extrême simplicité ; elle interdit d'apposer sur la porte extérieure de l'église les armes impériales. Elle témoignait pourtant aux Bonaparte une bienveillance relative ; mais elle craignait de porter ombrage au gouvernement français[7] ; à ce gouvernement qui entretenait lui-même le culte de son fils et qui, quatre ans plus tard, allait lui faire de si splendides funérailles.

 

Avant d'aborder notre véritable sujet, nous devions rappeler ce qu'on vient de lire et montrer quelle période de tracasseries et d'humiliations succéda pour la famille de l'Empereur à une période d'incomparable éclat. Le souvenir de ce contraste, et la vive impression qu'en avait reçue son enfance devaient laisser en effet dans l'esprit de Louis-Napoléon une trace ineffaçable, exercer sur la formation de ses idées la plus grande influence, inspirer les principaux actes de sa jeunesse, orienter toute sa vie.

Revenons à lui maintenant, pour ne plus le quitter.

 

 

 



[1] Mémoires du prince de Talleyrand, t. I, p. 451.

[2] Je soussigné, Ministre secrétaire d'Etat au département des affaires étrangères, ayant rendu compte au roi de la demande que Leurs Excellences Messieurs les plénipotentiaires des cours alliées ont reçu de leurs souverains l'ordre de faire, relativement au traité du 11 avril, auquel le gouvernement provisoire a accédé, il a plu à Sa Majesté de l'autoriser à déclarer en son nom que les clauses du traité à la charge de la France seront fidèlement exécutées. Il a, en conséquence, l'honneur de le déclarer, par la présente, à Leurs Excellences.

Paris, le 11 mai 1814.

Signé : LE PRINCE DE BÉNÉVENT.

[3] Mémoires du Chancelier Pasquier, t. III, p. 117.

[4] Mémoires du duc de Rovigo, t. VIII, p. 176.

[5] Mémoires d'Outre-tombe.

[6] Cette lettre est extraite des Archives de la famille Impériale, comme celles qu'on trouvera plus loin, — toutes inédites, sauf quelques-unes, qui seront spécialement indiquées.

[7] Baron Larrey, Madame-Mère, t. II.